mercredi 20 mars 2013

Les vraies Têtes Brûlées. La VMF-214, mythe et réalité

La série télévisée Les Têtes Brûlées1 a fait de l'escadrille VMF-214, opérant dans le Pacifique sud sur Corsair, un groupe de bagarreurs et de voyous ayant échappé à la cour martiale, menant une guerre presque paradisiaque, sous les palmiers, en compagnie de jolies infirmières, et de temps en temps, des Japonais. On s'en doute, la réalité est un peu moins romantique. En réalité, la postérité de la VMF-214 se confond surtout avec celle d'un de ses commandants, le légendaire Gregory « Pappy » Boyington, dont l'autobiographie écrite après la guerre est truffée d'approximations et de quelques mensonges, et qui a servi de manière assez lâche de source d'inspiration pour la série télévisée. Les pilotes de Marines ont en fait opéré sur une machine formidable mais difficile à manipuler, le F4U Corsair. Le Pacifique sud, bien que paradisiaque par certains côtés, n'en est pas moins un milieu hostile, où les bactéries et les insectes provoquent parfois plus de pertes que la guerre, et où les pilotes abattus peuvent mourir de soif ou d'insolation dans leur canot de sauvetage perdu dans les immensités de l'océan. En outre, l'histoire de la VMF-214, comme on va le voir, ne se résume pas qu'à la période de commandement de « Pappy » Boyington : elle opère sur un théâtre d'opérations et durant une période qui restent, toutes proportions gardées, moins connus que l'offensive américaine menée par Nimitz dans le Pacifique central à partir de novembre 1943. Retour sur une escadrille de légende de l'US Marine Corps pendant la guerre du Pacifique.






Stéphane Mantoux 




Un avion : le F4U Corsair...


En 1938, l'US Navy ouvre une compétition pour un projet de chasseur à haute vitesse, capable d'évoluer à haute altitude. Elle accepte le choix d'un moteur radial, à condition qu'il soit puissant et monté sur un appareil suffisamment petit pour être embarqué sur porte-avions. Vought-Sikorsky Aircraft remporte la compétition avec son VB-166 (dessiné par le chef ingénieur de Vought, Rex Biesel) muni d'un moteur si puissant que l'hélice tripale est, elle aussi, de grande dimension. Or cela nécessite un train d'atterrissage très élevé qui va à l'encontre des atterrissages sur porte-avions. D'où l'aile en mouette pour obtenir un train plus court. Monoplace, le nouveau chasseur, grâce à son moteur Pratt & Whitney, est l'un des plus rapides de sa catégorie. Le surnom de Corsair lui est attribué dans la tradition de Vought, qui a déjà baptisé au moins deux appareils précédents de ce surnom. L'innovation la plus importante est cependant le dessin d'aile de mouette. L'US Navy, séduite par le prototype, accepte le chasseur dès février 1939. Au départ, le XF4U-1 est armé de deux mitrailleuses cal. 30 dans le nez et de deux mitrailleuses de cal. 50 dans les ailes. Conçu pour être embarqué sur porte-avions, le Corsair est aussi armé de bombes sous les ailes et le fuselage central pour les larguer sur des formations de bombardiers, en visant par une vitre disposée sur le plancher du cockpit !


Le prototype du Corsair, le XF4U-1, dont on remarque le cockpit très avancé-Source : Wikipédia.

L'appareil effectue son premier vol le 29 mai 1940 et donne satisfaction. Le XF4U-1 atteint déjà les 650 km/h. Il faut cependant améliorer la visibilité du pilote en modifiant la verrière et corriger une tendance à pencher à gauche à l'atterrissage. Son taux de roulis et sa vitesse en font pourtant un des meilleurs chasseurs au monde. Le Corsair comprend déjà des ailes repliables, des réservoirs de carburant dans les ailes et des flotteurs intégrés en cas d'amerissage forcé. Pour compenser la tendance à virer à gauche à l'atterrissage, un petit triangle de poids supplémentaire est finalement installé au bout de l'aile droite. Finalement, 584 XF4U-1 sont commandés. Le poste de pilotage est décalé un peu en arrière et le Corsair embarque désormais 3 mitrailleuses de cal.50 dans chaque aile, un armement qui va lui permettre de réaliser un ratio de victoires de 11 contre 1. Le siège du pilote et la verrière sont renforcés par des plaques de blindage.

Le premier squadron à recevoir le Corsair est la VF-12 en Californie, puis la VF-17 à Norfolk. Les Marines équipent quant à eux le VMF-124 avec le nouvel appareil. Malheureusement, le F4U-1 se montre problématique pour l'emploi sur porte-avions, en raison des problèmes d'équilibre et de visibilité, et l'US Navy le rejette pour ses escadrilles embarquées. Le chasseur est donc récupéré par les Marines ou sert dans des escadrilles de l'US Navy basées à terre. Les Marines, comme les pilotes de l'aéronavale, sont enthousiasmés par les performances du Corsair comparées à celles du F4F Wildcat : la VF-17 « Jolly Rogers » écume ainsi le Pacifique Sud contre les Zéros. L'appareil étant très demandé, il sera construit par plusieurs fabricants durant la guerre : Vought (4 699 exemplaires), Goodyear (4 006 exemplaires) et Brewster (735 exemplaires). Le premier F4U-1 de série prend l'air le 25 juin 1942. Le F4U-1 comprend un énorme réservoir auto-obturant placé dans le fuselage, devant le cockpit, faisant reculer celui-ci, et provoquant la suppression des réservoirs d'aile, tandis que le fuselage est allongé. Le F4U-1A est amélioré avec une verrière en « bulle » et une capacité d'emport d'un réservoir de carburant sous le fuselage. Une version plus spécifiquement dédiée à l'attaque au sol, le F4U-1D, est également conçue, avec des pylônes d'emport sous les ailes, pour des roquettes notamment. Les F4U-1D ou FG-U1D pour Goodyear, version ultime du Corsair, sont produits respectivement à 1 685 et 1 997 exemplaires.

A partir de décembre 1944, les Corsairs sont finalement embarqués sur les porte-avions de l'US Navy : VMF-124 et 213 sur l'USS Essex, bientôt rejointes par d'autres sur les porte-avions restants, remplaçant progressivement le F6F Hellcat. Une version de chasse de nuit équipée d'un radar, le F4U-2, équipe trois squadrons, les VMF(N)-532, VF(N)-75 et VF(N)-101, utilisés depuis des bases au sol ou depuis les porte-avions. Le F4U-4, qui vole pour la première fois en septembre 1944, est accepté dès octobre par la Navy et entre en service en avril 1945. Vought en construit 2 357 exemplaires. Le F4U-4B, armé de deux canons de 20 mm dans chaque aile, arrive trop tard pour servir dans le Pacifique mais est employé en Corée dans l'appui au sol, l'un des appareils de la VMF-312 abattant même un MiG-15 nord-coréen.

Juin 1945 : un Corsair tire une salve de roquettes contre des positions japonaises sur Okinawa.-Source : Wikipédia.


Trois escadrilles en une : les VMF-214...


L'offensive américaine contre les positions japonaises dans le Pacifique sud-ouest commence, en fait, dès le printemps 1942. Le plan de l'amiral King est alors d'avancer depuis Efate, dans les Nouvelles-Hébrides, jusqu'à Espiritu Santo. A partir de ces bases, l'offensive pourrait alors poursuivre vers les Salomons et les îles Bismarck. Le 4 avril, le front du Pacifique est divisé en deux : le général MacArthur obtient le commandement du Pacifique sud-ouest alors que l'amiral Nimitz a la charge du Pacifique central. Nimitz doit avancer pour ainsi dire d'île en île, ce qui ne sera vraiment possible qu'à partir de novembre 1943 avec l'assaut sur les Gilbert, tandis que MacArthur remontera vers le nord via les Salomons, la Nouvelle-Guinée et les Philippines.

La clé de l'offensive américaine dans les Salomons réside dans la capture, le 7 août 1942, de l'aérodrome japonais en construction sur Guadalcanal, juste après le débarquement des Marines. Les Américains achèvent l'aérodrome le 12 août et le baptisent Henderson Field2 quelques jours plus tard. Bientôt, la Cactus Air Force3 opère à partir d'Henderson Field et des terrains satellites environnants. Les Japonais vont réagir violemment à l'intrusion américaine dans les Salomons : en effet, si Henderson Field reste aux mains des Américains, Rabaul, la principale place forte japonaise dans le Pacifique sud-ouest, serait menacée. Les unités aériennes de la marine impériale et de l'aviation de l'armée de terre vont donc sacrifier de nombreux éléments expérimentés dans la défense des Salomons.

Les Corsairs n'interviennent sur ce théâtre des opérations qu'à partir du 12 février 1943, lorsque la VMF-124 du major Gise se pose à Guadalcanal avec ses Corsairs. Le F4U, successeur du F4F Wildcat, doit permettre de frapper plus loin les positions japonaises du secteur, d'escorter les bombardiers et d'attaquer les aérodromes du nord et du centre des Salomons. Parmi les pilotes de la VMF-124, le lieutenant Kenneth A. Walsh qui deviendra le premier as sur Corsair. Après la VMF-124, les VMF-213, 121, 112, 221, 122 et 214 arrivent également dans les Salomons. Début juillet 1943, la VMF-123, convertie sur Corsair, est la dernière unité à recevoir le nouvel appareil. Toutes ces escadrilles, qui vont combattre les Japonais dans les airs, vont engendrer de nombreux as.

L'escadrille la plus célèbre du corps des Marines pendant la Seconde Guerre mondiale, la VMF-214, souvent associée avec son deuxième commandant, Pappy Boyington, a eu en fait trois vies différentes, trois unités qui ont porté le même numéro. La première VMF-214, les « Swashbucklers », combat dans les îles Salomons au milieu de l'année 1943 sous les ordres du major George Britt. Elle vole d'abord sur F4F Wildcat puis sur Corsair, revendiquant 20 victoires aériennes et produisant deux as. La deuxième VMF-214 est celle des « Black Sheeps », qui combat au-dessus du nord de l'archipel des Salomons et de Rabaul, entre août 1943 et janvier 1944. Elle abat 94 avions japonais et comprend 8 as en plus de Boyington. La troisième et dernière VMF-214 est basée sur le porte-avions USS Franklin (CV-13) et opère contre le Japon en 1944-1945.

La VMF-214 est formée en juillet 1942, dans le cadre du renforcement de l'US Marine Air Corps qui survient après l'attaque sur Pearl Harbor. Basé à Ewa, sur l'île d'Oahu, le major Britt prend la tête d'un squadron en cours de formation et qui ne reçoit ses premiers appareils, 11 F4F-3 Wildcats et 1 SNJ-4 d'entraînement, qu'en octobre. Les pilotes arrivent progressivement au cours de l'été et de l'automne. Parmi eux, Henry Miller, qui a servi dans la RCAF puis dans la VMF-211 avec Britt. Les pilotes s'entraînent de manière intense, en particulier au tir, et plusieurs accidents entraînent la perte de quelques Wildcats. Avec l'arrivée de 8 F4F-4 en décembre 1942, le squadron dispose de 14 appareils opérationnels. Certains pilotes préfèrent le F4F-3, qui compte deux mitrailleuses de moins, mais qui a plus de munitions et qui est moins lourd et plus manœuvrable que le F4F-4.


Carte de la campagne des îles Salomons, en 1943-Source : Wikipédia.

La VMF-214 embarque pour les Salomons en février 1943 à bord du porte-avions d'escorte USS Nassau (CVE-16). Le 3 mars, au large de l'île de la Pentecôte dans les Nouvelles-Hébrides, le Nassau catapulte les Wildcats en direction de leur nouvelle base -la piste de Turtle Bay, à Espiritu Santo. Dès le 14 mars, la VMF-214 déménage sur Henderson Field, à Guadacalanal, située à 4 heures de vol. Le temps est déplorable et 9 TBF Avenger de la VMSB-143, qui accompagnent les Wildcats, sont perdus. Henry Ellis doit abandonner son F4F et passe plusieurs jours en mer avant d'être secouru. Jim Taylor crashe son Wildcat sur le sud de Guadalcanal. La maladie est un adversaire aussi redoutable que les Japonais : le major Britt attrape rapidement la dysenterie et tous les pilotes doivent prendre des comprimés d'atabrine contre la malaria. Fin mars, la VMF-214 s'exerce en effectuant des vols de routine au-dessus de Guadalcanal et en escortant des SBD Dauntless et TBF Avenger lors de raids contre les bases japonaises de Vila et Munda en Nouvelle-Géorgie.

A la même époque, les Japonais rassemblent une force aérienne conséquente à Bougainville, et transfèrent en particulier au sol des unités embarquées. Cette contre-offensive aérienne nippone au-dessus des Salomons et de la Nouvelle-Guinée est baptisée opération I-Go. Le 7 avril, les Japonais lancent 67 bombardiers en piqué Aichi D3A2 Val contre les bases américaines autour de Guadalcanal, escortés par 110 Zéros. La VMF-214 participe à la mêlée avec trois vagues de 4 appareils, menées par Vince Carpenter, Henry Miller et « Smiley » Burnett. Al Jensen prend la tête d'une quatrième vague ad hoc. Le Cactus Fighter Command oriente les pilotes vers des intrus repérés au-dessus du cap Espérance, de l'île de Savo et de Tulagi. La vague de Jensen tombe dans un piège classique des Japonais : celui-ci poursuit un Zéro solitaire servant d'appât, le descend pour voir les autres tomber sur sa formation. « Vic » Scarborough parvient à abattre un autre Zéro mais son F4F est haché menu par les canons de 20 mm d'un de ses camarades. Al Jensen abat le poursuivant mais l'appareil de Scarborough est bon pour le pilon. Ce jour-là, les Américains revendiquent 58 victoires, dont 10 pour la VMF-214 -le plus haut fait d'armes des Swashbucklers durant leurs deux tours d'opération. Les victoires américaines, comme souvent exagérées, sont difficiles à confirmer dans l'autre camp car les archives japonaises ont fréquemment été perdues pendant la guerre. C'est la dernière fois qu'un F4F des Marines remporte une victoire en combat aérien : les squadrons de chasse entament la conversion sur Corsair.

Durant les trois semaines suivantes, la VMF-214 effectue des missions CAP (Combat Air Patrol) au-dessus de Guadalcanal. Le 18 avril 1943, Tom Lanphier, frère du pilote de l'escadrille Charles Lanphier, participe en tant que pilote de P-38 du 339th Fighter Squadron à l'interception qui voit la mort de l'amiral Yamamoto. L'affaire, supposée être secrète, est rapidement ébruitée dans le Cactus Fighter Command. Les Japonais répliquent par un spectaculaire raid nocturne. En mai, l'activité est également très réduite. Le 15, la VMF-214 atteint la date de son temps de R&R (Rest and Recreation) : 10 jours à Espirutu Santo puis une semaine en Australie.

La VMF-214 « Swashbucklers » entame son deuxième tour d'opérations en juillet 1943 sur Corsair, et connaît ses premières pertes. Le major Britt est remplacé, conformément à la politique en vigueur, par le major William O'Neill, qui reste très peu de temps. Plusieurs autres pilotes de l'escadrille assument temporairement la fonction. Dès leur retour à Turtle Bay, à la mi-juin, les pilotes ont su qu'ils vont être reconvertis sur Corsair. L'amiral Halsey souhaite entamer la reconquête de la Nouvelle-Géorgie et a besoin de tout l'appui aérien disponible. La VMF-214 apprend donc à manipuler sa nouvelle monture, en particulier à l'atterrissage. Mais la maintenance est un véritable casse-tête, d'autant plus que les Corsairs présentent une sérieuse tendance aux fuites d'huile. Trouver les appareils est aussi un problème : seuls 3 Corsairs sont disponibles le 23 juin. D'autres arrivent heureusement en juillet. Au soir du 17 juillet, Jack Petit, Dick Sigel et Mac McCall sont envoyés protéger le transporteur d'hydravions Chincoteague, endommagé et remorqué par le destroyer Thornton. Ils interceptent 3 Mitsubishi G3M Nell et les abattent en flammes. Une bonne entrée en matière pour le Corsair !

Quelques jours plus tard, la VMF-214 s'installe dans les îles Russell sur la piste de Banika, beaucoup plus proche des positions japonaises. Fin juillet, l'escadrille escorte de nombreux raids de B-24 sur le bastion de Kahili. Lors d'un engagement au-dessus des Salomons le 4 août, la VMF-214 revendique 3 Ki-61 Tony abattus, pendant un combat où les pilotes américains ont cru avoir à faire, un moment, à des P-40 de la RNZAF. Deux jours plus tard, les Corsairs escortent un F-5A (version du P-38 de reconnaissance photo) au-dessus des îles Shortland. Près de l'île de Morgusaisai et de Kulitanai Bay, ils tombent sur une force aérienne japonaise mixte comprenant des Zéros et des hydravions A6M2-N Rufe. Al Jensen abat trois appareils et devient un as. Scarborough et Smiley Burnett remporte aussi des victoires. Mais Bill Blakeslee est abattu et Tony Eisele doit crasher son Corsair sur les flots en raison de problèmes de moteur. Le lendemain, Bill Pace, qui assume le commandement de l'escadrille, se tue également sur accident. Smiley Burnett, qui n'est pas parvenu à gagner la confiance de tous les pilotes, devient le nouveau commandant.

Munda a été capturée le 5 août et les Seabees4 remettent rapidement la piste aérienne en état. L'escadrille commence à y opérer dès la mi-août mais les conditions sont exécrables : l'hygiène est infecte, les moustiques omniprésents, des corps en décomposition finissent de pourrir près de la piste, qui est en plus pilonnée par l'artillerie japonaise. La VMF-214 conduit une série de straffings contre les aérodromes de Kahili le 15 août. 8 Corsairs s'en prennent aux avions, aux camions de ravitaillement en carburant et aux soldats japonais. Pour le reste du mois, l'escadrille reprend les missions de chasse libre et d'escorte de bombardiers. Le 26 août est encore une journée bien remplie : « Vic » Scarborough devient à son tour un as en descendant 3 Japonais. Bob Hanson remporte également une victoire de même que Jensen, avec une seule de ses mitrailleuses en état de marche ! Il obtient d'ailleurs la Navy Cross deux jours plus tard. Le 28 août en effet, lors d'un straffing conjoint avec la VMF-215 sur Kahili qui capote en raison du mauvais temps, Jensen, isolé, mitraille l'aérodrome de Tonolei Harbor. Les photos prises ultérieurement montrent 24 appareils japonais détruits sur la piste. Charles Lanphier, qui a peut-être contribué au mitraillage, est abattu et capturé par les Japonais ; il meurt en détention en mai 1944. Début septembre, les Swashbucklers jouissent d'un autre R&R à Sydney, avant que l'escadrille ne soit démantelée.

A l'été 1943, la marine américaine souhaite disposer de davantage de Corsairs en l'air. Mais les pilotes expérimentés et les appareils sont alors dispersés dans tout le Pacifique sud. Greg Boyington reçoit la mission de rassembler pilotes et avions pour former un squadron ad hoc. A l'origine, ce groupe constitue l'échelon arrière de la VMF-124, avant d'être activé en tant que nouvelle escadrille VMF-214. En août 1943, on trouve ainsi 26 pilotes qui vont former les fameuses « Black Sheeps » : 8 ont déjà volé avec Boyington dans la VMF-122 ; 3 ont volé avec la RCAF ; 2 viennent d'autres squadrons des Marines ; 4 sont des instructeurs appelés au front ; 9 sont des lieutenants sans expérience du combat. Boyington entraîne les pilotes à Turtle Bay, sur Espiritu Santo, en particulier ceux qui doivent prendre en main le Corsair pour la première fois. Le major Stan Bailey devient commandant en second, Frank Walton, ancien policier de Los Angeles, est l'officier de renseignements. Jim Reames est le médecin de l'escadrille.

Le Corsair du lieutenant Rinabarger à Espiritu Santo, en septembre 1943.-Source : Wikipédia.

Début septembre 1943, la nouvelle VMF-214 atterrit dans sa base avancée des Russell, via Henderson Field, et entreprend sa première mission de combat le 14. Chaque mission implique en moyenne 8 appareils et les pilotes volent deux jours sur trois. Le 16 septembre, lors d'une mission d'escorte de Dauntless au-dessus de Ballale, la VMF-214 revendique 11 appareils abattus (dont 5 pour Boyington) et 8 probables pour une perte. En octobre, la VMF-214 s'installe à Munda, pour frapper au plus près le prochain objectif américain, Bougainville. Le 17 octobre, l'escadrille revendique encore 12 victoires lors d'une mission de chasse libre. Le premier tour d'opérations s'achève deux jours plus tard et les pilotes partent en R&R en Australie.

Les Américains s'emparent finalement d'une tête de pont à l'ouest de Bougainville, dans la baie de l'Impératrice Augusta. La VMF-214 retourne à Espiritu Santo début novembre. Le 28, elle s'installe sur l'île de Vella Lavella, à Barakoma, sa base d'opérations pour son second tour. A partir de ce jour-là, les Corsairs mènent des missions de routine baptisées « Cherry Blossom » au-dessus de Bougainville, sans rencontrer beaucoup d'opposition, l'aviation japonaise étant absente du ciel. Le 8 décembre, quelques Corsairs se posent sur une piste à Torokina Point, dans la baie de l'Impératrice Augusta. Cette piste est surtout réservée aux atterrissages d'urgence et au ravitaillement en carburant, et d'autres escadrilles, comme la VF-17 « Jolly Rogers », l'utilisent également.

Une mission importante de chasse libre est mise en oeuvre au-dessus de Rabaul, avec 80 appareils des Marines, de la Navy et de la RNZAF. L'objectif est d'attirer en l'air les avions japonais pour les éliminer en nombre. La mission est répétée plusieurs fois et la VMF-214 perd pas moins de 8 pilotes entre le 23 décembre 1943 et le 3 janvier 1944 -dont Boyington. Henry Miller remplace Boyington comme commandant d'escadrille et quelques jours plus tard, les « Black Sheeps » volent une dernière fois avant d'être démantelées, tout comme le furent les « Swashbucklers ».


Le fameux écusson de la VMF-214 "Black Sheeps"-Source : Acepilots.com

L'histoire des « Black Sheeps » ne s'arrête cependant pas avec la capture de Boyington. La troisième escadrille VMF-214, volant toujours sur Corsair, est finalement basée sur porte-avions, en l’occurrence, le CV-13 USS Franklin, de la classe Essex. Formée en Californie au début 1944, l'escadrille conserve le surnom de « Black Sheeps » et les insignes correspondants. Stan Bailey, ancien commandant de l'escadrille, prend la tête de cette nouvelle VMF-214. Les pilotes doivent opérer désormais à partir de porte-avions : le besoin d'escadrilles basées au sol diminue et la menace des kamikazes conduit à renforcer la chasse embarquée. La VMF-214 opère sur le Franklin à partir du 4 février 1945. Le 19 mars 1945, la VMF-214 est à bord du Franklin quand celui-ci est touché au large du Japon par deux bombes larguées par un bombardier nippon : 724 hommes sont tués, dont plusieurs membres du personnel de l'escadrille. Le Franklin est sauvé tant bien que mal et retourne aux Etats-Unis, ce qui met fin à la carrière des Black Sheeps pendant le conflit.


et un homme à l'origine du mythe : Gregory « Pappy » Boyington


Le major Gregory « Pappy » Boyington est l'un des as les plus hauts en couleur de l'US Marine Air Corps. Né le 4 décembre 1912, il vit une enfance difficile : des parents divorcés, un beau-père alcoolique (dont il ignore jusqu'à son engagement qu'il n'est pas son vrai père) et de nombreux déplacements à travers les Etats-Unis. Il grandit dans une petite ville de l'Idaho et a l'occasion de voler dès l'âge de six ans. La famille s'installe à Tacoma, dans l'état de Washington, en 1926. Boyington pratique la lutte à l'école, puis entre à l'université de Washington en 1930. Il y rencontre sa femme, Helen. Ils se marient peu après sa remise de diplôme, en 1934. Après une année passée chez Boeing, Boyington entre dans les Marines. C'est alors qu'il apprend la vérité sur son beau-père. Il s'entraîne au pilotage à la base de Pensacola en janvier 1936 : comme d'autres futurs as, l'entraînement n'est pas forcément des plus aisés pour Boyington. C'est aussi à Pensacola que Boyington se prend de passion pour la boisson, et pour la bagarre où il utilise ses talents de lutteur, obtenant une réputation qui perdurera dans tout le corps des Marines. Il rencontre aussi sa némésis, Joe Smoak, qui deviendra le colonel Lard5 dans la série télévisée Les Têtes Brûlées. Boyington obtient ses ailes de pilote en mars 1937.

Gregory "Pappy" Boyington, qui dirige 5 mois la deuxième escadrille VMF-214 et qui la fait passer au rang du mythe après la guerre.-Source : Wikipédia.

Avant de rejoindre la VMF-1 à Quantico, Boyington doit se réconcilier avec son épouse, enceinte de leur deuxième enfant. Il doit cacher sa famille car les pilotes des Marines se doivent alors d'être célibataires. Boyington poursuit l'entraînement sur de nouveaux appareils. En juillet 1938, à Philadelphie, il s'ennuie, boit, et s'endette de plus en plus. Les problèmes empirant alors qu'il stationne avec la VMF-2 à San Diego, en 1939-1940. C'est pourtant durant ce séjour qu'il commence à se faire remarquer comme un excellent pilote, en particulier dans le combat aérien. De retour à Pensacola en janvier 1941, Boyington connaît à nouveau des difficultés en raison de la boisson et des rixes que l'abus de celle-ci entraîne, et sa carrière de pilote est sur le déclin. Il est sauvé par son engagement dans la CAMCO (Central Aircraft Manufacturing Company), une couverture utilisée par le gouvernement américain afin de recruter des pilotes pour soutenir la Chine nationaliste contre le Japon. Attiré par l'argent, Boyington intègre donc l'American Volunteer Group ; ses supérieurs sont contents de se débarrasser de lui et prévoit d'ailleurs, contrairement aux autres pilotes engagés, de ne pas le réintégrer après la fin de l'expérience.

Arrivés à Rangoon par bateau, les pilotes américains rejoignent leur base de Toungoo le 13 novembre 1941. Boyington participe à plusieurs missions pour la défense de la Birmanie, puis rallie Kunming en Chine jusqu'à ce que les Tigres Volants intègrent officiellement l'USAAF. Il se brouille avec Claire Chennault, le chef des Tigres Volants, et les quitte en avril 1942, avec un avis défavorable de son supérieur. Boyington rentre alors aux Etats-Unis. Il revendique 6 victoires aériennes, ce qui ferait de lui l'un des premiers as américains de la guerre. Ces victoires sont reconnues d'emblée par le corps de Marines. En fait, Boyington n'a probablement remporté que 2 victoires en l'air et 3,75 victoires au sol lors de straffings, un total qu'il arrondit généreusement en 6 victoires en combat aérien. Ce mensonge lui permet de gonfler artificiellement son palmarès.

Boyington a aussi eu deux liaisons qui mettent sérieusement à mal son mariage. Cependant, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis, le corps des Marines le réintègre dès novembre 1942 pour disposer d'un pilote expérimenté, au rang de major. En janvier 1943, le navire Lurline le conduit en Nouvelle-Calédonie, où il passe quelques temps à l'état-major du Marine Air Group 11, dont Joe Smoak, un lieutenant-colonel très attaché au règlement, est officier opérations. C'est là qu'il aperçoit pour la première fois un Corsair. Devenu officier en second de la VMF-122, il y effectue un tour d'opérations. Comme d'habitude, il se fâche avec son supérieur, le major Elmer Brackett. Finalement, Boyington remplace Brackett à la tête de l'escadrille, mais l'activité est des plus réduites. Fin mai, Smoak le relève de son commandement : Boyington, une jambe cassée, se retrouve à l'hôpital.

On a vu comment Boyington, ensuite, contribue à la formation de la deuxième escadrille VMF-214. Âgé de plus de 30 ans, Boyington mène au combat des pilotes qui n'en souvent que 20 ou un peu plus. Ceux-ci l'appellent « Gramps » et non « Pappy », un surnom que lui donnera la presse seulement après qu'il ait été abattu. En septembre 1943, la VMF-214 opère à partir des îles Russell. En 84 jours, elle cumule le score impressionnant de 197 victoires revendiquées, sans compter les navires coulés et les installations au sol détruites. Le 16 septembre, lors de la troisième mission de l'escadrille, Boyington réclame 5 appareils abattus, son meilleur score en une journée. Jusqu'en janvier 1944, il abat 22 avions japonais, ce qui le rapproche du record de l'as de la Première Guerre mondiale Eddie Rickenbacker (26 victoires). Mais il y a les 6 « victoires » obtenues avec les Tigres Volants... le 3 janvier, Boyington est pourtant abattu lors d'un grand combat aérien au-dessus de Rabaul, et tombe entre les mains des Japonais.

Gravement blessé, mitraillé par les chasseurs japonais, Boyington parvient à se hisser dans son radeau avant d'être pris par un sous-marin nippon. Transporté à Rabaul, il est durement interrogé. Six semaines plus tard, on l'expédie à Truk, où il voit du sol le raid américain mené par les appareils des porte-avions de l'US Navy. Boyington est enfermé dans une cellule en bois, conçue pour une personne, mais où il côtoie 6 autres prisonniers américains. Finalement, il échoue dans le camp de prisonniers d'Ofuna, près de Yokohama. Les conditions de vie sont difficile, les gardiens brutaux, mais Boyington a la chance de pouvoir travailler aux cuisines et d'améliorer l'ordinaire. Il assiste encore une fois aux premières loges au premier raid des B-29 sur la base navale de Yokohama. Rentré aux Etats-Unis en septembre 1945, après la capitulation japonaise, Boyington voit son score porté à 26 victoires et reçoit la Navy Cross et la Medal of Honor. Pour dépasser l'as des as des Marines, Joe Foss, qui cumule lui aussi 26 victoires, Boyington prétend avoir descendu 2 avions de plus lors de son dernier combat (un lui a déjà été confirmé précédemment) : et c'est ainsi qu'il arrive à 28 victoires en combat aérien. Les historiens actuels penchent plutôt pour 22 victoires authentiques : 20 avec les Têtes Brûlées et 2 avec les Tigres Volants.

Après la guerre, Boyington traverse de nombreuses épreuves liées à ses vieux démons : divorce, remariages, boisson, soucis financiers. Dès sa tournée pour encourager l'achat de bons de guerre, en 1945, il fait scandale en étant fréquemment ivre lors des interventions en public. Le corps des Marines le met à la retraite, dès 1947, officiellement pour raison médicale. Il enchaîne les emplois sans parvenir à en conserver un très longtemps. Il affronte finalement son problème d'alcool à partir de 1956 et, deux ans plus tard, sa situation s'améliore après le succès commercial de son autobiographie, Baa Baa Black Sheep. Les années 1960 marquent à nouveau un reflux, avant le regain de célébrité grâce à la série Les Têtes Brûlées, inspirée très superficiellement de son autobiographie. Consultant pendant le tournage, Boyington se lie d'amitié avec Robert Conrad qui l'incarne dans la série. Mais celle-ci, en présentant les pilotes de la VMF-214 comme un ramassis d'ivrognes et de rebuts bons pour la cour martiale, détruit l'amitié entre Boyington et les vétérans de l'unité, et en particulier Frank Walton, qui écrira d'ailleurs son propre ouvrage sur les Black Sheeps6 pour contrecarrer la version de Boyington. Celui-ci, atteint d'un cancer, meurt le 11 janvier 1988. Avec son autobiographie et la série Les Têtes Brûlées, Boyington a cependant réussi à faire passer son commandement de la VMF-214 durant 5 mois seulement au rang du mythe.




Pour en savoir plus :


GAMBLE, Bruce, The Black Sheep. The Definitive Account of Marine Fighting Squadron 214 in World War II, Presidio Press, 1998.

- Black Sheep One : The Life of Gregory "Pappy" Boyington , Presidio Press, 2003.


PAUTIGNY, Bruno, Corsair. Trente ans de flibuste 1940-1970, Paris, Histoire et Collections, 2003.


STYLING, Mark, Corsair Aces of World War 2, Aircraft of the Aces 8, Londres, Osprey, 1995.

SULLIVAN, Jim, F4U Corsair in Action, Aircraft Number 145, Squadron/Signal Publications, 1994.


1Baa Baa Black Sheep puis Black Sheep Squadron en VO, diffusée entre 1976 et 1978 sur NBC.
2Du nom de Lofton R.Henderson, major qui conduit la VMSB-241 sur Dauntless et qui périt lors d'un assaut sur le porte-avions japonais Hiryu le 4 juin 1942 pendant la bataille de Midway.
3La composante aérienne américaine basée à Guadalcanal : Cactus est le nom de code de l'île pour les Américains. En décembre 1942 elle devient la Commander, Aircraft, Solomons, mais l'ancien terme reste toujours employé.
4Surnom des Construction Battalions, le génie de l'US Navy.
5Incarné par l'acteur Dana Elcar.
6Once They Were Eagles: The Men of the Black Sheep Squadron, The University Press of Kentucky, 1996.

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