La
bataille de Peregonovka en septembre 1919 n'a jamais eu un grand retentissement y
compris dans l'historiographie de la guerre civile russe. Les
Soviétiques ne pouvaient célébrer un combat remporté par une
armée anarchiste tandis que les Blancs ne voulaient rappeler qu'ils
avaient en cette occasion été battus
par une troupe de paysans. Seule les fidèles de Nestor Makhno ont
entretenu la mémoire de cette bataille en affirmant qu'elle a marqué
un tournant de la guerre civile. Selon eux, en obligeant l'armée
blanche de Denikine en route sur Moscou, à détourner des troupes
vers l'Ukraine, Makhno a en effet favorisé la contre-attaque
soviétique d'Orel qui a mis un terme final aux ambitions blanches de
s'emparer de Moscou et d'abattre le pouvoir soviétique.
David FRANCOIS
L'Ukraine
fut l'un des champs de bataille principale de la guerre civile russe.
Son contrôle était vital pour chacun des camps en présence. Elle
formait une base de départ indispensable aux Blancs pour menacer
Moscou et, à contrario, son contrôle par les Rouges était le gage
de la survie de la Révolution. Mais la situation n'était pas aussi
simple sur le terrain puisqu'à coté des Blancs et des Rouges se
trouvaient des nationalistes ukrainiens mais également des
anarchistes. Le rôle de ces derniers dans la guerre civile en
Ukraine fut essentiel puisqu'ils représentaient à la fois une force
politique importante mais également militaire. Mais est-il possible
d'affirmer, comme certains anarchistes le font, que leur contribution
a permis aux Rouges de finalement l'emporter.
Makhno
et l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle.
La
Révolution russe est, comme l'a montré Orlando Figes, un vaste
soulèvement spontané de la population où s'imbriquent différents
mécontentements et aspirations, paysannes, ouvrières, nationales.
En quelques mois l'Empire russe se désintègre et si, finalement,
les bolcheviks prennent le pouvoir en novembre, ils ne contrôlent
qu'une petite partie de cet Empire déchu. La paix de Brest-Litovsk a
ainsi ouvert les routes de l'Ukraine aux armées allemandes et
austro-hongroises qui placent à la tête du pays un gouvernement
fantoche dirigé par l'hetman Skoropadski. Cette situation provoque
le mécontentement d'une partie de la population, une colère qui
s'exprime par la formation de groupes de partisans qui pour certains
se regroupent autour de Nestor Makhno pour former l'Armée
insurrectionnelle d'Ukraine.
Makhno
fut longtemps une figure controversée de la Révolution, dénoncée
à la fois par les historiens soviétiques que par les auteurs
libéraux ou conservateurs. Cette légende noire donne le plus
souvent de lui l'image d'un antisémite ou d'un brigand avide de
rapines. Fils de paysans pauvres de l'Ukraine occidentale,
Makhno rejoint les rangs des anarchistes lors de la révolution de
1905. En raison de son activité politique il est condamné pour
terrorisme en 1910 et ne sort de prison qu'à la faveur de la
révolution de février 1917. Makhno retourne alors dans une Ukraine
en pleine révolution où aux grèves succèdent les expropriations
de terre par les paysans. Il commence alors à organiser les paysans
armés pour chasser les grands propriétaires et procéder au partage
des terres. En janvier 1918 il a rassemblé autour de lui environ 900
partisans pour combattre la Rada, l'assemblée nationaliste
ukrainienne. Quand les troupes allemandes et austro-hongroises
pénètrent en mars 1918 en Ukraine, il organise un détachement
militaire, actif dans le sud-est du pays et qui se transforme en
Armée révolutionnaire insurrectionnelle en septembre 1918, mais il
ne peut s'opposer à l'avance des armées du Kaiser. Makhno devient
alors le chef d'une troupe de partisans qui mène la lutte contre
l'occupant et les forces de l'hetman Skoropadski à sa solde.
![]() |
Nestor Makhno en 1919 |
En
novembre 1918, la victoire des Alliés sur le front occidental
entraîne le départ d'Ukraine des soldats allemands et
austro-hongrois. L'Ukraine, jusque là relativement épargnée,
redevient un enjeu majeur et un champ de bataille, pour les
différentes armées qui s'affrontent pour le contrôle de la Russie.
Dans le sud, le général Anton Denikine à la tête de l'Armée des
Volontaires entame sa marche sur Moscou avec le soutien des
Britanniques et des Français. Mais sa route croise celle de Makhno
qui dispose d'une armée au moral élevé après ses succès contre
les troupes des Puissances centrales et qui s'est renforcée avec
l'arrivée de vétérans de la Grande Guerre.
Makhno
ne dispose pas d'une formation militaire, il n'a jamais servi dans
l'armée, mais il réussit à s'entourer de lieutenants compétents
comme Fedor Schtuss, un ancien marin déserteur, ou Simon Karetnik.
L'armée makhnoviste devient rapidement une force de plusieurs
milliers de volontaires possédant sa propre logistique et un réseau
de renseignement s'appuyant sur le soutien d'une partie de la
population. Sa force repose sur une formidable puissance de feu
mobile grace à l'utilisation d'une cavalerie expérimentée et des
célèbres tachankas. Cette charrette à cheval conduite par un seul
homme et qui peut transporter de deux à quatre combattants à
l'arrière ou une mitrailleuse est largement répandue dans l'armée
insurrectionnelle. Elle permet aux anarchistes d'effectuer des
trajets de prés de 100 km en une seule journée. Les unités
anarchistes, qui élisent leurs chefs, sont relativement autonomes,
ce qui leur donne une grande souplesse d'adaptation puisqu'elles sont
capables de se disperser sans perdre leur cohésion. La principale
faiblesse de l'armée de Makhno concerne son approvisionnement en
armes en munitions. Ne disposant pas de fabriques d'armement les
anarchistes s'approvisionnent exclusivement grace
à l'équipement capturé à l'ennemi. Cette précarité conduit à
une sous-utilisation permanente de son potentiel militaire.
![]() |
Fedor Schtuss, un des commandant de l'armée insurrectionnelle. |
La
situation au printemps 1919.
En
1919, la troupe de Makhno n'a plus en face d'elle une armée
étrangère mais un nouvel ennemi, les régiments blancs de Denikine.
En janvier, l'armée insurrectionnelle dispose de prés de 16 000
hommes au sud face aux blancs, de 10 000 au nord face à Petlioura et
de 2 000 à l'ouest face aux nationalistes. Face au danger blanc, les
anarchistes concluent une alliance militaire avec les bolcheviks.
L'armée de Makhno est alors nominalement subordonnée à l'Armée
rouge mais conserve sa structure et son organisation interne. Elle
espère recevoir en contrepartie le matériel militaire promis par
les bolcheviks. L'alliance garantit aussi la libre circulation des
commissaires politiques ce qui leur permet de mener des opérations
de propagande et de renseignements pour contrer l'influence
grandissante des makhnovistes qui deviennent d'autant plus dangereux
qu'ils forment un pôle d'attraction révolutionnaire concurrent des
communistes. Moscou fournit finalement 100 000 cartouches et 3 000
fusils italiens. Cet armement est largement insuffisant pour les 30
000 hommes de l'armée insurrectionnelle en mars 1919. Cette dernière
envoie néanmoins deux détachements combattre au coté de l'Armée
rouge en Crimée et lance, à la demande des bolcheviks, une attaque
sur Taganrog.
L'Ukraine en 1919. |
Les
communistes doivent également composer avec Nikolaï Grigoriev, un
ancien officier tsariste, qui bénéficie du soutien des paysans
pauvres et dispose d'une troupe de 30 000 hommes à l'ouest du
territoire makhnoviste. Moscou craint surtout à ce moment qu'une
alliance ne se forme entre Grigoriev et Makhno qui pourrait évincer
totalement les bolcheviks du sud de l'Ukraine. Les renforts
communistes destinés à combattre Denikine sont donc détournés
pour lutter contre Grigoriev. L'offensive blanche du printemps 1919
se heurte donc à un front rouge largement dégarni.
L'offensive blanche.
En
juin 1919 Denikine lance une grande offensive qui prend deux
directions avec pour objectif final la prise de Moscou. A l'ouest
l'Armée des Volontaires marche sur Kharkov et la Russie centrale
tandis qu'à l'est l'armée du Caucase avance sur Tsaritsyne et la
région de la Volga pour entrer en contact avec les troupes de
l'amiral Koltchak venant de Sibérie. En Ukraine, les Blancs
rencontrent peu de résistance et prennent Odessa sans grandes
difficultés.
Au moment où Denikine passe à l'offensive en Ukraine, Makhno se
trouve prés d'Alexandrovsk. Pour les Blancs, le contrôle de
l'Ukraine est indispensable puisque la région forme une solide base
de départ pour avancer sur Moscou. L'objectif est donc d'abord de
préserver Elisabethgrad, une base blanche et surtout de protéger la
ligne ferroviaire Odessa-Voznessensk par où passe l'essentiel de
l'approvisionnement que les Alliés occidentaux fournissent aux
Blancs. Ces derniers veulent donc liquider la menace anarchiste qui
menace le flanc gauche de leur offensive vers le nord. Pour cela deux
divisions de cosaques du Kouban et du Térek sont placées sous les
ordres du général Chkouro.
![]() |
Le général Denikine, commandant de l'armée blanche dans le sud de la Russie. |
Les
makhnovistes essayent d'abord de contenir la poussée blanche. Face à
l'indécision bolchevique, ils décident de reprendre leur autonomie
par rapport à l'Armée rouge et de reconstituer l'armée
insurrectionnelle. Pour enrayer l'avance blanche, Makhno fait creuser
des tranchées le long du Dniepr et tient le pont de Kichkass, l'un
des ponts de chemins de fer les plus importants de Russie enjambant
le Dniepr prés d'Alexandrovsk. Finalement Chkouro réussit une
percée le 17 mai mais le front reste néanmoins stationnaire car ses
cosaques doivent partir prêter main-forte à Kalinine l'hataman des
cosaques du Don qui a percé le front rouge à Lougansk. Makhno en
profite alors pour lancer une contre-attaque sur Yousovka. Quand les
cosaques reviennent face aux makhnovistes, Chkouro décide de ne pas
lancer ses cavaliers de front contre les anarchistes mais d'attaquer
au nord des positions de Makhno sur une portion du front tenu par les
Soviétiques. Il souhaite ainsi déborder les anarchistes afin de les
prendre à revers. Quand les cosaques bousculent les positions
rouges, ils obligent les makhnovistes à battre en retraite sur 100
km abandonnant Marioupol et Gouliaï-Polié pour éviter
l'encerclement.
Les
cosaques du Kouban du général Chkouro pressent sans arrêt les
forces de Makhno.
Les anarchistes, en position précaire, manquent en effet
d'approvisionnement en armes alors qu'ils sont pour la première fois
confrontés à des chars et des véhicules blindés. L'armée blanche
ne cesse donc d'avancer en Ukraine orientale et s'empare
d'Ekaterinoslav et de Kharkov deux
semaines plus tard. Makhno décide alors de faire retraite vers
l'ouest sur la rive droite du Dniepr. Il fait d'abord replier ses
troupes sur Dolinskaya puis Elisabethgrad.
![]() |
La zone d'action de l'armée insurrectionnelle en Ukraine. |
Afin
d'éviter l'encerclement, les anarchistes
pénètrent dans le territoire contrôlé par Grigoriev. Depuis qu'il
s'est rebellé contre les Soviétiques, les détachements de
Grigoriev sont retranchés dans le gouvernement de Kherson et se
livrent à des opérations de guérilla contre les Rouges. Ils
attaquent les petites unités soviétiques qui stationnent dans les
villages importants et détruisent les voies ferrées. Grigoriev
parvient ainsi à tenir le pouvoir
dans la région de Znamenka et d'Elisabethgrad.
Une alliance entre Makhno et Grigoriev est d'abord envisagée mais
les négociations secrètes que mène Grigoriev avec les Blancs et
son implication dans des pogroms sont dénoncés. Makhno souhaite
alors désarmer Grigoriev mais en récupérant les forces que ce
dernier contrôle. Lors d'une assemblée des insurgés de Kherson,
Tauride et Elisabethgrad, le 27 juillet 1919, quand Grigoriev annonce
qu'il est prêt à s'allier avec Denikine contre les Soviétiques, il
est mis en accusation par Makhno et exécuté séance tenante. Les
détachements de Grigoriev rejoignent alors l'armée
insurrectionnelle.
Face à la poussée blanche et à l'offensive de Denikine qui menace
directement Moscou, l'Armée rouge abandonne l'Ukraine pour se
replier sur Kiev et la Russie centrale afin de participer à la
défense de la capitale soviétique. Des régiments rouges formés
d'anciens makhnovistes refusent cette décision qui abandonne leur
région aux Blancs et font défection pour rejoindre Makhno à
Pomochtchnaja. Cette mutinerie des unités rouges de Crimée réduit
à néant la présence militaire soviétique en Ukraine.
La
fuite de l'Armée rouge laisse finalement face à face en Ukraine,
les nationalistes de Petlioura, les makhnovistes et les blancs. Ces
derniers, au lieu de se retrancher solidement sur une ligne
Odessa-Nikolaev-Elisabethgrad afin de défendre l'Ukraine orientale,
décident de détruire les forces de leurs adversaires. Mais les
Blancs, après leur percée facile à Marioupol et Yousovka en
mai-juin, sous-estiment les capacités des makhnovistes et ne
concentrent que 15 000 hommes dans le secteur de Voznessensk et
Elisabethgrad pour affronter les anarchistes. Denikine envoie
donc contre Makhno tout un corps d'armée rassemblant de 12 à 15
régiments d'infanterie, de cavalerie d'artillerie sous les ordres du
général Slatchev. Les troupes blanches, formées alors
essentiellement de volontaires, font preuve d'obstination et
d'énergie. Certains régiments, composés presque essentiellement
d'officiers, comme le 1er régiment de Simferopol et le 2e
régiment Labinski sont des troupes d'élite qui bénéficient en
outre des équipements fournis par les Alliés.
A la mi-août, alors que
des unités de la 12e armée rouge se rallient à lui, Makhno
contrôle encore la région au nord de Nikolaev. Il regroupe alors
ses forces dans la région entre Elisabethgrad et Voznessensk et les
organise en 4 brigades d'infanterie et de cavalerie, une division
d'artillerie et un régiment de 500 mitrailleurs soit environ 15 000
hommes. Les unités de cavalerie, soit 2 000 combattants sont
dirigées par Schtuss. Une escouade spéciale de cavalerie de 150 à
200 combattants forme la garde de Makhno. Une batterie d'artillerie
est exclusivement composée de Juifs parlant yiddish tandis qu'un
détachement de mitrailleurs regroupe l'ensemble des Grecs. Mais
selon les nationalistes ukrainiens, Makhno ne peut compter réellement
que sur 5 000 combattants et son artillerie ne compte que 35 pièces.
![]() |
Les soldats de l'armée insurrectionnelle. |
Le premier engagement avec les forces de Slatchev a lieu le 20 aout
à Pomochtchnaja quand la 5e division de tirailleurs se
heurtent aux anarchistes et se fait refouler avec de lourdes pertes
en abandonnant 4 trains blindés dont l'imposant Invincible.
Mais Denikine possède l'avantage du nombre et du matériel tandis
que les makhnovistes manquent de munitions. Ces derniers doivent
également affronter des détachements soviétiques qui remontent
d'Odessa vers le nord.
Le front se stabilise alors de Pomochtchnaja à Elisabethgrad mais
les Blancs regroupent leurs forces pour reprendre l'offensive.
Slatchev décide de contourner Makhno par la gauche à Olviopol puis
par la droite pour l'acculer vers le nord et l'ouest. Pour cela il
utilise comme troupes de choc les régiments de Simferopol et de
Labinsk. L'offensive blanche commence le 5 septembre avec la prise
d'Arbouzinka et de Konstantinovka. Makhno lance des contre-attaques
mais il manque de munitions. Il multiplie alors les raids sur les
arrières blancs pour s'approvisionner obligeant ses adversaires à
ne pas avancer par crainte de se trouver couper de leurs arrières.
Slatchev qui devient alors le commandant de toutes les forces
engagées contre les anarchistes décide de passer à l'attaque afin
d'éliminer cette menace. L'attaque est un succès, les anarchistes
perdent 300 prisonniers et 3 canons. Devant la gravité de la
situation Makhno décide de se replier sur Ouman à l'ouest et fait
sauter ses trains blindés.
L'armée
insurrectionnelle, en proie à une épidémie de typhus, est
contrainte de battre en retraite dans une Ukraine accablée par la
chaleur de l'été. Les anarchistes organisent toujours quelques
raids contre les cosaques mais ceux-ci accentuent leurs pressions,
harcelant l'armée insurrectionnelle et lui laissant jour après
jour moins d'espace pour se déplacer.
Les
anarchistes, pour échapper à l'étreinte blanche, marchent donc
vers l'ouest dans la région de Kiev. La retraite se déroule sur 600
km pendant deux semaines avec 8 000 blessés et malades au milieu des
escarmouches et sur des routes de campagne, de village en village.
Les nationalistes de Petlioura évitent quand à eux le combat dans
l'espoir de parvenir à un accord avec les Blancs sur le statut de
l'Ukraine. L'armée insurrectionnelle supporte donc seule durant cet
été le gros de l'attaque blanche.
A la
mi-septembre, elle atteint finalement la région au sud d'Ouman prés
de la jonction entre les rivières Iatran et Siniukha. Les
nationalistes ukrainiens stationnent au nord et à l'ouest et
tiennent Ouman tandis que les Blancs se trouvent au sud et à l'est.
Les nationalistes proposent alors un accord de neutralité à Makhno.
Ce dernier accepte tout en étant conscient de sa fragilité. Mais il
permet de gagner du temps, de faire évacuer les blessés et les
malades et de sécuriser le flanc ouest de l'armée
insurrectionnelle. Cette armée, qui ne compte alors plus que 8 000
combattants, se retrouve donc presque encerclée, dans une zone de 10
km carrés de steppes boisées autour de Peregonovka à une trentaine
de km d'Ouman.
La
défaite blanche.
Les
Blancs escomptent bien pouvoir enfin encercler les hommes de Makhno
et les éliminer. Du 19 au 21 septembre, de petits engagements ont
lieu autour de villages tandis que Peregonovka change de main à
plusieurs reprises. Les combats se déroulent sur un terrain vallonné
et coupé par des ravines ainsi que par la confluence de deux
rivières, le Iatran à l'ouest et la Siniukha à l'est, deux cours
d'eau larges et profonds, entourés de bois. La Siniukha n'est
d'ailleurs franchissable qu'à deux endroits, à Novoarkhangelsk au
nord et à Ternovka au sud.
Le
22, Slashchev lance les opérations d'encerclements. Il s'appuie pour
cela sur le régiment de Simferopol qui tient la ligne
Krutenkoe-Tekucha au centre tandis qu'à droite les hommes du général
Skliarov marchent sur Ouman et qu'à gauche se trouve deux régiments
d'infanterie et un régiment de Cosaques. Il compte pousser les
anarchistes jusqu'à Ouman et les anéantir comme il en a reçu
l'ordre. Les combats font rage entraînant dans chaque camp de
lourdes pertes. Les Blancs se retrouvent sous le feu de l'artillerie
makhnoviste mais continuent à avancer, délogeant les anarchistes
des hauteurs et des forets prés de Peregonovka. L'armée
insurrectionnelle parvient néanmoins à reprendre du terrain
profitant de la mauvaise coordination entre les unités blanches.
Le 24
septembre, l'armée anarchiste est presque encerclée. La seule
solution que peut envisager Makhno est une percée sur le flanc
gauche de l'adversaire. Les Blancs, conscients du seul choix
stratégique qui s'impose à Makhno, essayent de maintenir la
cohésion de l'ensemble de leurs unités afin de pouvoir conserver
leur supériorité numérique sur le plan stratégique. L'incapacité
blanche à maintenir cette cohésion va permettre à Makhno d'obtenir
l'avantage numérique face à un régiment blanc, avantage qu'il va
s'employer à exploiter le plus rapidement possible.
C'est
à ce moment que Petlioura, qui négocie depuis plusieurs jours avec
les Blancs dénonce l'accord passé avec Makhno et ouvre ses lignes
aux troupes blanches qui parviennent ainsi à encercler complètement
l'armée insurrectionnelle qui ne dispose alors plus de marge de
manœuvres. Cinq régiments blancs atteignent les positions de
l'armée insurrectionnelle en traversant le territoire contrôlé par
les forces de Petlioura. Denikine, qui dispose de forces largement
supérieures, bien équipées et ravitaillées face à un adversaire
épuisé et acculé, donne l'ordre de détruire les troupes
anarchistes.
Le 25
septembre au soir les makhnovistes se retrouvent donc encerclés par
les troupes de Denikine dont le gros se concentre à l'est. L'armée
insurrectionnelle ne peut plus battre en retraite. Elle se tourne
alors vers l'est pour marcher sur les forces de Denikine. La première
rencontre a lieu le soir du 25 septembre prés du village de
Krutenkoe où la première brigade anarchiste attaque une unité
blanche qui se retire. L'armée blanche se concentre alors
principalement près du village de Peregonovka que les makhnovistes
occupent.
Le
26, jour décisif, Skliarov s'est emparé d'Ouman mais ce faisant il
a laissé une brèche d'une quarantaine de km s'ouvrir entre Rogovo
au nord de Peregonovka et Ouman, entre ses forces et le régiment de
Simferopol. C'est alors que Makhno décide de percer les lignes
ennemies et pour cela il concentre ses troupes prés de Peregonovka,
sur la rive gauche du Iatran, en occupant les hauteurs à l'est de
Krutenkoe et de Rogovo face au faible flanc droit du régiment de
Simferopol. Denikine estime qu'il ne s'agit là que d'une feinte
puisque le gros de ses troupes se trouve justement près Peregonovka
plus à l'ouest.
Les
troupes blanches repoussent pendant deux jours les assauts des
anarchistes. Quand dans la nuit du 25 au 26 septembre, se rendant
compte du renforcement des forces adverses, le commandant du régiment
de Simferopol rend compte que ses deux bataillons sont épuisés, ses
supérieurs lui demandent de tenir 24h de plus, le temps de terminer
l'encerclement de l'ennemi. Les anarchistes livrent alors une
escarmouche prés de Krutenkoe et font mine de retraiter pour faire
croire qu'ils sont incapables de percer. Mais durant la nuit,
profitant de l'obscurité, le gros des troupes de Makhno commence sa
marche vers l'est.
Selon
Piotr Archinov dans la nuit du 25 au 26, 150 à 200 cavaliers qui
forment la garde rapprochée de Makhno sont partis pour essayer de
trouver une brèche dans l'encerclement blanc. Ces derniers,
largement supérieurs en nombre attaquent frontalement Peregonovka.
Vers 9h du matin, les anarchistes qui défendent le village
commencent à perdre du terrain. Ils se retrouvent vite acculés dans
sa périphérie. Toutes les personnes valides sont alors mobilisées
pour faire le coup de feu notamment les femmes. Soudainement les
soldats blancs se retirent. Les cavaliers de Makhno, empruntant un
ravin, débouchent les flancs de l'adversaire. Les officiers blancs
essayent d'abord de se retirer en bon ordre mais la panique commence
à s'emparer des hommes tandis que les anarchistes retranchés dans
Peregonovka passent à la contre-attaque. Les Blancs sont alors
obligés de reculer avant que ne se produise une véritable
débandade. Makhno lance sa cavalerie à la poursuite des fuyards. A
la tête d'un de ces régiments il parvient, en empruntant un
raccourci, à prendre à revers les blancs en fuite. La
poursuite se déroule sur près de 20 km. Quand les troupes de
Denikine atteignent enfin la rivière, elles ont été précédées
par les cavaliers anarchistes qui les déciment. De nombreux Blancs
sont faits prisonniers dont une bonne partie d'un régiment de
réserve.
Le
récit des événements tiré des sources blanches est légèrement
différent. Il ne parle pas d'une charge miraculeuse des cavaliers de
Makhno qui auraient sauvé in extremis l'armée insurrectionnelle. Il
reconnaît malgré tout l'habileté militaire de Makhno qui a eu
l'intelligence de masser une force supérieure face au flanc droit
affaibli du régiment de Simferopol. Selon les Blancs c'est sous la
pression de l'infanterie anarchiste que les compagnies de
mitrailleuses du Simferopol, qui tiennent ce flanc droit, sont
obligées de battre en retraite en direction de la Siniukha tout en
étant harcelé par la cavalerie et l'artillerie de Makhno. Très
vite c'est l'ensemble du régiment de Simferopol qui décroche. Après
une retraite de 20 km, les troupes blanches atteignent un coude la
rivière Siniukha qu'elles tentent de franchir. Mais sous le feu
ennemi la tentative est un échec et les survivants se dirigent vers
le sud en direction de Ternovka. Mais à Burakovka elles tombent sous
les coups de la cavalerie anarchiste. Seule une centaine de soldats
blancs parviennent finalement à franchir la rivière et à atteindre
sa rive droite pour rejoindre Konstantinovka. Les unités blanches
qui ne parviennent pas à franchir la rivière sont quant à elles
taillées en pièces. Le régiment de Simferopol laisse ainsi
derrière lui 20 canons, 100 mitrailleuses et environ 600 prisonniers
dont 120 officiers.
![]() |
La tachanka, l'arme offensive par excellence de l'armée insurrectionnelle. |
La
reconquête de l'Ukraine.
La
victoire de Makhno est complète et lui ouvre le chemin pour
atteindre le Dniepr puisque ne se trouve plus face à lui que de
faibles garnisons blanches. Surtout, à l'annonce de la défaite
blanche, des insurrections éclatent partout en Ukraine facilitant la
reconquête anarchiste et permettant à l'armée insurrectionnelle de
recruter plusieurs dizaines de milliers de combattants.
Makhno
lance donc son armée de 7 000 hommes vers l'est et la rive gauche du
Dniepr,. Ses troupes ne rencontrent aucune résistance. Le lendemain
de Peregonovka, l'armée insurrectionnelle a déjà progressé de 100
km. Le jour suivant elle s'empare de Krivoï-Rog et de Nikopol puis
le pont de Kischkass sur le Dniepr et Alexandrovosk sont repris.
Rapidement tombe Gouliaï-Polie, Berdyansk, Melitopol et Marioupol.
En 10 jours seulement les Blancs sont chassés du sud de l'Ukraine
alors que la région bordant la mer d'Azov est vitale pour
l'approvisionnement de Denikine. Les Blancs se battent donc pendant 5
jours pour défendre Volnovakha où se trouvent des stocks de
munitions. Dans le port de Berdiansk sur la mer d'Azov les
anarchistes détruisent prés de 60 000 obus et des munitions légères
alors que Denikine prépare son assaut fatal sur Orel. Surtout
l'armée insurrectionnelle contrôlant les routes et voies ferrées
empêchent l'approvisionnement des troupes de Denikine. Ce dernier
envoie contre Makhno les réserves stationnées prés de Taganrog.
Mais ces troupes sont vaincues et l'armée insurrectionnelle s'empare
du bassin du Donetz et remonte vers le nord, occupant Ekaterinoslav
le 20 octobre.
Face
à cette situation Denikine se rend compte que le sort de sa campagne
se joue aussi dans le sud. Ses meilleures troupes commandées par
Mamontov et Chkuro, soit 9 régiments de cavalerie cosaques, deux
brigades de fantassins et une division de cavalerie tchétchène
sont transférées du nord vers Gouliaï Polie. Grâce à ces
renforts et aux véhicules blindés, les Blancs reprennent
Marioupol et Berdyansk. Les combats durent en octobre et novembre. La
cavalerie tchétchène des Blancs subit de lourdes pertes et fin
novembre elle décide de cesser le combat pour retourner dans le
Caucase alors que l'armée de Denikine s'effondre.
L'Armée
rouge a profité de l'affaiblissement des forces blanches pour briser
l'offensive de Denikine lors de la bataille d'Orel puis elle a
rapidement repris les territoires perdus au printemps. La défaite
blanche ne signifie pas pour autant la fin des épreuves pour les
makhnovistes. Les bolcheviks, fort de leurs succès sur les
différents fronts de la guerre civile, sont en effet bien décidés
à asseoir leur pouvoir sur l'Ukraine et pour cela à éliminer les
anarchistes.
![]() |
Makhno et le commandant de l'Armée rouge Pavel Dybenko. |
Les
soviets libertaires sont dispersés et les fidèles de Makhno sont
persécutés par les nouvelles autorités soviétiques. Cette
répression oblige l'armée insurrectionnelle à mener une guerre de
guérilla à la fois contre les
Blancs et les Rouges durant l'hiver 1919 et le printemps 1920.
Pendant l'été 1920, l'armée insurrectionnelle parvient à
effectuer d'audacieux raids contre l'Armée rouge, ainsi 4 000
combattants en tachanka et chevaux parcourent 1 200 km en 20 jours
puis réalisent un raid de 1 500 km en 30 jours. Les makhnovistes
mettent alors hors de combats près de 30 000 soldats rouges et en
capture plus de 10 000. Ces succès attirent l'attention du général
blanc Wrangel qui a pris la succession de Denikine à la tête
des armées blanches du sud de la Russie. Il envoie donc des
représentants proposer une alliance à Makhno contre les
Soviétiques. Ce dernier, fidèle au camp révolutionnaire quoiqu'il
lui en coute, rejette ces avances et conclue à nouveau un accord
avec les bolcheviks en septembre 1920.
En
octobre 1920, près de 6 000 makhnovistes participent, aux cotés des
divisions de l'Armée rouge, à l'offensive qui chasse les troupes
blanches du sud de l'Ukraine. Ils sont également présents le 7
novembre lors de la prise de l'isthme de Perekop qui marque
l'effondrement militaire des Blancs. Mais la Crimée blanche
conquise, l'Armée rouge se retourne à nouveau contre les
makhnovistes qui sont arrêtés et victimes d'attaques. Makhno et sa
garde réussissent néanmoins à échapper à l'encerclement et
parviennent à rassembler des troupes éparses.
Face
à 150 000 soldats rouges, les restes de l'armée insurrectionnelle
réussissent néanmoins à manœuvrer dans le sud de l'Ukraine. Mais
les troupes anarchistes sont rapidement usées par d'incessants
combats dans un rapport de forces qui leur est largement défavorable.
Ses effectifs tombent de 5 000 combattants en janvier 1921 à 2 500
en avril. Le 28 août 1921, Makhno et cinquante survivants finissent
par franchir le Dniestr et se réfugient en Roumanie. En 1924, Makhno
arrive à Paris après un détour par la Pologne et l'Allemagne.
C'est dans la capitale française qu'il meurt, dans la pauvreté, en
juillet 1934.
![]() |
Makhno en exil en France peu avant sa mort. |
Pour
l'historiographie anarchiste la victoire de Makhno à Peregonovka
marque le tournant de la guerre civile puisqu'elle fragilise
l'offensive blanche permettant à l'Armée rouge de sauver Moscou
puis de reprendre l'initiative. L'historiographie soviétique quant à
elle, si elle présente la victoire de l'Armée rouge lors de la
bataille d'Orel en octobre comme le coup d’arrêt de l'avance de
Denikine, ne mentionne pas, pour des raisons politiques évidentes,
le rôle joué par l'armée insurrectionnelle. Pourtant la victoire
de Peregonovka puis la coupure des approvisionnements affaiblissent
considérablement les Blancs, obligés de transférer des troupes
dans le sud pour protéger leur ligne de ravitaillement. Les coups
portés par l'armée insurrectionnelle facilitent indéniablement la
progression soviétique d'Orel à la mer Noire et à la mer d'Azov.
Mais
au-delà du rôle respectif des anarchistes et des bolcheviks dans la
défaite blanche, il apparaît que c'est surtout Denikine qui est le
principal responsable de son désastre. Son plan pour s'emparer de
Moscou par une offensive éclair est audacieux mais fragile. Ses
lignes d'approvisionnement se retrouvent vite étirées et ses
arrières ne sont pas sûrs. En effet il ne rallie pas les
populations qui passent sous sa domination. Au contraire, les
exactions des troupes, les pillages, les viols, les pogroms, la
corruption de l'administration blanche provoquent un mécontentement
qui explose en insurrection à l'annonce de la victoire anarchiste à
Peregonovka. Cette bataille, si elle est la preuve de l'habileté
militaire de Makhno, démontre surtout les faiblesses stratégiques
des Blancs. La sous-estimation de l'adversaire et l'incapacité à se
rallier la population entraînent leur défaite.
Bibliographie.
Piotr
Archinov, La makhnovchtchina: l'insurrection révolutionnaire en
Ukraine de 1918 à 1921, Spartacus, 2000. (Archinov a participé
à l'aventure makhnoviste dont il retrace l'histoire en 1923).
Alexandre
Skirda, Nestor Makhno, Le cosaque libertaire, Les Éditions de
Paris, 1999.
Alexandre
Skirda, Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de
1917, Les Éditions de Paris, 2000.
Malcolm
Menzies, Makhno, une épopée: le soulèvement anarchiste en
Ukraine, 1918-1921, Belfond, 1972.
Peter
Kenez, Red Advance, White
Defeat. Civil War in South Russia, 1919-1920,
New Academia Publishing, 2004.
Merci à vous pour cette jolie synthèse des ouvrages d'Archinov, Skirda et Menzies.
RépondreSupprimerComme curiosité, une suite de chansons dédiées à Makhno se trouve là : http://radioherbetendre.blogspot.fr/2014/02/suite-ukrainienne-lheure-ou-sur-tout-le.html
Salutations.
Jules