lundi 20 janvier 2014

"DU CHAOS A LA LUMIERE"

LA LOGISTIQUE AMERICAINE A L'EPREUVE DE LA GUERRE HISPANO-AMERICAINE DE 1898
"Ce fut une splendide petite guerre" écrivit l'ambassadeur britannique John Hay à Théodore Roosevelt. Ces mots ont gravé dans le marbre un cliché : celui que la guerre hispano-américaine de 1898 aurait été une promenade de santé pour les Etats-Unis. Il est vrai qu'en moins de quatre mois, Cuba, Porto-Rico et les Philippines ont été conquis, les Espagnols balayés, les Etats-Unis légitimés comme puissance impériale. Pourtant la logistique américaine bégaya au point que cette guerre improvisée fut perçue par la presse comme une farce tragique et que l'Army en tira des enseignements majeurs et durables. 

Nicolas Aubin


Depuis 1868, les îles de Cuba et des Philippines, dernières poussières de l'empire de Charles Quint, sont secouées par des insurrections à répétition. Le général espagnol Valeriano Weyler, à partir de 1896, pratique une politique de regroupement forcé d’une grande partie de la population derrière des fils de fer barbelé. Les conditions alimentaires et sanitaires sont telles que des dizaines de milliers de reconcentrados meurent. De leur côté, les révoltés pratiquent la politique de la terre brûlée, saccageant et détruisant les propriétés des partisans de l’Espagne. Les Etats-Unis suivent de près l'évolution des affrontements. Un courant de sympathie procubain alimenté par la presse et quelques grandes fortunes parcoure l'Amérique. L'explosion accidentelle du cuirassée USS Maine dans le port de la Havane en février 1898 met le feu aux poudres. Devant la montée de cette marée de bellicisme, les avocats de la paix commencent à faiblir. Le Président McKinley demande le 27 mars 1898 à l’Espagne de conclure un armistice avec les révoltés, de fermer les camps de concentration et d’accepter une médiation américaine en vue d'une indépendance. Cette dernière exigence est moralement inacceptable pour la monarchie qui la rejette tout en acceptant les autres. Le 19 avril, le Congrès sur proposition du Président déclare que Cuba doit être libre et autorise l’usage de la force pour y parvenir. Cette décision est considérée à-posteriori comme l'acte de naissance de l'impérialisme américain, affirmation pour le moins discutable car plus qu'une rupture, on peut y voir davantage une continuité, Cuba étant depuis le début du XIXe s considérée par certains Américains comme leur revenant de droit. La théorie de la Destinée Manifeste faisait de l'île aux portes des côtes de la Floride, une candidate toute désignée pour l'expansion américaine. La majorité de l'économie insulaire était déjà dans les mains de l'Amérique, et son commerce s'effectuait avec les États-Unis. Discuter des causes de la guerre n'entre de toute façon nullement dans le cadre de cet article. 


Photo du transport Seneca, un navire de 1884, de 2820 t, loué à la New York and Cuba Steam Ship Company pour 450$/jour. Il a transporté 32 officiers and 656 soldats à Cuba des 2nd Massachusetts Volunteer Infantry ; 8th U.S. Infantry (2 compagnies); and l'état-major de la 1st Infantry Brigade.
Un pays pressé 

Toujours est-il que depuis plus d'un an, la Navy se prépare à ce type d'opérations. Sa marine, en passe de devenir la troisième mondiale, est construite afin de donner au gouvernement américain les moyens d'une politique impériale. Irriguée par la pensée d'Alfred T. Mahan, la Navy peut compter sur un personnel bien formée au Naval War College ouvert treize ans plus tôt. Un plan d'attaque des Philippines dort dans un tiroir. Concernant Cuba, elle propose une stratégie prudente. Imposer un blocus naval asphyxiant l'armée espagnole et laisser le soin aux insurgés de terminer le travail. Aucune confrontation directe entre soldats espagnols et américains n'est prévue, un modeste corps débarquerait seulement une fois l'ancien colon parti afin d'assurer l'ordre et défendre les intérêts américains dans la nouvelle république cubaine. 



Le Maj. Gen Nelson A. Miles, Commanding General of the Army

 L'Army pour sa part n'est absolument pas prête. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même avec à peine 26000 hommes. Elle a perdu tout son savoir-faire logistique acquis lors des guerres américano-mexicaine et de Sécession1. Il est vrai que depuis trente ans, elle n'a jamais engagé plus de 1000 soldats "en masse". Son War Department est un capharnaüm de dix bureaux sous une double autorité, celle du Secretary of War et celle du Commanding General of the Army. On trouve, entre autres, le Commissary-General qui achète la nourriture, le Surgeon-General qui commande les équipements médicaux, l'Ordnance Department qui équipe la troupe en armement et matériel, le Paymaster-General qui verse la solde et enfin le Quartermaster-General qui achète les fournitures textiles et s'occupe du transport en général. Tous les services signent des contrats avec des fournisseurs civils et communiquent directement avec les différents régiments. Ces bureaux sont plus concurrents que complémentaires. Il n'y a ni standardisation, ni cohérence de l'équipement. Bref, il s'agit d'un beau désordre que seule la routine empêche de basculer dans l'anarchie ; la routine et l'immobilisme puisque les postes sont accaparés par quelques officiers nababs bureaucrates déconnectés depuis des décennies du terrain. Malgré les signes annonciateurs d'une guerre, rien n'a été anticipée. En catastrophe, le Major-General Nelson Miles, Commanding General of the Army, propose de rassembler une petite force de 80 000 hommes dont l'armée régulière serait le noyau. En octobre, après six mois d'entraînement et une fois la saison des pluies finie à Cuba, ce corps expéditionnaire serait prêt à envahir l'île. 

Aucun de ces plans ne convient aux politiques. L'opinion publique réclame une intervention musclée rapide. Le Secretary of War Russell M. Alger prétend fondre sur Cuba, Porto-Rico et les Philippines. Sans attendre le Président Mc Kinley décide du recrutement de 125 000 volontaires. 

De plus, Mc Kinley est confronté à une guerre intestine entre le Secretary of War et le Secretary of the Navy. Il est illusoire d'espérer une coopération et il confie l'organisation de l'expédition à l'Army. Le Quartermaster-General se voit confier la charge du transport de la force expéditionnaire jusqu'à Cuba. La mission de la Navy se borne à l'escorter. L'armée choisi Tampa en Floride comme base de départ. C'est le port le plus proche de la Havane et pour les terriens il semble naturel de raccourcir la distance à franchir en mer pour réduire le risque de mauvaise surprise. Mais le site se révèle désastreux. Non seulement, c'est une impasse ferroviaire aux confins du pays desservi seulement par deux lignes, mais aussi un port médiocre dédié à la petite croisière où deux navires seulement peuvent accoster en même temps et où il n'y a aucun portique moderne. Pire le site est dépourvu de toute facilité pour l'accueil d'une armée. L'absence d'eau potable, son climat tropical et ses moustiques, tout se conjugue pour en faire un enfer. Il serait bien plus simple d'embarquer de New York ou de Philadelphie ce qui ne rallonge la distance jusqu'à Santiago – cible finalement choisie – que de 800 kilomètres. Des marins l'auraient sans doute suggéré, mais ils n'ont pas leur mot à dire. 

L'intendance est donc confrontée à un quadruple défi :
* Se procurer de quoi équiper en urgence une armée de 125 000 hommes.
* La transporter et l'entretenir dans une région isolée et hostile
* Rassembler une flotte de débarquement
* Ravitailler l'armée en opération sur une île ennemie, Cuba 

Tampa Bay, bienvenue en enfer 

Le Quartermaster-General se rend vite compte de l'ampleur de la tâche. Equiper une armée n'est pas une sinécure. Ne serait-ce que les chariots, il en estime les besoins à 5 000 mais aucune entreprise ne peut en livrer avant… neuf mois. Il faut réquisitionner. Finalement seuls 200 embarqueront pour Cuba. Les soldats doivent se contenter d'uniformes bleus en laine inadaptés au climat tropical, les tentes sont en nombre insuffisant tout comme les fusils Krag-Jorgensen. L'Ordnance est incapable de fournir plus de 38 canons. Par nombre d'aspects les unités de volontaires ne dépareilleraient pas avec les premiers régiments de patriotes lors de la guerre d'Indépendance. Le quintuplement des effectifs ne peut bien sûr pas être digéré par une administration et un encadrement en sous-effectifs. 

Concernant le rassemblement des forces autour de Tampa, il est d'autant plus délicat qu'aucun plan d'opération n'existe. Les premiers convois débarquent dans le plus grand désordre et les wagons sont ensuite abandonnés saturant les voies. Sur place, sans aucun inventaire, les intendants en sont réduits à improviser les déchargements et à stocker de manière anarchique. Il est vrai que la coordination est impossible car Tampa est coupée du monde, l'armée n'a en effet que soixante télégraphistes en tout et pour tout. Le War Department envoie toujours plus de convois sans savoir que quand 50 arrivent quotidiennement seuls 4 ou 5 peuvent être déchargés. Des milliers de tonnes de viande sont perdues à cause d'une mauvaise conservation sous le soleil ou sont tout simplement oubliées dans des entrepôts. 

Les 60 000 soldats dépêchés du 25 avril à la mi-juin1898 doivent bâtir des campements de fortune. Par manque de chariots, on en est réduit à transporter nourriture et matériel à dos d'hommes entre la gare et les campements. Le simple ravitaillement pose problème tout comme la vie quotidienne car les recrues, laissées à elles-mêmes par des officiers trop peu nombreux et débordés, ne maîtrisent pas les fondamentaux de la vie de camp tel l'entretien des latrines ; entretien ô combien essentiel sous les tropiques. Il n'est pas surprenant que la troupe soit décimée par les épidémies de béribéri, de malaria et de fièvre jaune. Tampa devient vite un enfer. La situation en Georgie au camp Thomas de Chickamauga n'est guère meilleure comme en témoigne ce rapport d'inspection sur la Cavalry division, par le Lt. Col. E.A. Garlington, inspecteur général : 
"L'inspection a démontré qu'aucun des régiments n'est pour le moment apte au service tant à cause de leur manque d'équipements que de leur manque d'instruction ; ils sont tous en déficit d'équipement médicaux et dans un régiment (le 1st Missouri) de nombreux hommes n'ont ni chaussures ni uniformes. Il y a un manque de sous-vêtements dans tous les régiments inspectés et étant donné les possibilités de toilettes limitées, c'est une déficience majeure. A l'exception du 2nd Wisconsin, l'examen des cuisines a montré, dans son ensemble, une absence d'ustensiles indispensables en particulier pour la fabrication du pain. […] Dans tous les régiments, il existe un déficit de moyens de transport. Il apparait que les harnachements et les chariots ne sont pas arrivés. […] Le ravitaillement en eau est insuffisant. […] Tous les régiments sont équipés du fusil Springfield dont la moitié sont impropres à un usage militaire. La plupart du temps les cuisines et fosses d'aisance sont inadaptées et en mauvais état. L'attention des commandants doit être accentuée. Mon expérience démontre que dans l'armée ces fosses pestilentielles sont le point faible de n'importe quel campement et exigent la coopération des médecins et des officiers pour être saines. […] Mon expérience dans ce camp de 50 000 hommes démontre que c'est une grave erreur que de rassembler autant de volontaires dans une même base. Les défauts d'un tel rassemblement de personnes inexpérimentées avec la vie de camp sont flagrants, pour ne rien dire des insurmontables difficultés d'intendance. La troupe rassemblée à Camp Thomas en mai était enthousiaste et ne manquait ni de courage ni de patriotisme mais elle n'avait que l'apparence de soldats. Le terrain dans le Chickamauga Park paraissait idéal pour le camping. Mais début mai, des rumeurs sur la qualité de l'eau se multiplièrent. Le chirurgien en chef écrivit un rapport affirmant que l'eau n'était pas potable à moins d'être bouillie. […] Quiconque a commandé des troupes sait qu'il est impossible de faire bouillir de l'eau pour tant d'hommes. La ligne venant de Chickamauga étant à voie unique et le terminus manquant d'équipement pour le déchargement, elle fut rapidement saturée. Il m'apparu que l'état-major composé principalement de volontaires n'avait pas assez de personnel qualifié, ni assez d'employés civils pour une telle charge de travail. […] Ce désordre aurait pu être évité si, à la mobilisation, chaque volontaire promu intendant ou commissaire avait été assisté par un professionnel et s'il avait été investi d'une réelle autorité lui donnant les moyens d'agir dans l'urgence"2.
En 1951, une histoire officielle, l'American Military History, conclura que "la confusion et l'inefficacité ont caractérisé la conduite des opérations par le War Department". Mais il en rend responsable les politiques car "le Congrès n'avait pas donné les moyens les années précédentes au Department de préparer l'armée à la nouvelle politique étrangère"3 ; une affirmation qui exonère l'armée pourtant largement incompétente, incapable de coordonner ses différents bureaux, gaspillant les moyens, sacrifiant ses volontaires à cause d'immobilismes bureaucratiques ou de luttes interservices. Le Commanding General Miles accumule les erreurs en particulier dans le choix des campements et dans la gestion quotidienne des affaires. C'est la combinaison d'objectif politiques trop ambitieux, d'un système inopérant et d'individualités défaillantes qui expliquent cette mobilisation désastreuse. 


Maj.Gen William R. Shafter
L'embarquement 

Courant mai, la presse et les politiques exigent une accélération des opérations. Seul le V Corps du Maj. Gen. William R. Shafter rassemblé à Tampa est jugé opérationnel. Encore faut-il des navires pour l'embarquer. Bien que dépourvu de la moindre expérience, le Quartermaster-General est parvenu à rassembler au bout de quatre semaines trente-cinq navires essentiellement des steamers côtiers plus habitués aux cabotages et aux croisières dans les estuaires qu'au grand large. Il faut ensuite du temps pour les rendre apte au transport de troupes. Mi-juin, l'embarquement est finalement possible.
 
Il vire au cauchemar. Les voies ferrées sont trop éloignées des quais, il faut décharger chaque wagon et ensuite déplacer les charges sur des dizaines de mètres à dos d'hommes avant de les embarquer. Comme on n'a pas prit le temps d'établir des inventaires, il est difficile d'embarquer rationnellement. "Confusion" et "désordres" reviennent sous la plume des journalistes présents. Théodore Roosevelt alors lieutenant colonel se souvient que "les trains déversaient les hommes n'importe où sur les quais. Nous étions au moins 10 000. Seul le Quartier-maître connaissait les navires attribués à chaque unité. Après de nombreux efforts je parvins à savoir que le notre était le Yucatan. Mais ce petit vapeur était également attribué au 2nd infantry et au 71st de New York. Je me suis précipité vers mes hommes, désigna quelques hommes pour m'accompagner et ensemble nous avons dévalé le quai jusqu'au Yucatan. Il fallait tenir la passerelle d'embarquement pour empêcher les autres unités d'embarquer avant nous". Finalement le 71st patientera deux jours de plus avant de pouvoir embarquer sur un autre vapeur. On rapporte des cas de compagnies et d'animaux qui embarquent dans un cargo avant d'en redescendre. D'autres attendent 24 heures étouffant sur les quais ou dans les trains sans eau. Pour couronner le tout, le Quartermaster découvre qu'il a largement surestimé les capacités des navires et il ne peut embarquer que 17 000 des 25000 soldats prévus4 ainsi que 2295 animaux. Finalement la flotte appareille le 14 juin avec plusieurs jours de retard sans que l'état-major ne sache clairement ce qu'embarque chaque navire. Sur ce point le Maj. Gen. Shafter porte une lourde responsabilité de négligence. Son incompétence à tenir compte des contraintes logistiques sera le fil conducteur de sa courte campagne cubaine. 

Le débarquement
 

Le 22 juin, le débarquement sur une côte pourtant déserte lui fait prendre conscience du casse-tête logistique que va être la campagne. Par sécurité, Shafter a choisi un site isolé, Daiquiri à une trentaine de kilomètres à l'Est du port de Santiago, son objectif immédiat car c'est là que la flotte espagnole s'est abritée. Mais Daiquiri n'est qu'une plage et comme les marins refusent de se rapprocher des côtes par crainte de s'échouer, il faut des milliers de va et vient de petites embarcations, au demeurant peu nombreuses, pour débarquer en quatre jours le V Corps. Cinquante des 580 mules se noient quand on décide de simplement les jeter à la mer en espérant qu'elles rallient le rivage par leurs propres moyens. Par chance pour les Américains, aucun soldat espagnol ne vient perturber les opérations. En effet, sur les 200 000 soldats présents sur l'île, seuls 13 000 sont déployés dans la région de Santiago et l'armée espagnole encore plus mal organisée et équipée que l'US Army est incapable de les déplacer. Quelques jours plus tard, la base d'opération américaine est déplacée à Siboney un modeste port de pêche où le génie a construit un petit quai ce qui est toujours mieux que rien.



Tampa Bay, embarquement (Harper's Pictorial History of the War with Spain, Vol. II, Harper and Brothers, 1899 p. 314).
Très vite les conditions de vie deviennent désastreuses. Les services de santé sont rapidement paralysés car seules deux ambulances ont été mises à terre, les cinq autres restent inaccessibles dans les cales. On découvre ensuite qu'elles sont trop lourdes pour les mulets. Avec moins de 200 chariots pour 17 000 combattants le ravitaillement est impossible d'autant que les routes sont défoncées par les pluies. Les mules ne peuvent porter que la moitié de leur charge habituelle. Pour Roosevelt, cette expérience prouve que "le déficit en moyens de transport est la pire chose que l'on puisse rencontrer"5. Il est vrai qu'il sait de quoi il parle, son régiment de cavalerie n'ayant que deux chariots au lieu des 25 prévus. Les soldats doivent vivre sur leur barda : trois jours de ravitaillement et cent cartouches. Les moustiquaires restent introuvables. La troupe en vient à regretter Tampa. Les médicaments manquent. Fièvre jaune, typhoïde, malaria font des ravages. Au final, 3000 soldats meurent de maladies dix fois plus que du fait de l'ennemi. 



David F. Trask, The war with Spain, University of Nebraska Press, 1996, p.4
Heureusement pour l'Army les opérations durent moins d'un mois. Côté espagnol, à Santiago, les conditions de vie sont encore plus dantesques, les munitions et la nourriture manquent déjà, surpeuplée, la garnison de 25 000 soldats est décimée par les maladies. Après avoir perdus leurs avant-postes au cours de combats acharnés, privés de réserves d'eau et ayant vu leur flotte détruite, les Espagnols jettent rapidement l'éponge. Le 16 juillet, Santiago capitule. A cet instant, les Américains, mal commandés, manquant de renforts, de nourriture et de munitions, étaient "au bord d’un désastre militaire", selon l’avis même de Roosevelt. Finalement, pendant cette guerre de dix semaines, les forces américaines ont perdu 5 462 hommes dont seulement 379 sur les champs de bataille. 

Des réussites cependant 

Dans les cercles militaires américains, cette campagne est depuis communément considérée au mieux comme un fiasco évité de justesse au pire comme une farce. Pourtant elle fut militairement et politiquement un succès et un succès éclair car Santiago tomba en 83 jours, les Philippines et Porto Rico en 110 jours. Le Quartermaster-General durant les quatre mois de guerre réussi l'exploit de transporter en train, en péniche ou en bateau la bagatelle de 450 000 personnes, 60 000 animaux et 1 529 580 tonnes de marchandises. D'immenses efforts d'improvisations évitèrent la catastrophe à Tampa. Deux navires hôpitaux vinrent mouiller à proximité, des médecins furent recrutés ainsi que 1700 infirmières. Des spécialistes en télécommunication se portèrent volontaires et irriguèrent le Signal Corps de leur enthousiasme et de leur savoir-faire. Théodore Roosevelt fit jouer ses relations politiques pour équiper son 1st Volunteer Cavalry Regiment. Prise en défaut sur les chariots, l'industrie américaine répondit rapidement à d'autres commandes massives : 500 000 uniformes et 700 000 chaussures furent livrés en quelques semaines non sans éviter une corruption importante. L'expédition aux Philippines fut bien menée sans doute parce que mieux planifiée. Trois convois traversèrent le Pacifique entre le 25 mai et le 25 juillet avec à bord près de 11 000 hommes. Le choix du port de San Francisco, une administration plus efficace dans le chargement, l''utilisation de navires océaniques plus spacieux, sont autant d'exemples prouvant que les déboires cubains étaient évitables. 

Au-delà des inévitables couacs logistiques d'une armée vierge de toute expérience de projection maritime, c'est donc bien le verre à moitié plein qu'il faut regarder. N'oublions pas non plus que la brièveté de la campagne n'a pas laissé le temps à l'Army d'améliorer ses procédures. Finalement le tableau n'est pas si éloigné des déboires de l'expérimenté corps expéditionnaire franco-britannique en Crimée trente ans plus tôt. Et que dire de l'armée espagnole qui crut pouvoir entretenir une armée de 200 000 soldats sur Cuba. Si la victoire américaine fut possible, c'est d'abord parce qu'en face la situation fut encore plus dramatique. Les Espagnols étaient pratiquement statiques, déjà décimés par les maladies – sur les 55 0000 hommes qui disparurent durant la campagne, 50 000 le furent hors combat - et quand vint la nouvelle que la flotte de l'amiral Cervera avait été détruite ruinant l'espoir d'une assistance de la métropole, la capitulation fut immédiate. 

Enseignements : une matrice des futures opérations de projection

Si cette campagne fut brocardée, c'est finalement moins à cause de son amateurisme qu'à cause de sa couverture médiatique. C'est l'une des premières fois où des journalistes purent couvrir les opérations librement et leurs articles effrayèrent une population ignorante des horreurs de la guerre. L'après-guerre fut marqué par une véritable campagne dénonçant les négligences de l'armée. Mais ces critiques furent salutaires car elles évitèrent l'immobilisme inhérent aux armées victorieuses. Elles stimulèrent la réflexion. Cuba devint un formidable galop d'essai pour les futures projections. Une Commission d'enquête sénatoriale explora deux pistes. La première mit en évidence la planification désastreuse de la guerre et l'autre le manque de personnel compétent. Elle recommanda au Quartermaster-General de stocker assez d'équipements pour ravitailler 100 000 hommes durant quatre mois, de chiffrer les besoins d'une armée de 500 000 hommes et de réfléchir sur une meilleure mobilisation industrielle. Elle suggéra aussi la création d'une subdivision dédiée aux questions du transport : l'Army Transport Service


Secretary of War Elihu Root
Mais à l'instigation du nouveau Secretary of War Elihu Root les réformes allèrent bien plus loin. Il fit le constat qu'avec "80 millions d'habitants, il ne nous sera jamais difficile de lever une armée, ce qui nous posera problème, c'est de lever des soldats. Nos difficultés proviendront toujours de nos limites à habiller, nourrir, armer, transporter nos soldats"6. Entre 1899 et 1902, fut votée une loi ouvrant une école militaire, l'Army War College, destinée à former de vrais officiers d'état-major professionnels. Une autre limita à quatre le nombre d'années en postes d'un officier général ce qui eu l'avantage de sensibiliser davantage d'officiers aux missions d'état-major tout en limitant la tendance à l'enkystement et à l'immobilisme. Pour finir, malgré de vives résistances, Root parvint à créer un Etat-major général – le General Staff – en charge de la planification et de la coordination des différents services jusque là autonomes. Il était inspiré de la Generalität prussienne. Des manœuvres et des exercices furent aussi imposés pour garder mémoire des problèmes pratiques de la mobilisation, de la concentration des forces et de la coopération avec la Navy ou avec du personnel civil en particulier celui des entreprises de transport ferroviaire. Le Quartermaster put surtout rôder ses nouvelles procédures avec la banalisation des opérations outre-mer au tournant du siècle : 125 000 soldats déployés durablement aux Philippines à partir de 1899, 15 500 projetés en Chine lors de la révolte des Boxers en 1901. Le Quartermaster-General investi dans une flotte de transport. 

Cependant tout ne fut pas parfait. La tentative de Root pour réformer en profondeur les services d'intendance échoua. Il ne parvint pas à créer un Department of Supply regroupant les différents services et d'une manière générale la question de la mobilisation industrielle resta sans réponse. A la veille de la déclaration de guerre à l'Allemagne en avril 1917, l'Army restait une armée du XIXe s tout juste apte à la guerre coloniale, dépourvue d'équipements modernes (avion, artillerie, armes automatiques) et il n'existait pas de complexe militaro-industriel capable d'y remédier à court terme. Nombreux étaient ceux qui au sein du General Staff ou dans le monde politique qui restaient persuadés que la mobilisation se limitait à lever des hommes. Entraîner, équiper, projeter plusieurs millions d'hommes en France allaient exiger plus d'un an de tâtonnement. L'expédition de Cuba n'est qu'une étape, la première, dans la construction de la puissance impériale américaine qui n'a atteint son apogée qu'en 1945. 

A n'en pas douter, les déboires logistiques de la guerre hispano-américaine occupent une place à part car, par sa couverture médiatique et ses conséquences sur la structure de l'armée, ils ont été la première matrice des opérations extérieures américaines du XXe s. Les articles incendiaires dans la presse ont aussi convaincu l'état-major que dans une démocratie, le soldat-citoyen devait être respecté voire choyé. Cette leçon n'a jamais été oubliée et la logistique est passée au premier plan des préoccupations de l'US Army. 


Pour aller plus loin : 

Jean David Avenel, La guerre hispano américaine : la naissance de l'impérialisme américain, Economica, 2007, 193 p. (une rapide synthèse qui a le mérite d'être en français mais succincte sur la dimension militaire)
Graham A Cosmas, An Army for Empire: The United States Army in the Spanish-American War, Texas A&M University Press, 1994, 368 p. (Ouvrage fondamental)
James A Huston, The sinews of war, CMH, 1966, 800p. (une bible pour tout ce qui a rapport à la logistique de l'US Army)
Charles R. Shrader (dir.), United States Army Logistics, An Anthology, vol.2, University Press of the Pacific, 2001, 835p. (les qualités et les défauts d'une anthologie, intéressante sur 1898)
David F. Trask, The war with Spain, University of Nebraska Press, 1996, 654p. (une bonne synthèse sur une question souvent traitée outre-atlantique)


 
1 Lors de la guerre de 1812 contre le Mexique, les Etats-Unis avaient expérimentés la projection d'un corps expéditionnaire amphibie débarqué à Vera-Cruz. Durant la guerre de Sécession, l'armée de l'Union a compensé une infériorité tactique par une mobilité stratégique nécessitant une logistique efficace. Ainsi est-elle parvenue à déplacer en train son 23rd Corps de l'extrémité sud du Tennessee jusqu'à Washington en onze jours, puis à l'embarquer à destination de la Caroline du Nord où il prit l'offensive contre les Confédérés à Wilmington, soit un renversement complet de 1300 km. Les opérations du général Grant à Vicksburg et la marche du général Sherman en 1864-1865 sont aussi des modèles de grands mouvements de troupes tant dans la largeur que dans la profondeur.

2 Charles R. Shrader, United States Army Logistics 1775-1992, An Anthology, University Press of the Pacific, vol.2, 1997, pp 354-355. 3 Richard W. Stewart (dir.), American Military History, CMH, 1951, vol1, p.345.

3 Richard W. Stewart (dir.), American Military History, CMH, 1951, vol1, p.345.

4 A bord se trouve l'essentiel de l'armée régulière : 18 régiments d'infanterie, 10 escadrons de cavalerie démontés, un escadron monté, six batteries d'artillerie, une compagnie de Gatling auxquels s'ajoute les volontaires de deux régiments d'infanterie et deux escadrons de cavalerie démontés. *

5 Cité in Criner, Kings, Biggs, Spearheads of logistics, CMH, 2001, p.84.

6 Cité in Criner, Kings, Biggs, Spearheads of logistics, CMH, 2001, p.87.

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