Par Grégoire Chambaz
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La ville de Palmyre, vue depuis le sud après sa capture par l'Etat islamique. Au premier plan, les ruines romaines. |
Rétrospective
En sept jours d’offensive, l’EI aura culbuté le régime
sur 85 km et menace sa plus importante base aérienne. Les loyalistes dénombrent
300 à 350 tués et 200 blessés. En outre, le régime a au moins perdu 5 chars, 2
lance- roquettes multiples BM-21, 5 avions (dont trois retirés du service à T4,
et un endommagé). De son côté, l’EI compte 150 tués, les deux tiers lors des
frappes aériennes de la journée du 10 au matin du 11. Le nombre de blessés est
inconnu. Côté matériel, le groupe jihadiste aurait perdu au moins 55 pickups, 3
véhicules de combat d’infanterie BMP-1, et deux chars. La quantité de matériel
et véhicules saisis est stupéfiante : au moins 44 chars (T-55 et T-72), 7
BMP-1, 7 canons M-46 (130 mm), 4 canons D-30 (122 mm), 1 lance-roquettes
multiple BM- 21, 1 ZSU 23-4 Shilka, 1 lance-missile anti-mines UR- 83P,
14 pickups, 3 missiles antichars guidés Kornet et des armes légères. Les
deux tiers du matériel ont été capturés dans la ville, témoignant de la
précipitation de la retraite des troupes loyalistes, qui n’ont même pas saboté
leurs véhicules. Cette capture représente le gain matériel non cumulé le plus important
de l’année pour le groupe jihadiste et dépasse celui de la première capture de Palmyre.
En outre, la quasi-totalité de ces équipements n’auraient pas pu s’obtenir par
les trafics pratiqués habituellement par le groupe.
Au niveau démographique, le gain est faible (300 à 500
personnes), une population par ailleurs déjà pauvre. C’est au niveau symbolique
que les gains sont les plus importants : la capture de la ville réaffirme
la puissance du groupe, humilie le régime et, par capillarité, ses alliés
russes et iraniens. Elle brise le cycle de défaites dans lequel l’EI était enfermé
depuis 18 mois et permet au groupe de refaire les titres des mass média. Du
côté loyaliste, la situation est critique : pire qu’après la première
prise de la ville, les champs gaziers du centre de la Syrie lui échappent
totalement. Cette perte, peu médiatisée, est pourtant beaucoup plus grave que
celle de la ville, en raison des conséquences directes que celle-ci va avoir
sur le quotidien du gros de la population syrienne (voir « Implications
énergétiques »). C’est vraisemblablement la défaite stratégique
énergétique la plus importante depuis le début du conflit syrien. Enfin, la
déroute du régime met en lumière les problèmes de coordination et de compétence
au sein de ses propres forces et alliés. Comment cela a-t-il pu se produire,
alors que les défenseurs étaient presque à 4 contre 1 ?
Pertes en personnel, matériels et captures au 14 décembre (au moins)
Personnel
|
Matériel
|
Capturés par l'EI
|
|
Etat islamique
|
150
|
55 pickups
3 BMP
2 tanks (SVBIED)
|
44 chars
7 BMP
7 canons M-46 (130 mm)
4 D-30 (122 mm)
1 BMP-21 (URAL-375D)
1 ZSU 34-4 « Shilka »
14 pickups
3 missiles antichars guidés
|
Loyalistes
|
300 - 350 tués
200 blessés
|
5 tanks
2 BM-214
3 avions non opérationnels
1 avion, 1 autre endommagé
|
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Des combattants de l'EI pénètrent dans une base DCA au nord de T4 et saisissent une batterie de missiles sol-air S-125 (à l'arrière plan) le 12 décembre. |
Facteurs de succès pour l’EI
Les facteurs de succès de l’EI sont multiples. Tout
d’abord, au niveau du terrain : le désert est l’espace privilégié du
groupe jihadiste, où il peut déployer une manœuvre à grande échelle reposant
sur l’imprévisibilité et la vitesse dans un environnement fluide, ce dont les
troupes loyalistes sont peu capables. La temporalité du début de l’offensive a
été adéquatement étudiée et empêche le régime de déployer des renforts significatifs
dans la région, tout en s’assurant un début d’offensive à l’abri des frappes
aériennes. De plus, la doctrine de commandement de l’EI, laissant la part large
aux subordonnés pour remplir la mission et favorisant l’initiative tactique, a
fortement contribué au tempo élevé de l’offensive, empêchant les forces
loyalistes de se réorganiser et de durcir correctement leurs défenses. Par
ailleurs, l’imprévisibilité de l’EI a permis au groupe d’attaquer par surprise
la nuit du 10 au 11, après n’avoir conduit que des opérations diurnes pendant
les trois jours précédents. Pour terminer, l’emploi de SVBIED a permis d’atteindre
des effets cinétiques et psychologiques fortement déstabilisants pour
l’adversaire[1], confirmant
sa réputation de « frappe aérienne du pauvre »[2].
Facteurs d’échec pour le régime
La multiplicité des unités (14, voire 16 avec Russes et
Iraniens) constitue une faiblesse pour le régime. Malgré leur supériorité
numérique, les loyalistes sont prompts au repli, faute d’unité de doctrine, de
coordination centrale sachant s’imposer et de cohésion inter- unités. Dans ce
cadre, les rivalités interservices (et inter-acteur internationaux[3])
desservent l’ensemble des unités. Même face au danger, celles-ci semblent
prévaloir et témoignent des guerres de pouvoir larvées que se livrent les
pro-régime à l’intérieur de leur faction. La motivation des unités, à savoir la
détermination au combat, en pâtit. En résulte une situation où la plupart des
Syriens « ont peur de la mort »[4],
de leurs adversaires et ne sont en conséquence pas ables[5].
La tendance des unités loyalistes à fuir est alimentée par l’empressement avec lequel
les plus hauts gradés quittent le champ de bataille[6].
Dans le cas présent, une mauvaise coordination entre russes et autres acteurs (lors
du minage du dépôt de munitions) a catalysé un mouvement de panique et de
repli.
De plus, la dépendance du régime à des milices hybrides
(mixant les groupes armés paramilitaires et des ma as clientélistes) constitue
une vulnérabilité importante. De fait, le recours à ces milices indique un affaiblissement
du pouvoir étatique, et il semble même que l’intérêt des milices prime sur
celui « de l’Etat », même au combat. Pour terminer, la troisième bataille
de Palmyre montre que, sans relais au sol, les frappes aériennes, même
intensives, ne peuvent stopper un adversaire déterminé. Certes, l’impossibilité
d’utiliser la base iranienne d’Hamedan (après sa brève ouverture en août) a
limité le spectre de réaction russe aux chasseurs-bombardiers, les bombardiers
stratégiques ne pouvant pas cibler systématiquement les rassemblements de
forces adverses[7].
Il demeure que sans présence au sol, les frappes aériennes ne remportent pas de
combat à elles seules.
Implications stratégiques
La reprise de Palmyre et l’encerclement de T4 (qui sera
de courte durée, étant brisé deux jours plus tard) ont valeur de victoire
stratégique pour l’EI, en termes militaires et médiatiques (première victoire
depuis la prise de Ramadi). Corollairement, c’est aussi une défaite stratégique
loyaliste. Outre la défaite médiatique et la perte d’image vis-à-vis des alliés
du régime, c’est aussi la perte d’un saillant névralgique, notamment pour une
potentielle réouverture de la route vers les positions loyalistes à
Deir-ez-Zor, assiégées par l’EI depuis mai 2015. Mais c’est surtout une
terrible défaite énergétique (voir plus bas). Toutefois, c’est contre-intuitivement
une victoire opérative syro-russe, dans le sens où la perte de Palmyre n’a pas
empêché les opérations de siège et la capture d’Alep. Cependant, les russes
enregistrent une défaite opérative en termes de collecte de renseignement,
c’est, contre tout attente, une victoire syrienne au niveau du repli du
personnel, de coordination et d’actions conséquentes. Sur le plan tactique et opérationnel,
c’est contre tout attente une victoire syrienne au niveau du repli du
personnel, qui ne laisse que 15 hommes dans la cité contre moins d’une centaine
lors de la première bataille. Enfin, c’est également une défaite tactique
iranienne par l’incompétence de la brigade des Fatimides (sa « légion étrangère »
afghane), qui fuit presque dès les premiers combats.
Implications énergétiques
La perte des champs gaziers signifie une réduction
d’approvisionnement en gaz de 300 à 350 m3 (près de 30 % de la consommation)
par jour pour le régime, et ce en plein hiver. Alors que la Syrie était
fortement dépendante des importations à 67% (800 m3 / jour), le régime avait
cherché à stabiliser la production locale, notamment en raison de son
importance croissante dans le budget (20% de celui-ci). La capture du centre de
la Syrie fait voler ces rêves de stabilisation en éclats. Certes, un racket du
type gaz contre paiement aurait pu être mis en place par l’EI, comme ce dernier
l’a fait avec l’électricité du barrage de Taqba. Mais le 9 janvier 2017, l’EI
détruit définitivement le complexe de ra nage gazier d’Hayyan, réduisant ces
espoirs à néant. Si la perte des champs gaziers signifie un recours accru aux
importations (notamment iraniennes), et donc une vulnérabilité géopolitique,
elle indique surtout une paupérisation de la vie des Syriens sous contrôle
gouvernemental.
Moins de gaz veut dire moins d’électricité (les centrales
électriques syriennes fonctionnent au gaz), de chauffage et des pénuries
temporaires à permanentes. Dès le 12 décembre, le rationnement de l’électricité
est accru (jusqu’à 22h dans certaines zones), et le 21 décembre, l’ensemble des
services de chauffage et d’électricité voit leur prix augmenter, suivi du gaz
le lendemain. Mais les impacts sont plus vastes : moins d’électricité
signifie moins d’eau (en raison de la réduction d’énergie pour le pompage) et
moins de chauffage : en résulte une prolifération des problèmes d’hygiène
pour des civils Syriens vivant dans des conditions déjà précarisées. De plus,
le développement du marché noir accroît le problème, de manière à pouvoir
envisager un effondrement total de l’économie syrienne[8]
si les champs gaziers n’étaient sont pas repris à temps. A terme, la perte ces
derniers pourrait être plus dommageable au régime que l’ensemble de la guerre
civile, par un mécontentement politique homogène dans la population.
Brève conclusion
A Palmyre, la perte à nouveau de la ville par le régime
est emblématique de plusieurs tendances de fond qui caractérisent le conflit
syrien. Tout d’abord, la morcellisation des factions à mesure de l’avancement
du conflit, et avec ce morcellement, des loyautés et l’hétérogénéité des différentes
unités loyalistes. Puis, la bataille souligne un certain épuisement des forces
et une résignation à la fuite face à un adversaire déterminé. Par corollaire,
c’est la démonstration que face à la supériorité technologique du régime et ses
alliés, les forces morales et l’emploi judicieux d’une manœuvre rapide peuvent
très bien l’emporter. En n, la reprise de la ville confirme surtout la
puissance en creux de l’Etat islamique : « fort de la faiblesse de ses
adversaires ».
Addendum: Quid de la reprise de la ville ? (Quatrième bataille de Palmyre)
A l’heure où nous écrivons ces lignes, la ville de Palmyre a été reprise depuis un mois. Il aura fallu 82 jours aux forces loyalistes pour reprendre la cité. Ce chiffre, comparé aux quatre jours d’offensive nécessaires à l’Etat islamique pour se saisir la ville, pourraient surprendre. Pourtant, l’explication de la durée de la reconquête est probablement plus à trouver dans 1) la nécessité de retrouver une articulation des forces cohérente, 2) la longueur des lignes jusqu’à la ville (qui étaient significativement moindres pour le cas de l’offensive de l’EI) et 3) par la doctrine du régime qui préfère les progrès lents mais économes en pertes à ceux fulgurants mais coûteux en personnel.
La montée du Ve corps
Cette reprise de Palmyre par les loyalistes signale un changement important dans l’équilibre des forces sur le terrain. Alors que par le passé, aucune action offensive d’envergure ne pouvait s’effectuer sans la présence des forces Tigre, l’action de celles-ci n’a pas été centrale dans ce cas-ci. C’est principalement le Ve corps qui a mené l’offensive. Cette unité, fondée le 22 novembre 2016, est composée de volontaires syriens ayant déjà accompli leur service militaire. Sa mission est offensive : il s’agit « d’éliminer le terrorisme », en particulier l’Etat islamique. En ce, la création du Ve corps indique la création d’une deuxième force offensive après les forces Tigre, troupes de choc. Equipé avec un matériel de qualité supérieure (par rapport aux autres unités), le Ve corps est accompagné de conseillers militaires russes. En outre, celui-ci bénéfice de l’expertise combinée syro-iraqo-irano-russe.
Poursuite de la poussée ?
Contrairement à la situation de mars 2016 (où le régime avec avait recapturé la ville pour ensuite cesser sa poussée), les opérations ayant suivi la recapture de cité semblent indiquer que le régime cherche à consolider ses positions autour de la ville. Si celui-ci veut verrouiller Palmyre, il doit pousser jusqu’à Shaer au nord, voir plus loin, pour désenclaver le saillant loyaliste. A l’est, la capture d’Arak, verrou de la route Deir-ez-Zor – Palmyre, est impérative. Au sud, c’est principalement les montagnes à l’est de Qaraytain qui doivent être reprises pour sécuriser un flanc certes vaste mais « mou ». Et si les ressources le permettent, l’élargissement du périmètre palmyrène pourrait être suivi d’une réouverture de la voie d’approvisionnement de Deir- ez-Zor. La ville, coupée des lignes loyalistes depuis près de deux ans, résiste toujours aux jihadistes. La réouverture d’une route d’approvisionnement signifierait en outre une défaite tactique, opérative, stratégique et médiatique pour l’Etat islamique, tout en coupant les possessions jihadistes en deux en Syrie.
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Un combattant du Ve corps, de l’unité des « chasseurs de l’EI » près du champ gazier de Palmyre (3 km au nord-ouest des silos à grains), le 16 mars. |
Sources
Sur Twitter : Vince Beshara :
@Jacm212, Bosno Sinjić : @BosnjoBoy, Hassan Ridha : @sayed_ridha,
Yusha Yuseef : @MIG29_, @ WithinSyriaBlog, @IvanSidorenko1,
@QalaatAlMudiq, @Nidalgazaui, @PalmyraRev1, @Step_Agency.
Stéphane Mantoux, Bataille de
Palmyre : les jihadistes de Daech in igent un revers cinglant à l’armée
Bachar, L’oeil du spécialiste, France soir, 13 décembre 2016. Disponible
sur : http ://www.francesoir.fr/politique-
monde/bataille-de-palmyre-les-djihadistes-de-daech-infligent-un-
revers-cinglant-l-armee-de-bachar-al-assad-etat-islamique-victoire-
symbole-cit%C3%A9-antique-monument-Russie-Unesco-terrorisme.
Un analyste militaire russe révèle des
informations intéressantes sur la chute de Palmyre [traduction], Palmyra Monitor, 17 décembre 2016. Disponible
sur :
http://www.palmyra-monitor.net/2016/12/17/%D9%85%D8%AD%D9%84%D9%84-%D8%B9%D8%B3%D9%83%D8%B1%D9%8A-%D8%B1%D9%88%D8%B3%D9%8A-%D9%8A%D9%83%D8%B4%D9%81-%D9%85%D8%B9%D9%84%D9%88%D9%85%D8%A7%D8%AA-%D9%85%D8%AB%D9%8A%D8%B1%D8%A9-%D8%B9%D9%86-%D8%B3/
Ivan Yakovlev, The fall of Palmyra : Chronology
of the events, Al- Masdar News, 20 décembre 2016. Disponible sur : https ://www.almasdarnews.com/
article/fall-palmyra-chronology-events/
Vasgri, Russian gifts for ISIS : what was left
behind in the abandoned military base in Palmyra, Inform Napalm, 24
décembre 2016. Disponible sur : https ://
informnapalm.org/en/russian-gifts-isis-left-behind-abandoned-
military-base-palmyra/
[1] A noter que l’usage
parcimonieux de SVBIED (4) indique que la manœuvre a été privilégiée sur le
choc.
[2] Voir Grégoire Chambaz, Méthodes de combat et évaluation tactique de
l’EI, RMS n° T1, 2016.
[3] Lire entre iraniens et
russes, les premiers essayant d’impressionner sans succès les derniers.
[4] Selon les mots d’un
conseiller militaire russe.
[5] Le conseiller militaire
russe indique que plusieurs groupes loyalistes auraient prétexté le débordement
de leurs positions dans les champs gaziers pour justifier leur repli, alors que
celles-ci n’auraient même pas été sous le feu de l’EI.
[6] En l’occurrence, le
sous-commandant de l’état-major général syrien, terrifié, a initié le mouvement.
Dans la panique, le chef opérations, le chef artillerie, le chef d’état-major,
et le commandant de la 18e division ont suivi. Puis les officiers
subalternes, et les soldats ont achevé la débandade. Pour l’anecdote, le régime
n’a retrouvé trace du sous-commandant de l’état-major général syrien que deux
jours plus tard, réfugié chez lui. Symptomatiquement, il a été immédiatement
démis de ses fonctions mais pas déféré en court martiale.
[7] La piste de la base russe
d’Khmeimim en Syrie n’est pas assez longue pour accueillir les bombardiers
TU-23M, et le temps de vol depuis la Russie est de quatre à cinq heures.
[8] Le gouvernement ne
pouvant pas payer pour tous les prix (généralement élevés) des importations.
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