dimanche 3 décembre 2017

La Guerre du Pacifique : interview de Nicolas Bernard


Nicolas Bernard est avocat et étudie depuis longtemps la Deuxième Guerre mondiale et contribue à plusieurs revues d'histoire. Il se consacre également à l'analyse et à la réfutation du négationnisme. Il est l’auteur d’un très remarqué La guerre germano-soviétique 1941-1945 et a publié en 2016 un second ouvrage,  la Guerre du Pacifique, qu’il présente dans sa globalité et a accepté de répondre à nos questions.



Propos recueillis par Adrien Fontanellaz






Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les raisons qui vous ont poussé à vous lancer dans l’écriture de cet ouvrage ? 
Je m’intéresse de longue date à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, notamment à son théâtre Asie-Pacifique. Ce dernier a connu une ampleur cataclysmique, qui imprègne encore l’actualité de cette partie du globe. Pourtant, et de manière surprenante, le conflit en Extrême-Orient n’a guère fait l’objet de synthèses, tant en France qu’à l’étranger. Les grands récits anglo-saxons, de Samuel E. Morison à John Costello, de H.P. Willmott à Francis Pike, sans oublier la vivante saga du Français Bernard Millot, bornent leurs analyses au duel ayant opposé les Etats-Unis au Japon. Ils ne s’intéressent que trop peu aux autres protagonistes, pourtant nombreux, à commencer par la Chine, mais aussi l’Union soviétique ou les peuples colonisés. La dimension culturelle de cette guerre, le racisme qui l’animait de part et d’autre de la ligne de front, ses problématiques inscrites dans l’histoire du colonialisme et de la décolonisation, de même que son legs mémoriel, y sont ignorés.
J’ai donc cherché à offrir au public français une synthèse obéissant à la même logique que mon précédent livre, La Guerre germano-soviétique, publié chez Tallandier en 2013 : un panorama aussi complet que possible, dépassant la sphère militaire pour traiter du phénomène guerrier dans sa globalité, nationale, politique, coloniale, diplomatique, économique et culturelle, de ses origines (lointaines) à ses conséquences (actuelles).
Vous consacrez une partie significative de votre livre au conflit en Chine. Pourriez-vous revenir sur le rôle que joua ce théâtre dans le contexte plus global de la Guerre du Pacifique ?
Déclenchée en 1937, la guerre sino-japonaise, véritable guerre dans la guerre, est décisive en ce que, pour le Japon, elle pave la voie vers le conflit avec l’Occident. Tout d’abord, elle achève de transformer le Japon en régime autoritaire et militariste à la fin des années trente. Ensuite, le conflit exacerbe peu à peu les tensions entre Tôkyô et les Etats-Unis, lesquels réclament des Japonais, en 1941, d’abandonner leurs conquêtes, ce qui convainc le gouvernement japonais d’entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne.
Le théâtre chinois ne perd pas, alors, de son importance. L’incapacité de l’armée du Soleil levant à emporter la décision sur le terrain l’oblige à y maintenir des effectifs considérables (plus du tiers d’entre eux en 1943). Les Etats-Unis, surestimant le potentiel militaire et politique du régime de Tchiang Kaï-shek, entreprennent de lui délivrer une aide colossale, aux fins d’y retenir davantage de formations nippones et, qui sait, d’y livrer à l’avenir une campagne décisive contre l’occupant. Ce soutien vise également à acheter la confiance du gouvernement chinois et de son peuple, pour faire de la Chine, après la guerre, un pilier du nouvel ordre international dont rêve Washington.
Mais alors que l’URSS, qui affrontait le gros de la machine de guerre allemande, parviendra à la repousser jusqu’à Berlin, la Chine, elle, ne dépassera jamais son rôle de « fixation » des armées nippones. Il est vrai que le Japon occupait ses territoires les plus riches, isolait quasiment le pays du monde extérieur, et que l’approvisionnement américain ne prendra de l’ampleur qu’en 1944-1945, grâce à la reconquête de la Birmanie. De fait, c’est dans l’Océan Pacifique que se jouera le sort des armes.
L’attaque de Pearl Harbour a suscité nombre de controverses ou encore réinterprétations depuis des décennies. Quel regard portez-vous sur les conséquences de cette bataille ?
L’attaque de Pearl Harbor emporte tout d’abord une conséquence majeure, à l’échelle géostratégique : le Japon lie son destin à celui des forces de l’Axe, et entraîne l’Amérique dans la guerre. Mais, pour les Japonais, et sans qu’ils s’en rendent bien compte, le bilan reste mitigé.
Spectaculaire, et pour des pertes dérisoires, l’attaque aéronavale japonaise a certes coulé ou endommagé les huit cuirassés de la « Pacific Fleet », ainsi que dix autres navires, détruit ou endommagé 397 avions, et tué plus de 2.300 militaires. D’emblée, la Marine impériale acquiert l’ascendant psychologique sur ses adversaires. Il faudra des mois à l’US Navy pour reprendre l’offensive. L’invasion de l’Asie du Sud-Est n’aura rien à craindre de l’Amérique.
Cependant, la bataille est lourde d’effets pervers. Tout d’abord, dans la mesure où elle a été effectuée sans déclaration de guerre, elle cimente l’opinion publique américaine derrière le Président Roosevelt : le Japon, qui voulait frapper de terreur les Etats-Unis pour mieux les acculer, ultérieurement, à une paix de compromis, s’expose ainsi à la fureur de la plus grande puissance mondiale. Sur le plan militaire, rien de décisif n’a été accompli : les porte-avions américains, absents, ont été épargnés ; du fait d’une doctrine qui insiste sur l’anéantissement des navires adverses, les installations militaires, notamment les dépôts de carburant et de munitions, n’ont pas été visés, alors que leur destruction aurait lourdement obéré le fonctionnement de la base américaine ; plus surprenant encore, la Marine japonaise, à la différence de l’US Navy (il est vrai dans la douleur) ne tire pas la conclusion que le porte-avions a détrôné le cuirassé comme « capital-ship », et voit dans son succès une simple exception qui confirme la règle. Bref, le Japon n’a remporté qu’un demi-succès, dont il ne sait tirer les leçons.
Pourriez-vous nous éclairer sur les stratégies de guerre adoptées par les Etats-Unis et le Japon ? 

Globalement, le Japon cherche à arracher à l’Occident une paix de compromis qui lui permettrait de conserver toutes ses conquêtes, et d’en finir avec la Chine. Cette intention se fonde sur une vision caricaturale des Anglo-Saxons, jugés mous, indolents, incapables de faire front à l’esprit combatif des troupes japonaises. Ce nouvel ennemi, Tôkyô cherche donc à le décourager : d’où une stratégie résolument offensive, en 1941-1942, pour lui rafler un maximum de territoires et lui infliger autant de pertes que possible, de manière à ruiner son moral, le convaincre que cette guerre ne peut être gagnée. A la suite des premiers revers, les Japonais, méprisant plus que jamais la résolution de leurs adversaires, misent sur une résistance à outrance, sans esprit de recul, et ne désespèrent point d’infliger à l’US Navy une « défaite décisive » dans le Pacifique, jusqu’à espérer, en 1945, que l’armée américaine tente de débarquer au Japon, pour la vaincre en bataille rangée. Fait méconnu, Tôkyô compte énormément sur l’Allemagne nazie, tant pour vaincre, sinon neutraliser l’URSS, que pour retenir en Europe le gros de l’effort de guerre allié. En d’autres termes, la stratégie nippone, nourrie de préjugés racistes, s’avère éminemment hasardeuse.
Les Etats-Unis, pour leur part, mais non sans hésitations tout au long de l’année 1942 du fait du raz-de-marée japonais, accordent effectivement la priorité à l’Allemagne. Ce choix n’implique aucun traitement de faveur à l’égard de l’Empire nippon, lequel devra lui aussi capituler sans conditions. Et ce, dans les meilleurs délais : les dirigeants américains craignent qu’accorder un répit à l’Empire du Soleil levant, d’une part lui laisse le temps de se renforcer, d’autre part conduise à lasser l’opinion publique occidentale, dont on juge qu’elle ne saurait assumer un conflit de longue durée. Aussi cherchent-ils à écraser l’adversaire en épargnant au maximum le sang américain. D’où une stratégie consistant à se rapprocher le plus possible de l’archipel nippon, aux fins de détruire son effort de guerre grâce à des raids massifs de B-29, un nouveau modèle de bombardier lourd à très long rayon d’action, voire à y débarquer. Ce qui suppose d’aider puissamment la Chine, et de bondir d’île en île dans le Pacifique jusqu’à la métropole japonaise. L’appareil militaire américain pourra compter, en la matière, sur la colossale production d’armement des Etats-Unis.
Encore ces différentes stratégies correspondent-elles davantage à des lignes directrices qu’à un plan mûrement réfléchi. En pratique, les rivalités interservices, tant au Japon qu’aux Etats-Unis, vont souvent conduire à infléchir ces ambitions, quand elles ne les mettront pas en échec – notamment du côté japonais, de la bataille de la Mer de Corail à celle de Midway, de la campagne de Guadalcanal à l’affrontement aéronaval des Mariannes, de la bataille du Golfe de Leyte à celle d’Okinawa.
Quelles sont pour vous les causes de la défaite japonaise ?

Ces causes sont d’abord et avant tout structurelles : l’effort de guerre japonais ne fait manifestement pas le poids contre l’économie de guerre américaine, quoique cette dernière soit engagée dans une guerre sur deux fronts ; de même, la Marine et l’armée de terre se révèlent-elles incapables, tout au long de la guerre, de coordonner leurs efforts. Mais la défaite tient également à des facteurs culturels : les dirigeants nippons sous-estiment constamment l’esprit combatif de leurs adversaires, tant chinois qu’américains ou même britanniques. Corollaire de ce qui précède, l’échec résulte également d’un déficit doctrinal : l’appareil militaire impérial n’est taillé que pour une guerre de courte durée, remportée au moyen d’une ou plusieurs « batailles décisives » ; rien n’est véritablement prévu si le conflit se prolonge, et ni l’armée de terre ni la Marine ne sauront tirer les leçons de leurs défaites, à la différence des Américains et des Britanniques.
En elle-même, la stratégie nippone consistant à affaiblir le moral ennemi n’était pas inepte en soi, mais elle était vouée à l’échec dès la bataille de Pearl Harbor, assimilée par l’Amérique à un « coup en traître » appelant une « juste » vengeance. De fait, la « résistance à outrance » des Japonais a eu l’effet inverse à celui recherché : elle a exalté l’intention des Américains d’anéantir la puissance nippone en économisant le plus de vies occidentales possible, quitte à recourir aux bombes atomiques. En d’autres termes, cette stratégie a puissamment nourri les préjugés des Etats-Unis, lesquels réduisaient le Japon à un peuple sournois, criminel et fanatisé à l’extrême, pathologiquement incapable de se rendre, sauf à faire preuve de la plus extrême brutalité.
Quelle fut la politique soviétique vis-à-vis du Japon durant la guerre ? Quelle est votre appréciation de l’impact de l’offensive soviétique en Mandchourie d’août 1945 ? 

L’URSS, depuis les années trente, cherche à éviter le conflit avec le Japon, car elle juge l’Allemagne hitlérienne infiniment plus dangereuse et ne tient pas à se laisser entraîner dans une guerre sur deux fronts. Aussi alterne-t-elle, selon le contexte, la fermeté (aide matérielle à la Chine jusqu’en 1941, renforcement de son potentiel militaire en Sibérie, jusqu’à affronter l’armée japonaise dans des « incidents de frontière » tels que celui du Khalkin Gol en 1939) et l’apaisement (signature d’un pacte de neutralité en avril 1941).
A la suite du déclenchement de l’opération « Barbarossa », la Russie redoute longtemps une agression japonaise en Sibérie, y compris même en 1942. Malgré les pressions américaines, elle se refuse longtemps à déclarer la guerre au Japon, d’abord parce qu’une telle initiative reviendrait à divertir en Extrême-Orient une partie de l’effort dirigé contre l’envahisseur allemand, ensuite parce que Staline redoute que les Alliés ne lui laissent, en l’espèce, tirer les marrons du feu… Le dictateur soviétique cherche surtout à monnayer le plus cher possible son entrée en guerre, tout en conservant la maîtrise du calendrier. Quand, au printemps 1945, la défaite allemande n’est plus qu’une question de semaines, il décide de passer à l’action dans la seconde quinzaine du mois d’août, de manière à prouver sa bonne foi aux Occidentaux et, surtout, à se constituer en Asie un solide glacis. Sans doute le bombardement atomique d’Hiroshima l’oblige-t-il à avancer la date de l’offensive en Mandchourie.
L’entrée en guerre de l’URSS, le 8 août 1945, pèse lourdement dans la décision de l’Empereur Hiro-Hito de mettre fin aux hostilités. L’offensive soviétique intervient plus de deux jours après le raid d’Hiroshima, et quelques heures avant celui visant Nagasaki ; le régime impérial doit statuer dans l’urgence sur la réponse à apporter à l’ultimatum allié formulé à la fin de la conférence de Potsdam. Or l’initiative russe est d’autant plus dévastatrice que Tôkyô comptait jusque là sur Moscou pour intercéder en sa faveur auprès des Occidentaux : désormais menacé de destruction nucléaire et totalement isolé sur la scène internationale, le Japon n’a plus d’autre choix que de capituler ou mourir… et son Empereur fait le choix de capituler.
L’offensive soviétique, les semaines suivantes, pulvérise l’armée de terre japonaise. Elle permet à l’URSS de faire main basse sur la Mandchourie, les îles japonaises du Pacifique septentrional (Sakhaline, Kouriles), ainsi que la Corée du Nord. L’ampleur et la rapidité des succès de l’Armée rouge obligent les Etats-Unis à faciliter la reddition japonaise, quitte à garantir à mots couverts le maintien de l’Empereur sur son trône – condition sine qua non posée par Tôkyô pour se rendre. Si Staline renonce, pour l’heure, à imposer ses vues sur l’occupation du Japon, cette quasi-collision des intérêts russes et occidentaux fige pour longtemps le visage de l’Asie dans cette partie du globe – pour le meilleur, et surtout pour le pire.
 
Enfin, pourriez-vous revenir sur l’historiographie de ce conflit ? Comment celle-ci a évolué durant les dernières décennies ?
Il existe autant d’historiographies que de belligérants ! Tant pour cause de rivalités internationales (Guerre Froide, agissements de la Corée du Nord, relations ambivalentes avec la Chine, alliance avec les Etats-Unis), que pour des motifs de politique intérieure (démocratisation d’un côté, dominance du Parti conservateur de l’autre), le Japon, depuis 1945, est constamment tiraillé entre culpabilité et déni, entre progrès et crispations. On ne peut parler, chez lui, de négationnisme d’Etat, mais de tensions permanentes selon le contexte, tensions qu’exacerbe l’extrême droite, sans toutefois empêcher les historiens de faire avancer la connaissance du passé.
Chez les anciens adversaires du Japon, domine, partout, et notamment aux Etats-Unis et en Corée du Nord, un « roman national » célébrant la lutte contre l’ennemi nippon, sachant que certains anciens pays colonisés (Indonésie, Birmanie, Viêt-Nam) célèbrent davantage leur révolution indépendantiste, née de la guerre. Selon le degré de démocratisation de ces pays, l’historiographie n’en progresse pas moins, tant sur l’opportunité des raids nucléaires que la problématique des crimes japonais perpétrés durant la guerre (massacre de Nankin, « femmes de réconfort »…). Les chercheurs de différentes nationalités, descendants des ennemis d’hier, collaborent sans difficulté, bien des tabous ont été levés, mais la persistance des turbulences diplomatiques expose l’Asie à de nouvelles « guerres mémorielles ».

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