dimanche 1 février 2015

Renaissance de la marine japonaise 1945-2014



La « force d’auto-défense maritime » japonaise, héritière de la flotte impériale totalement démantelée en 1945, est devenue depuis 2012 la 3ème marine militaire du monde en termes de tonnage1, derrière ses homologues américaine et russe. Elle se retrouve maintenant en première ligne face à une Chine qui entend s’affirmer de plus en plus sur mer. La marine du soleil levant est aujourd’hui à un tournant de son histoire, tiraillée entre son statut, très contraint par la constitution japonaise, et un contexte géostratégique tendu. Mais revenons tout d’abord sur les circonstances de l’émergence de ce géant maritime très discret, et comment en est-il arrivé là.
Jérôme Percheron 

En haut : le porte-avions Amagi, chaviré dans le port de Kure en 1946. En Bas : le "destroyer porte-hélicoptères" Izumo, lancé le 6 août 2013. Sources : U.S. Navy investigation board - U.S. Navy military archives [haut] et http://www.mycity-military.com [bas]





1945, année zéro

Le 2 septembre 1945, après 8 années d’une guerre atroce débutée par l’invasion de la Chine et terminée dans un Japon exsangue que les Américains s’apprêtent à envahir, le gouvernement de Tokyo signe la capitulation de ce qu’il reste de son empire.
Les quelques bâtiments de sa flotte de combat qui ont survécu sont réquisitionnés par les vainqueurs : certains serviront de cible aux essais atomiques dans le Pacifique, les autres seront détruits. Seules quelques unités auxiliaires vont être conservées pendant 3 ans pour rapatrier les soldats japonais disséminés en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique.
Ses forces militaires totalement démantelées, le Japon s’en remet entièrement aux Etats-Unis pour assurer sa défense. Les frontières de l’archipel sont en particulier garanties par l’U.S. Navy.

Les épaves de la défunte flotte impériale jonchent les ports japonais. Ici, Les cuirassés Ise, Haruna et Hyuga, coulés entre le 24 et le 28 Juillet 1945, lors de l'attaque, par pas moins de 7 porte-avions américains, du port de Kure dans laquelle s'était réfugié le gros de ce qui restait de la flotte.


Une nouvelle constitution et un traité de paix

Les services du général Mac Arthur, commandant en chef des troupes d’occupation, dictent2 une nouvelle constitution au pays, dans laquelle non seulement l’empereur n’a plus aucun pouvoir politique, mais aussi, et surtout, le pays renonce à toute forme de droit à la guerre et à posséder une force militaire.
L’article 9 de cette constitution, adoptée en 1947 est très clair à ce sujet :
Aspirant sincèrement à une paix internationale basée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais renonce pour toujours au droit souverain d'une nation d'utiliser la force ou la menace de cette force dans les conflits internationaux. (…) aucune force terrestre, maritime, aérienne, ou toute autre force militaire, ne sera possédée. Le droit de belligérance de l'état ne sera pas reconnu. »
Le Japon est un archipel de plus de 1000 îles, et dépend entièrement de la mer pour ses approvisionnements en matières premières et une bonne partie de sa nourriture (pêche). Le besoin se fait donc rapidement sentir de surveiller les littoraux. Une agence civile de garde-côtes, « l’agence de sécurité maritime » est ainsi crée en 19483. Elle hérite de quelques dragueurs de mines rescapés de la défunte marine impériale4. Elle permet de conserver un savoir-faire et quelques marins expérimentés.
En 1951, à San Francisco, est enfin signé le traité de paix, concrétisation du la capitulation de 1945, entre le Japon et ses vainqueurs : les Etats-Unis bien sûr, mais aussi 47 de leurs alliés (à l’exception de l’URSS et de la Chine Populaire qui ont refusé, la guerre froide s’étant déjà imposée). L’occupation du pays prend officiellement fin en 1952 et ce dernier se voit autorisé à constituer une « force d’auto-défense » non-nucléaire, non offensive, et interdite d’opérations extérieures, à laquelle pas plus de 1% du PIB doit être consacrée. Une lecture stricte de l’article 9 pourrait considérer cette force comme anticonstitutionnelle, mais les Etats-Unis, fortement engagés en Corée, sont ravis de pouvoir déléguer une partie de leurs obligations. Ils conservent malgré tout des bases militaires importantes sur l’archipel, notamment à Okinawa.

La création de la force maritime d’auto-défense et la guerre froide

En 1952, les Etats-Unis cèdent des patrouilleurs et des destroyers retirés du service à l’Agence de Sécurité Maritime, dont les effectifs enflent rapidement. Parallèlement, des chantiers navals nippons sont remis en état et les études pour un premier destroyer de conception nationale sont lancées…
En 1954, les « forces japonaises d’autodéfense » sont créées, en vertu du traité de paix de 1951. Leur composante maritime naît de la scission de la flotte gérée par l’Agence de sécurité maritime. Cette dernière conserve l’activité spécifique de gardes-côtes, qui reste sous administration civile et cède les bâtiments de combat, qui passent sous contrôle du ministère de la défense. Le « noyau » de marins expérimentés, issus de la défunte marine impériale et conservés par l’Agence, a donc permis cette naissance.
La nouvelle flotte reçoit la lourde tâche d’assurer la sécurité des frontières de l’archipel, au grand soulagement des Américains qui peuvent repositionner leurs moyens dans le contexte de la guerre froide :
  • La VIIème flotte, basée à Yokosuka tient en respect toute velléité de la Chine ou de l’URSS, et constitue la pièce maîtresse du parapluie nucléaire américain de l’archipel, qui assure (et assure toujours) la dissuasion nucléaire du Japon, ce dernier n’ayant pas le droit de posséder d’armes nucléaires en vertu du traité de paix de 1951.
  • L’île d’Okinawa, au sud, occupée jusqu’en 1972, concentre les trois-quarts des bases américaines de l’archipel et compte encore aujourd’hui plus de 20 000 soldats américains (principalement des Marines, de la Navy, et de l’U.S. A.F.)5.
En 1956, le premier navire de guerre conçu et fabriqué au Japon depuis 1945, entre en service. Il s’agit de l’Harukaze, un destroyer à vocation anti sous-marine, sans hélicoptère embarqué (cette technologie, à peine mature, n’est pas encore dans les usages maritimes à l’époque), construit par les chantiers navals Mitsubishi à Nagasaki. Ce modèle va être constamment perfectionné et donner naissance à 22 autres destroyers qui seront lancés jusqu’en 19786.

Le destroyer Harukaze, entré en service en 1956 et retiré en 1985. Source : http://en.wikipedia.org/wiki/Harukaze-class_destroyer

L’industrie navale japonaise va devenir très active et lancer de nouveaux types de bâtiments : destroyers lance-missiles, bâtiments de lute anti-sous-marine équipés d’hélicoptères, sous-marins d’attaque à propulsion classique (diesel-électrique)... Tous ces bâtiments bénéficient de transferts de technologie américains, notamment en ce qui concerne les radars, sonars et l’armement (canons anti-missiles Phalanx, missiles anti-navires Harpoon par exemple). Dans une relative indifférence du peuple japonais, et malgré un budget de défense plafonné à 1% du PIB, une flotte puissante va se constituer petit à petit. Elle reste toutefois limitée à la protection des approches maritimes du pays, sans possibilité de projection, et axée sur un rôle défensif : seule la destruction des sous-marins et de bâtiments de surface d’un éventuel agresseur est recherchée.

Le destroyer multi-rôles Asagari, lancé en 1986. Il est équipé du système Mk15-CIWS Phalanx (protection rapprochée contre les missiles anti-navires) et de missiles anti-navires Harpoon. Source : http://www.seaforces.org/marint/Japan-Maritime-Self-Defense-Force/Destroyer/Asagiri-class.htm

En effet, avec la la guerre froide, la défense de l’archipel est principalement tournée, jusque dans les années 80, vers l’éventualité d’une invasion soviétique par le Nord7 : Sapporo, cinquième ville du Japon, située sur l’île septentrionale d’Hokkaido, est à moins de 800 km de Vladivostok, et les îles Kouriles, occupées par l’armée rouge depuis 1945, forment un pont entre le Kamtchaka, truffé de bases militaires soviétiques, en particulier le grand port de Petropavlosk, et la grande île japonaise du Nord.

Proximité du Nord du Japon avec Vladivostok et les îles Kouriles. Source : http://www.danube.fr/PDF/MAP/World_map_pol_2005-fr.pdf
L’Archipel nippon, morcelé, avec une population et des infrastructures principalement regroupées sur d’étroites bandes côtières, ne dispose pratiquement pas de profondeur stratégique : l’établissement d’une solide tête de pont ennemie se solderait rapidement par un écroulement des défenses. Il convient donc d’interdire l’approche de l’archipel à une flotte d’invasion, d’où le rôle principalement de « chasseurs » des bâtiments de la force d’auto-défense, mais aussi de l’aéronautique navale (patrouille maritime, lutte anti-sous-marine …).
A partir de la fin des années 1980, ce scénario est heureusement de moins en moins probable. Mais une nouvelle menace grandit à l’Ouest …


Face à la Corée du Nord

Infiltrations et enlèvements

Le régime de Pyongyang commence à infiltrer des espions au Japon pendant la guerre froide, pour son compte ou celui de l’URSS ou de la Chine, à l’aide de petites embarcations, mettant sur les dents les gardes-côtes. En effet, une forte communauté originaire de Corée vit au Japon : environ 600 000 personnes. Elle procure, bien malgré elle, une couverture idéale à ces agents.
La forme la plus tragique de ces actions reste l’enlèvement de citoyens japonais, utilisés pour former les espions à la langue et aux coutumes du pays. 17 enlèvements sont survenus entre 1977 et 1983, dont 13 ont été reconnus officiellement par la Corée du Nord en 20028. Ils concernaient des personnes âgées d’environ une vingtaine d’années, la plus jeune d’entre elles étant une collégienne de 13 ans, enlevée en novembre 1977 dans la ville côtière de Niigata. Cinq d’entre elles seulement on pu revoir le Japon, les autres sont présumées mortes en captivité… Ce sujet continue de nos jours d’empoisonner les relations du Japon avec la Corée du Nord. Mais les enlèvements ne concernent pas que le Japon, des centaines de cas suspects ont été recensés en Corée du Sud9, cible principale des attentions de Pyongyang.

Les enlèvements de citoyens japonais par des nord-coréens Source : http://factsanddetails.com/japan/cat22/sub149/item2923.html

La preuve des infiltrations nord-coréennes survient en 1990 lorsqu’est découvert, près de Mihama, une des plus grosses centrales nucléaires du Japon, un petit bateau espion échoué10, contenant des documents estampillés du régime nord-coréen, des armes légères et des livres de codes de cryptage. D’autres découvertes de bateaux-espions suivront, notamment grâce aux avions de patrouille maritime P3-C Orion de l’aéronautique navale, mais sans qu’ils puissent être arraisonnés à temps… Jusqu’en 2001 où, au sud de l’île de Kyushu, a eu lieu la première « bataille navale » impliquant des forces japonaises depuis 1945 : un chalutier armé nord-coréen, sous faux pavillon chinois, est pris en chasse par une vingtaine de navires des gardes-côtes. Ceux-ci le rattrapent et effectuent plusieurs tirs de semonce, auxquels le navire-espion répond par des tirs de mitrailleuse et de roquettes, occasionnant 3 blessés parmi les équipages japonais, qui alors répliquent et le coulent corps et biens11.

La poursuite du chalutier espion nord-coréen en 2001 Source : http://news.bbc.co.uk/olmedia/1720000/images/_1724913_boat2300ap.jpg

La menace balistique et les destroyers AEGIS

Bénéficiant dans les années 1970 et 1980 de transferts de technologies soviétiques et chinois, les nord-coréens conçoivent et fabriquent leurs propres missiles balistiques. A partir de 1988, ils développent le Hwasong-6, d’un portée de 900 km (exporté dans les années 1990 en Iran et au Pakistan). Il peut ainsi atteindre une partie des côtes Ouest du Japon12. Les recherches se poursuivent pour accroître sa portée, et des soupçons de programme nucléaire clandestin se font jour… La menace est sérieuse et le Japon souhaite se doter de systèmes anti-missiles.
C’est alors que les Etats-Unis vont leur faire cadeau d’une de leurs technologies militaires les plus précieuses : le système AEGIS (« bouclier » en grec). Il vient tout droit de la guerre froide : dans les années 1960, les Américains se rendent compte de la vulnérabilité de leurs bâtiments de surface, en particulier de leurs porte-avions, face aux bombardiers soviétiques équipés de missiles antinavires à longue portée. Les chasseurs embarqués peuvent en abattre une grande partie, mais, dans le cas d’attaques de saturation (où un très grand nombre de missiles sont lancés sur un même objectif), certains arriveront toujours à passer. Or il peut en suffire d’un seul pour mettre hors de combat un porte-avions, voire annihiler un groupe aéronaval entier si le missile est doté d’une tête nucléaire. Un système basé sur un radar à balayage électronique très puissant, guidant automatiquement des missiles anti-missiles lancés verticalement (Standard Missile 1 ou SM-1), et destiné à être embarqué sur un navire, est alors développé dans les années 70. Dès 1983, il équipe le premier croiseur AEGIS (classe Ticonderoga) de l’U.S. Navy.
Ces bâtiments sont donc, dans un premier temps, destinés à la protection des porte-avions américains. Mais on se rend compte bien vite de potentialités du système, capable d’atteindre tout missile balistique dans sa phase descendante. Il commence alors à assurer un rôle de parapluie anti-missile de théâtre (au sens « théâtre d’opérations »). C’est cette utilisation que les Japonais vont privilégier, tout en conservant une forte capacité anti-sous-marine et anti-aérienne, avec les destroyers AEGIS de la classe Kongo, basés sur leurs homologues américains de la classe Arleigh Burke, et destinés à constituer la colonne vertébrale de la flotte japonaise. Le premier des 4 exemplaires entre en service en 1991, et le dernier en 1998. Ils sont toujours utilisés et ont été rejoints dans ce rôle par deux nouveaux destroyers de la classe Atago, dérivés améliorés, en 2007 et 2008. 

Le destroyer AEGIS Kongo, entré en service en 1991. On distingue, à la proue, juste derrière la tourelle du canon de 127mm, les racks de lancement vertical des missiles SM-2. Les antennes radar du système AEGIS sont identifiables formes octogonales blanches sous la passerelle. Source : http://www.defenseindustrydaily.com/up-to-387m-for-japanese-naval-abm-components-0807/
 
Les nouvelles versions des missiles, SM-2 et surtout SM-3, toujours construits par les Américains, sont capables d’atteindre des missiles balistiques intercontinentaux dans leur phase ascendante (avant qu’ils ne puissent se séparer en têtes multiples, ce qui rend leur interception difficile), et même des satellites. Ce sont ces mêmes missiles qui constituent la pièce principale du bouclier anti-missile américain mais aussi de l’OTAN en Europe. Une débauche de technologie pour intercepter quelques maladroits missiles nord-coréens ? Non, car d’une part Pyongyang perfectionne ses missiles qui atteignent une portée de plusieurs milliers de km dans les années 2000, et d’autre part l’objectif est aussi d’arrêter ceux d’un autre puissant voisin : la Chine…

29 Octobre 2010 : tir d’un missile SM-3 depuis le Kirishima (sister-ship du Kongo), qui intercepte avec succès un missile balistique d’exercice, quelques minutes après sont lancement  depuis Hawaï. Source : http://www.mda.mil/global/images/system/aegis/jftm4stbd.jpg

Le réveil du dragon

Suite à la libéralisation de l’économie lancée par Deng Xiaoping à la fin des années 70, la Chine connaît depuis une croissance économique soutenue, et, de ce fait, des besoins en énergie, matières premières et import/export de produits toujours plus importants. Or, ces flux transitant principalement par mer, elle se rend compte de l’intérêt capital de sécuriser ses voies maritimes. La mer contient également d’énormes ressources, halieutiques, gazières, pétrolières … ce qu’un pays comme le Japon, doté d’une zone économique exclusive13 (ZEE) 12 fois plus grande que son territoire émergé, a compris depuis longtemps.

Zone économique exclusive du Japon. On voit l’intérêt de posséder des îles éparses afin d’agrandir cette dernière. Source : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HER_141_0098

Or, les approches maritimes de la Chine sont littéralement corsetées par une chaîne d’îles appartenant à des états qui regardent avec la plus grande méfiance son développement (le Japon bien sûr, mais aussi Taïwan, Singapour, l’Indonésie, le Viêt-Nam), avec lesquels les Etats-Unis ont plus ou moins discrètement resserrés leurs liens.
L’amiral chinois Liu Huaqing, qui participa à la Longue Marche aux côtés de Mao, commandant en chef de la marine de l’Armée Populaire de Libération de 1982 à 1988, explique alors qu’il sera nécessaire de dominer l’espace maritime entre les côtes chinoises et cette chaîne d’îles (voir carte ci-après), et dans un deuxième temps de la percer pour atteindre une deuxième chaîne dont la maîtrise lui permettrait d’accéder librement au Pacifique et d’assurer efficacement la défense du pays. Ces objectifs doivent être atteints à l’aide d’une marine puissante et à la pointe de la technologie. Il initie la modernisation et l’expansion de celle-ci, qui est, de nos jours, en terme de tonnage, à la troisième place mondiale, ex-æquo avec le Japon, mais de nature nettement plus offensive que la marine du soleil levant. Elle dispose en effet d’un porte-avions (acheté non terminé à la Russie et modernisé) et en conçoit au moins un autre. D’autre part, elle a conçu, avec l’aide initiale de transferts de technologie russes plus ou moins volontaires14, ses propres équivalents des destroyers AEGIS, bien que moins perfectionnés (destroyers Type-52C et D) et teste des missiles balistiques capables d’atteindre des porte-avions et autres gros navires de surface.

Les deux chaînes d'îles de l'amiral Liu Huaqing Source: U.S. Naval Institute http://www.usni.org/magazines/proceedings/2011-11/drawing-lines-se

Comme ont peut le voir sur la carte, la première chaîne d’îles touche le Japon, ce qui explique bon nombre de différends en mer de Chine actuellement, mais la deuxième, initialement prévue d’être atteinte vers 202015, l’englobe ! Cette volonté d’expansion stratégique et technologique n’est pas une simple vue de l’esprit, mais traduit un profond sentiment chinois de ne plus avoir à subir les humiliations que le pays a connues au cours de son histoire contemporaine depuis les guerres de l’opium au XIXème siècle, en passant par la signature forcée de traités injustes et de violations de sa souveraineté (concessions étrangères, invasion japonaise …), généralement interprétées comme venant d’un différentiel technologique16. Dans l’histoire récente, deux porte-avions américains ont croisé dans le détroit Taïwan (bras de mer entre Taïwan et la Chine) pour apaiser la crise de 1996 entre « l’Empire du milieu » et sa « province rebelle ». Ce dernier ne le tolèrerait plus de nos jours.

Le porte-avions chinois Liaoning, escorté par 3 destroyers Type 52C. Posséder un porte-avions est une chose, maîtriser son emploi au sein d'un groupe aéronaval et optimiser la mise en oeuvre de son groupe aérien en est une autre. Ces aspects peuvent prendre des années voir des dizaines d'années à être acquis. Source : http://www.meretmarine.com/fr/content/la-chine-lheure-des-porte-avions

Aux avant-postes

Le Japon doit ainsi s’apprêter à protéger ses voies d’approvisionnements et à gérer des différends frontaliers situés dans sa ZEE, loin des côtes du pays, tout en évitant d’aller jusqu’à l’irréparable avec une Chine qui reste sa partenaire économique fondamentale. C’est le cas par exemple des îles Senkaku/Diaoyutai (respectivement nom japonais / nom chinois), revendiquées par Pékin (et Taiwan), mais sous administration japonaise, où de fréquents accrochages entre garde-côtes et navires chinois ont lieu. Autre exemple, bien que la situation soit moins tendue : Les îles Kouriles, anciennes possessions japonaises, occupées par l’Union Soviétique en 1945 et passées ensuite sous l’autorité de la Fédération de Russie, puissance maritime (ré-)émergente dans la région. Le Japon considère comme une menace potentielle leur proximité relative avec l’île d’Hokkaido. Cette menace pourrait être neutralisée par une maitrise de leur espace maritime.
Il ne s’agit donc plus de défendre les approches immédiates de l’archipel, mais bien d’assurer une présence dissuasive loin de celui-ci. Pour que cette présence soit crédible, il faut qu’elle montre que la force peut être utilisée, et ce, avec efficacité. Pour cela, il est nécessaire d’avoir des moyens importants capables de stationner longtemps dans une zone éloignée et d’en interdire le passage : c’est ce qu’on appelle une stratégie de « déni d’accès » ou d’ «interdiction ». La meilleure arme pour cela, hors zones littorales, est le sous-marin d’attaque. Ce dernier, difficile à détecter et d’autant plus dangereux s’il est capable de rester longtemps en plongée, est très efficace contre les bâtiments de surface. Son emploi est en revanche beaucoup plus délicat pour contrer ses homologues adverses. Le moyen le plus flexible pour la « chasse aux sous-marins » reste l’hélicoptère ou l’avion de patrouille maritime, par sa capacité à passer rapidement de la détection à l’attaque, par la variété des équipements de détection qu’il emploie (barrages de bouées acoustiques, détection infrarouge ou électromagnétique) et surtout l’impossibilité pour sa cible de répliquer17. Pour toutes ces raisons, la marine japonaise va se doter de nouveaux types de bâtiments : les sous-marins d’attaque à propulsion anaérobie ou AIP (Air Independant Propulsion) et les porte-hélicoptères de lutte anti-sous-marine.

Les sous-marins


L'Hakuryu, troisième sous-marin de la classe Soryu, en visite à Pearl Harbor en février 2013 Source : http://www.enderi.fr/Tractations-sous-marines_a233.html


Au début des années 2000, le Japon possédait déjà l’une des flottes de sous-marins d’attaque les plus importantes du monde (18 unités), et certainement les sous-marins classiques (propulsion diesel –électrique) les plus perfectionnés et automatisés, grâce à des industries de défense à la pointe de la technologie et affranchies du soutien américain. Vu son histoire contemporaine, on peut comprendre que la Japon renonce à utiliser l’énergie nucléaire dans le domaine militaire. Il n’est donc pas question d’envisager de construire des sous-marins à propulsion nucléaire. Pour augmenter le temps de présence des submersibles et leur furtivité sonore, Kawasaki et Mitshubishi Heavy Industries vont ajouter à la propulsion classique, dans les nouveaux sous-marins de la classe Soryu, la propulsion anaérobie, en l’espèce le système suédois Kockum basé sur le principe du moteur de Stirling18 : c’est un gaz en circuit fermé et non le produit d’une combustion interne qui assure la force de travail, en suivant un cycle chauffage / détente / refroidissement / compression. 4 de ces sous-marins, les plus gros (4200 t) construits au Japon depuis la 2ème guerre mondiale, sont entrés en service entre 2009 et 2013, portant l’effectif sous-marin japonais à 22 unités, et 5 autres sont prévus ou déjà en construction, surclassant largement leurs homologues chinois. L’Australie, autre puissance émergente de la région, toute aussi inquiète de l’expansion chinoise, s’est même montrée intéressée par l’acquisition de ces sous-marins, posant la délicate question de l’exportation d’armes par Tokyo, jusqu’alors prohibée par l’interprétation stricte de la constitution.

Les porte-hélicoptères

Dès 2001, la décision est prise de mettre en construction 2 grands porte-hélicoptères afin de renforcer le parc existant de navires de même type mais aux dimensions modestes (classe Shirane de 1980 et Osumi de la fin des années 90) et ainsi de faire face aux nouveaux défis de protection de la ZEE. Ce sont les « destroyers porte-hélicoptères » de la classe Hyuga. Qu’on ne s’y trompe pas, ils n’ont rien d’un simple destroyer et l’appellation est avant tout politique, pour ne pas donner l’impression de contourner la constitution. Pouvant opérer jusqu’à 11 hélicoptères et munis d’un radier19 leur permettant des opérations d’assaut amphibie, ils peuvent servir de navires amiraux lors d’opérations de grande ampleur. Ce sont les plus gros navires militaires construits par le Japon depuis la seconde guerre mondiale. Ils sont assez proches en dimensions et en capacités de leurs équivalents français, les BPC de classe Mistral. Le Hyuga et son sister-ship, le l’Ise, entrent en service respectivement en 2009 et 2011. 

Le porte-hélicoptères Hyuga, survolé par les Sea Hawks de son escadron de lutte anti-sous-marine Source : wikipedia commons
 
Mais la course aux armements est loin d’être terminée. En 2013 a lieu un évènement qui va pousser la Chine a émettre des protestations officielles. Le record du plus gros navire de guerre japonais lancé depuis la seconde guerre mondiale est battu par le nouveau « destroyer porte-hélicoptères » Izumo. Sorte de version agrandie des Hyuga, sa longueur est à quelques mètres près celle du porte-avions français Charles de Gaulle. Ses 16 hélicoptères (ce qui représente une capacité de lutte anti-sous-marine considérable) sont à l’aise dans ses immenses hangars. Un deuxième bâtiment de cette classe est déjà en construction. Comme pour la classe Hyuga, ces navires reprennent le nom d’anciens cuirassés de la flotte impériale, ce qui ajoute à l’irritation de Pékin. Fait apparemment anodin mais à la signification très lourde : il s’est écoulé seulement 19 mois entre la pose de la quille de l’Izumo et son lancement, ce qui est une performance rare en temps de paix pour des chantiers navals militaires. Le Japon a voulu ainsi monter que son complexe militaro-industriel était prêt, s’il le fallait, à réagir et à monter en puissance très vite. La Chine y voit un « porte-avions déguisé » et donc émet des doutes sur les intentions pacifistes prônées officiellement par le Japon. Il est vrai qu’il pourrait, avec l’ajout d’un tremplin, mettre en œuvre des chasseurs à décollage/atterrissage court/vertical F-35B, mais cette version du F-35 n’est actuellement pas commandée par Tokyo. Un tel navire permet d’aller au-delà d’une stratégie de « déni d’accès » pour permettre une stratégie plus ambitieuse de « contrôle maritime »20, c'est-à-dire surveiller et maîtriser, dans le temps long, un espace maritime beaucoup plus étendu et le réserver à son usage personnel. C’est par exemple une telle stratégie de contrôle qui a permis finalement à la Royal Navy de s’opposer victorieusement à la stratégie de déni d’accès des sous-marins de la Kriegsmarine, pendant les deux guerres mondiales.

Le "destroyer porte-hélociptères" Izumo, lors de son lancement en 2013. Source http://snafu-solomon.blogspot.fr/2013/08/tail-of-tape-wasp-vs-isumo.html

La face cachée du soleil levant

Le grand public japonais commence à prendre conscience de la réémergence d’un complexe militaro-industriel. Le désengagement progressif des Etats-Unis dans la défense de l’archipel depuis la fin de la guerre froide et la pauvreté de ce dernier en termes de ressources naturelles n’offrent pas d’autre alternative à Tokyo que de réaliser un grand effort pour conserver la maîtrise de ses voies maritimes et de sa ZEE. Cela nécessite de disposer d’une marine à l’allonge suffisante pour les protéger. C’est aussi dans l’intérêt du Japon, lui permettant ainsi d’acquérir une autonomie stratégique de plus en plus grande. Mais ce réarmement, car il faut bien l’appeler ainsi, pose le problème de l’écart de plus en plus criant entre les capacités militaires réelles du pays et sa constitution pacifiste, complétée par le traité de 1951. D’autre part, pour financer cet effort dans un pays vieillissant où l’économie stagne plus ou moins depuis le début des années 90, l’exportation du matériel militaire (les sous-marins à l’Australie par exemple) serait la bienvenue, augmentant là aussi l’écart par rapport aux textes …
Aussi, les gouvernements successifs préparent l’opinion publique, encore très attachée au pacifisme, à ce que l’idée de modifier la constitution ne soit plus considérée comme folle… Pour parer au plus pressé, Tokyo a pris, avec la bénédiction des Etats-Unis, deux décisions d’une portée très importante en Juillet 2014 : la levée de l’interdiction d’exporter du matériel militaire et la possibilité d’engager les forces d’autodéfense dans des opérations de combat autres que celles liées à la défense nationale21. L’idée d’une armée « strictement défensive » n’ayant pas de fondements réels, les masques tombent et le « pacifisme d’état » japonais n’est dorénavant plus qu’une façade…
Aux yeux du gouvernement japonais, ce processus est amplement justifié par la différence de traitement que Pékin réserve à ses voisins de la Mer de Chine. Autant elle prend pour le moment des gants avec le Japon, autant sa politique est nettement plus agressive avec des nations plus faibles. C’est le cas de l’Inde, mais aussi du Vietnam, par exemple, qui s’est vu envahir manu-militari une partie de ses îles Paracels en 1974, et Spratly en 1988, riches en pétrole. Le cas de Taïwan est emblématique. La « province rebelle », pour qui les accrochages militaires avec sa grande sœur continentale ne sont pas une abstraction, bénéficiait encore il y quelques années, grâce à l’aide américaine, d’une supériorité aérienne qui garantissait sa marge de manœuvre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui suite à la rapide montée en puissance de la marine et de l’aviation chinoises. Or, les Etats-Unis se sont récemment opposés à l’acquisition par Taipei de matériel militaire dernier cri, de peur de froisser Pékin qui avait haussé le ton… Ce dernier point a agi comme un électrochoc au Japon, qui l’a vu comme ce qui pourrait lui arriver s’il ne poursuivait pas ses efforts. Si le soutien américain ne lui est plus automatiquement acquis, vers qui pourrait se tourner Taïwan pour éviter une « finlandisation » par la Chine ? Vers la seule puissance militaire capable de tenir tête à la Chine actuellement dans la région : le Japon. Ce rapprochement est déjà discrètement en cours22. Ce serait un retournement dont l’histoire a le secret, sachant que le pays du soleil levant l’a occupée de 1895 à 1945.

Jeu du chat et de la souris entre patrouilleurs Japonais et Chinois au large des îles Senkaku Source : http://www.csmonitor.com/Commentary/Opinion/2012/1025/US-must-clearly-back-Japan-in-islands-dispute-with-China-video

Conclusion
La puissante flotte japonaise, née de la volonté américaine, est taillée pour un rôle régional. Elle n’est pas capable actuellement de se projeter à l’autre bout du monde pour des opérations offensives comme peuvent le faire ses homologues américaine, britannique ou française. Elle est cependant un adversaire redoutable pour tout agresseur, excellant dans la lutte anti-sous-marine. Son développement soutenu ces dernières années la rend largement capable de défendre sa ZEE, et elle possède le potentiel pour grandir encore. En effet, il ne suffit pas de posséder des navires pour faire une flotte de combat efficace, mais de combiner intelligemment les facteurs suivants :
  • Un complexe militaro-industriel solide : seule garantie de s’affranchir d’ingérence extérieure dans la conception, la fabrication et l’emploi des navires (ce qui n’exclut pas des coopérations, bien au contraire), de pouvoir rapidement monter en puissance en cas de conflit prolongé, et tout simplement d’assurer soi-même la maintenance des navires. Le Japon excelle en ces domaines, et l’a prouvé dans la rapidité de construction du porte-hélicoptères Izumo.
  • Des équipages expérimentés et entraînés : c’est une des marines au monde qui accorde le plus de moyens à la formation.
  • Une doctrine d’emploi basée sur une étude claire des besoins et des menaces, ainsi que des matériels efficaces adaptés à la doctrine.
Cette alchimie est difficile et longue à émerger, et la caractéristique de nations ayant une longue expérience maritime, ce qui est le cas du Japon, qui maîtrise parfaitement ces critères.
Toutefois, bien qu’il n’ait pas vraiment le choix, son opposition frontale à l’expansion stratégique chinoise ne peut amener à moyen terme qu’à une aggravation des tensions. Or, si la Chine a une démographie et une puissance économique lui permettant de prendre tout son temps, ce n’est pas le cas du Japon, qui a du mal à se sortir d’une crise économique larvée, ne possède aucune ressource naturelle dans l’archipel lui-même et affiche une la natalité de plus en plus faible.


Bibliographie

Bernard Prézlin, Flottes de combat 2013, Editions Ouest France, 2013
Céline Pajon, Comprendre la problématique des bases militaires américaines à Okinawa, IFRI, Paris, Juin 2010
Jun NOHARA, Changement de l’environnement maritime en Extrème-Orient : La force d’autodéfense japonaise, Centre d’Etudes Supérieures de la Marine, 2011
William C. Triplett, How a Nuclear North Korea Threatens America, Regenery Publishing, Washington D.C., 2004, p. 114
Windy Marty, L’importance de la lutte anti-sous-marine au XXIè siècle, Centre d’études supérieures de la Marine, 2011
Julian S. Corbett, Principes de stratégie maritime, Economica, Paris, 1993

Notes
1 D’après : Bernard Prézlin, Flottes de combat 2013, Editions Ouest France, 2013.
2 Morris I., L'évolution politique du Japon d'après guerre. In: Politique étrangère N°3 - 1956 - 21e année p. 326
3 http://www.kaiho.mlit.go.jp/e/pamphlet.pdf
4 All ships of Japan Coast Guard 1948–2003. In : Monthly Ships of the World N° 613, Kaijinsha, Tokyo, 2003.
5 Céline Pajon, Comprendre la problématique des bases militaires américaines à Okinawa, IFRI, Paris, Juin 2010.
6 http://www.helis.com/database/sys/259_Harukaze_class/
7 Jun NOHARA, Changement de l’environnement maritime en Extrème-Orient : La force d’autodéfense japonaise, Centre d’Etudes Supérieures de la Marine, 2011.
8 LeFigaro.fr, 9 Juillet 2014 : http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/07/09/97001-20140709FILWWW00431-pyongyang-revele-30-noms-de-japonais-enleves.php
9 AsiaTimes online, 26 Février 2005 : http://www.atimes.com/atimes/Korea/GB26Dg01.html
10 William C. Triplett, How a Nuclear North Korea Threatens America, Regenery Publishing, Washington D.C., 2004, p. 114
11 BBC News, 25 décembre 2001 : http://news.bbc.co.uk/2/hi/asia-pacific/1727867.stm
12 Edouard Pflimlin, Le programme balistique nord-coréen : quelles menaces ?, LeMonde.fr, 20 avril 2012 : http://www.lemonde.fr/international/article/2012/04/06/le-programme-balistique-nord-coreen-quelles-menaces_1681516_3210.html
13 Zone économique exclusive : d’après le droit de la mer, il s’agit d’un espace maritime sur lequel un état côtier exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources.
14 La Chine a profité, dans les années 90, de la situation désastreuse des anciennes républiques d’URSS pour acquérir du matériel moderne à bas prix, l’analyser et ainsi combler son retard
15 Jun NOHARA, Changement de l’environnement maritime en Extrème-Orient : La force d’autodéfense japonaise, Centre d’Etudes Supérieures de la Marine, 2011
16 Guilhen Penent, Défense et Sécurité Internationale n°108, DSI Presse, novembre 2014
17 Windy Marty, L’importance de la lutte anti-sous-marine au XXIè siècle, Centre d’études supérieures de la Marine, 2011, p. 25
18 De l’ingénieur anglais Robert Stirling qui en a élaboré les principes des 1816, confronté aux premières chaudières à vapeur qui avaient tendance à exploser.
19 Hangar immergeable permettant la mise à l’eau de navires de débarquement
20 L’historien et stratège maritime britannique Julian Corbett (1854-1922) est un penseur majeur de la stratégie maritime. Dans son ouvrage le plus célèbre, Some Principles of Maritime Strategy, il est le premier à théoriser et séparer les stratégies de déni d’accès et de contrôle.
21 Défense et sécurité internationale, n°108, Octobre-Novembre 2014, p.24
22 Ibid., p. 69

3 commentaires:

  1. Merci pour cet article, mais attention l'image de l'Izumo et de l'Hyuga côte à côte est un fake photoshop grossier.

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    1. Image enlevée, merci beaucoup de nous l'avoir signalée.

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    2. Toutes mes excuses pour ce fake qui a échappé à ma vigilance. J'ai refourni une nouvelle photo. Merci de l'avoir signalé.
      L'auteur.

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