mercredi 10 juillet 2013

Une guerre de rue : communistes et nazis dans la bataille pour Berlin (1929-1933)

A partir de 1929, la situation générale de l'Allemagne connaît un profond changement à la suite du krach boursier américain. La crise économique qui frappe le pays se manifeste par une hausse importante du chômage. Elle entraîne également un processus de radicalisation politique qui se traduit au quotidien par la montée de la violence politique, surtout entre communistes et nazis. L'un des enjeux majeurs de cette lutte est le contrôle de la capitale du Reich, Berlin. Pour les communistes, la ville rouge, est un bastion qui doit faire rayonner le communisme sur toute l'Allemagne. Pour les nationaux-socialistes, dont le mouvement est alors essentiellement bavarois, s'imposer à Berlin est indispensable pour apparaître comme une véritable force nationale.

Berlin devient un champ de bataille entre deux mouvements pour qui l'usage de la force est jugé comme légitime dans le cadre de la compétition politique. Cette guerre de rue dure jusqu'en 1933 et le moment où les nazis s'emparent du pouvoir pour utiliser la violence d'État afin d'écraser impitoyablement leurs adversaires.

Il ne s'agit pas ici de faire le récit de quelques rixes mais de montrer les phases d'un conflit urbain de basse intensité. De mai 1930 à novembre 1931 ce ne sont pas moins de 31 personnes qui trouvent la mort dans des combats de rue à Berlin. Le nombre des blessés est infiniment plus élevé et cela dans la capitale d'une démocratie parlementaire en temps de paix.

David FRANCOIS



Les nazis s'implantent à Berlin.

Le 7 novembre 1926, un homme de 29 ans descend du train à la gare de Berlin-Anhalter avec pour mission de conquérir Berlin. Il s'agit de Joseph Goebbels qui vient d’être nommé Gauleiter, c'est à dire chef régional, du Parti nazi à Berlin. La mission qui lui est confiée semble à priori difficile voire même impossible.

Quand Goebbels arrive à Berlin, le Parti nazi ne compte que 49 000 membres dans toute l'Allemagne et seulement une centaine dans la capitale du Reich. L'organisation nazie dans la ville est inexistante. Le siège du mouvement se trouve dans une cave sombre et enfumée de la Potsdamerstrasse. Avant la fin de l'année Goebbels loue un nouveau local plus présentable sur la Lützowstrasse et expulse les bons à rien et les fauteurs de troubles pour mobiliser le reste des militants. Moins d'une semaine après son arrivée, il organise une marche dans le quartier ouvrier de Neukölln, bastion communiste, qui dégénère rapidement en bagarres de rue.

Goebbels en 1926 (source alphahistory.com)

Dans les années 1920, Berlin est selon les mots mêmes de Goebbels, « la ville plus rouge d'Europe en dehors de Moscou ». Les partis marxistes, c'est à dire le Parti social-démocrate (SPD) et le Parti communiste (KPD) remportent plus de 52% des suffrages aux élections municipales de 1925. La tache que se fixe le nouveau Gauleiter de Berlin est à la fois simple et improbable: ravir la suprématie sur la capitale par le biais d'une attaque frontale contre ses principaux opposants, les communistes et les sociaux-démocrates.

Pour symboliser cette ligne Goebbels organise une réunion à la Pharussäle, une salle de meeting dans le quartier ouvrier de Wedding et souvent utilisée par le Parti communiste. Cette intrusion dans un fief rouge est bien entendue considérée comme une provocation et la réunion qui se tient le 11 février 1927 se transforme en affrontement violent où les verres de bières et les chaises servent de projectiles. Mais Goebbels marque des points puisque les quelque 200 communistes présents ont été chassés de la salle.

L'instrument de la stratégie nazie à Berlin est la SA (Sturm Abteilung) et ses chemises brunes. La SA est née en 1921 en Bavière et pendant longtemps elle reste une organisation essentiellement régionale, principalement en Bavière. A Berlin, elle est issue des restes du corps-franc Rossbach et ne fait sa vraie apparition qu'au printemps 1926 avec moins de 200 membres sous la direction de Kurt Daluege. Recrutés principalement parmi les chômeurs, les apprentis et les employés, les SA sont des « soldats politiques » dont la tache essentielle réside dans la conquête de la rue. Il s'agit d'attiser les tensions dans la capitale jusqu'au point de rupture.

Goebbels prend aussi pour cible les autorités sociales-démocrates de la ville, notamment le chef adjoint de la police Bernhard Weiss qui devient la cible principale d'une campagne antisémite. Goebbels l'affuble du sobriquet d'Isidore et ne rate aucune occasion de tourner les policiers en ridicule. Les SA prennent également plaisir à défiler en chantant des chansons satiriques ou ordurières sur Isidore. Cette impertinence s'accompagne aussi de chahut. Ainsi lors de la projection le 5 décembre 1930 du film pacifiste « A l'ouest rien de nouveau », les SA lâchent des souris dans la salle du cinéma Mozart qui font hurler les femmes présentes et nécessitent l'interruption de la projection. Mais l'essentiel de l'activité de la SA reste la bataille de rue, là où se forge un sentiment d'unité et de camaraderie.

Cinq jours après que Hitler ait tenu son premier discours à Berlin le 1er mai 1927, la police fait interdire le parti nazi dans la capitale. C'est à ce moment que Goebbels fait la preuve de son génie dans cette guerre civile insidieuse qui mine la République de Weimar. Pour cela il s'inspire des mémoires d'un des fondateurs du Parti social-démocrate, August Bebel, dont le parti a dû affronter les affres de l'illégalité après l'adoption par Bismarck des lois anti-socialistes dans les années 1880. Les nazis créent alors différents groupes et associations: équipes de bowlings, cercles d'épargnants ou encore clubs de natation pour continuer à se réunir. Goebbels lance aussi en juillet 1927 le journal Der Angriff (L'Attaque) pour disposer d'un moyen de propagande supplémentaire à Berlin.

Les succès sont d'abord modestes. Lors des élections législatives de mai 1928, seul 1,6% de Berlinois donnent leurs voix aux candidats nazis. Mais la campagne électorale permet de lever provisoirement l'interdiction du NSDAP à Berlin et autorise ainsi Goebbels à faire partie des 12 élus nazis au Reichstag. Cette élection n’entraîne pas l'abandon de la stratégie d'opposition extraparlementaire menée jusque là, alors que les nazis continuent à créer des sections dans les quartiers et les entreprises. En 1928 un premier rassemblement au Sportspalast réunit plusieurs milliers d'auditeurs. En 1929, au moment des élections municipales, le NSDAP rassemble près de 6% de suffrages et envoie 13 représentants au parlement de la ville.


La riposte communiste.

A la fin des années 1920, les communistes sont les principaux adversaires des nazis dans la conquête de Berlin. Dirigés par Walter Ulbricht, le communisme berlinois contrôle les quartiers ouvriers de Neukölln ou Wedding et peut s'appuyer pour cela sur une organisation paramilitaire fondée en 1924, le Rot Frontkämpferbund.

Le RFB est officiellement une organisation d'anciens combattants mais elle est fondée en 1924 essentiellement pour regrouper les anciens des Centuries prolétariennes après l'échec de l'insurrection d'octobre 1923. Les militants, dont la moitié ne sont pas membres du KPD, portent l'uniforme, prêtent un serment de fidélité et défilent au pas en rang serré. L'organisation compte rapidement des dizaines de milliers de membres et se dote d'une branche jeune le Rote Jungfront. Le destin du RFB se joue en 1929 avec le tournant « classe contre classe » initié par le Komintern. Ce dernier se traduit par la dénonciation de la social-démocratie qui devient dans le vocabulaire communiste le social-fascisme. Pour Moscou l'Allemagne entre dans une période d'intensification de la lutte de classe où l'adversaire le plus dangereux est le SPD considéré comme l'ultime défenseur du capitalisme. La confrontation est particulièrement rude à Berlin capitale du Land de Prusse, gouvernée par les sociaux-démocrates. Le 1er mai 1929, les combats entre manifestants communistes et policiers font 33 morts dans la capitale. Peu après les autorités interdisent le RFB mais ce dernier continue à exister de manière clandestine et sans uniforme.

Ernst Thälmann dirige une manifestation du RFB en 1927 (source: Wikipedia)

Pendant que l'activisme communiste a pour cible principale la social-démocratie, la SA recrute discrètement dans les quartiers populaires grâce à une propagande qui insiste sur les éléments antibourgeois du programme nazi. L'organisation des chemises brunes se développe ainsi quasi-clandestinement entre mai 1927 et la fin de 1928 où elle entame la lutte pour les tavernes. Ces lieux sont d'une importance capitale dans la socialisation populaire. C'est en effet dans les tavernes que les ouvriers se retrouvent et surtout se politisent. Le 22 août 1929 deux tavernes communistes sont ainsi attaquées par le SA-Sturm n°5 que dirige le jeune Horst Wessel. Les attaques se multiplient en septembre puis les mois suivants. La tension monte progressivement à Berlin et les affrontements de rue prennent de l'ampleur pour connaître un pic en février 1930.

La direction du KPD ne commence à prendre au sérieux la menace fasciste à Berlin qu'en 1929 et cherche à adapter son organisation pour lutter contre les nazis. L'attitude des communistes envers la violence est alors équivoque. Ils ne condamnent pas son utilisation comme moyen politique mais cherchent à lui donner un caractère de masse afin de mobiliser l'ensemble du prolétariat dans des actions de grandes ampleurs contrôlées et maîtrisées par les cadres de la direction. Mais cette stratégie s'avère inefficace localement et elle laisse la place à une violence plus individuelle et diffuse qui repose sur l'existence de bandes réduites.

L'éparpillement de la violence communiste qui s'opère alors prend aussi sa source dans la crise économique. Si la violence de masse préconisée par la direction centrale communiste suppose de mobiliser les ouvriers rassemblés sur leurs lieux de travail, le développement du chômage transforme rapidement le KPD berlinois en un parti de sans-emplois. Le centre de gravité du Parti se déplace alors des usines aux quartiers ouvriers qui sont déjà la cible de l'activisme nazi. Dans ces quartiers, l'action de la SA tend à ébranler les fondements de la domination communiste et menace également la vie des militants. La violence prolétarienne devient l'apanage de bandes de jeunes chômeurs qui engagent une guerre des rues avec les nazis. Souvent d'initiatives locales, ces combats naissent parfois de manière spontanée sans le contrôle du parti qui ne peut alors ni désavouer, ni appuyer ces groupes. Mais cette lutte est vouée à l'échec en raison des conditions où elle est menée comme le montre l'affaire Wessel.


La mort de Horst Wessel.

Horst Wessel est un militant type du parti nazi berlinois de la fin des années 1920. Né en 1907, ce fils de pasteur échoue lors de ces études universitaires. Victime de déclassement, il devient chauffeur et ouvrier et, malgré ses opinions nationalistes, se déclare socialiste. Il rejoint le Parti nazi en 1926 et s'engage dans la SA dans le quartier de Bötzow. Le jeune Wessel se fait rapidement remarquer pour son ardeur et sa motivation, notamment par Goebbels qu'il rencontre à plusieurs reprises. En 1928, Wessel est affecté à l'équipe de la SA de l'Alexanderplatz et en 1929 il prend la direction de la SA-Sturm 5 qui agit dans le quartier ouvrier de Friedrichshain. Cette équipe se fait remarquer par sa brutalité mais également pour son prosélytisme parmi les ouvriers, notamment communistes. Wessel organise ainsi une clique musicale, sur le modèle de celles dirigées par les communistes, pour animer les manifestations nazies et qui rencontre un certain succès.

Wessel fait rapidement parler de lui autour de l'Alexanderplatz, le quartier de la prostitution et du crime qui est aussi un quartier prolétaire dominé par les communistes. Pour s'implanter Wessel n'hésite pas à hanter les tavernes et les bars louches pour faire de la propagande, recruter des voyous ou retourner des militants du PC. Il devient vite une figure détestée par les militants communistes. C'est dans l'un de ses bars qu'il s'entiche d'une prostituée. Pour vivre cette romance il quitte le domicile parental pour sous-louer une chambre chez une certaine Elisabeth Salm. Quand Wessel décide que son amie vivra dorénavant avec lui, les relations avec sa logeuse se tendent en raison de différents concernant le loyer. Au début de 1930 Élisabeth Salm veut expulser Wessel de l'appartement mais cette veuve ne sait comment y parvenir. Elle décide de se tourner vers les anciens camarades de son défunt mari, lui même membre du KPD et du Rot Frontkämpferbund. Les militants qu'elle rencontre l'écoutent poliment jusqu'au moment où elle donne le nom de son locataire indésirable. Wessel possède alors une solide réputation de nazi accrocheur et persuasif. L'occasion de lui donner une leçon semble trouvée.

Horst Wessel à la tête de sa section d'assaut défile à Nuremberg en 1929 (source: Bundesarchiv)

Le 14 janvier 1930 un groupe de militants et sympathisants communistes se rend donc à l'appartement d'Elisabeth Salm. Craignant que Wessel ne soit armé, ils ont demandé à deux militants, qui sont également connus pour être des membres du Milieu, Erwin Rückert et Albrecht Höhler, de les accompagner avec des armes. Le groupe frappe à la porte de la chambre de Wessel qui s'y trouve avec sa compagne et une amie. Attendant la visite d'un camarade de la SA, Wessel ouvre. Höhler lui tire alors une balle en plein visage. Le jeune SA grièvement blessé est transporté à l'hôpital où il meurt cinq semaines plus tard le 23 février.

Le KPD se retrouve alors dans une position difficile car il ne peut assumer ce meurtre qui a peu à voir avec de la légitime défense. La situation est d'autant plus délicate que si la violence politique dans les lieux publics est devenue chose banale et acceptée, l'attaque contre Wessel est la première du genre à se dérouler dans un lieu privé. Cela apparaît d'autant plus intolérable à la population que souvent, communistes et nazis sont voisins de paliers et qu'une trêve tacite sanctuarise les habitations. Le désavouer publiquement signifierait à contrario que le Parti ne contrôle pas les initiatives militantes de sa base. La direction communiste berlinoise réunit le commando qui a réalisé l'attaque pour le prévenir qu'elle fera abattre celui qui voudrait parler de l'affaire. La presse communiste affirme qu'il ne s'agit que d'un règlement de comptes entre souteneurs et fait pression sur Höhler pour qu'il témoigne en ce sens.

La mort de Horst Wessel, dont les funérailles sont l'occasion d'une formidable démonstration nazie organisée par Goebbels, n'entrave pas le développement du national-socialisme dans la capitale du Reich. Il attire au contraire de nouveaux adhérents pour qui Wessel apparaît comme un martyr. Le nombre de tavernes berlinoises contrôlées par les nazis, qui sont autant de bases de départ que l'enjeu d'une lutte féroce avec les communistes, quintuple entre 1928 et 1931. La SA dirigée par Walter Stennes compte près de 3 000 membres dans la capitale. Le 10 septembre 1930, 100 000 personnes se trouvent réunies à l'extérieur du Palais des Sports dans l'espoir d'entendre le discours que fait Hitler. Quatre jours plus tard, le Parti nazi, avec 18% des voix aux élections législatives, devient le troisième parti de la capitale après les communistes et les sociaux-démocrates. Il rassemble surtout dix fois plus que voix qu'en 1928.

Les communistes ne tirent aucun avantage de la mort de Wessel puisque le KP refuse d'endosser sa responsabilité et de faire des tueurs des héros antifascistes. Les autorités prennent au contraire prétexte de la mort de Wessel pour redoubler la répression contre les organisations communistes dont le RFB qui continue à fonctionner de manière clandestine comme une élite militaire. De nouvelles formations naissent également pour encadrer militairement les militants comme l'Antifaschistische Junge Garde fondée en juillet 1929 mais qui se trouve rapidement décimée par la répression policière.


La bataille des tavernes

A partir d'avril 1931, les communistes lancent une campagne contre le réseau des tavernes qui s'infiltrent de plus en plus profondément dans les quartiers ouvriers. Les patrons de ces tavernes ont toujours mis leurs établissements à la disposition des réunions communistes ou social-démocrates. Les auditoires sont autant de consommateurs mais avec la crise les clients se font plus rares et ceux qui viennent aux réunions politiques dépensent moins. Des patrons répondent donc favorablement aux sollicitations des nazis qui, en échange d'une clientèle régulière et solvable car appointée par le parti, demandent d'utiliser les tavernes comme des casernes pour les SA, des bases brunes en territoire rouge. Pour les communistes la fermeture de ces tavernes devient un objectif tactique essentiel. Le 9 septembre à Kreuzberg une attaque coûte la vie à une sentinelle nazie mais c'est au mois d'octobre que les communistes lancent une vaste offensive sur le quartier de Neukölln contre les tavernes tenues par les nazis.

Ces attaques sont bien préparées et perpétrées par de petits groupes qui agissent comme des commandos. Elles se déroulent selon un schéma que résume bien l'action organisée le 15 octobre 1931 contre une taverne de la Richardstrasse. Les militants des organisations antifascistes dirigées par les communistes convoquent une manifestation de masse à environ un kilomètre de la taverne dans le but de détourner l'attention de la police. Durant ce temps un petit groupe armé dirigé par un dirigeant local du KPD se dirige vers la taverne. Dans la rue entre 30 et 50 personnes s'approchent de la taverne et crient « A bas le fascisme » et chantent l'Internationale. Quand le patron de la taverne et les SA sortent dans la rue, le cortège s'arrête et un coup de feu est tiré. Quatre à cinq hommes tirent alors une vingtaine de coups de feu tandis que la foule de manifestants se disperse et que les tireurs prennent la fuite.

Le raid est apparemment un succès puisque le patron a été tué et la taverne fermée. En octobre et novembre 1931 ces attaques coûtent la vie à 14 nazis contre six communistes ce dont se félicitent les dirigeants communistes berlinois. Mais trois mois après sa fermeture, la taverne de la Richardstrasse ouvre à nouveau ses portes tandis que la police a arrêté 22 personnes impliquées dans son attaque. Les manifestations du KPD contre ces tavernes sont aussi de plus en plus soigneusement attaquées par les SA et la police. Les communistes sont alors en infériorité tandis que les tavernes nazies prospèrent. Les actions des combattants rouges ne font pas non plus l'unanimité au sein de la direction du KPD et leur utilité ainsi que les méthodes de lutte employées font l'objet de vifs débats.

Défilé communiste dans le quartier de Wedding (source: Berlin.de)


La résolution de novembre 1931.

A l'été 1931 la situation du Parti communiste est des plus précaires puisqu'à la limite de la légalité, surtout après le meurtre de deux responsables de la police berlinoise dans le cadre de la campagne pour le référendum demandant la dissolution du gouvernement prussien social-démocrate. La police porte alors des coups de plus en plus rudes au KPD et l'activisme antinazi ne peut qu'inciter un peu plus le gouvernement à jeter les communistes dans une illégalité que refuse la direction. A la suite de rencontres à Moscou entre les dirigeants allemands et ceux du Komintern, la Centrale du KPD adopte la résolution du 31 novembre 1931 qui fait la distinction dans la lutte contre les nazis entre les actions de masse encouragée et la terreur individuelle qui est fortement condamnée. La direction craint en effet que la spontanéité qu’entraîne cette dernière ne finisse par nuire à la discipline militante.

La résolution provoque une rupture au sein du mouvement communiste et déjà au sein de la direction. Heinz Neumann y est hostile. Pour lui les actions des groupes locaux n'ont pas besoin de recevoir l'accord des organes centraux pour être efficaces. Un système de commandement trop centralisé ne peut en outre que freiner les actions défensives dans les quartiers ouvriers contre les attaques nazies. Neumann est néanmoins mis en minorité et sera bientôt évincé de la direction. Mais plus grave est la rupture qui se produit avec les militants de base qui affrontent les SA dans la rue et qui accusent de lâcheté et de trahisons les dirigeants. Surtout la résolution ne met pas fin aux actes d'indiscipline et les groupes de combats locaux posent dorénavant un problème politique délicat. Pris dans l'engrenage de la logique œil pour œil contre les nazis ils développent des comportements proches de ceux des gangs, basés sur la défense d'un territoire par la violence. Le KPD en vient donc, contrairement au marxisme orthodoxe, à exercer son hégémonie, non sur les usines, mais sur les marges des quartiers populaires. A coté du militant modèle, le jeune ouvrier politisé, gravite dans les organisations communistes un lumpenprolétariat qui flirte avec la délinquance. Des bandes de jeunes existent depuis longtemps dans les grandes villes allemandes mais avec la crise de 1929 ils tendent à se politiser et rejoignent en particulier des formations paramilitaires, nazies ou communistes. Le mélange explosif né de cette rencontre est condamnée par la direction communiste d'autant qu'elle cherche alors à séduire les ouvriers acquis au nazisme.

La police observe un défilé de la SA à Berlin (source: art.com)

Les dirigeants communistes sont en effet conscients que les nazis ont brisé le monopole de la contestation ouvrière qu'ils possédaient jusqu'alors. Là où la violence ne donne pas de résultats probants le KPD change donc de tactique et Berlin devient un champ d'application privilégié. Le 1er novembre 1931, la direction communiste de la région de Berlin-Brandebourg salue les « travailleurs nationaux-socialistes » et les partisans ouvriers des nazis qui combattent honnêtement le capitalisme. Les communistes reconnaissent ainsi que les nazis ont réussi à s'implanter dans la classe ouvrière berlinoise contestant leur monopole sur ce terrain. La SA ouvre en effet des soupes populaires et à Noël les militants nazis au chômage sont invités à passer les fêtes chez les militants ayant un emploi.

En 1932, le parti nazi fait une percée décisive à Berlin puisqu'il compte près de 40 000 membres. En mars, il réussit à réunir 80 000 personnes dans le parc du Lustgarten. Le 4 avril, 200 000 personnes assistent à un meeting en plein air d'Hitler. L'influence des nazis progresse y compris dans les entreprises. En novembre 1932, ils organisent avec les communistes une grève contre la réduction des salaires des employés des transports publics berlinois. Des piquets de grève communs voient même le jour. Cette action renforce l'implantation nazie dans les quartiers ouvriers de la capitale. Cette année, la SA sous les ordres de Heinrich von Helldorff regroupe à Berlin plus de 16 000 membres. Après une interdiction d'avril à juillet, la SA, sûre d'elle-même, installe la violence dans les rues, contribuant à l'aggravation de la crise politique que vit l'Allemagne à l'hiver 1932-1933.

Malgré les détours et tournants de la ligne officielle, largement dictée par Moscou, les militants communistes continuent à vouloir tenir, par la force, la rue. Ils organisent pour cela des formations militaires de tailles variables. Les Rote Betriebswehren ont pour domaine privilégié les entreprises tandis que la rue est celui du Kampfbund gegen der faschismus où se retrouvent d'ailleurs des anciens du RFB. Cette organisation qui connait son apogée au début de 1931 décline par la suite et le flambeau est repris par l'Antifaschistiche Aktion qui nait à Berlin le 12 juillet 1932.

Ces groupes poursuivent le combat jusqu'en janvier 1933. Quand les SA fêtent l'arrivée d'Hitler à la Chancellerie par des défilés aux flambeaux, les groupes communistes mènent la résistance notamment dans les quartiers ouvriers. Une fusillade à Charlottenburg cause la mort d'un policier et d'un SA. Mais ce ne sont là que des actes isolés. Le degré de violence de la persécution nazie à travers les arrestations arbitraires et l'ouverture des camps de concentration entraînent rapidement la disparition des résidus des groupes de combat communistes.


Bibliographie.

James M. Diehl, Paramilitary Politics in Weimar GermanyIndiana University Press, 1977.

Eve Rosenhaft, Beating the Fascists ? The German Communists and Political Violence, 1929-1939, Cambridge University Press, Cambridge, 1983.

Dirk Schumann, Political Violence in the Weimar Republic, 1918-1933: Fight for the Streets and Fear of Civil WarBerghahn Books, 2009 (ce livre est initialement paru en allemand en 2001).

Daniel Siemens, The Making of Nazi Hero. The murder and myth of Horst Wessel, I.B.Tauris, 2013, (ce livre est paru initialement en allemand en 2009).

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