samedi 1 septembre 2018

1918-1919 : combat pour la naissance de l’Estonie


Le 24 février 1918, le Comité de Salut Public ou Conseil des Anciens, désigné trois jours plus tôt, d’Estonie, proclamait l’indépendance du pays par la voie du célèbre nationaliste Konstantin Päts. Un statut très précaire. En effet, cette ancienne province de l’Empire de Russie profitait de la désagrégation totale de l’autorité russe suite à la révolution bolchévique mais elle allait devoir immédiatement faire face à un nouvel occupant.

Konstantin Päts, 1874-1956, en uniforme militaire (via Wikimédia Commons)


Raphael Romeo
 

En effet, si les Russes fuyaient le pays en février 1918, c’était devant la grande offensive des troupes allemandes de la 8ème armée qui envahissaient l’Estonie dès le 18 février 1918. Moins de cinq jours plus tard, Tallin était prise. En mars c’est le Traité de paix Brest-Litovsk entre les deux puissances belligérantes qui termine de fait les opérations militaires dans la région mais laisse la question des états baltes en suspens. Il faut, en effet, attendre la fin du mois d’août 1918, le 27 et les accords de Berlin, pour qu’une clause additionnelle statue sur ces ex-provinces de l’empire russes : les Russes bolcheviks devaient renoncer à toute prétention sur ces territoires. Cela permettrait aux Allemands de mettre en application le grand projet qu’ils avaient tenu en réserve depuis 1916 à savoir la formation d’un état balte vassal de l’Allemagne qui comprendrait l’Estonie, la Lettonie et une part de la Lituanie. Ce serait le duché balte uni ou grand-duché de Livonie. Ce projet qui rappelait les velléités allemandes de conquête de cette région du temps des Chevaliers Teutoniques s’appuyait sur la minoritaire couche de la population des pays baltes d’origine germanique et qui, la plupart du temps, faisait partie de l’élite nobiliaire terrienne et commerçante du pays en question. Le projet fut longtemps débattu mais le 22 septembre 1918, le gouvernement allemand désignait le prince Adolphe-Frédéric de Mecklembourg comme duc du nouvel état. Or, dès le début cet entité était vouée à son échec : en effet, hormis le gouvernement allemand, les grands propriétaires terriens germano-baltes et quelques aristocrates et bourgeois locaux, personne ne reconnaissait cette nouvelle entité politique. Les grandes puissances occidentales s’entendaient toutes sur le fait d’admettre une indépendance du moins de facto aux pays baltes et déjà, des liens avaient tissés entre les chefs nationalistes et les pays alliés comme la France, le Royaume-Uni ou l’Italie. 

Jaan Tonisson, 1868-1941 (via BNF)

 
De plus, l’occupation allemande de l’Estonie n’alla pas dans le sens de l’accommodation avec la population. En effet, on assista à une véritable germanisation sociale et culturelle : tous les hauts-postes furent confiés à des membres de la gentry germanophile tandis que les journaux en langue estonienne étaient supprimés. Les grandes villes comme Tallin, Narva ou Tartu passaient, quant à elles sous contrôle direct de l’armée allemande ce qui ne pouvait qu’exaspérer la population estonienne alors même qu’un vent de liberté avait soufflé sur elle.

Les Russes arrivent !

Le mois de novembre 1918 se passa plus moins paisiblement sur le front balte tandis que l’Empire allemand s’effondrait de toutes parts. Conscients de l’inutilité de maintenir une autorité allemande en Estonie, le fondé de pouvoir allemand remettait, à Riga le 19 novembre, le pouvoir au gouvernement estonien sorti de sa clandestinité. La veille, l’indépendance avait de nouveau été programmée et cette fois-ci pour de bon. L’inévitable Päts devenait chef du gouvernement et ministre de la guerre le 27 novembre : une tâche immense lui incombait car de lourds nuages noirs s’accumulaient sur le nouvel état estonien. Quant à Jaan Tõnisson, le leader historique du mouvement national estonien dans les années 1900, il était chargé de la difficile mission d’être le ministre plénipotentiaire du gouvernement estonien à l’étranger et partit immédiatement pour la Finlande proche pour négocier l’achats d’armes. Ces deux hommes sont les vrais pères de l’indépendance de l’Estonie.
Le 28 novembre, les derniers fonctionnaires allemands prenaient la route du départ. Mais le même jour, coup de tonnerre : la ville frontière de Narva, 210 kilomètres à l’est de Tallinn, subissait l’assaut des gardes rouges de la 6ème division russe. Les Bolcheviks de la 7ème armée du général Iskritsky déclenchaient une offensive de grande ampleur !

Andres Larka, 1879-1943 (via Wikimédia Commons)
Cette nouvelle ne surprenait pourtant pas : le 13 novembre, les Russes avaient déjà dénoncé les accords sur les pays baltes et dès le 22, leurs troupes s’étaient heurtés violemment aux Allemands qui, toujours en place à ce moment, les avaient repoussés. Parallèlement, les Bolcheviks estoniens essayaient de renverser le pouvoir en place et proclamaient la sédition : formés en Comité révolutionnaire, ils appelaient de leurs vœux l’arrivée prochaine de l’Armée Rouge. 
 
Pour le gouvernement de Päts, la situation est critique. On envoie rapidement des demandes d’aide à l’étranger : le Royaume-Uni répond favorablement de même que la jeune Finlande qui vient de battre les partisans de l’Armée Rouge dans sa propre guerre d’indépendance en avril 1918. Mais avant toute chose, il faut une armée à la jeune république estonienne. Dès le mois de décembre 1917, la diète de Tallinn avait lancé l’idée de former une armée nationale. Une petite division s’était formée. Un an plus tard, la situation impose de mobiliser des forces plus importantes et les dernières semaines du mois de décembre virent naitre la véritable première armée estonienne. Le 16 novembre, on décrétait un appel aux volontaires et celui-ci fut entendu même au-delà de l’Estonie notamment en Finlande où plusieurs milliers de volontaires répondirent à l’appel. Mais il fallait du temps et pour l’instant la division estonienne ne comptabilisait que 2000 hommes. À ceux-ci, on ne pouvait qu’ajouter la Garde Nationale mais il ne s’agissait là que de 14 500 civils mal armés et mal équipés. La guerre qui s’annonçait serait une guerre où les régiments estoniens verraient se côtoyer, le père et le fils, l’enfant et le vieillard ; l’appel avait résonné aussi bien dans les académies militaires qu’au fin fond des campagnes isolées. Le problème est que la Première Guerre Mondiale avait mobilisé plus de 100 000 adultes entre 18 et 45 ans dans l’armée russe et la plupart n’étaient pas encore revenus ou étaient morts. 
 
Plus que tout, on avait besoin de chefs. La direction de l’armée imposait un choix rapide et efficace : on le trouva, d’abord, en la personne du major-général Andes Larka, 39 ans et originaire du comté de Viljandi dans le sud du pays. Formé dans les académies militaires de Vilnius et de Saint-Pétersbourg, il avait connu la guerre contre les Japonais avec l’armée russe avant de servir contre les Allemands en 1914-1917. 


Vue de la ville de Narva et du fleuve du même nom (via le site EstonianWorld)

 
Quels seraient les autres ? La première division fut d’abord confiée au lieutenant-colonel Johann Laidoner. Agé de 34 ans, né dans le sud du pays, comté de Viljandi comme Larka, il était le fils d’un fermier et choisit de s’engager dans l’armée russe pour ne plus être une charge pour ses parents. Profitant d’une garnison à Vilnius, il va étudier à l’académie militaire en 1902 et sort premier de sa promotion ce qui le fait devenir sous-lieutenant. Passant brillement tous les grades, il devient un chef d’état-major apprécié de l’armée russe et combat dans le Caucase en 1914-1916 avec distinction les Turcs. Revenu en Estonie, il est nommé commandant de la division estonienne en janvier 1918 mais démissionne lorsque les Allemands occupent le pays se réfugiant à Petrograd. Promu colonel par le gouvernement provisoire estonien, il revient le 08 décembre 1918 à Tallinn pour assumer d’abord les fonctions de chef d’état-major général avant de prendre en main l’ensemble des forces armées estoniennes : sans doute le plus brillant des officiers estoniens. Celui qui le remplace dès le 16 novembre à la tête de la 1ère division est le major-général Alexandre Tõnisson, 43 ans, un très expérimenté et efficace officier de l’ex-armée tsariste également passé par la guerre d’indépendance de la Finlande contre les communistes russes en avril 1918.

Le général Johann Laidoner, 1884-1953 (via BNF)
Citons également le chef d’état-major de la 1ère division, Nikolaï Reek, né en 1890 de Tallinn, diplômé à 17 ans d’une école militaire russe puis entré à la célèbre académie de l’Empereur Nicolas, était un bon théoricien et un administrateur en plus d’un soldat. À trente ans, Viktor Puksar, sortait également de l’académie de Vilnius et fort de son expérience lors de la guerre contre les Allemands, ils s’était vu confié la défense du comté de Järva où on ira le chercher pour lui donner la seconde division se regroupant dans le sud-est de l’Estonie. Quand à Ernest Pȏdder, 40 ans, futur commandant de la 3ème division et alors chef de la Sécurité intérieure du gouvernement estonien, il sortait également d’un parcours très classique : académie de Vilnius, guerre russo-japonaise avec l’armée russe et premiers galons sur le front germano-russe en 1914-1916. 

Pendant que s’organisait la nouvelle armée estonienne, il fallait trouver une solution et gagner du temps face à l’invasion communiste. Narva ne devait tenir qu’un jour. En effet, face aux 7000 hommes de la 6ème division bien équipés en mitrailleuses et mortiers et soutenus par des aéroplanes et un croiseur arrivé par le lac Peïpous, les défenseurs de Narva ne purent rien faire. La ville n’était défendue que par des éléments de gardes nationaux -la plupart encore lycéens- et des soldats allemands du 405ème régiment d’infanterie qui avaient encore leurs cantonnements à Narva. 

Parallèlement, au sud du lac Peïpous, la 2ème division russe de Novgorod traversait la frontière ce qui rajoutait 7000 hommes à combattre. Le 18 décembre, la ville de Valga, 230 kilomètres au sud de Tallinn sur la frontière lettone tombait aux mains du 49ème régiment des chasseurs rouges estoniens qui s’emparant de la voie ferrée pouvait entrer à Tartu au sud du lac Peïpous. Tartu, la seconde ville du pays était perdue. De son côté, la 6ème division des gardes rouges prenait la ville de Tapa avançant à moins de 95 kilomètres de Tallinn. L’avancée des Rouges semblait inéluctable et déjà, les Bolcheviks estoniens pouvait créer des comités révolutionnaires comme ce fut le cas à Narva. Au début du mois de janvier 1919, la Russie pouvait considérer l’affaire estonienne comme entendue : la frontière lettone était désormais atteinte et seule résistait une mince ligne estonienne sur un axe Tallinn au nord-Ainazi à la frontière lettonne au sud. 

Le grand-état-major de l'armée estonienne (via Wikimédia Commons)

 
C’était sans compter sur les efforts faits par le gouvernement estonien, le ministre Päts et Johan Laidoner. Plus de 11 000 hommes avaient répondu à l’appel aux volontaires, 600 officiers revenus des camps tsaristes avaient été formés, nommés et l’on s’attelait déjà à perfectionner des unités semi-blindés comme à Tallinn où grâce aux efforts acharnés du capitaine Anton Irv naissaient les trois premières auto-blindées, en réalité des trains reconvertis en auto-mitrailleuses, de l’armée estonienne. Anton Irv, né en 1886, était un instituteur, fils de paysan, originaire de Livonie. Couvert de médailles suites à ses actions dans l’armée russe en 1914-1917, il avait très vite compris tout le potentiel de cette arme nouvelle et redoutable que représentaient les trains blindés. Suite à ce coup d’essai, on mettait en route de nouveaux trains blindés qui seront confiés au capitaine Karl Parts (1886-1941), ancien paysan et diplômé de l’académie russe de Peterhof à Saint-Pétersbourg. Cette division de trains blindés sera l’une des unités les plus efficaces et les plus solidaires de la toute jeune armée estonienne : plus tard, les officiers raconteront avec nostalgie le sentiment de franche camaraderie voire d’affection familiale qui y régnait. Il faut dire un mot sur l’homme qui supervisait toute cette intense préparation à savoir l’amiral Johann Pitka. Agé de 47 ans, celui qui avait passé 20 ans de sa vie sur des bateaux de pêche dans la Baltique était un vieux briscard au physique du loup de mer expérimenté. Il se mit en évidence dès 1917 en organisant le rapatriement de milliers de soldats estoniens de l’ex-armée tsariste depuis le territoire russe : une besogne particulièrement utile pour le futur. Chargé de mettre en place la toute nouvelle marine estonienne, il en sera le très efficace chef auto-proclamé.
Le capitaine Anton Irv et ses officiers sur un de leur train blindé en janvier 1919 (via Wikimédia Commons)

À présent, l’ancienne division estonienne devenue 1ère division comptait plus de 5700 hommes suite à l’apport de milliers de volontaires. Elle devrait s’opposer aux Russes mais elle ne serait plus seule dans cette lutte. Dès le 2 janvier, près de 2000 volontaires finlandais avaient débarqué ; ils faisaient suite à l’arrivée des 5000 fusils et 20 canons de campagne livrés le 05 décembre par le gouvernement finlandais. Une aide précieuse arrivait également de la part du Royaume-Uni : une escadre sous les ordres du contre-amiral Alexander-Sinclair entrait dans le port de Tallinn le 31 décembre 1918 avec une belle cargaison. En effet, en plus des 6500 fusils, 200 mitrailleuses et 2 canons de campagne qui arrivaient d’Angleterre, les Britanniques livraient aux Estoniens deux navires de guerre russes qu’ils avaient capturés, les destroyers Spartak et Avtroil qui devinrent les navires Vambola et Lennuk de la première force navale estonienne. L’escadre britannique combattra tout le temps de la guerre aux côtés des Estoniens perdant 6 navires, 108 marins et 5 aviateurs dans les combats face aux Russes. Même la communauté germano-balte répondit à l’appel et participa activement à la formation du bataillon baltique, une unité mixant mitrailleuses et infanterie classique. De nombreux corps-francs mêlant des hommes de différents horizons avaient d’ailleurs été formés ; ainsi du bataillon de Tartumaa (région de Tartu) formé par le Russe de naissance, Julius Kuperjanov, ancien instituteur et partisan passé dans les rangs estoniens en 1917 : initialement composé de 34 hommes, ce bataillon était passé à 600 hommes du fait de l’afflux de volontaires entre le 23 décembre et le début de l’année 1919 ce qui illustre l’engouement patriotique des Estoniens.

Carte de la situation début janvier 1919 (carte de l'auteur d'après le site Google Maps)



La contre-attaque des Estoniens

Le 02 janvier 1919, tout était donc prêt pour que l’armée estonienne reprenne l’offensive. Laidoner avait préparé un plan simple mais efficace : agir par mouvements rapides avec peu de troupes mais des unités suffisamment équipées pour s’emparer des points névralgiques comme les nœuds routiers ou les carrefours ferroviaires. La vitesse devait être l’atout face au nombre soviétique. En effet, face à ses 5700 hommes, les Russes pouvaient aligner plus de 8000 soldats rien qu’en première ligne. Mais très vite cette méthode porta ses fruits : le 09 janvier, la ville de Tapa, 85 kilomètres à l’est de Tallinn et important nœud routier entre le nord et le sud de l’Estonie était repris. Trois jours plus tard, le 12 janvier, c’est Rakvere, 30 kilomètres plus au nord-est qui tombait : la route du nord était rouverte et l’on pouvait songer déjà à reconquérir Narva, une centaine de kilomètres plus à l’est. Une opération amphibie fut alors montée par l’amiral Pitka : ayant embarqué plus de 600 volontaires finlandais et soutenus par 400 Estoniens dont un corps-franc de 30 Russes blancs, il fit un débarquement sur la plage d’Utria, une vingtaine de kilomètres au nord de Narva qui surprit complètement les 3500 Russes de la 6ème division des gardes rouges du général Ivanov. Le 20 janvier, la déroute russe était complète avec au moins 300/400 hommes perdus, plus de 3070 prisonniers et une grande quantité de matériel perdue : 500 fusils, des munitions, des mitrailleuses, des chevaux…Sur le front du Nord, la situation était maintenant définitivement stabilisée : Narva resterait la frontière. 

Les groupes de combat estoniens partent à l'assaut en janvier 1919 (Tableau de Maximilian Maksolly, via le site Alternative Finland)

 Il fallait, à présent, se tourner vers la menace qui pesait au sud du pays sur le front de la frontière avec la Lettonie. Les Russes qui souhaitaient descendre sur la Lituanie avaient quasiment réglé le compte de la Lettonie envahie de part en part. Or, leurs lignes de communication sur le front letton passaient par l’Estonie et certains points s’avéraient cruciaux à défendre. Valga en faisait partie.

Dès le 14 janvier, la seconde ville d’Estonie, Tartu, était libérée par les avant-postes de la seconde division : les partisans de l’instituteur Kuperjanov et les trains blindés repoussaient, en effet, les communistes dans un combat éclair ou les Estoniens démontraient toute leur nouvelle efficacité dans ce type de combat rapide et décisif. Les Rouges, acculés à la frontière lettone, se devaient pourtant de conserver cette route, Tartu-Pskov, car elle garantissait leurs voies de communication avec leurs troupes en Lettonie. Valga, point névralgique sur cette route en raison des quatre voies de chemin de fer qui croisaient en ce point, devait tenir ; pour cela, la garnison de la ville était composée depuis le 03 janvier d’une troupe d’élite avec les Gardes Rouges Lettons. Leur commandant, Emil Vitols, pouvait compter sur la loyauté sans faille de son bataillon de 1200 hommes soutenu par 32 mitrailleuses et 4 pièces d’artillerie. 
 
En face, les Estoniens pouvaient aligner 300 hommes en première ligne avec les partisans de Kuperjanov soutenus par les trains blindés et un bataillon de la Garde nationale de Tartu. En seconde ligne, arrivaient, en brûlant les étapes, les Fils du Nord, soit 380 volontaires finlandais commandés par le controversé mais efficace colonel Hans Kalm ; ils amenaient avec eux 9 mitrailleuses et 4 canons. L’assaut sur Valga promettait d’être difficile car Kuperjanov dut renoncer à ses quatre trains blindés : la voie ferrée jusqu’à Valga était impraticable en raison d’un pont détruit. Le 25 janvier, partisans estoniens et volontaires finlandais sous l’appellation de groupe de Valga, progressaient le long de la voie ferrée prenant d’assaut Rõngu et Puka avant de s’emparer de la station de Sangaste trois jours plus tard sur la route directe entre Tartu et Valga. Valga approchait, à moins de 26 kilomètres au sud. Un premier assaut fut repoussé le 30 janvier mais c’était sans compter sur la persévérance de Kuperjanov. Le lendemain, il menait personnellement l’attaque au mépris des plus grands dangers. 
Marins estoniens sur le navire Vambola, mai 1919 (via Wikimédia Commons)
 
Objectif : le château de Paju, qui le contrôle, s’empare de Valga et de sa voie ferrée qui jouxte le château. Le problème, c’est que pour atteindre le château, il n’y a qu’une vaste plaine sans aucune possibilité de s’abriter. Qu’importe pour Kuperjanov qui prend le risque et lance ses partisans dans une terrible attaque frontale sans attendre l’arrivée de Kalm et de ses Finlandais. Un instant, la chance balance car les Estoniens sont galvanisés par l’attitude héroïque de Kuperjanov mais alors qu’il reste moins de 400 mètres, les mitrailleuses soviétiques se font plus précises et leur feu fait des ravages dans les rangs estoniens : Kuperjanov, grièvement blessé doit être évacué et ses hommes hésitent ; des rangs surgit alors le lieutenant Johannes Soodla qui reprend en main le bataillon mais on doit se résigner à patienter. Quelques heures plus tard, arrivent les Finlandais de Kalm qui, alors que la nuit tombe, se jettent dans un nouvel assaut frontal sur les positions des Gardes Rouges Lettons : sans succès. Mais c’était méconnaitre la ténacité de l’intraitable Kalm qui relance une nouvelle attaque nocturne, cette fois-ci par les jardins du château de Paju ; les communistes Lettons sont débordés et de violents corps-à-corps à l’arme blanche font rage à la lueur de quelques faisceaux de lumière. Le combat tourne finalement à l’avantage des Estoniens et des Finlandais qui repoussent les Lettons hors du château et leur infligent de très lourdes pertes : plus de 200 tués ainsi que 300 à 400 blessé. Les vainqueurs du jour ne perdaient que 156 hommes ce qui représentent tout de même 23% des effectifs engagés mais surtout une perte sensible était à noter coté estonien puisque le charismatique Kuperjanov devait décéder quelques jours plus tard. Si l’on détaille, signalons les pertes de 7 officiers et 50 soldats perdus chez les partisans de Kuperjanov ainsi que 6 officiers et 60 soldats pour les volontaires finlandais. Pendant ce temps, le reste de la 2ème division comprenant notamment les 3ème et 6ème régiments d’infanterie, un escadron de cavalerie et trois trains blindés, opérait plus à l’ouest, s’emparant de Ruhja le 19 janvier, une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Valga. Le groupe arrivait le lendemain des combats dans Valga pour faire sa jonction avec les hommes de Kuperjanov et de Kalm.

Train blindé estonien à Valga-1919 (via Wikimédia Commons)


 Poursuivant sur leur succès, les Estoniens reprennent les dernières villes ; Võru, autre grand centre du sud de l’Estonie, le lendemain, le 1er février, Petseri le 04 février, peu à peu, c’est tout le territoire estonien qui est reconquis. Mais c’est alors que des nouvelles alarmantes parviennent du front : les Russes seraient en train de refaire leurs forces en vue d’une prochaine offensive en Estonie. En effet. Alors que l’Estonie fêtait l’anniversaire de son indépendance, le 24 février 1919, c’était plus de 80 000 soldats soviétiques de la nouvelle Armée Rouge d’Estonie qui entraient en lice.



Les Soviétiques remettent ça !

L’offensive soviétique se concentre d’abord sur la reprise de Narva mais la vraie offensive aura lieu dans le sud là où les masses peuvent évoluer plus rapidement. Les quelques 19 000 Estoniens vont être assez vite débordés mais ils vont rapidement se reprendre. De plus, ils vont recevoir des renforts pour certains inattendus. Ce sera le cas des volontaire lettons, finois, suédois et danois. Le 10 janvier 1919, était arrivé à Tallin, le colonel letton Jorgis Zemitāns : on l’avait chargé de former un contingent militaire au service de l’Estonie avec les populations lettones présentes en Estonie. Cet ancien pensionnaire des académies militaires de Riga et Vilnius venait de connaitre trois ans de détention en Allemagne comme prisonnier de guerre : il revenait revanchard d’autant que son commandement en Lettonie en décembre 1918 s’était mal passé suite à des mutineries. Au 02 février, il aura assez de volontaires affluant de Tallin ou Tartu pour former la brigade lettone. C’est au tout début du mois de janvier que les volontaires finlandais, fraichement vainqueurs des Soviétiques au printemps 1918, débarquèrent en masse dans les ports estoniens. On comptera plus de 3000 des Fils du Nord. Leur principal chef que l’on a déjà vu à Valga : Hans Kalm (1889-1981), estonien de naissance, ancien soldat de l’armée impérial russe et redoutable chef de corps durant la guerre d’indépendance finlandaise où il fit remarquer pour sa cruauté envers les prisonniers qu’il n’hésitait pas à exécuter en masse. Les Finlandais, présents en de très nombreux combats, commenceront à repartir à partir de mai-juin 1919. Quant à Kalm, il repartira en Finlande où il se rapprochera de l’extrême droite nationaliste puis des nazis en 1941 avant de s’échapper pour ouvrir un spa au Mexique. Durant ce même mois de janvier 1919, le major de l’armée finlandaise mais suédois de naissance, Carl Axel Mothander, s’était chargé de former un corps de volontaires suédois qui formera une compagnie d’éclaireurs d’environ 180 hommes d’ici mars : ils ne seront plus que 68 au mois de mai suite aux pertes de ces courageux volontaires et le 17 mai, la compagnie était dissoute. Capitaine dans la réserve danoise, Richard August Borgelin (1887-1966) commandait une compagnie sur l’ile de Copenhague lorsqu’on lui proposa de prendre la tête d’une compagnie de volontaire à destination de l’Estonie : il accepta de mener alors ces 24 officiers et 198 soldats danois qui formèrent la compagnie Borgelin plus connue sous le nom du DBAC (Danish-Baltic Auxiliary Corps). Le capitaine Iver de Hemmer Gudme prenait, quant à lui, la tête du corps au titre nominatif. Le 26 mars, les Danois débarquaient en Estonie. Mais le plus important reste le soutien du corps d’armée du nord-ouest de l’armée des Russes Blancs. Citons également le bataillon d’Ingrie qui comptera quelques 700 hommes originaire de cette région historique située entre Narva et Saint-Pétersbourg. 

Les contre-offensives estoniennes-Janvier-Octobre 1919 (carte de l'auteur d'après le site Google Maps)
 

Pouvant se targuer d’être le premier pays à avoir infligé une défaite à la Russie soviétique, la petite Estonie s’apprêtait, de nouveau, à s’agripper à son territoire pour repousser la marée rouge. Au nord, Narva fut le théâtre d’âpres combats et le terrible bombardement des Russes Rouges fit fuir plus de 2000 civils de la cité mais rien n’y fit : Estoniens de la 1ère division et Russes Blancs tinrent superbement le choc et repoussèrent les Rouges. Au sud, la situation était plus compliquée puisqu’au début du mois de mars, les Rouges reconquéraient le terrain perdu et s’emparaient de plusieurs villes dont Petseri le 11 mars. La situation semblait de nouveau fortement compromise pour les Estoniens. Mais les effets de la mobilisation nationale se faisaient de plus en plus sentir. 
 
Petseri était pourtant reprise le 29 mars par une contre-attaque de la 2ème division estonienne qui refoulait les Russes au-delà du fleuve Optjok au sud-est du Lac Peïpous. Le commando des volontaires suédois se distinguait particulièrement dans ces combats qui continuèrent tout le mois d’avril mais le 22 avril, les Russes prenaient à nouveau quasiment le contrôle de Võru et mettait un pied dans le sud-est estonien : c’était, néanmoins, pour patauger. Sur la frontière lettone, les Soviétiques perdaient pied sur toutes leurs positions et les Estoniens pouvaient alors pénétrer en territoire letton sécurisant ainsi leur propre frontière : c’est dans ces combats que devait périr le capitaine Anton Irv lors d’un combat à la gare de Strenči le 27 avril, une trentaine de kilomètres au sud de Valga en territoire letton. Perte cruelle s’il en est, il fut remplacé à la tête des trains blindés par le commandant Karl Parts qui revenait de convalescence suite à une blessure en janvier. Toutes les offensives soviétiques s’étant faite contrer, le temps était venu pour les Estoniens de porter une estocade fatale. 
 
Le général Laidoner, en accord avec les Russes Blancs, décidait en effet, de porter l’offensive sur le territoire russe. Trois flèches partiraient du territoire estonien. La première composée de la 1ère division et du groupe nord-ouest de l’Armée Blanche et soutenue par des navires des flottes estoniennes et britanniques devrait dépasser Narva et progresser le long du golfe de Finlande. Les premiers combats furent, sous l’effet de la surprise, un vrai succès : la 6ème division des Gardes Rouges se disloqua, la garnison de Krasnaya Gorka, à moins de 70 kilomètres à l’ouest de Saint-Pétersbourg, se mutina. Des renforts durent être envoyés par les Soviétiques et bientôt la brèche fut colmatée. 

Les Estoniens défilent dans Tartu libérée le 24 février 1919 (via Wikimédia Commons)

 
Au centre, l’offensive débutait le 24 mai avec des éléments de la 2ème division en avant de Petseri. La surprise était totale et là encore, le front communiste s’effondra ; plusieurs unités d’Estoniens rouges n’hésitèrent pas à passer à l’ennemi et rejoignirent les forces estoniennes républicaines. Dès le lendemain, l’importante ville frontalière de Pskov était prise par les Estoniens qui s’y installaient en attendant l’arrivée des Russes blancs. Ceux-ci prirent possession de la ville début juin mais demandèrent au commandement estonien de laisser encore des troupes quelques temps dans la ville le temps qu’ils puissent s’organiser : les Estoniens ne passèrent la main que le 19 juin au général blanc Nikolai Yudenich. De violents combats, dans lesquels les trains blindés de Parts brillèrent encore une fois, se déroulèrent encore autour de Pskov dans ce mois de juin et le courageux corps auxiliaire danois y connut, notamment de lourdes pertes avec 28 hommes perdus sur 180. Parallèlement à ces mouvements qui sécurisaient la frontière orientale de l’Estonie, les 2ème et 3ème divisions opéraient de concert pour prêter main-forte aux Lettons face aux Soviétiques. Progressant vers le sud, les Estoniens faisaient tomber plusieurs villes en territoire letton Alūksne, Valmiera puis Gulbene, à plus de 60 kilomètres au sud de la frontière, le 31 mai. Pendant ce temps, le corps auxiliaire danois et le régiment de cavalerie de la 2ème division se distinguaient tout particulièrement en réalisant un raid audacieux depuis la ville de Võru pour atteindre, le 06 juin, le fleuve Daugava et la ville de Jēkabpils en Lettonie centrale coupant ainsi les lignes de communications des Russes après plus de 200 kilomètres de raid.

La résistance de la nouvelle armée soviétique en Estonie s’était littéralement effondrée en quelque semaines ; les Estoniens devaient, à présent, faire face à une nouvelle menace inattendue.

Au sud, la menace germano-balte, comme sept siècles plus tôt…

Le 04 avril 1919, Ernest Pȏdder était nommé commandant de la nouvelle 3ème division estonienne. À la fin du mois d’avril, les Estoniens étaient rejoints par les Lettons de la brigade du colonel Zemitāns. Fin avril, le talentueux Nikolai Reek arrivait pour superviser l’ensemble du front sud et notamment la 3ème division. Durant le mois de mai et jusqu’au 05 juin, cette division put prêter main-forte aux troupes de la seconde division face aux Russes mais la donne devait alors changer.

Soldat de la Baltic Landeswehr (via Wikimédia Commons)


Le 05 juin 1919, des trains blindés estoniens faisaient le chemin Ieriki-Gulbene lorsqu’ils furent pris à parti par des combattants inattendus : la guerre avec les Germano-Baltes venaient de commencer.
Qui étaient-ils donc ? On appelait cette nouvelle force la Landeswehr Baltique et se trouvait être une des composantes d’un ensemble épars de plusieurs corps. La milice locale levée par les Germano-Baltes, Baltic Landeswehr, une division de réserve de la Garde allemande composée de locaux ainsi qu’un corps-francs nommé la Division de fer. L’ensemble formait le VIème corps de réserve de la défunte armée allemande. S’y était attaché, un bataillon de loyalistes lettons. Leur chiffre ? Près de 30 000 dont un certain nombre assez expérimentés puisqu’ils sortaient des combats de la Première Guerre Mondiale. Leurs chefs ? Le général Rüdinger von der Goltz. Agé de 54 ans, le comte von der Goltz, prussien de souche, était un vieux briscard de l’armée allemande. Ayant passé tous ses grades en France de 1914 à 1917, il avait obtenu le commandement en 1918 d’une division spéciale pour aller aider les nationalistes finlandais à ses débarrasser des communistes : succès complet. Il comptait à présent tirer profit de son expérience finlandaise pour réitérer cet exploit dans les pays baltes. Son second, Alfred Fletcher (1875-1959), silésien était également un soldat de grande expérience puisqu’il avait servi sous le drapeau allemand jusqu’en Chine et dans le Pacifique : il menait la Landeswehr Baltique. Et question essentielle, pour qui combattaient-ils ? Le 16 avril, le gouvernement letton nationaliste du président Ulmanis était renversé par une force d’opposition pro-allemande et qui visait la restauration d’une entité germanique politique sur les états baltes. La menace concernait donc l’Estonie à plus ou moins court terme. De plus, la quasi-totalité des troupes lettones du moment passèrent sous commandement allemand. Les grandes puissances avaient laissé faire car du moment que les Allemands combattraient l’armée rouge, cela ne les gênerait pas. 

Artillerie estonienne automne 1919 (via Wikimédia Commons)
 
Cet ensemble disparate mais néanmoins solide n’avait, en effet, pas perdu son temps face aux Soviétiques : le 23 mai, les Allemands reprenaient la ville de Riga et remontant plus au nord arrivaient déjà à la frontière estonienne début juin. Von der Goltz prévoyait de pousser plus loin en Estonie dès qu’il le pourrait. Un ultimatum lancé par le général Laidoner en rapport au libre accès de la voie ferrée frontalière de Gulbene le 03 juin donna cette occasion de casus belli désirée. L’attaque du 05 juin fut un échec mais le 06 juin, les Allemands s’emparaient de la ville de Cēsis, 86 kilomètres au nord-est de Riga sur la route vers l’Estonie. Le 08 juin, la tentative des Estoniens pour reprendre la ville échouait sur les solides défenses des Allemands : un affrontement était, dès lors, inévitable. Deux jours plus tard, un cessez-le-feu stoppait provisoirement les combats : les puissances occidentales l’avaient demandé pour éviter que leurs alliés dans la lutte contre le communisme ne s’entre-déchirent. Mais les négociations entrèrent dans une impasse : Von der Goltz refusa de céder aux instances des puissances de l’Entente en retirant ses troupes sur la ligne de démarcation imposée par l’Estonie et menaçait de continuer les combats si la totalité de la Lettonie n’était pas libéré par les Estoniens. Le 19 juin, il déchira le voile en lançant sa Division de fer commandée par Alfred Fletcher à l’assaut des postes tenus par la 3ème division estonienne : la bataille décisive de Cēsis était lancée. Environ de 6000 hommes de part et d’autre allaient s’affronter mais les Allemands avaient l’avantage de posséder un fort détachement de cavalerie (600 chevaux contre 125 pour les Estoniens) et surtout un important avantage matériel avec de nombreuses pièces d’artillerie de divers calibres. L’affrontement se porta sur la ville de Limbaži, une quarantaine de kilomètres au nord-ouest où les Allemands connurent quelques succès initiaux mais ils furent contenus par les troupes de Reek et Pȏdder avec notamment le régiment letton du colonel Zemitāns qui se distingua particulièrement. Deux jours plus tard, le 21 juin, un nouvel assaut allemand très violent eut lieu directement sur les positions du régiment letton, la 3ème division chancela mais l’intervention opportune des trains blindés et des partisans de l’ex-bataillon de Kuperjanov rétablirent, une nouvelle fois, la situation. Le lendemain, les attaques allemandes recommencèrent mais déjà, elles manquaient de vigueur. Tout était prêt pour la puissante contre-attaque estonienne du 23 juin qui balaya les positions allemandes et recaptura la ville de Cēsis. La Baltische Landeswher devait retraiter vers Riga. 

Le général Alexandre Tonisson, 1875-1941 (via Wikimédia Commons)

 
Le 23 juin est retenu de nos jours comme la journée de la Victoire en Estonie. En effet, même si la victoire face aux Soviétiques était largement plus vitale pour l’avenir que celle face au Germano-Baltes, les Estoniens estimaient qu’ils venaient là de régler une dette de sang historique contractée par leurs ancêtres lors de leurs luttes avec les chevaliers allemands de l’Ordre de Livonie au XIIIème siècle. Notons que si les Allemands avaient perdu 274 tués dans ces combats, les Estoniens subissaient des pertes importantes avec plus de 405 hommes mis hors de combat ; les courageux soldats du régiment letton perdaient, quant à eux, 43 hommes tués sur les 750 initiaux. En tout, les Germano-Baltes déploraient, pour ces quelques jours de combats contre les Estoniens, environ 400 tués et 1100 blessés ce qui était trop lourd pour eux.
 
La voie était désormais libre pour marcher sur Riga et la 3ème division ne se fit pas prier : le 03 juillet, la capitale lettone était en vue. Parallèlement, l’amiral Pitka avait emmené une escadre bombarder Riga pour intimider le gouvernement pro-allemand. Royaume-Uni et France intervinrent alors pour réclamer un nouveau cessez-le-feu permettant de restaurer le gouvernement nationaliste de Ulmanis. Les troupes de Von der Goltz se trouvaient mise à disposition de ce gouvernement et furent rapidement envoyés sur le front Est contre l’Armée rouge : ce fut un échec car la plupart de ces hommes rejoignirent la dénommée Armée russe des volontaires de l’Ouest, organe armé du résidu de gouvernement germano-balte en Lettonie sous les ordres du général blanc germanophile Pavel Bermondt-Avalov. Néanmoins, toute menace sur le front sud de l’Estonie était maintenant éradiquée et même si certaines troupes estoniennes durent rester en Lettonie pour aider les nationalistes à combattre les Bolcheviks et les Germano-Baltes, rien ne changea plus sur ce front.

Le 28 septembre 1919, une offensive de très grande ampleur était lancée par l’armée blanche du Nord-Ouest avec comme objectif déclaré la reprise de la ville de Saint-Pétersbourg à présent Petrograd. Les Estoniens s’étaient mis d’accord pour prendre part à ce vaste mouvement depuis leur frontière ouest et la ville de Narva notamment. France et Royaume-Uni avaient, encore une fois, en sous-main, très largement demandé à l’Estonie de mettre ses forces armées dans la lutte contre les Rouges. Pour autant cette coopération n’allait pas sans frictions ; en effet, les Russes blancs n’avaient toujours pas reconnu l’indépendance des états baltes alors même que l’URSS promettait de le faire ce qui fit grandement réfléchir les Estoniens sur le bien-fondé de la poursuite de la lutte face aux Rouges. Pour les paysans estoniens, il y avait également une plus grande proximité avec les moujiks de l’armée soviétique. Pourquoi continuer ? La Finlande, alliée traditionnel de l’Estonie refusa catégoriquement de soutenir les Blancs mais devant la pression internationale et l’obligation de soutien aux Lettons dans leur lutte contre les germano-baltes du dissident Bermondt-Avalov, les Estoniens finirent par repartir de l’avant face aux Rouges.
Avant même la fin du mois de septembre, les Estoniens progressaient ainsi notablement sur le territoire russe : la 2ème division atteignait le fleuve Velikaïa, la 3ème division s’emparait de Pytalovo, sur la frontière lettone une centaine de kilomètres au sud de Pskov, tandis qu’un débarquement amphibie à Krasnaya Gora réduisait la place. Néanmoins, ce furent des succès de courte durée car il fallut bientôt gérer la défaite blanche devant Petrograd. Les généraux estoniens, fatigués de seconder des Blancs inefficaces et conscients de mener un combat qui n’était plus le leur, décidèrent d’abandonner cette lutte et donnèrent l’ordre de faire interner les soldats blancs qui retraiteraient en Estonie. 


Le mausolée de Paju (via Wikimédia Commons)

 
Il fallait dès lors s’occuper du retour d’un autre problème : les Rouges, vainqueurs des Blancs devant Petrograd, montraient des velléités de revenir se frotter à ces irréductibles Estoniens. Les 7èmes et 15ème armées soviétiques, fortes de leurs succès, firent leur apparition sur la Narva dans le courant du mois de novembre et lancèrent l’assaut le 16 novembre sur la fleuve Luga. La bataille s’annonçait dantesque car il s’agissait là de plus de 120 000 hommes motivés face aux 40 000 soldats estoniens. Pendant des jours, les Russes firent assaut sur assaut et malgré des pertes terribles, finirent par connaitre quelques succès. Le gouvernement estonien, conscient du danger, se prépara alors à entamer des négociations avec Moscou. La demande fut faite le 19 novembre mais ce n’est que le 05 décembre que les pourparlers purent vraiment débuter : ils trainèrent en longueur tout le mois de décembre. Les Soviétiques souhaitaient prendre leur temps et mettre la pression sur les diplomates estoniens en multipliant les attaques d’envergure à la frontière. Néanmoins, le nouveau chef du gouvernement depuis novembre, Jaan Tõnisson, se montrait enclin à négocier au plus vite car chacun voyait bien l’inutilité de la poursuite de la lutte. Une puissante offensive eut alors lieu le 07 décembre : les lignes estoniennes, surprises par l’assaut de plus de 160 000 soutenus par 200 pièces d’artillerie, furent initialement débordées mais le haut-commandement montra alors tout son sang-froid acquis depuis le début du conflit. La 1ère division vint renforcer le front et le général Alexandre Tõnisson en personne arriva pour commander sur place. Si les Soviétiques infiltraient encore les positions en franchissant la Narva le 16 décembre, ils étaient violemment repoussés le 17 et devaient tout recommencer. En réalité, ce jeu essentiellement psychologique de la part des Soviétiques n’apporta quasiment rien sur le plan territorial en raison de la ténacité des soldats estoniens maintenant rompus à l’expérience de la guerre. Cela ne fit qu’augmenter les pertes russes qui passèrent à plus de 35 000 hommes mis hors de combat à la fin du mois de décembre.

L’Estonie indépendante

Le 02 février 1920, le traité de paix de Tartu était enfin signé. Les Russes renonçaient de manière perpétuelle à toute intention de s’emparer de l’Estonie et lui reconnaissaient son indépendance de droit. La frontière entre Estonie et Russie était fermement établie et des mouvements de populations devaient avoir lieu : Estoniens en Estonie et Russes en Russie. Mais bien peu d’Estoniens de Russie pourront passer la frontière. Certaines conditions financières venaient également s’ajouter : la dette de l’Estonie était abolie et les Russes s’engageaient à payer 15 millions de roubles de dédommagement. De plus, ils devaient rendre les pièces prises au musée archéologique de Tartu. Les Russes obtenaient simplement un port franc à Tartu et la possibilité de construire une centrale électrique sur le fleuve frontalier Narva. Tout semblait devoir s’apaiser sur cette frontière si difficilement conquise : environ 3600 tués et près de 15 000 blessés témoignaient de l’acharnement des Estoniens à défendre leur territoire. En face, les dizaines de milliers de soldats soviétiques tués ou blessés ainsi que la dizaine de milliers d’entre eux capturés illustraient également de façon éclatante ce constat. L’Estonie allait connaitre des années politiquement agitées mais sa tranquillité extérieure n’était que provisoire puisque dès 1940, l’ouragan s’abattait de nouveau sur la pauvre Estonie : envahie par les Russes en 1940, traversée par les Nazis en 1941, elle sortira de la guerre détruite et annexée à l’URSS. Un dernier mot sur le sort tragique qui attendait la plupart des figures de l’armée estonienne évoquées dans cet article. Voulant venger la défaite de 1919 et souhaitant décapiter le gouvernement estonien indépendant, les Soviétiques de Staline exécuteront aussi sommairement que brutalement, entres autres, Jaan Tõnisson, Alexandre Tõnisson, Karl Parts, Andres Larka…d’autres mourront suite aux mauvaises conditions de détention comme Johann Laidoner ou Nikolai Reek ; le destin le plus frappant peut-être sera celui du président d’avant-guerre, Konstantin Päts, enfermé et « soigné » dans un asile psychiatrique soviétique pour le fait qu’il ne cessait de clamer qu’il était bien le président légitime d’un pays appelé Estonie. Il faudra attendre le 17 septembre 1991 pour que l’Estonie redevienne indépendante.


Bibliographie

-Avenel Jean-Daniel & Giudicelli Pierre, L’indépendance des pays de la Baltique, 1917-1920, Paris, 2004.
-Bennett Geoffrey, Freeing the Baltics, 1918-1920, Londres, 2017.
-Minaudier Jean-Pierre, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne, Paris, 2007.
-Parrot Andrew, The Baltic States from 1914 to 1923 : The First World War and the War of Independance, Baltic Defence Review n°8, 2002.
-Päts Konstantin, Estonia, history of a nation, New York, 1974 (posthume).
-Traksmaa August, Lühike vabadussõja ajalugu, 1992.
-Musée de l’armée estonienne.
-Bulletin quotidien de presse étrangère, Ministère de la guerre, année 1919.

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