Le
24 février 1918, le Comité de Salut Public ou Conseil
des Anciens,
désigné trois jours plus tôt, d’Estonie, proclamait
l’indépendance du pays par la voie du célèbre nationaliste
Konstantin Päts. Un statut très précaire. En effet, cette ancienne
province de l’Empire de Russie profitait de la désagrégation
totale de l’autorité russe suite à la révolution bolchévique
mais elle allait devoir immédiatement faire face à un nouvel
occupant.
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Konstantin Päts, 1874-1956, en uniforme militaire (via Wikimédia Commons) |
Raphael Romeo
En
effet, si les Russes fuyaient le pays en février 1918, c’était
devant la grande offensive des troupes allemandes de la 8ème
armée qui envahissaient l’Estonie dès le 18 février 1918. Moins
de cinq jours plus tard, Tallin était prise. En mars c’est le
Traité de paix Brest-Litovsk entre les deux puissances belligérantes
qui termine de fait les opérations militaires dans la région mais
laisse la question des états baltes en suspens. Il faut, en effet,
attendre la fin du mois d’août 1918, le 27 et les accords de
Berlin, pour qu’une clause additionnelle statue sur ces
ex-provinces de l’empire russes : les Russes bolcheviks
devaient renoncer à toute prétention sur ces territoires. Cela
permettrait aux Allemands de mettre en application le grand projet
qu’ils avaient tenu en réserve depuis 1916 à savoir la formation
d’un état balte vassal de l’Allemagne qui comprendrait
l’Estonie, la Lettonie et une part de la Lituanie. Ce serait le
duché balte uni ou grand-duché de Livonie. Ce projet qui rappelait
les velléités allemandes de conquête de cette région du temps des
Chevaliers Teutoniques s’appuyait sur la minoritaire couche de la
population des pays baltes d’origine germanique et qui, la plupart
du temps, faisait partie de l’élite nobiliaire terrienne et
commerçante du pays en question. Le projet fut longtemps débattu
mais le 22 septembre 1918, le gouvernement allemand désignait le
prince Adolphe-Frédéric de Mecklembourg comme duc du nouvel état.
Or, dès le début cet entité était vouée à son échec : en
effet, hormis le gouvernement allemand, les grands propriétaires
terriens germano-baltes et quelques aristocrates et bourgeois locaux,
personne ne reconnaissait cette nouvelle entité politique. Les
grandes puissances occidentales s’entendaient toutes sur le fait
d’admettre une indépendance du moins de
facto
aux pays baltes et déjà, des liens avaient tissés entre les chefs
nationalistes et les pays alliés comme la France, le Royaume-Uni ou
l’Italie.
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Jaan Tonisson, 1868-1941 (via BNF) |
De
plus, l’occupation allemande de l’Estonie n’alla pas dans le
sens de l’accommodation avec la population. En effet, on assista à
une véritable germanisation sociale et culturelle : tous les
hauts-postes furent confiés à des membres de la gentry
germanophile tandis que les journaux en langue estonienne étaient
supprimés. Les grandes villes comme Tallin, Narva ou Tartu
passaient, quant à elles sous contrôle direct de l’armée
allemande ce qui ne pouvait qu’exaspérer la population estonienne
alors même qu’un vent de liberté avait soufflé sur elle.
Les
Russes arrivent !
Le
mois de novembre 1918 se passa plus moins paisiblement sur le front
balte tandis que l’Empire allemand s’effondrait de toutes parts.
Conscients de l’inutilité de maintenir une autorité allemande en
Estonie, le fondé de pouvoir allemand remettait, à Riga le 19
novembre, le pouvoir au gouvernement estonien sorti de sa
clandestinité. La veille, l’indépendance avait de nouveau été
programmée et cette fois-ci pour de bon. L’inévitable Päts
devenait chef du gouvernement et ministre de la guerre le 27
novembre : une tâche immense lui incombait car de lourds nuages
noirs s’accumulaient sur le nouvel état estonien. Quant à Jaan
Tõnisson, le leader historique du mouvement national estonien dans
les années 1900, il était chargé de la difficile mission d’être
le ministre plénipotentiaire du gouvernement estonien à l’étranger
et partit immédiatement pour la Finlande proche pour négocier
l’achats d’armes. Ces deux hommes sont les vrais pères de
l’indépendance de l’Estonie.
Le
28 novembre, les derniers fonctionnaires allemands prenaient la route
du départ. Mais le même jour, coup de tonnerre : la ville
frontière de Narva, 210 kilomètres à l’est de Tallinn, subissait
l’assaut des gardes rouges de la 6ème
division russe. Les Bolcheviks de la 7ème
armée du général Iskritsky déclenchaient une offensive de grande
ampleur !
Andres Larka, 1879-1943 (via Wikimédia Commons) |
Cette
nouvelle ne surprenait pourtant pas : le 13 novembre, les Russes
avaient déjà dénoncé les accords sur les pays baltes et dès le
22, leurs troupes s’étaient heurtés violemment aux Allemands qui,
toujours en place à ce moment, les avaient repoussés.
Parallèlement, les Bolcheviks estoniens essayaient de renverser le
pouvoir en place et proclamaient la sédition : formés en
Comité révolutionnaire, ils appelaient de leurs vœux l’arrivée
prochaine de l’Armée Rouge.
Pour
le gouvernement de Päts, la situation est critique. On envoie
rapidement des demandes d’aide à l’étranger : le
Royaume-Uni répond favorablement de même que la jeune Finlande qui
vient de battre les partisans de l’Armée Rouge dans sa propre
guerre d’indépendance en avril 1918. Mais avant toute chose, il
faut une armée à la jeune république estonienne. Dès
le mois de décembre 1917, la diète de Tallinn avait lancé l’idée
de former une armée nationale. Une petite division s’était
formée. Un an plus tard, la situation impose de mobiliser des forces
plus importantes et les dernières semaines du mois de décembre
virent naitre la véritable première armée estonienne. Le 16
novembre, on décrétait un appel aux volontaires et celui-ci fut
entendu même au-delà de l’Estonie notamment en Finlande où
plusieurs milliers de volontaires répondirent à l’appel. Mais il
fallait du temps et pour l’instant la division
estonienne
ne comptabilisait que 2000 hommes. À ceux-ci, on ne pouvait
qu’ajouter la Garde Nationale mais il ne s’agissait là que de
14 500 civils mal armés et mal équipés. La guerre qui
s’annonçait serait une guerre où les régiments estoniens
verraient se côtoyer, le père et le fils, l’enfant et le
vieillard ; l’appel avait résonné aussi bien dans les
académies militaires qu’au fin fond des campagnes isolées. Le
problème est que la Première Guerre Mondiale avait mobilisé plus
de 100 000 adultes entre 18 et 45 ans dans l’armée russe et
la plupart n’étaient pas encore revenus ou étaient morts.
Plus
que tout, on avait besoin de chefs. La direction de l’armée
imposait un choix rapide et efficace : on le trouva, d’abord, en la
personne du major-général Andes Larka, 39 ans et originaire du
comté de Viljandi dans le sud du pays. Formé dans les académies
militaires de Vilnius et de Saint-Pétersbourg, il avait connu la
guerre contre les Japonais avec l’armée russe avant de servir
contre les Allemands en 1914-1917.
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Vue de la ville de Narva et du fleuve du même nom (via le site EstonianWorld) |
Quels
seraient les autres ? La première division fut d’abord confiée au
lieutenant-colonel Johann Laidoner. Agé de 34 ans, né dans le sud
du pays, comté de Viljandi comme Larka, il était le fils d’un
fermier et choisit de s’engager dans l’armée russe pour ne plus
être une charge pour ses parents. Profitant d’une garnison à
Vilnius, il va étudier à l’académie militaire en 1902 et sort
premier de sa promotion ce qui le fait devenir sous-lieutenant.
Passant brillement tous les grades, il devient un chef d’état-major
apprécié de l’armée russe et combat dans le Caucase en 1914-1916
avec distinction les Turcs. Revenu en Estonie, il est nommé
commandant de la division estonienne en janvier 1918 mais démissionne
lorsque les Allemands occupent le pays se réfugiant à Petrograd.
Promu colonel par le gouvernement provisoire estonien, il revient le
08 décembre 1918 à Tallinn pour assumer d’abord les fonctions de
chef d’état-major général avant de prendre en main l’ensemble
des forces armées estoniennes : sans doute le plus brillant des
officiers estoniens. Celui qui le remplace dès le 16 novembre à la
tête de la 1ère
division est le major-général Alexandre Tõnisson, 43 ans, un très
expérimenté et efficace officier de l’ex-armée tsariste
également passé par la guerre d’indépendance de la Finlande
contre les communistes russes en avril 1918.
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Le général Johann Laidoner, 1884-1953 (via BNF) |
Citons
également le chef d’état-major de la 1ère division, Nikolaï
Reek, né en 1890 de Tallinn, diplômé à 17 ans d’une école
militaire russe puis entré à la célèbre académie de l’Empereur
Nicolas, était un bon théoricien et un administrateur en plus d’un
soldat. À trente ans, Viktor Puksar, sortait également de
l’académie de Vilnius et fort de son expérience lors de la guerre
contre les Allemands, ils s’était vu confié la défense du comté
de Järva où on ira le chercher pour lui donner la seconde division
se regroupant dans le sud-est de l’Estonie. Quand à Ernest Pȏdder,
40 ans, futur commandant de la 3ème
division et alors chef de la Sécurité intérieure du gouvernement
estonien, il sortait également d’un parcours très classique :
académie de Vilnius, guerre russo-japonaise avec l’armée russe et
premiers galons sur le front germano-russe en 1914-1916.
Pendant
que s’organisait la nouvelle armée estonienne, il fallait trouver
une solution et gagner du temps face à l’invasion communiste.
Narva ne devait tenir qu’un jour. En effet, face aux 7000 hommes de
la 6ème
division bien équipés en mitrailleuses et mortiers et soutenus par
des aéroplanes et un croiseur arrivé par le lac Peïpous, les
défenseurs de Narva ne purent rien faire. La ville n’était
défendue que par des éléments de gardes nationaux -la plupart
encore lycéens- et des soldats allemands du 405ème
régiment d’infanterie qui avaient encore leurs cantonnements à
Narva.
Parallèlement,
au sud du lac Peïpous, la 2ème
division russe de Novgorod traversait la frontière ce qui rajoutait
7000 hommes à combattre. Le
18 décembre, la ville de Valga, 230 kilomètres au sud de Tallinn
sur la frontière lettone tombait aux mains du 49ème
régiment des chasseurs rouges estoniens qui s’emparant de la voie
ferrée pouvait entrer à Tartu au sud du lac Peïpous. Tartu, la
seconde ville du pays était perdue. De son côté, la 6ème
division des gardes rouges prenait la ville de Tapa avançant à
moins de 95 kilomètres de Tallinn. L’avancée des Rouges semblait
inéluctable et déjà, les Bolcheviks estoniens pouvait créer des
comités révolutionnaires comme ce fut le cas à Narva. Au début du
mois de janvier 1919, la Russie pouvait considérer l’affaire
estonienne comme entendue : la frontière lettone était
désormais atteinte et seule résistait une mince ligne estonienne
sur un axe Tallinn au nord-Ainazi à la frontière lettonne au sud.
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Le grand-état-major de l'armée estonienne (via Wikimédia Commons) |
C’était
sans compter sur les efforts faits par le gouvernement estonien, le
ministre Päts et Johan Laidoner. Plus de 11 000 hommes avaient
répondu à l’appel aux volontaires, 600 officiers revenus des
camps tsaristes avaient été formés, nommés et l’on s’attelait
déjà à perfectionner des unités semi-blindés comme à Tallinn où
grâce aux efforts acharnés du capitaine Anton Irv naissaient les
trois premières auto-blindées, en réalité des trains reconvertis
en auto-mitrailleuses, de l’armée estonienne. Anton Irv, né en
1886, était un instituteur, fils de paysan, originaire de Livonie.
Couvert de médailles suites à ses actions dans l’armée russe en
1914-1917, il avait très vite compris tout le potentiel de cette
arme nouvelle et redoutable que représentaient les trains blindés.
Suite à ce coup d’essai, on mettait en route de nouveaux trains
blindés qui seront confiés au capitaine Karl Parts (1886-1941),
ancien paysan et diplômé de l’académie russe de Peterhof à
Saint-Pétersbourg. Cette division de trains blindés sera l’une
des unités les plus efficaces et les plus solidaires de la toute
jeune armée estonienne : plus tard, les officiers raconteront
avec nostalgie le sentiment de franche camaraderie voire d’affection
familiale qui y régnait. Il faut dire un mot sur l’homme qui
supervisait toute cette intense préparation à savoir l’amiral
Johann Pitka. Agé de 47 ans, celui qui avait passé 20 ans de sa vie
sur des bateaux de pêche dans la Baltique était un vieux briscard
au physique du loup de mer expérimenté. Il se mit en évidence dès
1917 en organisant le rapatriement de milliers de soldats estoniens
de l’ex-armée tsariste depuis le territoire russe : une
besogne particulièrement utile pour le futur. Chargé de mettre en
place la toute nouvelle marine estonienne, il en sera le très
efficace chef auto-proclamé.
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Le capitaine Anton Irv et ses officiers sur un de leur train blindé en janvier 1919 (via Wikimédia Commons) |
À
présent, l’ancienne division
estonienne
devenue 1ère
division comptait plus de 5700 hommes suite à l’apport de milliers
de volontaires. Elle devrait s’opposer aux Russes mais elle ne
serait plus seule dans cette lutte. Dès le 2 janvier, près de 2000
volontaires finlandais avaient débarqué ; ils faisaient suite
à l’arrivée des 5000 fusils et 20 canons de campagne livrés le
05 décembre par le gouvernement finlandais. Une aide précieuse
arrivait également de la part du Royaume-Uni : une escadre sous
les ordres du contre-amiral Alexander-Sinclair entrait dans le port
de Tallinn le 31 décembre 1918 avec une belle cargaison. En effet,
en plus des 6500 fusils, 200 mitrailleuses et 2 canons de campagne
qui arrivaient d’Angleterre, les Britanniques livraient aux
Estoniens deux navires de guerre russes qu’ils avaient capturés,
les destroyers Spartak
et
Avtroil
qui devinrent les navires Vambola
et
Lennuk
de
la première force navale estonienne. L’escadre britannique
combattra tout le temps de la guerre aux côtés des Estoniens
perdant 6 navires, 108 marins et 5 aviateurs dans les combats face
aux Russes. Même la communauté germano-balte répondit à l’appel
et participa activement à la formation du bataillon
baltique,
une unité mixant mitrailleuses et infanterie classique. De nombreux
corps-francs mêlant des hommes de différents horizons avaient
d’ailleurs été formés ; ainsi du bataillon de Tartumaa
(région de Tartu) formé par le Russe de naissance, Julius
Kuperjanov, ancien instituteur et partisan passé dans les rangs
estoniens en 1917 : initialement composé de 34 hommes, ce
bataillon était passé à 600 hommes du fait de l’afflux de
volontaires entre le 23 décembre et le début de l’année 1919 ce
qui illustre l’engouement patriotique des Estoniens.
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Carte de la situation début janvier 1919 (carte de l'auteur d'après le site Google Maps) |
La
contre-attaque des Estoniens
Le
02 janvier 1919, tout était donc prêt pour que l’armée
estonienne reprenne l’offensive. Laidoner avait préparé un plan
simple mais efficace : agir par mouvements rapides avec peu de
troupes mais des unités suffisamment équipées pour s’emparer des
points névralgiques comme les nœuds routiers ou les carrefours
ferroviaires. La vitesse devait être l’atout face au nombre
soviétique. En effet, face à ses 5700 hommes, les Russes pouvaient
aligner plus de 8000 soldats rien qu’en première ligne. Mais très
vite cette méthode porta ses fruits : le 09 janvier, la ville
de Tapa, 85 kilomètres à l’est de Tallinn et important nœud
routier entre le nord et le sud de l’Estonie était repris. Trois
jours plus tard, le 12 janvier, c’est Rakvere, 30 kilomètres plus
au nord-est qui tombait : la route du nord était rouverte et
l’on pouvait songer déjà à reconquérir Narva, une centaine de
kilomètres plus à l’est. Une opération amphibie fut alors montée
par l’amiral Pitka : ayant embarqué plus de 600 volontaires
finlandais et soutenus par 400 Estoniens dont un corps-franc de 30
Russes blancs, il fit un débarquement sur la plage d’Utria, une
vingtaine de kilomètres au nord de Narva qui surprit complètement
les 3500 Russes de la 6ème
division des gardes rouges du général Ivanov. Le 20 janvier, la
déroute russe était complète avec au moins 300/400 hommes perdus,
plus de 3070 prisonniers et une grande quantité de matériel
perdue : 500 fusils, des munitions, des mitrailleuses, des
chevaux…Sur le front du Nord, la situation était maintenant
définitivement stabilisée : Narva resterait la frontière.
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Les groupes de combat estoniens partent à l'assaut en janvier 1919 (Tableau de Maximilian Maksolly, via le site Alternative Finland) |
Il
fallait, à présent, se tourner vers la menace qui pesait au sud du
pays sur le front de la frontière avec la Lettonie. Les Russes qui
souhaitaient descendre sur la Lituanie avaient quasiment réglé le
compte de la Lettonie envahie de part en part. Or, leurs lignes de
communication sur le front letton passaient par l’Estonie et
certains points s’avéraient cruciaux à défendre. Valga en
faisait partie.
Dès
le 14 janvier, la seconde ville d’Estonie, Tartu, était libérée
par les avant-postes de la seconde division : les partisans de
l’instituteur Kuperjanov et les trains blindés repoussaient, en
effet, les communistes dans un combat éclair ou les Estoniens
démontraient toute leur nouvelle efficacité dans ce type de combat
rapide et décisif. Les Rouges,
acculés à la frontière lettone, se devaient pourtant de conserver
cette route, Tartu-Pskov, car elle garantissait leurs voies de
communication avec leurs troupes en Lettonie. Valga, point
névralgique sur cette route en raison des quatre voies de chemin de
fer qui croisaient en ce point, devait tenir ; pour cela, la garnison
de la ville était composée depuis le 03 janvier d’une troupe
d’élite avec les Gardes Rouges Lettons. Leur commandant, Emil
Vitols, pouvait compter sur la loyauté sans faille de son bataillon
de 1200 hommes soutenu par 32 mitrailleuses et 4 pièces
d’artillerie.
En
face, les Estoniens pouvaient aligner 300 hommes en première ligne
avec les partisans de Kuperjanov soutenus par les trains blindés et
un bataillon de la Garde nationale de Tartu. En seconde ligne,
arrivaient, en brûlant les étapes, les Fils
du Nord,
soit 380 volontaires finlandais commandés par le controversé mais
efficace colonel Hans Kalm ; ils amenaient avec eux 9 mitrailleuses
et 4 canons. L’assaut sur Valga promettait d’être difficile car
Kuperjanov dut renoncer à ses quatre trains blindés : la voie
ferrée jusqu’à Valga était impraticable en raison d’un pont
détruit. Le 25 janvier, partisans estoniens et volontaires
finlandais sous l’appellation de groupe
de Valga,
progressaient le long de la voie ferrée prenant d’assaut Rõngu et
Puka avant de s’emparer de la station de Sangaste trois jours plus
tard sur la route directe entre Tartu et Valga. Valga approchait, à
moins de 26 kilomètres au sud. Un premier assaut fut repoussé le 30
janvier mais c’était sans compter sur la persévérance de
Kuperjanov. Le lendemain, il menait personnellement l’attaque au
mépris des plus grands dangers.
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Marins estoniens sur le navire Vambola, mai 1919 (via Wikimédia Commons) |
Objectif
: le château de Paju, qui le contrôle, s’empare de Valga et de sa
voie ferrée qui jouxte le château. Le problème, c’est que pour
atteindre le château, il n’y a qu’une vaste plaine sans aucune
possibilité de s’abriter. Qu’importe pour Kuperjanov qui prend
le risque et lance ses partisans dans une terrible attaque frontale
sans attendre l’arrivée de Kalm et de ses Finlandais. Un instant,
la chance balance car les Estoniens sont galvanisés par l’attitude
héroïque de Kuperjanov mais alors qu’il reste moins de 400
mètres, les mitrailleuses soviétiques se font plus précises et
leur feu fait des ravages dans les rangs estoniens : Kuperjanov,
grièvement blessé doit être évacué et ses hommes hésitent ;
des rangs surgit alors le lieutenant Johannes Soodla qui reprend en
main le bataillon mais on doit se résigner à patienter. Quelques
heures plus tard, arrivent les Finlandais de Kalm qui, alors que la
nuit tombe, se jettent dans un nouvel assaut frontal sur les
positions des Gardes Rouges Lettons : sans succès. Mais c’était
méconnaitre la ténacité de l’intraitable Kalm qui relance une
nouvelle attaque nocturne, cette fois-ci par les jardins du château
de Paju ; les communistes Lettons sont débordés et de violents
corps-à-corps à l’arme blanche font rage à la lueur de quelques
faisceaux de lumière. Le combat tourne finalement à l’avantage
des Estoniens et des Finlandais qui repoussent les Lettons hors du
château et leur infligent de très lourdes pertes : plus de 200 tués
ainsi que 300 à 400 blessé. Les vainqueurs du jour ne perdaient que
156 hommes ce qui représentent tout de même 23% des effectifs
engagés mais surtout une perte sensible était à noter coté
estonien puisque le charismatique Kuperjanov devait décéder
quelques jours plus tard. Si l’on détaille, signalons les pertes
de 7 officiers et 50 soldats perdus chez les partisans de Kuperjanov
ainsi que 6 officiers et 60 soldats pour les volontaires finlandais.
Pendant ce temps, le reste de la 2ème
division comprenant notamment les 3ème
et 6ème
régiments d’infanterie, un escadron de cavalerie et trois trains
blindés, opérait plus à l’ouest, s’emparant de Ruhja le 19
janvier, une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Valga. Le
groupe arrivait le lendemain des combats dans Valga pour faire sa
jonction avec les hommes de Kuperjanov et de Kalm.
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Train blindé estonien à Valga-1919 (via Wikimédia Commons) |
Poursuivant
sur leur succès, les Estoniens reprennent les dernières villes ;
Võru, autre grand centre du sud de l’Estonie, le lendemain, le 1er
février, Petseri le 04 février, peu à peu, c’est tout le
territoire estonien qui est reconquis. Mais c’est alors que des
nouvelles alarmantes parviennent du front : les Russes seraient
en train de refaire leurs forces en vue d’une prochaine offensive
en Estonie. En effet. Alors que l’Estonie fêtait l’anniversaire
de son indépendance, le 24 février 1919, c’était plus de 80 000
soldats soviétiques de la nouvelle Armée
Rouge d’Estonie
qui entraient en lice.
Les
Soviétiques remettent ça !
L’offensive
soviétique se concentre d’abord sur la reprise de Narva mais la
vraie offensive aura lieu dans le sud là où les masses peuvent
évoluer plus rapidement. Les quelques 19 000 Estoniens vont
être assez vite débordés mais ils vont rapidement se reprendre. De
plus, ils vont recevoir des renforts pour certains inattendus. Ce
sera le cas des volontaire lettons, finois, suédois et danois. Le 10
janvier 1919, était arrivé à Tallin, le colonel letton Jorgis
Zemitāns : on l’avait chargé de former un contingent
militaire au service de l’Estonie avec les populations lettones
présentes en Estonie. Cet ancien pensionnaire des académies
militaires de Riga et Vilnius venait de connaitre trois ans de
détention en Allemagne comme prisonnier de guerre : il revenait
revanchard d’autant que son commandement en Lettonie en décembre
1918 s’était mal passé suite à des mutineries. Au 02 février,
il aura assez de volontaires affluant de Tallin ou Tartu pour former
la brigade lettone. C’est au tout début du mois de janvier que les
volontaires finlandais, fraichement vainqueurs des Soviétiques au
printemps 1918, débarquèrent en masse dans les ports estoniens. On
comptera plus de 3000 des Fils
du Nord.
Leur principal chef que l’on a déjà vu à Valga : Hans Kalm
(1889-1981), estonien de naissance, ancien soldat de l’armée
impérial russe et redoutable chef de corps durant la guerre
d’indépendance finlandaise où il fit remarquer pour sa cruauté
envers les prisonniers qu’il n’hésitait pas à exécuter en
masse. Les Finlandais, présents en de très nombreux combats,
commenceront à repartir à partir de mai-juin 1919. Quant à Kalm,
il repartira en Finlande où il se rapprochera de l’extrême droite
nationaliste puis des nazis en 1941 avant de s’échapper pour
ouvrir un spa au Mexique. Durant ce même mois de janvier 1919, le
major de l’armée finlandaise mais suédois de naissance, Carl Axel
Mothander, s’était chargé de former un corps de volontaires
suédois qui formera une compagnie d’éclaireurs d’environ 180
hommes d’ici mars : ils ne seront plus que 68 au mois de mai
suite aux pertes de ces courageux volontaires et le 17 mai, la
compagnie était dissoute. Capitaine dans la réserve danoise,
Richard August Borgelin (1887-1966) commandait une compagnie sur
l’ile de Copenhague lorsqu’on lui proposa de prendre la tête
d’une compagnie de volontaire à destination de l’Estonie :
il accepta de mener alors ces 24 officiers et 198 soldats danois qui
formèrent la compagnie Borgelin
plus connue sous le nom du DBAC (Danish-Baltic Auxiliary Corps). Le
capitaine Iver de Hemmer Gudme prenait, quant à lui, la tête du
corps au titre nominatif. Le 26 mars, les Danois débarquaient en
Estonie. Mais le plus important reste le soutien du corps d’armée
du nord-ouest de l’armée des Russes Blancs. Citons également le
bataillon d’Ingrie qui comptera quelques 700 hommes originaire de
cette région historique située entre Narva et Saint-Pétersbourg.
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Les contre-offensives estoniennes-Janvier-Octobre 1919 (carte de l'auteur d'après le site Google Maps) |
Pouvant
se targuer d’être le premier pays à avoir infligé une défaite à
la Russie soviétique, la petite Estonie s’apprêtait, de nouveau,
à s’agripper à son territoire pour repousser la marée rouge. Au
nord, Narva fut le théâtre d’âpres combats et le terrible
bombardement des Russes Rouges
fit fuir plus de 2000 civils de la cité mais rien n’y fit :
Estoniens de la 1ère
division et Russes Blancs
tinrent
superbement le choc et repoussèrent les Rouges. Au sud, la situation
était plus compliquée puisqu’au début du mois de mars, les
Rouges
reconquéraient le terrain perdu et s’emparaient de plusieurs
villes dont Petseri le 11 mars. La situation semblait de nouveau
fortement compromise pour les Estoniens. Mais les effets de la
mobilisation nationale se faisaient de plus en plus sentir.
Petseri
était pourtant reprise le 29 mars par une contre-attaque de la 2ème
division estonienne qui refoulait les Russes au-delà du fleuve
Optjok au sud-est du Lac Peïpous. Le commando des volontaires
suédois se distinguait particulièrement dans ces combats qui
continuèrent tout le mois d’avril mais le 22 avril, les Russes
prenaient à nouveau quasiment le contrôle de Võru et mettait un
pied dans le sud-est estonien : c’était, néanmoins, pour
patauger. Sur la frontière lettone, les Soviétiques perdaient pied
sur toutes leurs positions et les Estoniens pouvaient alors pénétrer
en territoire letton sécurisant ainsi leur propre frontière :
c’est dans ces combats que devait périr le capitaine Anton Irv
lors d’un combat à la gare de Strenči le 27 avril, une trentaine
de kilomètres au sud de Valga en territoire letton. Perte cruelle
s’il en est, il fut remplacé à la tête des trains blindés par
le commandant Karl Parts qui revenait de convalescence suite à une
blessure en janvier. Toutes les offensives soviétiques s’étant
faite contrer, le temps était venu pour les Estoniens de porter une
estocade fatale.
Le
général Laidoner, en accord avec les Russes Blancs,
décidait en effet, de porter l’offensive sur le territoire russe.
Trois flèches partiraient du territoire estonien. La première
composée de la 1ère
division et du groupe nord-ouest de l’Armée Blanche et soutenue
par des navires des flottes estoniennes et britanniques devrait
dépasser Narva et progresser le long du golfe de Finlande. Les
premiers combats furent, sous l’effet de la surprise, un vrai
succès : la 6ème
division des Gardes Rouges se disloqua, la garnison de Krasnaya
Gorka, à moins de 70 kilomètres à l’ouest de Saint-Pétersbourg,
se mutina. Des renforts durent être envoyés par les Soviétiques et
bientôt la brèche fut colmatée.
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Les Estoniens défilent dans Tartu libérée le 24 février 1919 (via Wikimédia Commons) |
La
résistance de la nouvelle armée soviétique en Estonie s’était
littéralement effondrée en quelque semaines ; les Estoniens
devaient, à présent, faire face à une nouvelle menace inattendue.
Le
04 avril 1919, Ernest Pȏdder était nommé commandant de la nouvelle
3ème
division estonienne. À la fin du mois d’avril, les Estoniens
étaient rejoints par les Lettons de la brigade du colonel Zemitāns.
Fin avril, le talentueux Nikolai Reek arrivait pour superviser
l’ensemble du front sud et notamment la 3ème
division. Durant le mois de mai et jusqu’au 05 juin, cette division
put prêter main-forte aux troupes de la seconde division face aux
Russes mais la donne devait alors changer.
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Soldat de la Baltic Landeswehr (via Wikimédia Commons) |
Le
05 juin 1919, des trains blindés estoniens faisaient le chemin
Ieriki-Gulbene lorsqu’ils furent pris à parti par des combattants
inattendus : la guerre avec les Germano-Baltes venaient de
commencer.
Qui
étaient-ils donc ? On appelait cette nouvelle force la
Landeswehr
Baltique et se trouvait être une des composantes d’un ensemble
épars de plusieurs corps. La milice locale levée par les
Germano-Baltes, Baltic
Landeswehr,
une division de réserve de la Garde allemande composée de locaux
ainsi qu’un corps-francs nommé la Division
de fer.
L’ensemble formait le VIème corps de réserve de la défunte armée
allemande. S’y était attaché, un bataillon de loyalistes lettons.
Leur chiffre ? Près de 30 000 dont un certain nombre assez
expérimentés puisqu’ils sortaient des combats de la Première
Guerre Mondiale. Leurs chefs ? Le général Rüdinger von der
Goltz. Agé de 54 ans, le comte von der Goltz, prussien de souche,
était un vieux briscard de l’armée allemande. Ayant passé tous
ses grades en France de 1914 à 1917, il avait obtenu le commandement
en 1918 d’une division spéciale pour aller aider les nationalistes
finlandais à ses débarrasser des communistes : succès
complet. Il comptait à présent tirer profit de son expérience
finlandaise pour réitérer cet exploit dans les pays baltes. Son
second, Alfred Fletcher (1875-1959), silésien était également un
soldat de grande expérience puisqu’il avait servi sous le drapeau
allemand jusqu’en Chine et dans le Pacifique : il menait la
Landeswehr
Baltique. Et question essentielle, pour qui combattaient-ils ?
Le 16 avril, le gouvernement letton nationaliste du président
Ulmanis était renversé par une force d’opposition pro-allemande
et qui visait la restauration d’une entité germanique politique
sur les états baltes. La menace concernait donc l’Estonie à plus
ou moins court terme. De plus, la quasi-totalité des troupes
lettones du moment passèrent sous commandement allemand. Les grandes
puissances avaient laissé faire car du moment que les Allemands
combattraient l’armée rouge, cela ne les gênerait pas.
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Artillerie estonienne automne 1919 (via Wikimédia Commons) |
Cet
ensemble disparate mais néanmoins solide n’avait, en effet, pas
perdu son temps face aux Soviétiques : le 23 mai, les Allemands
reprenaient la ville de Riga et remontant plus au nord arrivaient
déjà à la frontière estonienne début juin. Von der Goltz
prévoyait de pousser plus loin en Estonie dès qu’il le pourrait.
Un ultimatum lancé par le général Laidoner en rapport au libre
accès de la voie ferrée frontalière de Gulbene le 03 juin donna
cette occasion de casus
belli
désirée. L’attaque du 05 juin fut un échec mais le 06 juin, les
Allemands s’emparaient de la ville de Cēsis, 86 kilomètres au
nord-est de Riga sur la route vers l’Estonie. Le 08 juin, la
tentative des Estoniens pour reprendre la ville échouait sur les
solides défenses des Allemands : un affrontement était, dès
lors, inévitable. Deux jours plus tard, un cessez-le-feu stoppait
provisoirement les combats : les puissances occidentales
l’avaient demandé pour éviter que leurs alliés dans la lutte
contre le communisme ne s’entre-déchirent. Mais les négociations
entrèrent dans une impasse : Von der Goltz refusa de céder aux
instances des puissances de l’Entente en retirant ses troupes sur
la ligne de démarcation imposée par l’Estonie et menaçait de
continuer les combats si la totalité de la Lettonie n’était pas
libéré par les Estoniens. Le 19 juin, il déchira le voile en
lançant sa Division
de fer
commandée par Alfred Fletcher à l’assaut des postes tenus par la
3ème
division estonienne : la bataille décisive de Cēsis était
lancée. Environ de 6000 hommes de part et d’autre allaient
s’affronter mais les Allemands avaient l’avantage de posséder un
fort détachement de cavalerie (600 chevaux contre 125 pour les
Estoniens) et surtout un important avantage matériel avec de
nombreuses pièces d’artillerie de divers calibres. L’affrontement
se porta sur la ville de Limbaži, une quarantaine de kilomètres au
nord-ouest où les Allemands connurent quelques succès initiaux mais
ils furent contenus par les troupes de Reek et Pȏdder avec notamment
le régiment letton du colonel Zemitāns qui se distingua
particulièrement. Deux jours plus tard, le 21 juin, un nouvel assaut
allemand très violent eut lieu directement sur les positions du
régiment letton, la 3ème
division chancela mais l’intervention opportune des trains blindés
et des partisans de l’ex-bataillon de Kuperjanov rétablirent, une
nouvelle fois, la situation. Le lendemain, les attaques allemandes
recommencèrent mais déjà, elles manquaient de vigueur. Tout était
prêt pour la puissante contre-attaque estonienne du 23 juin qui
balaya les positions allemandes et recaptura la ville de Cēsis. La
Baltische
Landeswher
devait retraiter vers Riga.
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Le général Alexandre Tonisson, 1875-1941 (via Wikimédia Commons) |
Le
23 juin est retenu de nos jours comme la journée
de la Victoire
en Estonie. En effet, même si la victoire face aux Soviétiques
était largement plus vitale pour l’avenir que celle face au
Germano-Baltes, les Estoniens estimaient qu’ils venaient là de
régler une dette de sang historique contractée par leurs ancêtres
lors de leurs luttes avec les chevaliers allemands de l’Ordre de
Livonie au XIIIème siècle. Notons que si les Allemands avaient
perdu 274 tués dans ces combats, les Estoniens subissaient des
pertes importantes avec plus de 405 hommes mis hors de combat ;
les courageux soldats du régiment letton perdaient, quant à eux, 43
hommes tués sur les 750 initiaux. En tout, les Germano-Baltes
déploraient, pour ces quelques jours de combats contre les
Estoniens, environ 400 tués et 1100 blessés ce qui était trop
lourd pour eux.
La
voie était désormais libre pour marcher sur Riga et la 3ème
division ne se fit pas prier : le 03 juillet, la capitale
lettone était en vue. Parallèlement, l’amiral Pitka avait emmené
une escadre bombarder Riga pour intimider le gouvernement
pro-allemand. Royaume-Uni et France intervinrent alors pour réclamer
un nouveau cessez-le-feu permettant de restaurer le gouvernement
nationaliste de Ulmanis. Les troupes de Von der Goltz se trouvaient
mise à disposition de ce gouvernement et furent rapidement envoyés
sur le front Est contre l’Armée rouge : ce fut un échec car
la plupart de ces hommes rejoignirent la dénommée Armée
russe des volontaires de l’Ouest,
organe armé du résidu de gouvernement germano-balte en Lettonie
sous les ordres du général blanc germanophile Pavel
Bermondt-Avalov. Néanmoins, toute menace sur le front sud de
l’Estonie était maintenant éradiquée et même si certaines
troupes estoniennes durent rester en Lettonie pour aider les
nationalistes à combattre les Bolcheviks et les Germano-Baltes, rien
ne changea plus sur ce front.
Le
28 septembre 1919, une offensive de très grande ampleur était
lancée par l’armée blanche du Nord-Ouest avec comme objectif
déclaré la reprise de la ville de Saint-Pétersbourg à présent
Petrograd. Les Estoniens s’étaient mis d’accord pour prendre
part à ce vaste mouvement depuis leur frontière ouest et la ville
de Narva notamment. France et Royaume-Uni avaient, encore une fois,
en sous-main, très largement demandé à l’Estonie de mettre ses
forces armées dans la lutte contre les Rouges. Pour autant
cette coopération n’allait pas sans frictions ; en effet, les
Russes blancs n’avaient toujours pas reconnu l’indépendance des
états baltes alors même que l’URSS promettait de le faire ce qui
fit grandement réfléchir les Estoniens sur le bien-fondé de la
poursuite de la lutte face aux Rouges. Pour les paysans estoniens, il
y avait également une plus grande proximité avec les moujiks
de l’armée soviétique. Pourquoi continuer ? La Finlande,
alliée traditionnel de l’Estonie refusa catégoriquement de
soutenir les Blancs mais devant la pression internationale et
l’obligation de soutien aux Lettons dans leur lutte contre les
germano-baltes du dissident Bermondt-Avalov, les Estoniens finirent
par repartir de l’avant face aux Rouges.
Avant
même la fin du mois de septembre, les Estoniens progressaient ainsi
notablement sur le territoire russe : la 2ème
division atteignait le fleuve Velikaïa, la 3ème
division s’emparait de Pytalovo, sur la frontière lettone une
centaine de kilomètres au sud de Pskov, tandis qu’un débarquement
amphibie à Krasnaya Gora réduisait la place. Néanmoins, ce furent
des succès de courte durée car il fallut bientôt gérer la défaite
blanche devant Petrograd. Les généraux estoniens, fatigués de
seconder des Blancs inefficaces et conscients de mener un combat qui
n’était plus le leur, décidèrent d’abandonner cette lutte et
donnèrent l’ordre de faire interner les soldats blancs qui
retraiteraient en Estonie.
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Le mausolée de Paju (via Wikimédia Commons) |
Il
fallait dès lors s’occuper du retour d’un autre problème :
les Rouges, vainqueurs des Blancs devant Petrograd, montraient des
velléités de revenir se frotter à ces irréductibles Estoniens.
Les 7èmes et 15ème
armées soviétiques, fortes de leurs succès, firent leur apparition
sur la Narva dans le courant du mois de novembre et lancèrent
l’assaut le 16 novembre sur la fleuve Luga. La bataille s’annonçait
dantesque car il s’agissait là de plus de 120 000 hommes
motivés face aux 40 000 soldats estoniens. Pendant des jours,
les Russes firent assaut sur assaut et malgré des pertes terribles,
finirent par connaitre quelques succès. Le gouvernement estonien,
conscient du danger, se prépara alors à entamer des négociations
avec Moscou. La demande fut faite le 19 novembre mais ce n’est que
le 05 décembre que les pourparlers purent vraiment débuter :
ils trainèrent en longueur tout le mois de décembre. Les
Soviétiques souhaitaient prendre leur temps et mettre la pression
sur les diplomates estoniens en multipliant les attaques d’envergure
à la frontière. Néanmoins, le nouveau chef du gouvernement depuis
novembre, Jaan Tõnisson, se montrait enclin à négocier au plus
vite car chacun voyait bien l’inutilité de la poursuite de la
lutte. Une puissante offensive eut alors lieu le 07 décembre :
les lignes estoniennes, surprises par l’assaut de plus de 160 000
soutenus par 200 pièces d’artillerie, furent initialement
débordées mais le haut-commandement montra alors tout son
sang-froid acquis depuis le début du conflit. La 1ère
division vint renforcer le front et le général Alexandre Tõnisson
en personne arriva pour commander sur place. Si les Soviétiques
infiltraient encore les positions en franchissant la Narva le 16
décembre, ils étaient violemment repoussés le 17 et devaient tout
recommencer. En réalité, ce jeu essentiellement psychologique de la
part des Soviétiques n’apporta quasiment rien sur le plan
territorial en raison de la ténacité des soldats estoniens
maintenant rompus à l’expérience de la guerre. Cela ne fit
qu’augmenter les pertes russes qui passèrent à plus de 35 000
hommes mis hors de combat à la fin du mois de décembre.
L’Estonie
indépendante
Le
02 février 1920, le traité de paix de Tartu était enfin signé.
Les Russes renonçaient de manière perpétuelle à toute intention
de s’emparer de l’Estonie et lui reconnaissaient son indépendance
de droit. La frontière entre Estonie et Russie était fermement
établie et des mouvements de populations devaient avoir lieu :
Estoniens en Estonie et Russes en Russie. Mais bien peu d’Estoniens
de Russie pourront passer la frontière. Certaines conditions
financières venaient également s’ajouter : la dette de
l’Estonie était abolie et les Russes s’engageaient à payer 15
millions de roubles de dédommagement. De plus, ils devaient rendre
les pièces prises au musée archéologique de Tartu. Les Russes
obtenaient simplement un port franc à Tartu et la possibilité de
construire une centrale électrique sur le fleuve frontalier Narva.
Tout semblait devoir s’apaiser sur cette frontière si
difficilement conquise : environ 3600 tués et près de 15 000
blessés témoignaient de l’acharnement des Estoniens à défendre
leur territoire. En face, les dizaines de milliers de soldats
soviétiques tués ou blessés ainsi que la dizaine de milliers
d’entre eux capturés illustraient également de façon éclatante
ce constat. L’Estonie allait connaitre des années politiquement
agitées mais sa tranquillité extérieure n’était que provisoire
puisque dès 1940, l’ouragan s’abattait de nouveau sur la pauvre
Estonie : envahie par les Russes en 1940, traversée par les
Nazis en 1941, elle sortira de la guerre détruite et annexée à
l’URSS. Un dernier mot sur le sort tragique qui attendait la
plupart des figures de l’armée estonienne évoquées dans cet
article. Voulant venger la défaite de 1919 et souhaitant décapiter
le gouvernement estonien indépendant, les Soviétiques de Staline
exécuteront aussi sommairement que brutalement, entres autres, Jaan
Tõnisson, Alexandre Tõnisson, Karl Parts, Andres Larka…d’autres
mourront suite aux mauvaises conditions de détention comme Johann
Laidoner ou Nikolai Reek ; le destin le plus frappant peut-être
sera celui du président d’avant-guerre, Konstantin Päts, enfermé
et « soigné » dans un asile psychiatrique soviétique
pour le fait qu’il ne cessait de clamer qu’il était bien le
président légitime d’un pays appelé Estonie.
Il faudra attendre le 17 septembre 1991 pour que l’Estonie
redevienne indépendante.
Bibliographie
-Avenel
Jean-Daniel & Giudicelli Pierre, L’indépendance
des pays de la Baltique, 1917-1920,
Paris, 2004.
-Bennett
Geoffrey, Freeing
the Baltics, 1918-1920,
Londres, 2017.
-Minaudier
Jean-Pierre, Histoire
de l’Estonie et de la nation estonienne,
Paris, 2007.
-Parrot
Andrew, The
Baltic States from 1914 to 1923 : The First World War and the
War of Independance,
Baltic
Defence Review n°8,
2002.
-Traksmaa
August, Lühike
vabadussõja ajalugu,
1992.
-Musée
de l’armée estonienne.
-Bulletin
quotidien de presse étrangère,
Ministère de la guerre, année 1919.
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