jeudi 1 janvier 2015

La bataille de Peregonovka, un tournant de la guerre civile russe ?

La bataille de Peregonovka en septembre 1919 n'a jamais eu un grand retentissement y compris dans l'historiographie de la guerre civile russe. Les Soviétiques ne pouvaient célébrer un combat remporté par une armée anarchiste tandis que les Blancs ne voulaient rappeler qu'ils avaient en cette occasion été battus par une troupe de paysans. Seule les fidèles de Nestor Makhno ont entretenu la mémoire de cette bataille en affirmant qu'elle a marqué un tournant de la guerre civile. Selon eux, en obligeant l'armée blanche de Denikine en route sur Moscou, à détourner des troupes vers l'Ukraine, Makhno a en effet favorisé la contre-attaque soviétique d'Orel qui a mis un terme final aux ambitions blanches de s'emparer de Moscou et d'abattre le pouvoir soviétique.

David FRANCOIS



L'Ukraine fut l'un des champs de bataille principale de la guerre civile russe. Son contrôle était vital pour chacun des camps en présence. Elle formait une base de départ indispensable aux Blancs pour menacer Moscou et, à contrario, son contrôle par les Rouges était le gage de la survie de la Révolution. Mais la situation n'était pas aussi simple sur le terrain puisqu'à coté des Blancs et des Rouges se trouvaient des nationalistes ukrainiens mais également des anarchistes. Le rôle de ces derniers dans la guerre civile en Ukraine fut essentiel puisqu'ils représentaient à la fois une force politique importante mais également militaire. Mais est-il possible d'affirmer, comme certains anarchistes le font, que leur contribution a permis aux Rouges de finalement l'emporter. 



Makhno et l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle.
La Révolution russe est, comme l'a montré Orlando Figes, un vaste soulèvement spontané de la population où s'imbriquent différents mécontentements et aspirations, paysannes, ouvrières, nationales. En quelques mois l'Empire russe se désintègre et si, finalement, les bolcheviks prennent le pouvoir en novembre, ils ne contrôlent qu'une petite partie de cet Empire déchu. La paix de Brest-Litovsk a ainsi ouvert les routes de l'Ukraine aux armées allemandes et austro-hongroises qui placent à la tête du pays un gouvernement fantoche dirigé par l'hetman Skoropadski. Cette situation provoque le mécontentement d'une partie de la population, une colère qui s'exprime par la formation de groupes de partisans qui pour certains se regroupent autour de Nestor Makhno pour former l'Armée insurrectionnelle d'Ukraine.

Makhno fut longtemps une figure controversée de la Révolution, dénoncée à la fois par les historiens soviétiques que par les auteurs libéraux ou conservateurs. Cette légende noire donne le plus souvent de lui l'image d'un antisémite ou d'un brigand avide de rapines. Fils de paysans pauvres de l'Ukraine occidentale, Makhno rejoint les rangs des anarchistes lors de la révolution de 1905. En raison de son activité politique il est condamné pour terrorisme en 1910 et ne sort de prison qu'à la faveur de la révolution de février 1917. Makhno retourne alors dans une Ukraine en pleine révolution où aux grèves succèdent les expropriations de terre par les paysans. Il commence alors à organiser les paysans armés pour chasser les grands propriétaires et procéder au partage des terres. En janvier 1918 il a rassemblé autour de lui environ 900 partisans pour combattre la Rada, l'assemblée nationaliste ukrainienne. Quand les troupes allemandes et austro-hongroises pénètrent en mars 1918 en Ukraine, il organise un détachement militaire, actif dans le sud-est du pays et qui se transforme en Armée révolutionnaire insurrectionnelle en septembre 1918, mais il ne peut s'opposer à l'avance des armées du Kaiser. Makhno devient alors le chef d'une troupe de partisans qui mène la lutte contre l'occupant et les forces de l'hetman Skoropadski à sa solde.

Nestor Makhno en 1919


En novembre 1918, la victoire des Alliés sur le front occidental entraîne le départ d'Ukraine des soldats allemands et austro-hongrois. L'Ukraine, jusque là relativement épargnée, redevient un enjeu majeur et un champ de bataille, pour les différentes armées qui s'affrontent pour le contrôle de la Russie. Dans le sud, le général Anton Denikine à la tête de l'Armée des Volontaires entame sa marche sur Moscou avec le soutien des Britanniques et des Français. Mais sa route croise celle de Makhno qui dispose d'une armée au moral élevé après ses succès contre les troupes des Puissances centrales et qui s'est renforcée avec l'arrivée de vétérans de la Grande Guerre.

Makhno ne dispose pas d'une formation militaire, il n'a jamais servi dans l'armée, mais il réussit à s'entourer de lieutenants compétents comme Fedor Schtuss, un ancien marin déserteur, ou Simon Karetnik. L'armée makhnoviste devient rapidement une force de plusieurs milliers de volontaires possédant sa propre logistique et un réseau de renseignement s'appuyant sur le soutien d'une partie de la population. Sa force repose sur une formidable puissance de feu mobile grace à l'utilisation d'une cavalerie expérimentée et des célèbres tachankas. Cette charrette à cheval conduite par un seul homme et qui peut transporter de deux à quatre combattants à l'arrière ou une mitrailleuse est largement répandue dans l'armée insurrectionnelle. Elle permet aux anarchistes d'effectuer des trajets de prés de 100 km en une seule journée. Les unités anarchistes, qui élisent leurs chefs, sont relativement autonomes, ce qui leur donne une grande souplesse d'adaptation puisqu'elles sont capables de se disperser sans perdre leur cohésion. La principale faiblesse de l'armée de Makhno concerne son approvisionnement en armes en munitions. Ne disposant pas de fabriques d'armement les anarchistes s'approvisionnent exclusivement grace à l'équipement capturé à l'ennemi. Cette précarité conduit à une sous-utilisation permanente de son potentiel militaire.
Fedor Schtuss, un des commandant de l'armée insurrectionnelle.




La situation au printemps 1919.
En 1919, la troupe de Makhno n'a plus en face d'elle une armée étrangère mais un nouvel ennemi, les régiments blancs de Denikine. En janvier, l'armée insurrectionnelle dispose de prés de 16 000 hommes au sud face aux blancs, de 10 000 au nord face à Petlioura et de 2 000 à l'ouest face aux nationalistes. Face au danger blanc, les anarchistes concluent une alliance militaire avec les bolcheviks. L'armée de Makhno est alors nominalement subordonnée à l'Armée rouge mais conserve sa structure et son organisation interne. Elle espère recevoir en contrepartie le matériel militaire promis par les bolcheviks. L'alliance garantit aussi la libre circulation des commissaires politiques ce qui leur permet de mener des opérations de propagande et de renseignements pour contrer l'influence grandissante des makhnovistes qui deviennent d'autant plus dangereux qu'ils forment un pôle d'attraction révolutionnaire concurrent des communistes. Moscou fournit finalement 100 000 cartouches et 3 000 fusils italiens. Cet armement est largement insuffisant pour les 30 000 hommes de l'armée insurrectionnelle en mars 1919. Cette dernière envoie néanmoins deux détachements combattre au coté de l'Armée rouge en Crimée et lance, à la demande des bolcheviks, une attaque sur Taganrog. 

L'Ukraine en 1919.

 
Les communistes doivent également composer avec Nikolaï Grigoriev, un ancien officier tsariste, qui bénéficie du soutien des paysans pauvres et dispose d'une troupe de 30 000 hommes à l'ouest du territoire makhnoviste. Moscou craint surtout à ce moment qu'une alliance ne se forme entre Grigoriev et Makhno qui pourrait évincer totalement les bolcheviks du sud de l'Ukraine. Les renforts communistes destinés à combattre Denikine sont donc détournés pour lutter contre Grigoriev. L'offensive blanche du printemps 1919 se heurte donc à un front rouge largement dégarni. 



L'offensive blanche.
En juin 1919 Denikine lance une grande offensive qui prend deux directions avec pour objectif final la prise de Moscou. A l'ouest l'Armée des Volontaires marche sur Kharkov et la Russie centrale tandis qu'à l'est l'armée du Caucase avance sur Tsaritsyne et la région de la Volga pour entrer en contact avec les troupes de l'amiral Koltchak venant de Sibérie. En Ukraine, les Blancs rencontrent peu de résistance et prennent Odessa sans grandes difficultés.

Au moment où Denikine passe à l'offensive en Ukraine, Makhno se trouve prés d'Alexandrovsk. Pour les Blancs, le contrôle de l'Ukraine est indispensable puisque la région forme une solide base de départ pour avancer sur Moscou. L'objectif est donc d'abord de préserver Elisabethgrad, une base blanche et surtout de protéger la ligne ferroviaire Odessa-Voznessensk par où passe l'essentiel de l'approvisionnement que les Alliés occidentaux fournissent aux Blancs. Ces derniers veulent donc liquider la menace anarchiste qui menace le flanc gauche de leur offensive vers le nord. Pour cela deux divisions de cosaques du Kouban et du Térek sont placées sous les ordres du général Chkouro. 

Le général Denikine, commandant de l'armée blanche dans le sud de la Russie.

 
Les makhnovistes essayent d'abord de contenir la poussée blanche. Face à l'indécision bolchevique, ils décident de reprendre leur autonomie par rapport à l'Armée rouge et de reconstituer l'armée insurrectionnelle. Pour enrayer l'avance blanche, Makhno fait creuser des tranchées le long du Dniepr et tient le pont de Kichkass, l'un des ponts de chemins de fer les plus importants de Russie enjambant le Dniepr prés d'Alexandrovsk. Finalement Chkouro réussit une percée le 17 mai mais le front reste néanmoins stationnaire car ses cosaques doivent partir prêter main-forte à Kalinine l'hataman des cosaques du Don qui a percé le front rouge à Lougansk. Makhno en profite alors pour lancer une contre-attaque sur Yousovka. Quand les cosaques reviennent face aux makhnovistes, Chkouro décide de ne pas lancer ses cavaliers de front contre les anarchistes mais d'attaquer au nord des positions de Makhno sur une portion du front tenu par les Soviétiques. Il souhaite ainsi déborder les anarchistes afin de les prendre à revers. Quand les cosaques bousculent les positions rouges, ils obligent les makhnovistes à battre en retraite sur 100 km abandonnant Marioupol et Gouliaï-Polié pour éviter l'encerclement. 

Les cosaques du Kouban du général Chkouro pressent sans arrêt les forces de Makhno. Les anarchistes, en position précaire, manquent en effet d'approvisionnement en armes alors qu'ils sont pour la première fois confrontés à des chars et des véhicules blindés. L'armée blanche ne cesse donc d'avancer en Ukraine orientale et s'empare d'Ekaterinoslav et de Kharkov deux semaines plus tard. Makhno décide alors de faire retraite vers l'ouest sur la rive droite du Dniepr. Il fait d'abord replier ses troupes sur Dolinskaya puis Elisabethgrad. 
La zone d'action de l'armée insurrectionnelle en Ukraine.

 
Afin d'éviter l'encerclement, les anarchistes pénètrent dans le territoire contrôlé par Grigoriev. Depuis qu'il s'est rebellé contre les Soviétiques, les détachements de Grigoriev sont retranchés dans le gouvernement de Kherson et se livrent à des opérations de guérilla contre les Rouges. Ils attaquent les petites unités soviétiques qui stationnent dans les villages importants et détruisent les voies ferrées. Grigoriev parvient ainsi à tenir le pouvoir dans la région de Znamenka et d'Elisabethgrad. 
 
Une alliance entre Makhno et Grigoriev est d'abord envisagée mais les négociations secrètes que mène Grigoriev avec les Blancs et son implication dans des pogroms sont dénoncés. Makhno souhaite alors désarmer Grigoriev mais en récupérant les forces que ce dernier contrôle. Lors d'une assemblée des insurgés de Kherson, Tauride et Elisabethgrad, le 27 juillet 1919, quand Grigoriev annonce qu'il est prêt à s'allier avec Denikine contre les Soviétiques, il est mis en accusation par Makhno et exécuté séance tenante. Les détachements de Grigoriev rejoignent alors l'armée insurrectionnelle.

Face à la poussée blanche et à l'offensive de Denikine qui menace directement Moscou, l'Armée rouge abandonne l'Ukraine pour se replier sur Kiev et la Russie centrale afin de participer à la défense de la capitale soviétique. Des régiments rouges formés d'anciens makhnovistes refusent cette décision qui abandonne leur région aux Blancs et font défection pour rejoindre Makhno à Pomochtchnaja. Cette mutinerie des unités rouges de Crimée réduit à néant la présence militaire soviétique en Ukraine. 

La fuite de l'Armée rouge laisse finalement face à face en Ukraine, les nationalistes de Petlioura, les makhnovistes et les blancs. Ces derniers, au lieu de se retrancher solidement sur une ligne Odessa-Nikolaev-Elisabethgrad afin de défendre l'Ukraine orientale, décident de détruire les forces de leurs adversaires. Mais les Blancs, après leur percée facile à Marioupol et Yousovka en mai-juin, sous-estiment les capacités des makhnovistes et ne concentrent que 15 000 hommes dans le secteur de Voznessensk et Elisabethgrad pour affronter les anarchistes. Denikine envoie donc contre Makhno tout un corps d'armée rassemblant de 12 à 15 régiments d'infanterie, de cavalerie d'artillerie sous les ordres du général Slatchev. Les troupes blanches, formées alors essentiellement de volontaires, font preuve d'obstination et d'énergie. Certains régiments, composés presque essentiellement d'officiers, comme le 1er régiment de Simferopol et le 2e régiment Labinski sont des troupes d'élite qui bénéficient en outre des équipements fournis par les Alliés.

A la mi-août, alors que des unités de la 12e armée rouge se rallient à lui, Makhno contrôle encore la région au nord de Nikolaev. Il regroupe alors ses forces dans la région entre Elisabethgrad et Voznessensk et les organise en 4 brigades d'infanterie et de cavalerie, une division d'artillerie et un régiment de 500 mitrailleurs soit environ 15 000 hommes. Les unités de cavalerie, soit 2 000 combattants sont dirigées par Schtuss. Une escouade spéciale de cavalerie de 150 à 200 combattants forme la garde de Makhno. Une batterie d'artillerie est exclusivement composée de Juifs parlant yiddish tandis qu'un détachement de mitrailleurs regroupe l'ensemble des Grecs. Mais selon les nationalistes ukrainiens, Makhno ne peut compter réellement que sur 5 000 combattants et son artillerie ne compte que 35 pièces.

Les soldats de l'armée insurrectionnelle.


Le premier engagement avec les forces de Slatchev a lieu le 20 aout à Pomochtchnaja quand la 5e division de tirailleurs se heurtent aux anarchistes et se fait refouler avec de lourdes pertes en abandonnant 4 trains blindés dont l'imposant Invincible. Mais Denikine possède l'avantage du nombre et du matériel tandis que les makhnovistes manquent de munitions. Ces derniers doivent également affronter des détachements soviétiques qui remontent d'Odessa vers le nord.

Le front se stabilise alors de Pomochtchnaja à Elisabethgrad mais les Blancs regroupent leurs forces pour reprendre l'offensive. Slatchev décide de contourner Makhno par la gauche à Olviopol puis par la droite pour l'acculer vers le nord et l'ouest. Pour cela il utilise comme troupes de choc les régiments de Simferopol et de Labinsk. L'offensive blanche commence le 5 septembre avec la prise d'Arbouzinka et de Konstantinovka. Makhno lance des contre-attaques mais il manque de munitions. Il multiplie alors les raids sur les arrières blancs pour s'approvisionner obligeant ses adversaires à ne pas avancer par crainte de se trouver couper de leurs arrières. Slatchev qui devient alors le commandant de toutes les forces engagées contre les anarchistes décide de passer à l'attaque afin d'éliminer cette menace. L'attaque est un succès, les anarchistes perdent 300 prisonniers et 3 canons. Devant la gravité de la situation Makhno décide de se replier sur Ouman à l'ouest et fait sauter ses trains blindés.

L'armée insurrectionnelle, en proie à une épidémie de typhus, est contrainte de battre en retraite dans une Ukraine accablée par la chaleur de l'été. Les anarchistes organisent toujours quelques raids contre les cosaques mais ceux-ci accentuent leurs pressions, harcelant l'armée insurrectionnelle et lui laissant jour après jour moins d'espace pour se déplacer.

Les anarchistes, pour échapper à l'étreinte blanche, marchent donc vers l'ouest dans la région de Kiev. La retraite se déroule sur 600 km pendant deux semaines avec 8 000 blessés et malades au milieu des escarmouches et sur des routes de campagne, de village en village. Les nationalistes de Petlioura évitent quand à eux le combat dans l'espoir de parvenir à un accord avec les Blancs sur le statut de l'Ukraine. L'armée insurrectionnelle supporte donc seule durant cet été le gros de l'attaque blanche.

A la mi-septembre, elle atteint finalement la région au sud d'Ouman prés de la jonction entre les rivières Iatran et Siniukha. Les nationalistes ukrainiens stationnent au nord et à l'ouest et tiennent Ouman tandis que les Blancs se trouvent au sud et à l'est. Les nationalistes proposent alors un accord de neutralité à Makhno. Ce dernier accepte tout en étant conscient de sa fragilité. Mais il permet de gagner du temps, de faire évacuer les blessés et les malades et de sécuriser le flanc ouest de l'armée insurrectionnelle. Cette armée, qui ne compte alors plus que 8 000 combattants, se retrouve donc presque encerclée, dans une zone de 10 km carrés de steppes boisées autour de Peregonovka à une trentaine de km d'Ouman. 



La défaite blanche.
Les Blancs escomptent bien pouvoir enfin encercler les hommes de Makhno et les éliminer. Du 19 au 21 septembre, de petits engagements ont lieu autour de villages tandis que Peregonovka change de main à plusieurs reprises. Les combats se déroulent sur un terrain vallonné et coupé par des ravines ainsi que par la confluence de deux rivières, le Iatran à l'ouest et la Siniukha à l'est, deux cours d'eau larges et profonds, entourés de bois. La Siniukha n'est d'ailleurs franchissable qu'à deux endroits, à Novoarkhangelsk au nord et à Ternovka au sud.

Le 22, Slashchev lance les opérations d'encerclements. Il s'appuie pour cela sur le régiment de Simferopol qui tient la ligne Krutenkoe-Tekucha au centre tandis qu'à droite les hommes du général Skliarov marchent sur Ouman et qu'à gauche se trouve deux régiments d'infanterie et un régiment de Cosaques. Il compte pousser les anarchistes jusqu'à Ouman et les anéantir comme il en a reçu l'ordre. Les combats font rage entraînant dans chaque camp de lourdes pertes. Les Blancs se retrouvent sous le feu de l'artillerie makhnoviste mais continuent à avancer, délogeant les anarchistes des hauteurs et des forets prés de Peregonovka. L'armée insurrectionnelle parvient néanmoins à reprendre du terrain profitant de la mauvaise coordination entre les unités blanches.

Le 24 septembre, l'armée anarchiste est presque encerclée. La seule solution que peut envisager Makhno est une percée sur le flanc gauche de l'adversaire. Les Blancs, conscients du seul choix stratégique qui s'impose à Makhno, essayent de maintenir la cohésion de l'ensemble de leurs unités afin de pouvoir conserver leur supériorité numérique sur le plan stratégique. L'incapacité blanche à maintenir cette cohésion va permettre à Makhno d'obtenir l'avantage numérique face à un régiment blanc, avantage qu'il va s'employer à exploiter le plus rapidement possible. 

C'est à ce moment que Petlioura, qui négocie depuis plusieurs jours avec les Blancs dénonce l'accord passé avec Makhno et ouvre ses lignes aux troupes blanches qui parviennent ainsi à encercler complètement l'armée insurrectionnelle qui ne dispose alors plus de marge de manœuvres. Cinq régiments blancs atteignent les positions de l'armée insurrectionnelle en traversant le territoire contrôlé par les forces de Petlioura. Denikine, qui dispose de forces largement supérieures, bien équipées et ravitaillées face à un adversaire épuisé et acculé, donne l'ordre de détruire les troupes anarchistes.

Le 25 septembre au soir les makhnovistes se retrouvent donc encerclés par les troupes de Denikine dont le gros se concentre à l'est. L'armée insurrectionnelle ne peut plus battre en retraite. Elle se tourne alors vers l'est pour marcher sur les forces de Denikine. La première rencontre a lieu le soir du 25 septembre prés du village de Krutenkoe où la première brigade anarchiste attaque une unité blanche qui se retire. L'armée blanche se concentre alors principalement près du village de Peregonovka que les makhnovistes occupent.
Le 26, jour décisif, Skliarov s'est emparé d'Ouman mais ce faisant il a laissé une brèche d'une quarantaine de km s'ouvrir entre Rogovo au nord de Peregonovka et Ouman, entre ses forces et le régiment de Simferopol. C'est alors que Makhno décide de percer les lignes ennemies et pour cela il concentre ses troupes prés de Peregonovka, sur la rive gauche du Iatran, en occupant les hauteurs à l'est de Krutenkoe et de Rogovo face au faible flanc droit du régiment de Simferopol. Denikine estime qu'il ne s'agit là que d'une feinte puisque le gros de ses troupes se trouve justement près Peregonovka plus à l'ouest. 

Les troupes blanches repoussent pendant deux jours les assauts des anarchistes. Quand dans la nuit du 25 au 26 septembre, se rendant compte du renforcement des forces adverses, le commandant du régiment de Simferopol rend compte que ses deux bataillons sont épuisés, ses supérieurs lui demandent de tenir 24h de plus, le temps de terminer l'encerclement de l'ennemi. Les anarchistes livrent alors une escarmouche prés de Krutenkoe et font mine de retraiter pour faire croire qu'ils sont incapables de percer. Mais durant la nuit, profitant de l'obscurité, le gros des troupes de Makhno commence sa marche vers l'est. 

Selon Piotr Archinov dans la nuit du 25 au 26, 150 à 200 cavaliers qui forment la garde rapprochée de Makhno sont partis pour essayer de trouver une brèche dans l'encerclement blanc. Ces derniers, largement supérieurs en nombre attaquent frontalement Peregonovka. Vers 9h du matin, les anarchistes qui défendent le village commencent à perdre du terrain. Ils se retrouvent vite acculés dans sa périphérie. Toutes les personnes valides sont alors mobilisées pour faire le coup de feu notamment les femmes. Soudainement les soldats blancs se retirent. Les cavaliers de Makhno, empruntant un ravin, débouchent les flancs de l'adversaire. Les officiers blancs essayent d'abord de se retirer en bon ordre mais la panique commence à s'emparer des hommes tandis que les anarchistes retranchés dans Peregonovka passent à la contre-attaque. Les Blancs sont alors obligés de reculer avant que ne se produise une véritable débandade. Makhno lance sa cavalerie à la poursuite des fuyards. A la tête d'un de ces régiments il parvient, en empruntant un raccourci, à prendre à revers les blancs en fuite. La poursuite se déroule sur près de 20 km. Quand les troupes de Denikine atteignent enfin la rivière, elles ont été précédées par les cavaliers anarchistes qui les déciment. De nombreux Blancs sont faits prisonniers dont une bonne partie d'un régiment de réserve.

Le récit des événements tiré des sources blanches est légèrement différent. Il ne parle pas d'une charge miraculeuse des cavaliers de Makhno qui auraient sauvé in extremis l'armée insurrectionnelle. Il reconnaît malgré tout l'habileté militaire de Makhno qui a eu l'intelligence de masser une force supérieure face au flanc droit affaibli du régiment de Simferopol. Selon les Blancs c'est sous la pression de l'infanterie anarchiste que les compagnies de mitrailleuses du Simferopol, qui tiennent ce flanc droit, sont obligées de battre en retraite en direction de la Siniukha tout en étant harcelé par la cavalerie et l'artillerie de Makhno. Très vite c'est l'ensemble du régiment de Simferopol qui décroche. Après une retraite de 20 km, les troupes blanches atteignent un coude la rivière Siniukha qu'elles tentent de franchir. Mais sous le feu ennemi la tentative est un échec et les survivants se dirigent vers le sud en direction de Ternovka. Mais à Burakovka elles tombent sous les coups de la cavalerie anarchiste. Seule une centaine de soldats blancs parviennent finalement à franchir la rivière et à atteindre sa rive droite pour rejoindre Konstantinovka. Les unités blanches qui ne parviennent pas à franchir la rivière sont quant à elles taillées en pièces. Le régiment de Simferopol laisse ainsi derrière lui 20 canons, 100 mitrailleuses et environ 600 prisonniers dont 120 officiers. 

La tachanka, l'arme offensive par excellence de l'armée insurrectionnelle.




La reconquête de l'Ukraine.
La victoire de Makhno est complète et lui ouvre le chemin pour atteindre le Dniepr puisque ne se trouve plus face à lui que de faibles garnisons blanches. Surtout, à l'annonce de la défaite blanche, des insurrections éclatent partout en Ukraine facilitant la reconquête anarchiste et permettant à l'armée insurrectionnelle de recruter plusieurs dizaines de milliers de combattants. 

Makhno lance donc son armée de 7 000 hommes vers l'est et la rive gauche du Dniepr,. Ses troupes ne rencontrent aucune résistance. Le lendemain de Peregonovka, l'armée insurrectionnelle a déjà progressé de 100 km. Le jour suivant elle s'empare de Krivoï-Rog et de Nikopol puis le pont de Kischkass sur le Dniepr et Alexandrovosk sont repris. Rapidement tombe Gouliaï-Polie, Berdyansk, Melitopol et Marioupol. En 10 jours seulement les Blancs sont chassés du sud de l'Ukraine alors que la région bordant la mer d'Azov est vitale pour l'approvisionnement de Denikine. Les Blancs se battent donc pendant 5 jours pour défendre Volnovakha où se trouvent des stocks de munitions. Dans le port de Berdiansk sur la mer d'Azov les anarchistes détruisent prés de 60 000 obus et des munitions légères alors que Denikine prépare son assaut fatal sur Orel. Surtout l'armée insurrectionnelle contrôlant les routes et voies ferrées empêchent l'approvisionnement des troupes de Denikine. Ce dernier envoie contre Makhno les réserves stationnées prés de Taganrog. Mais ces troupes sont vaincues et l'armée insurrectionnelle s'empare du bassin du Donetz et remonte vers le nord, occupant Ekaterinoslav le 20 octobre.

Face à cette situation Denikine se rend compte que le sort de sa campagne se joue aussi dans le sud. Ses meilleures troupes commandées par Mamontov et Chkuro, soit 9 régiments de cavalerie cosaques, deux brigades de fantassins et une division de cavalerie tchétchène sont transférées du nord vers Gouliaï Polie. Grâce à ces renforts et aux véhicules blindés, les Blancs reprennent Marioupol et Berdyansk. Les combats durent en octobre et novembre. La cavalerie tchétchène des Blancs subit de lourdes pertes et fin novembre elle décide de cesser le combat pour retourner dans le Caucase alors que l'armée de Denikine s'effondre.

L'Armée rouge a profité de l'affaiblissement des forces blanches pour briser l'offensive de Denikine lors de la bataille d'Orel puis elle a rapidement repris les territoires perdus au printemps. La défaite blanche ne signifie pas pour autant la fin des épreuves pour les makhnovistes. Les bolcheviks, fort de leurs succès sur les différents fronts de la guerre civile, sont en effet bien décidés à asseoir leur pouvoir sur l'Ukraine et pour cela à éliminer les anarchistes. 

Makhno et le commandant de l'Armée rouge Pavel Dybenko.


Les soviets libertaires sont dispersés et les fidèles de Makhno sont persécutés par les nouvelles autorités soviétiques. Cette répression oblige l'armée insurrectionnelle à mener une guerre de guérilla à la fois contre les Blancs et les Rouges durant l'hiver 1919 et le printemps 1920. Pendant l'été 1920, l'armée insurrectionnelle parvient à effectuer d'audacieux raids contre l'Armée rouge, ainsi 4 000 combattants en tachanka et chevaux parcourent 1 200 km en 20 jours puis réalisent un raid de 1 500 km en 30 jours. Les makhnovistes mettent alors hors de combats près de 30 000 soldats rouges et en capture plus de 10 000. Ces succès attirent l'attention du général blanc Wrangel qui a pris la succession de Denikine à la tête des armées blanches du sud de la Russie. Il envoie donc des représentants proposer une alliance à Makhno contre les Soviétiques. Ce dernier, fidèle au camp révolutionnaire quoiqu'il lui en coute, rejette ces avances et conclue à nouveau un accord avec les bolcheviks en septembre 1920. 

En octobre 1920, près de 6 000 makhnovistes participent, aux cotés des divisions de l'Armée rouge, à l'offensive qui chasse les troupes blanches du sud de l'Ukraine. Ils sont également présents le 7 novembre lors de la prise de l'isthme de Perekop qui marque l'effondrement militaire des Blancs. Mais la Crimée blanche conquise, l'Armée rouge se retourne à nouveau contre les makhnovistes qui sont arrêtés et victimes d'attaques. Makhno et sa garde réussissent néanmoins à échapper à l'encerclement et parviennent à rassembler des troupes éparses. 

Face à 150 000 soldats rouges, les restes de l'armée insurrectionnelle réussissent néanmoins à manœuvrer dans le sud de l'Ukraine. Mais les troupes anarchistes sont rapidement usées par d'incessants combats dans un rapport de forces qui leur est largement défavorable. Ses effectifs tombent de 5 000 combattants en janvier 1921 à 2 500 en avril. Le 28 août 1921, Makhno et cinquante survivants finissent par franchir le Dniestr et se réfugient en Roumanie. En 1924, Makhno arrive à Paris après un détour par la Pologne et l'Allemagne. C'est dans la capitale française qu'il meurt, dans la pauvreté, en juillet 1934.

Makhno en exil en France peu avant sa mort.



Pour l'historiographie anarchiste la victoire de Makhno à Peregonovka marque le tournant de la guerre civile puisqu'elle fragilise l'offensive blanche permettant à l'Armée rouge de sauver Moscou puis de reprendre l'initiative. L'historiographie soviétique quant à elle, si elle présente la victoire de l'Armée rouge lors de la bataille d'Orel en octobre comme le coup d’arrêt de l'avance de Denikine, ne mentionne pas, pour des raisons politiques évidentes, le rôle joué par l'armée insurrectionnelle. Pourtant la victoire de Peregonovka puis la coupure des approvisionnements affaiblissent considérablement les Blancs, obligés de transférer des troupes dans le sud pour protéger leur ligne de ravitaillement. Les coups portés par l'armée insurrectionnelle facilitent indéniablement la progression soviétique d'Orel à la mer Noire et à la mer d'Azov.

Mais au-delà du rôle respectif des anarchistes et des bolcheviks dans la défaite blanche, il apparaît que c'est surtout Denikine qui est le principal responsable de son désastre. Son plan pour s'emparer de Moscou par une offensive éclair est audacieux mais fragile. Ses lignes d'approvisionnement se retrouvent vite étirées et ses arrières ne sont pas sûrs. En effet il ne rallie pas les populations qui passent sous sa domination. Au contraire, les exactions des troupes, les pillages, les viols, les pogroms, la corruption de l'administration blanche provoquent un mécontentement qui explose en insurrection à l'annonce de la victoire anarchiste à Peregonovka. Cette bataille, si elle est la preuve de l'habileté militaire de Makhno, démontre surtout les faiblesses stratégiques des Blancs. La sous-estimation de l'adversaire et l'incapacité à se rallier la population entraînent leur défaite.


Bibliographie.

Piotr Archinov, La makhnovchtchina: l'insurrection révolutionnaire en Ukraine de 1918 à 1921, Spartacus, 2000. (Archinov a participé à l'aventure makhnoviste dont il retrace l'histoire en 1923).
Alexandre Skirda, Nestor Makhno, Le cosaque libertaire, Les Éditions de Paris, 1999.
Alexandre Skirda, Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Les Éditions de Paris, 2000.
Malcolm Menzies, Makhno, une épopée: le soulèvement anarchiste en Ukraine, 1918-1921, Belfond, 1972.
Peter Kenez, Red Advance, White Defeat. Civil War in South Russia, 1919-1920, New Academia Publishing, 2004.

1 commentaire:

  1. Merci à vous pour cette jolie synthèse des ouvrages d'Archinov, Skirda et Menzies.
    Comme curiosité, une suite de chansons dédiées à Makhno se trouve là : http://radioherbetendre.blogspot.fr/2014/02/suite-ukrainienne-lheure-ou-sur-tout-le.html
    Salutations.
    Jules

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