mardi 10 décembre 2013

La guerre civile syrienne : interview de Tom Cooper

Depuis septembre 2013, je me suis intéressé à la guerre civile en Syrie et en particulier à sa dimension militaire1. Ce faisant, de fil en aiguille et jusqu'à ce jour, j'ai diversifié mes sources d'information pour essayer de proposer des billets de plus en plus construits, susceptibles de fournir des informations pertinentes sur le conflit syrien. C'est ainsi qu'au cours de de mes recherches, j'ai rencontré Tom Cooper, bien connu des passionnés d'aviation militaire sur le web pour son site et son forum associé, ACIG2. Tom Cooper, originaire d'Autriche, est un journaliste spécialisé sur l'aviation militaire, et un historien. A la suite d'une carrière dans le monde du transport -ce qui lui a permis, durant ses nombreux voyages au Moyen-Orient et en Europe, d'établir des contacts avec des sources de première main-, il a progressivement évolué vers l'écriture. Il s'est passionné assez tôt pour l'aviation de l'après Seconde Guerre mondiale et s'est concentré ensuite sur les petits conflits et forces aériennes associées, sur lesquelles il a collecté d'importantes archives. Il s'est focalisé en particulier sur les forces aériennes africaines et arabes, jusqu'alors peu traitées, et sur l'armée de l'air iranienne. Il a déjà publié 14 livres -dont la fameuse série « Arab MiGs », qui examine le déploiement et l'histoire opérationnelle des MiG et Sukhoï des forces aériennes arabes engagées au combat contre Israël (Algérie, Egypte, Irak, Syrie)- et plus de 200 articles sur ces sujets. Bien renseigné sur le conflit syrien, là encore par des sources de première main, Tom Cooper a accepté de répondre à quelques questions. J'ai recueilli ses propos en anglais dans un premier temps, puis je les ai traduits pour notre public francophone.

Source : http://www.acig.info/exclusives/Logo1.jpg



Stéphane Mantoux.


 



Depuis le printemps 2013, l'armée syrienne semble avoir le dessus. La victoire dans la campagne d'al-Qusayr3 (certaines sources soulignent une victoire opérative avec des conséquences stratégiques pour cette campagne) est-elle un tournant ?


Al-Qusayr n'est pas le tournant de la guerre. La bataille d'Al-Qusayr est importante parce qu'elle représente le premier engagement significatif du Hezbollah aux côtés du régime, et parce qu'elle constitue la première victoire nette (pour le régime) du conflit. Mais ce n'est pas un tournant.

Plusieurs autres événements beaucoup plus importants ont eu lieu en 2013, qui ont provoqué un retournement dans l'équilibre des forces sur les champs de bataille de la guerre civile syrienne, mais il n'y a pas encore eu de tournant.

Même à l'heure actuelle, alors que les forces mises en ligne par le régime se montent à 100 000 hommes, toutes ces forces combinées -la division de la Garde Républicaine, la 4ème division blindée, les Forces Nationales de Défense (FND), la milice du Parti Baas, les unités régulières et les forces spéciales des Gardiens de la Révolution, deux brigades du Hezbollah venant du Liban, et une douzaine de milices chiites (dont les combattants sont baptisés « Hezbollahis », recrutés d'abord en Irak, mais aussi en Azerbaïdjan), entraînées, armées et ravitaillées par l'Iran- ne peuvent faire pencher la balance de manière décisive. Au mieux, certaines de ses unités peuvent mener des offensives efficaces mais limitées dans leur ampleur, ce qui est différent des opérations précédentes conduites par les unités régulières syriennes.




En réalité, en examinant les opérations de ces formations cette année, il est évident que ces « nouvelles » unités du régime jouent le rôle d'une « brigade de pompiers » :

  • après al-Qusayr, le régime tente de sécuriser Homs. En déployant les troupes du Hezbollah, il parvient à prendre des districts importants aux rebelles mais au prix de pertes sensibles et d'un temps certain.
  • Dans le même temps, la situation dans l'est de la Ghouta devient critique, les rebelles menaçant l'aéroport international de Damas. Le régime insiste donc pour une nouvelle offensive dans ce secteur. Les Iraniens dépêchent les Hezbollahis sur place mais ceux-ci sont de trop peu de poids pour faire autre chose que couper la plupart des routes de ravitaillement des rebelles (en outre, certaines milices se combattent aussi les unes avec les autres, tout en combattant les rebelles syriens).
  • Dans le même temps, les insurgés lancent leur offensive dans la région de Lattaquié. Avec sa « maison mère » menacée, le régime insiste à nouveau pour envoyer des renforts dans cette direction. Comme précédemment, les Iraniens ne sont pas à la fête (en fait, le débat avec Damas dure presque une semaine) mais ils cèdent : toutes les autres opérations offensives sont stoppées et des renforts sont acheminés à Lattaquié, tandis que les opérations à Homs et dans l'est de la Ghouta ne sont pas menées à leur terme.
  • Finalement, la situation à Alep devient critique car la garnison locale -dont une des brigades de la Garde Républicaine- est isolée par l'avance des rebelles et à court de ravitaillement. C'est pourquoi le régime (mobilisant les forces spéciales des Gardiens de la Révolution, deux formations de Hezbollahis et la 4ème division blindée) lance une dernière offensive dans cette direction, via Khanassir, pour ouvrir un corridor afin de ravitailler la garnison. C'est une opération de stabilisation, et non un tournant.


L'armée de l'air syrienne est entrée massivement dans la bataille à l'été 2012. Il est devenu commun de dire que l'aviation est l'un des atouts majeurs du régime. De plus, les pertes infligées par les rebelles semblent diminuer depuis le début de l'année 2013. Pourquoi l'aviation est-elle si importante et quel est son état aujourd'hui ?


La Syrian Arab Air Force est en fait entrée au plus tard dans le conflit en mars 2012. D'abord par le biais des hélicoptères, déployés pour ravitailler des dizaines de garnisons assiégées. Les chasseurs-bombardiers légers sont entrés en action fin juin 2012, en réponse à la progression des rebelles à Alep et Deir es-Zor. En novembre 2012, l'aviation conduit 250 missions par jour. Ce rythme diminue seulement au printemps 2013 en raison du mauvais temps, le régime déployant des missiles sol-sol en lieu et place des avions.

De manière générale, avant l'intervention iranienne et du Hezbollah, l'aviation syrienne a constitué le « dernier rempart » des douzaines de fois : le plus souvent, elle a représenté le dernier élément sauvant les garnisons isolées de l'annihilation.

Les pertes de l'aviation syrienne baissent depuis mars-avril 2013 pour plusieurs raisons. La première est que l'intensité des opérations diminue de plus de 50%, en partie à cause du déroulement des combats et de l'attrition conséquente, en partie à cause de la météo. L'aviation syrienne n'a pas perdu beaucoup de chasseurs-bombardiers (15 MiG-21, Su-22, MiG-23BN et Su-24 à ce jour) mais elle a en revanche perdu plus de la moitié de ses hélicoptères Mi-8/17 jusqu'en mars 2013. L'académie de l'armée de l'air a dû être fermée, en raison de défections et de mutineries, mais aussi parce que certaines de ses composantes ont été soumises au siège, voire emportées par les rebelles. Le nombre d'unités d'hélicoptères a plus qu'été divisé par deux, et certaines unités de chasseurs-bombardiers ont été dissoutes.

Source : http://theaviationist.com/wp-content/uploads/2012/11/Syrian-Su-24.jpg


De plus, l'aviation s'est tellement dépensée dans le second semestre 2012 et le printemps 2013 que les flottes de MiG-23BN et de Su-22 sont à bout de souffle. Ces appareils peuvent voler de manière continue pendant 600 heures. Ensuite, ils demandent une révision complète, longue (et coûteuse), pendant laquelle ils sont pratiquement reconstruits intégralement. La principale installation d'entretien de l'aviation syrienne, « les Ateliers » de la base aérienne de Nayrab, sur la partie militaire de l'aéroport international d'Alep, était assiégée jusqu'il y a une semaine, et les ateliers sur les autres bases aériennes ne peuvent assurer qu'un entretien réduit. De vastes portions de la flotte de chasseurs-bombardiers syriens ne peuvent tout simplement pas être révisées, ou seulement partiellement. C'est pourquoi ceux-ci « disparaissent » du champ de bataille, alors qu'ils n'ont pas subi de lourdes pertes.


Les rebelles peuvent-ils empêcher l'aviation syrienne de dominer les cieux ? Ils peuvent s'emparer des bases aériennes pour détruire ou capturer les appareils au sol... mais peuvent-il vraiment briser la supériorité aérienne du régime ?


Actuellement, je ne vois aucune formation des insurgés capable d'atteindre un tel niveau, améliorant sa puissance de feu ou coopérant avec d'autres unités pour mener de telles opérations. La plupart des formations les plus puissantes sont loin d'être défaites, en fait, à l'exception de l'Armée syrienne libre (qui est en train de se dissoudre faute d'approvisionnement et de soutien financier), elles sont même en bonne condition, peu touchées par les offensives récentes du régime. Pourtant, comme l'Occident a cessé son assistance, il y a une réorganisation à grande échelle du réseau des insurgés syriens, une sorte de « nettoyage » : alors que les modérés ont pour beaucoup baissé les bras ou ont même quitté le pays, des factions -des groupes politiques soutenus en particulier par les Etats arabes du Golfe- achètent littéralement les unités armées, ce qui provoque un manque total d'unité et même des affrontements internes.

Les insurgés syriens authentiques font également face à une menace dans leur dos, puisque des organisations extrêmistes comme l'EIIIL se sont emparées d'une bonne partie des régions libérées dans le nord du pays.

Cela entraîne une situation où les groupes armés les plus importants sont d'abord préoccupés par la réorganisation interne, en combattant en particulier l'EIIL, plutôt que de mener des offensives de grand style contre le régime, que ce soit contre les bases aériennes ou les garnisons.

En outre, notamment en raison de la pression américaine, la prolifération des MANPADS comme le SA-7 chez les insurgés syriens est plus limitée qu'auparavant.





Enfin, les pilotes syriens ont appris de leurs engagements précédents. Le régime n'envoie plus forcément des hélicoptères pour larguer du ravitaillement au-dessus des garnisons : des avions de transport s'en chargent hors de portée de la plupart des armes rebelles (si l'aviation syrienne n'avait pas changé de tactique, elle aurait perdu aujourd'hui l'intégralité de sa flotte de Mi-8/17). Les chasseurs-bombardiers mettent aussi en oeuvre des tactiques adaptées aux circonstances locales, ils utilisent également davantage de munitions guidées qu'auparavant. Ils sont plus habiles à éviter les tirs de DCA.


Récemment, les pertes en chars et en véhicules blindés ont également diminué. Est-ce dû à un changement de tactiques, aux conseils des Iraniens, ou les deux à la fois ?


Cela est dû aux facteurs suivants :

a) Jusqu'au printemps 2013, les unités du régime « authentiques » ont envoyé leurs chars et leurs véhicules blindés dans les zones urbaines, avec des résultats prévisibles (lourdes pertes). Les insurgés ont facilement encerclé les véhicules, les ont isolés de l'infanterie avant de les détruire. Rien de nouveau depuis l'expérience allemande en Pologne de 1939...

b) Dans le même temps, le régime a non seulement perdu une bonne partie de ses unités blindées ou mécanisées (par usure ou défection), mais souffre aussi du manque d'essence. La Garde Républicaine par exemple, est immobilisée depuis plusieurs semaines en raison des opérations offensives conduites par la 4ème division blindée et les éléments mécanisés des FND au nord de Damas et à Alep.




c) Enfin, les outils principaux du régime sont désormais les Iraniens, le Hezbollah et les milices des Hezbollahis. Bien que les Gardiens de la Révolution manoeuvrent leurs propres formations blindées en Iran, et que certaines unités déployées en Syrie servent d'infanterie mécanisée, notamment pour la Garde Républicaine, ces trois composantes sont généralement un mélange de forces spéciales (y compris du type SWAT), d'infanterie légère et de milices. Elles conduisent maintenant la plupart de leurs attaques de nuit, y compris en zone urbaine. Elles se reposent sur leurs blindés uniquement pour franchir les zones à découvert. De jour, elles opèrent avec un soutien massif en artillerie et en aviation, fort efficace pour neutraliser les équipes antichars rebelles.

C'est cette combinaison de facteurs qui donne moins d'opportunités aux insurgés de pouvoir ouvrir le feu sur les véhicules blindés du régime.


Pour finir, quelle est la situation de l'armée syrienne ? Les formations régulières sont-elles exsangues ? La survie du régime est-elle fonction de l'incorporation des miliciens (FND, chiites irakiens) et de l'appui et de l'intervention directe de l'Iran et du Hezbollah ?


A ma connaissance, l'armée syrienne n'existe pour ainsi dire plus. Bien sûr, elle est mentionnée par tous les médias du régime et par les médias étrangers. Pourtant, si les médias locaux n'ont guère d'autre choix que de suivre les instructions du régime, les médias étrangers n'ont pas la perspicacité suffisante ni une bonne compréhension de la composition des forces de Bachar el-Assad (tout comme le journaliste moyen) et sont souvent loin des champs de bataille. En tout cas il ne reste plus grand chose de l'armée syrienne. Elle a tellement souffert de mutineries, de défections (des divisions entières se sont effondrées fin 2011 et en 2012), des pertes et des refus d'incorporation, qu'elle ne constitue plus un facteur à part entière du conflit.

Mais le régime continue d'employer certaines unités :

  • la Garde Républicaine : cette division ne fait pas vraiment partie de l'armée puisqu'elle est contrôlée par des hauts responsables du régime. Cette formation d'élite, responsable de la défense de Damas, est réduite à deux, peut-être trois brigades opérationnelles (comparées aux 6 du début de la guerre). Les Gardiens de la Révolution iraniens ont déployé une brigade d'infanterie complète pour regonfler cette division (apparemment une brigade d'infanterie mécanisée, 2 000 hommes, de leur 8ème division), et une unité de Hezbollahis est visiblement aux commandes de certains T-72 (lesquels sont par ailleurs en mauvais état).
  • La 4ème division blindée : « officiellement » partie intégrante de l'armée, mais aussi sous la coupe directe du régime, et en dehors de la structure de commandement depuis longtemps ; cette unité est également réduite à employée deux brigades ad hoc. Leur moral est si fragile qu'elles ont tendance à fuir le champ de bataille si les conditions ne sont pas favorables (le cas s'est encore présenté récemment, et une compagnie du Hezbollah s'est retrouvée en mauvaise posture face à une attaque rebelle). Comme la Garde Républicaine, la 4ème division blindée est renforcée par des Gardiens de la Révolution et, plus important, par une brigade du Hezbollah.
  • De toutes les anciennes unités de l'armée syrienne, il y a encore 2 ou 3 « task forces » pour la manoeuvre, qui ressemblent assez aux brigades mécanisées par la composition, la mobilité et la puissance de feu. Le noyau est formé par d'anciennes unités d'élite ; celles-ci sont composées d'Alaouites ou de sunnites loyaux. La plupart de ces formations sont cependant venues constituer les FND ou la milice du parti Baas. Les restes de la 3ème division blindée, par exemple, ont servi de base à la 76ème brigade. En août 2013, lorsqu'elle est redéployée à Lattaquié, elle a subi tellement de pertes -deux bataillons opérationnels- qu'elle doit être recomplétée avec des bataillons des NDF de Tartous. C'est ainsi qu'elle devient la « brigade de la mort ». Il y a d'autres exemples similaires avec des éléments de la 3ème division blindée ou des anciennes 14ème et 15ème divisions de forces spéciales.





Ce qui reste de l'armée syrienne consiste en garnisons : des loyalistes bloqués dans leurs casernes et isolés par les insurgés depuis des mois, voire deux ans pour certains. La plupart de ces garnisons sont composées d'officiers épuisés et d'hommes peinant à aligner un matériel conséquent, et capable seulement d'opérations défensives limitées.

Mais plus aucune formation de l'armée syrienne n'existe vraiment en tant que telle. Donc, oui, l'intervention de l'Iran et du Hezbollah a été cruciale pour la survie du régime.

Cela mérite quelques éclaircissements. Cette situation a émergé en 2013. C'est pourquoi cette réponse est liée à la première sur le tournant qu'aurait constitué al-Qusayr. Au moment où le Hezbollah lance son attaque contre la ville, les restes de l'armée syrienne sont au bord de l'effondrement. Sans l'intervention de l'Iran et du Hezbollah entre février et juin, le régime n'aurait pas passé l'été. Les Iraniens ont commencé à débaucher des « volontaires » en Iran, en Irak, au Liban, en Azerbaïdjan et ailleurs, des unités des Gardiens de la Révolution sont entrées en Syrie, et l'Iran a persudé le Hezbollah d'engager sa branche militaire sur place. Téhéran accroît aussi son soutien financier à Damas (un milliard de dollars par mois, sans compter 500 millions en carburant). Cela, combiné aux problèmes d'unité des insurgés et à leurs problèmes de ravitaillement, a contribué à stabiliser la situation. Du temps a été gagné pour reconstituer les restes de l'armée syrienne, former les FND, entraîner la milice du parti Baas, remettre en ligne des milliers de cadres blessés, etc.

Pourtant, l'intervention à al-Qusayr n'est pas un tournant, car ce faisant l'Iran et le Hezbollah ont subi des pertes conséquentes. Les opérations de contre-insurrection en milieu urbain, l'une des formes les plus difficiles du combat terrestre, sont une nouveauté pour eux. Des rumeurs parlent même d'un bataillon iranien complètement détruit le temps d'apprendre les bases... Les Iraniens et le Hezbollah ont eu besoin de temps pour convaincre, voire forcer les officiers syriens à changer de tactique, prendre eux-mêmes le commandement sur le champ de bataille, s'adapter aux réalités et aux nécessités du moment. Il faut apprendre à l'armée syrienne à combattre comme elle ne l'a jamais fait auparavant, tout en créant les FND et la milice du parti Baas grâce à l'armement russe.




Dans le même temps, le régime lance une attaque chimique dans l'est de la Ghouta en août 2013, avec des répercussions qu'ils n'auraient jamais osé imaginer. Pendant un mois ensuite, il y a beaucoup de discussions chez les Américains et à l'OTAN pour savoir si une opération militaire sera lancée ou non contre le régime. Mais qu'est-il arrivé à la place ? Avec l'aide de Moscou -qui fournit allègrement les fonds pour le matériel militaire-, le régime négocie son désarmement chimique et obtient les mains libres pour mener des opérations de grande envergure contre les rebelles.

Manifestement, depuis, le régime lance des offensives successives. Pourtant, comme on l'a décrit ci-dessus, ces offensives restent limitées en ampleur et en succès. La dernière a vu une combinaison entre les forces spéciales des Gardiens de la Révolution, deux bataillons de Hezbollahis et une brigade de la 4ème division s'ouvrir un chemin vers l'aéroport international d'Alep et la vieille ville via Khanassir. Assurément, la planification et la logistique de l'opération ont été brillantes.

En réalité, les Iraniens ont conclu de manière correcte que le le front al-Nosra à as-Safira et l'EIIL dans son dos étaient plus préoccupés par la destruction des autres groupes rebelles comme ceux de l'Armée syrienne libre, plutôt que par des offensives contre le régime. Les forces syriennes ont donc frappé au bon endroit et au bon moment. Pourtant, ce n'est pas un tournant, car le régime ne dispose pas des effectifs, de la logistique et même des compétences opérationnelles pour ce faire : alors que le gros des forces combat à Alep, le front al-Nosra réussit à frapper le flanc de la progression et à couper la route au niveau de Khanassir. Nous verrons si le régime parvient à déployer assez de forces pour sécuriser finalement la zone.

Pour conclure, j'aimerai revenir sur l'attaque chimique du régime dans l'est de la Ghouta. Je trouve que c'est un événement encore plus significatif dans le déroulement de la guerre que la bataille d'al-Qusayr. Parce que le régime a établi un autre « précédent » et s'en sort mieux qu'avant, comme déjà de nombreuses fois durant le conflit. C'est un schéma que l'on peut faire remonter quasiment au commencement de la guerre.

Le régime a provoqué cette guerre parce qu'il ne pouvait ni venir à bout ni ignorer les manifestations de masse -entièrement pacifiques- à travers le pays. Il a également installé la guerre civile pour sortir d'un scénario dont la fin était évidente, et a commençé ainsi à déployer de « faux » groupes de « terroristes islamistes extrêmistes » (contrôlés par le régime) derrière les manifestants, qui ont tiré sur les forces de sécurité qui tentaient de « contrôler » les foules. Non seulement cela entraîne des milliers de morts, mais lorsque l'Occident ne réagit pas -comme en Libye-, le régime intensifie le processus et la répression des manifestations au-delà de ce que l'Occident pensait « imaginable ». La brutalité du régime est cependant telle qu'elle finit par entraîner des mutineries et la dissolution de l'armée syrienne, ce qui déclenche l'insurrection armée. Le régime recrute ensuite des membres d'un groupe ethnique pour attaquer d'autres groupes ethniques, transformant le conflit en guerre ethnique et religieuse. Il laisse le noyau de ce qui devient l'EIIL corrompre des officiers et entrer en Syrie, de façon à pouvoir enfin avoir devant lui l'adversaire qu'il proclame affronter depuis le début des manifestations. Comme l'Occident ne réagit pas, le régime accroît l'escalade en mobilisant son aviation. Seuls les hélicoptères ont initialement utilisés contre les insurgés. Quand les attaques de représailles contre les populations civiles des zones urbaines libérées par les rebelles s'intensifient, ceux-ci lancent des attaques sur les bases aériennes de la province d'Idlib, à Damas et à Alep, et sécurisent une large portion de territoire entre Homs et as-Rastan, à l'été 2012. Le régime commence alors à déployer ses chasseurs bombardiers-légers, L-39 et MiG-21. L'Occident ne réagissant toujours pas, le régime déploie alors les Su-22, les MiG-23BN et les Su-24. Le régime finalement met en ligne toute son aviation, en octobre 2012, puis en vient à l'emploi des armes chimiques.

Visiblement, le régime effectue à chaque fois un « test » et attend la réaction occidentale. Lorsque cette réaction se limite à la diplomatie, le régime obtient son précédent et continue l'escalade.

L'attaque chimique de l'est de la Ghouta a été une sorte de « pic » dans ce schéma. Indirectement, il a provoqué l'assentiment du régime pour la destruction de son propre arsenal chimique. Pourtant, en retour, l'Occident -qui a manqué un nombre incalculable d'occasions de soutenir les insurgés, prétextant le manque d'unité, l'incapacité d'établir un gouvernement en exil et le péril islamiste, alors que c'est ce qu'espéraient les Syriens- a pratiquement cessé tout soutien aux insurgés. Les révolutionnaires sont à la merci des seigneurs de guerre, de différentes factions islamistes soutenues par les pays du Golfe, et des groupes djihadistes. Ce qui est tragique, car quand ces derniers ont appelés au « djihad » en Syrie à l'été 2011, ils ont été ridiculisés par tous, y compris les salafistes syriens. En d'autres termes, en échouant à soutenir correctement les insurgés contre le régime, l'Occident a contribué à abandonner la population syrienne (dont 60% de moins de 20 ans) à l'influence extrémiste. Un autre Yémen ou Afghanistan est en train de se former, et cela sous le prétexte parfois avancé de « contribuer à la sécurité d'Israël » dans la région. Franchement, je trouve ce raisonnement à courte vue car personne ne peut croire que cela améliorera la sécurité d'Israël, de l'Europe ou des Etats-Unis.



12 commentaires:

  1. Merci pour cet interview - Tom Cooper est toujours une formidable source. Auriez-vous la transcription en Anglais pour les non-francophones ?

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  2. Bonjour,

    Merci pour votre commentaire.
    Oui, bien sûr, le texte original en anglais a été publié sur mon propre blog, ici :

    http://historicoblog3.blogspot.fr/2013/12/interview-syrian-civil-war-tom-cooper.html

    Cordialement.

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    1. Bravo, encore une fois, Mr Cooper confirme qu'il demeure l'un des rares journalistes à avoir une vision rationnelle et objective sur un conflit qui, quoique très médiatisé, reste encore largement incompris.

      Encore merci pour cet interview.

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  3. De rien.
    Tom Cooper apporte une analyse assez juste, en effet, qui d'ailleurs est recoupée par certaines déclarations récentes de spécialistes, notamment sur les forces du régime (manque d'effectifs, etc).

    Cordialement.

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  4. Tout à fait d'accord, d’ailleurs, je ne sais pas si c'est l'endroit ou même si c'est permis, mais je me dois de signaler qu' il est passé maître dans ses écrits sur les armées de l'air des pays Arabes, je parle du coté historique, ses dernières "créations" en la matière de la série "Arab MiG" montrent bien qu'il ne manque pas de contacts dans ce domaine...

    Amicalement.

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  5. Je n'ai pas encore lu les ouvrages de T. Cooper mais certains articles sur ACIG, notamment, qui sont intéressants sur l'histoire militaire pure. En revanche, je vois certaines limites dès qu'on sort de celle-ci, sur certains sujets dont je me souviens.

    Cordialement.

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    1. On s'éloigne un peu de l'interview mais bon, si ce n'est pas indiscret pourrais je connaitre les sujets "limités" ? c'est de la curiosité pure et simple (et un peu malsaine disons le) vu qu'a ce jour j'ai toujours apprécié ses livres et ses articles.

      Si vous n'avez pas encore lu ses ouvrages je vous les conseille vivement y compris un plus ancien sur la guerre aérienne entre l'Iran et l'Irak (Iran Iraq war in the air) , depuis de l'eau à coulé sous les ponts et beaucoup d'autres faits et témoignages sont venus confirmer et de temps en temps infirmer ce livre mais il demeure, pour moi, et de loin, le meilleur sur le sujet.

      Si tant est qu'il y en a d'autres bien sur.

      Amicalement

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  6. Bonjour,

    Pour tout vous dire je pensais à un article sur la guerre de l'Ogaden, conflit de la guerre froide méconnu en Afrique, entre Somalie et Ethiopie (1977-1978). Tom Cooper avait fait un article sur le conflit, sur la dimension aérienne, très bon, mais je crois qu'il ne citait d'ailleurs pas beaucoup de sources (il a accès à des informations confidentielles, par des contacts de par le monde, mais du coup ça se prête mal à la bibliographie/notes type scientifique). Et j'avais remarqué que la description de la situation en Ethiopie, le renversement de Haïlé Sélassié, l'installation du Derg et l'ascension du régime de Mengistu, le "Négus Rouge", se prêtait un peu à des généralités sur le communisme, les communistes, etc. La contextualisation aurait gagné à être appuyée sur des ouvrages ou des articles précis (qui existent) plutôt que des banalités un peu datées, si vous voyez ce que je veux dire. C'est tout.

    Cordialement.

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  7. Bonjour,

    Je suis également un des rédacteurs de l'autre côté de la colline, mais j'utilise un autre identifiant pour que les commentaires gardent leur visibilité, Stéphane ayant répondu avec ceux du blog.

    Contrairement à l'impression qu'a pu avoir Stéphane à la lecture de l'article sur l'Ogaden et que ne je peux juger, connaissant très mal le conflit, la série des Arab Migs, dont je n'ai lu que les trois premiers volumes ne se limite en aucun cas à une histoire militaire purement événementielle, et l'un de ses points forts est précisément de consacrer beaucoup de place à la mise en perspective des actions purement militaires dans un contexte plus large, institutionnel, politique et économique. En outre, même si il ne fait à priori pas partie du sérail académique, Tom Cooper est, me semble-t-il largement reconnu par celui-ci, comme l'atteste le fait que cette série est co-écrite avec David Nicolle, ou encore que Pierre Razoux s'est beaucoup appuyé sur ses travaux antérieurs pour rédiger sa Guerre Iran-Irak.

    Ceci étant, et pour ne pas être taxé d'hypocrisie, je précise avoir coécrit un article avec Tom Cooper par le passé.

    Cordialement

    Adrien Fontanellaz

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  8. Bonjour Adrien,

    C'est tout à fait possible pour les ouvrages dont tu parles, et que je n'ai pas lu. A moi de le faire pour infirmer ou non l'impression que j'avais eu avec l'article sur la guerre de l'Ogaden (plutôt ancien quand même dans le travail de Cooper, je crois).

    ++

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  9. Bonjour, oui il est vrai que l'article en question (celui de l'Ogaden) fait quelque peu abstraction du contexte tant historique que politique, mais bon, à sa décharge il ne faut tout de même pas perdre de vue que c'est un article et qu'en tant que tel, il se doit d’être limité à ce qui en fait l’intérêt, à savoir la guerre aérienne.

    Amicalement.

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