dimanche 20 octobre 2013

La Russie révolutionnaire en guerre, l'offensive de juillet 1917.

Au milieu de 1917 l'armée russe est à la croisée des chemins. En mars1 les soldats de la garnison de Petrograd ont refusé d'obéir aux ordres de leurs supérieurs et se sont mutinés accélérant la chute du régime tsariste. L'armée entame alors sa troisième année de guerre dans l'incertitude au milieu d'un pays en crise où l'ensemble de la société se divise entre partisans de la poursuite du conflit contre les Empires centraux et ceux qui demandent la paix.

C'est dans une situation de crise morale, mais aussi politique, économique, sociale et militaire qu'en mai 1917 le socialiste modéré Alexandre Kerensky devient ministre de la Guerre dans le gouvernement provisoire. C'est un partisan de la poursuite de la guerre au nom de la parole donnée aux alliés britanniques, français et, depuis avril, américains, mais également au nom d'une Révolution russe qui doit, selon lui, s'inspirer de l'exemple français pour redresser le pays et former une armée révolutionnaire comme en l'an II. La chute du tsarisme permet en effet à l'Entente d’apparaître dorénavant comme le camp de la démocratie contre des Empires autocratiques. La guerre n'est plus celle du tsar mais celle du peuple et de la démocratie russe pour libérer le territoire occupé par l'ennemi.

C'est dans ce contexte que Kerensky se décide à organiser une grande offensive. Sa réussite doit ranimer l'ardeur guerrière russe, unir la nation, renforcer la jeune démocratie et rassurer les Alliés occidentaux. Et pourquoi pas amener la fin du conflit alors que sur le front occidental, le nouveau généralissime français, Robert Nivelle, prépare une offensive qu'il espère décisive. Mais dans la situation de la Russie à l'été 1917, cette offensive est bien plus qu'une simple opération militaire. De son résultat dépend la survie de l'État et de la société russe, l'avenir de l'armée et de la Révolution démocratique de Février.

David FRANCOIS




La promesse aux Alliés
Les 15 et 16 novembre 1916 lors de la conférence interalliée de Chantilly, les Britanniques et les Français demandent aux Russes de préparer une nouvelle offensive pour l'année 1917. Les Alliés sont en effet persuadés que cette année peut être décisive pour vaincre les empires centraux. De son coté le gouvernement du Tsar sait que sa légitimité internationale et surtout le soutien financier anglais et français dépendent de sa capacité à honorer les obligations prises envers ses partenaires. Le 31 décembre 1916, les différents commandants des fronts russes se réunissent au quartier-général de Moguilev pour discuter des opérations à venir2. Ils tombent d'accord pour rejeter l'idée d'une attaque en février malgré les promesses faites aux Occidentaux. Une opération à cette date est jugée par eux impossible. Elle ne peut avoir lieu qu'en mai quand l'armée aura reçu les livraisons d'artilleries britanniques indispensables et qu'elle aura été réorganisée pour la rendre plus maniable. En attendant les Russes ne peuvent aider leurs partenaires que par des opérations limitées. Les généraux tombent néanmoins d'accord sur la zone d'où doit partir la future offensive: le front sud-ouest.

Le manque de troupes allemandes dans ce secteur et la concentration de troupes russes dans la Roumanie voisine doivent favoriser une offensive sur ce front. Le plan prévoit alors une action sur l'axe Lemberg-Sighet des 11e, 7e et 8e armées renforcées par des unités venant de Roumanie. Pour soutenir cette attaque, des opérations de diversion sont prévues dans le nord vers Vilnius et Riga et dans la Dobroudja en Roumanie. Ce plan est approuvé le 6 février 1917 par le général Mikhaïl Alexeïev le chef d'état-major de l'armée impériale. Le même mois le général Alexeï Broussilov qui commande le front sud-ouest réunit les chefs des trois armées qui doivent participer à l'opération. Les 7e et 11e armées doivent avancer vers le nord-ouest en direction de Lemberg, l'armée spéciale doit marcher vers Vladimir, Volinsk et Kovel tandis que les troupes d'assaut de la 8e armée reçoivent pour mission de soutenir le front roumain au moment où ce dernier doit participer à l'offensive3. A l'exception de l'élimination de l'armée spéciale, ce plan est celui qui sera finalement mis en œuvre durant l'été suivant.

En février 1917, lors d'une nouvelle conférence interalliée tenue à Petrograd, la seule sur le sol russe de toute la guerre, les généraux de l'Entente s'accordent pour retarder la principale offensive alliée en avril. Il s'agit à la fois de répondre à la demande russe de repousser la campagne mais aussi au changement de plan à l'Ouest suite à la nomination du général Nivelle à la tête de l'armée française.

Le 18 mars, c'est à dire après la Révolution de Février et l'abdication du tsar, Alexeïev, toujours commandant en chef, rejette à nouveau la demande française d'une offensive de printemps. Il justifie sa décision par le mauvais état des routes mais surtout par l'effondrement de la discipline militaire. La plupart des autres officiers supérieurs sont du même avis que lui et pense qu'aucune offensive n'est possible avant juillet. Le seul qui n'est pas du même avis est Broussilov. Son optimisme alors qu'il commande le front d'où doit partir l'offensive persuade finalement Alexeïev d'avancer la date de l'offensive.

Soldats ruses en 1917 (source: Wikipedia.org)


Une armée russe à la dérive.
Avec la Révolution de Février la discipline s'est effondrée au sein de l'armée russe. Les soldats ne font plus confiance aux officiers qu'ils rendent responsables des hécatombes subies dans les premières années de la guerre. L'immensité des pertes a d'ailleurs profondément modifié la composition de l'armée, aussi bien de la troupe que du corps des officiers. Si la grande majorité des soldats sont toujours des paysans, en 1916 ce sont surtout des hommes d'age moyen et des nouvelles recrues avec une faible instruction militaire qui sont envoyés à l'avant. Le changement est plus profond encore chez les officiers notamment dans les grades les plus bas, ceux qui ont été décimés au début du conflit. Au-dessous du grade de capitaine les officiers sortent désormais d'académies créées durant le conflit et qui n'exigent que quatre ans de scolarité et quatre mois de service actifs pour y avoir accès. La plupart des officiers qui sortent de ces établissements viennent alors majoritairement de la paysannerie ou des classes moyennes inférieures et sont d'esprit libéral contrairement aux officiers supérieurs qui se plaignent du manque de caractère militaire de ces nouveaux officiers qui arrivent sur le front à la tête de renforts de piètre qualité4.

Le commandement subit également de profonds changements après la Révolution puisque de nombreux généraux sont limogés tandis que d'autres changent de commandement. Broussilov remplace Alexeïev le 4 juin à la tête de l'armée russe. Pour le front sud-ouest le nouveau commandant le général Gutor prend ses fonctions seulement trois semaines avant le début de l'offensive d'été. Au sein de ce front les commandants des 11e et 7e armées sont remplacés. A la tête de la 8e armée Lavr Kornilov remplace Alexeï Kaledine le 25 mai. Sur les autres fronts Denikine prend la direction du front ouest le 21 juin soit 10 jours avant le début l'offensive, sur le front nord Dragomirov remplace Klembovski et sur le front roumain Chtcherbatchev remplace Sajarov5.

La Révolution a également accru l'opposition des soldats à la guerre. Les espoirs d'amélioration de la condition de vie de la troupe ont été vite déçus d'autant que beaucoup de soldats espéraient que la chute du tsarisme signifierait le retour de la paix. Le nombre de désertions augmente ainsi que celui des soldats qui se font porter malades et ne retournent pas dans leurs unités. L'ordre n°1 du gouvernement provisoire a, il est vrai, considérablement affaibli le pouvoir de l'encadrement sur la troupe tout en donnant de l'importance aux différents soviets élus par les soldats. Il garantit en effet l'essentiel des droits civils des soldats et conditionne l'obéissance aux ordres de la commission militaire du gouvernement à l'accord du Soviet de Petrograd. L'abolition de la peine de mort le 25 mars et la présence de nombreux agitateurs révolutionnaires, notamment bolcheviks, dans les unités contribuent également à favoriser la propagation des idées défaitistes dans l'armée. Les mutineries sont alors fréquentes et certains officiers sont même tués, victimes du mécontentement croissant de la troupe. L'ordre n°8, appelé aussi Déclaration des droits des soldats, amplifie ces tendances car il autorise à quitter son unité en dehors du service et enlève aux officiers tout pouvoir disciplinaire en dehors des combats. Quand le gouvernement provisoire cherche finalement à faire marche arrière en décidant le 12 juin de dissoudre les unités les plus indisciplinées il ne fait qu'empirer la situation: il faut en effet plusieurs mois pour que cette décision soit effective et en attendant des soldats voient dans l'insubordination le meilleur moyen d'éviter les combats.

Le gouvernement encourage la formation des unités de volontaires qui voient alors le jour et où s'enrôlent majoritairement des hommes de la classe moyenne mais aussi des officiers qui veulent quitter les unités régulières où les soldats se mutinent. Le plus célèbre de ces régiments est certainement le bataillon féminin de la Mort créé par Maria Botchkareva. Le gouvernement met aussi en place les commissaires de l'armée et recrute pour ce corps de jeunes officiers démocrates. Ces derniers doivent faciliter les relations entre les soviets et les officiers et faire ainsi le lien entre la démocratie et l'armée. Le pouvoir est profondément convaincu qu'il peut ainsi réussir à rétablir le potentiel militaire russe en développant l'idée qu'un dernier sursaut d'héroïsme est le meilleur moyen de mettre fin à la guerre6.

Malgré ces mesures, l'envoie de renforts sur le front n'est toujours pas chose aisée. En mai et juin, si près de 1 900 compagnies de 250 hommes chacune sont envoyés à l'avant, cela ne représente que la moitié des troupes demandées par les généraux alors que le nombre de désertions reste élevé. La préparation de l'offensive a également des répercussions à l'arrière. Dans certaines villes des émeutes éclatent tandis qu'à Petrograd la garnison, qui a reçu la promesse de ne pas être envoyé sur le front, s'inquiète et se radicalise. Elle perd alors peu à peu confiance dans les socialistes modérés qui dirigent le pays à travers le gouvernement provisoire et le Soviet de Petrograd. La situation de l'armée reste donc toujours précaire et de nombreuses unités ne veulent plus se battre.

C'est à ce moment que le général Nivelle informe Alexeïev que l'offensive doit débuter sur le front occidental le 8 avril et demande que l'attaque russe débute à ce moment-là. Mais le rapport sur la situation politique et militaire envoyé par le ministre de la Défense Alexandre Goutchkov alarme le commandant en chef qui impose l'idée qu'une offensive est impossible au printemps et qu'il faut repousser les opérations en juillet. Les commandants de front sont convaincus de pouvoir tenir le front mais pas de se lancer dans une attaque. Le 18 mars l'état-major propose finalement de repousser l'offensive afin de pouvoir ramener l'ordre dans les unités.

Le général Broussilov (source: Wikipedia.org)


Une offensive éminemment politique.
Le gouvernement provisoire souhaite répondre aux obligations contractées envers les Alliés mais il est conscient que cette politique provoque le mécontentement des soldats qui ont vu dans la Révolution le moyen d'obtenir la fin du conflit. Le 17 mars le Soviet de Petrograd se prononce pour une paix sans annexions, ni indemnités et pour un défensisme révolutionnaire. Il finit néanmoins par soutenir l'idée d'offensive mais de manière prudente, en avançant l'idée que cela peut faire avancer les négociations de paix. Pour la majorité des partis un succès militaire doit renforcer la diplomatie russe et ses efforts en faveur d'un règlement négocié du conflit. Et puis la reprise des combats doit également faciliter l'obtention de prêts nécessaires pour éviter la faillite du pays7.

Le 18 mai le nouveau gouvernement provisoire annonce qu'il fait siens les objectifs définis par le Soviet de Petrograd: promouvoir une paix sans annexions, démocratiser l'armée et lancer une offensive pour défendre la démocratie menacée. Il réussit à convaincre les principaux partis de la nécessité de l'opération et Kerensky, le nouveau ministre de la Guerre, se rend sur le front afin de galvaniser les troupes et d'organiser l'offensive promise aux alliés. Jugé trop pessimiste, il remplace à la tête de l'armée Alexeïev par Broussilov.

A Petrograd, Kerensky doit faire face à la fois à l'opposition des bolcheviks qui veulent mettre fin immédiatement à la guerre et aux doutes qui agitent les autres partis révolutionnaires. Il rappelle alors les obligations de la Russie vis-à-vis de ses alliés et ajoute que les représentants français et britanniques en Russie ont demandé au gouvernement provisoire de tenir le front jusqu'en octobre. Une offensive russe limitée doit permettre de continuer à maintenir des divisions austro-allemandes à l'Est et donner le temps aux troupes américaines de se déployer pour vaincre l'Allemagne. Pour Kerensky la Révolution russe n'est pas non plus sans effet dans les rangs de l'adversaire. Dans l'armée autrichienne les unités slaves s'agitent tellement sur le front sud-ouest que le commandement doit les transférer sur le front italien. La légion polonaise de Pilsudski a cessé de combattre tandis que les gouvernements ottomans et bulgares lancent des signaux de paix. La situation lui apparaît donc favorable pour forcer l'impasse militaire dans laquelle se trouve la Russie.

Kerensky se montre suffisamment persuasif, car le 15 juin, le congrès national des soviets, où les bolcheviks refusent de prendre part au vote, approuve l'offensive. La majorité du Soviet de Petrograd espère que la défense de la Russie démocratique permettra l'union du peuple comme ce fut le cas lors de la Révolution française, le modèle révolutionnaire par excellence des démocrates et socialistes russes. Mais sur le front certains soviets de soldats débattent encore pour savoir si leurs unités doivent participer à l'action.

Kerensky incarne alors un patriotisme révolutionnaire naissant tandis que se développe autour de sa personne un véritable culte. Paradoxalement c'est la droite et les libéraux qui le soutiennent avec l'idée qu'une offensive est seule susceptible de rétablir l'ordre et la discipline. Les leaders du socialisme alliés viennent aussi renforcer le moral des Russes. Albert Thomas pour la SFIO, Émile Vandervelde pour le Parti ouvrier belge et Arthur Henderson pour le Labour britannique font le voyage sur le front russe.


Kerensky sur le front (source: soviethistory.org)


La préparation de l'offensive d'été.
Lors de la réunion des commandants des fronts le 11 juin, Broussilov constate que les soldats des fronts nord-ouest et ouest, qui s'étendent de Riga à la Galicie, ne sont pas sûrs et ne souhaitent pas participer à une offensive. Contrairement au front sud-ouest, relativement éloigné des villes révolutionnaires, ils sont frappés par la démoralisation. Broussilov en tire la conclusion que l'offensive doit être limitée au seul front sud-ouest où son autorité sur les hommes est encore intacte.

L'objectif stratégique que se fixe le général en chef est de causer le plus de dommages aux Austro-hongrois en Galicie et pourquoi pas les forcer ainsi à mettre fin aux hostilités. Sur le plan tactique, l'offensive a pour but de s'emparer de Lemberg (Lvov) et de couper les communications entre l'Allemagne, le sud de l'Autriche-Hongrie et le front roumain. Alexeïev sait qu'il ne peut compter sur le soutien d'actions de diversion sur le front nord et que ses réserves sont faibles puisque depuis avril les unités ont vu leurs effectifs baissés entre 1/3 et la moitié en raison des désertions.

Trois semaines avant le début de l'offensive, Kerensky et Broussilov sélectionnent les officiers qui doivent commander lors de l'opération. Si le militaire privilégie les compétences, le ministre fait ses choix sur des critères politiques. La majorité des commandants des armées, corps d'armée et divisions est ainsi remplacée. Mais Broussilov et Kerensky doivent faire face à un nouveau phénomène: la démission en masse des officiers. Ces derniers craignent que les combats ne déciment à nouveau le corps des officiers. Ils prétextent alors le besoin de repos ou suivent tout simplement les déserteurs pour rentrer chez eux. Le résultat de ce phénomène a sa traduction dans l'armée où des unités se retrouvent alors commandées par des sous-officiers non préparés ou par des officiers élus par les soldats. Ces derniers restent en majorité indécis face à la perspective de reprendre le combat. Kerensky doit d'ailleurs aller à nouveau sur le front le 27 juin pour encourager les troupes. Dans la soirée la préparation d'artillerie débute.

Le pari de Kerensky semble néanmoins réussir. Dès que le canon se fait entendre, les soldats se montrent plus combatifs. Ils se rendent dans les magasins militaires pour s'approvisionner en munitions, armes et nourritures et pour certains changer d'uniforme. Mais les membres des soviets de soldats se demandent toujours pourquoi ils devraient aller risquer leur vie alors que la fin de la guerre semble si proche. Tandis que les obus s'abattent sur les tranchées autrichiennes, Kerensky est encore obligé d’enchaîner les réunions et meetings sur le front pour convaincre les hommes. Il y réussit en ridiculisant et en accusant de lâcheté ceux qui doutent du bien fondé de l'offensive. Les tirs de l'artillerie ne cessent de croître et Kerensky décide d'attendre le début de la bataille au milieu de la 11e armée.

Depuis la Révolution de février, les Puissances centrales ont adopté une position attentiste sur le front russe. Les États-majors interdisent toute action offensive et les soldats ne doivent répondre par les armes que dans le cas d'une attaque russe caractérisée. Il s'agit ainsi de favoriser la désintégration de l'armée ennemie. Le front de l'Est est donc relativement calme depuis le début de l'année. Si l'usage de la force est interdit, la fraternisation ne l'est pas et les soldats des deux camps se retrouvent dans le no man's land pour échanger des cadeaux ou parler de la guerre. Les soldats austro-allemands ont même reçu pour instruction de favoriser les désertions ou à défaut de parler du conflit comme de la poursuite de la guerre du tsar où la vie des soldats russes est sacrifiée au profit des Français et des Britanniques.

Dès le début de juin les Allemands sont conscients d'un changement au sein de l'armée russe. Les observations aériennes confirment les préparatifs d'offensive. Il est vrai que ces derniers se font en plein jour et sans camouflage contrairement a ce qu'avait organisé Broussilov pour l'offensive de l'année précédente. En juin 1917 il est donc clair que les Russes ont l'intention d'attaquer les Austro-Hongrois en Galicie afin de s'emparer de Lemberg et pourquoi pas encercler les troupes allemandes de l'armée Sud qui se trouve au centre de ce front.

Le 29 juin, l'armée russe n'a sans doute jamais été aussi bien préparée pour une offensive. Les deux axes principaux de l'attaque doivent avoir lieu au nord et au sud du front sud-ouest. Dans le nord la 11e armée doit attaquer la 2e armée austro-hongroise à sa jonction avec l'armée Sud allemande. Dans le sud la 8e armée a pour mission d'attaquer à la jonction des 3e et 7e armées austro-hongroises. Pendant ce temps la 7e armée russe doit affronter l'armée Sud pour l'empêcher de renforcer son allié au nord et au sud. Bien que l'ensemble du front s'étende sur prés de 200 km de long, les percées doivent se réaliser sur des espaces de moins de 50 km chacun. L'essentiel de l'attaque repose donc sur les 11e et 7e armées.

Broussilov a alors sous ses ordres 40 divisions d'infanterie et 8 de cavalerie avec de forts contingents de Finlandais, de Sibériens et de Caucasiens. Il utilise 800 canons légers, 158 canons moyens et 370 canons lourds. Face à lui se trouvent 26 divisions d'infanterie, une brigade de cavalerie et 988 pièces d'artillerie dont seulement 60 de gros calibres. La plupart des pièces d'artilleries russes sont arrivées récemment par Arkhangelsk et Mourmansk et sont de fabrications britanniques ou japonaises. Les Russes ne manquent pas non plus d'armes légères fournies en abondance par le Japon et les États-Unis. Cette arrivée massive d'armes permet une intense préparation d'artillerie. Les Allemands remarquent ainsi que c'est la plus intense et la plus longue réalisée par les Russes depuis le début de la guerre. Mais les obus russes tombent sur des tranchées vides. Les Austro-Allemands ont en effet été prévenus par des déserteurs et les journaux de Petrograd de l'offensive et ils ont fait évacuer les positions. Le tir de barrage dure deux jours et curieusement l'adversaire ne répond pas.


Les succès russes.
Quand l'artillerie russe se tait dans la matinée du 1er juillet, l'heure de vérité sonne pour la Russie. Les soldats vont-ils sortir des tranchées pour aller à l'attaque ? Ils sortent et s'élancent dans le no man's land mais sans appui d'artillerie. D'ailleurs aucun canon russe ne répond quand les canons autrichiens entrent à nouveau en action. Au nord, sachant que la 19e division austro-hongroise est essentiellement composée de soldats tchèques, le commandement de la 11e armée russe a fait venir sur le front un bataillon d'anciens prisonniers de guerre tchèques. Le dialogue s'engage par-dessus le no man's land et quand l'assaut commence les 3 000 hommes de la 19e division se rendent aux Russes. Le front que tient la 2e armée autrichienne est percé et la résistance est faible. Le régiment Zoraisky prend le village de Presovce tandis que la division finlandaise aidée par la brigade tchèque s'empare des hauteurs de Zborov et Korshiduv pour y aménager des positions. Le premier jour de l'offensive les Russes font sur cette partie du front prés de 18 000 prisonniers, s'emparent de 21 canons et 16 mitrailleuses mais rapidement, dans la journée, la 11e armée ne progresse plus que lentement en direction de Zolotchiv8.

Au centre du dispositif la 7e armée russe est la plus puissante des trois armées engagées dans l'offensive. Elle compte 20 divisions d'infanterie et quatre de cavalerie ce qui est jugé nécessaire pour affronter l'armée Sud avec ses 10 divisions d'infanterie, soit 6 divisions allemandes, 3 divisions austro-hongroises et une division turque. Dans le secteur de la 7e armée l'attaque est plus difficile en raison du relief et des épaisses forets qui cachent les fortifications autour de Berejany ,que ni l'aviation, ni l'artillerie russe ne peuvent détruire. La 11e armée doit donc aider à prendre cette ville par le nord après s'être emparé de celle de Koniuchy. Mais les soldats qui pénètrent dans cette ville s'enivrent plutôt que d'avancer et les mitrailleuses allemandes cachées dans les bois arrêtent les unités russes. Après trois jours de calme, la lutte reprend au nord le 6 juillet. Les combats sont féroces et les tranchées changent plusieurs fois de mains. Les Allemands sont arrêtés par la 11e armée mais la 7e armée n'arrive plus à avancer vers Berejany dès le deuxième jour de l'offensive, en partie à cause du terrain difficile, de la résistance de l'ennemi mais aussi des refus des soldats de continuer le combat. Les pertes sont lourdes, la 7e armée n'est parvenue à progresser que de quelques kilomètres sans faire de prisonniers, ni prendre de matériels ennemis. L'armée allemande Sud a reculé mais elle a tenu le choc initial. La 7e armée reçoit alors pour seule mission de soutenir les opérations de la 11e armée.

Malgré ses difficultés certaines unités continuent à progresser. C'est le cas au sud de la 8e armée commandée par Kornilov. Ses huit divisions d'infanterie et quatre d'artillerie attaquent le 7 juillet la 3e armée austro-hongroise qui ne compte que six divisions d'infanterie. Elle brise les lignes ennemies après deux jours de combats, faisant plus de 7 000 prisonniers et détruisant les positions de la 3e armée autrichienne. Le 10 juillet, le 12e corps qui fait partie de cette 8e armée coupe la ligne ferroviaire de Lemberg à Stanislau tandis qu'une partie des troupes traverse le Dniestr. Le lendemain une autre unité bouscule les Autrichiens et s'empare de Kalush. Mais les soldats, là aussi ivres, se livrent à des exactions et le commandement doit envoyer des unités cosaques à l'avant pour repousser une contre-attaque allemande. Renforcé par une division de cavalerie bavaroise, deux bataillons d'infanterie et un train blindé, les soldats autrichiens tentent de reprendre la ville. La contre-attaque semble réussir mais les Russes, supérieurs en nombre, se battent à la baïonnette maison par maison et repoussent les assaillants. Les 12e et 16e corps atteignent la rivière Lomnitza capturant plusieurs milliers de prisonniers mais les fortes pluies et l'arrivée de nouveaux renforts allemands stoppent l'avancée de la 8e armée.

Les opérations de soutien sur les autres fronts sont quant à elle des échecs complets. Sur le front nord, quatre des six divisions de la 5e armée qui doivent participer aux opérations refusent de combattre. Une division s'empare de deux lignes allemandes avant de revenir sur ses positions de départ. Sur le front ouest les unités refusent aussi d'avancer. Le commandant de la 2e armée avoue qu'il ne peut mener que des actions défensives mais Denikine ordonne néanmoins d'attaquer en s'appuyant sur les troupes de choc, les unités de volontaires et les régiments fiables. La faiblesse des renforts et l'arrivée de troupes allemandes fraîches freinent puis stoppent la progression effectuée par ces unités. Au sud, sur le front roumain, l'attaque lancée le 23 juillet n'a pour but que de couvrir la retraite du front sud-ouest. Malgré la nécessité de consulter les soviets des unités avant l'attaque, les forces russes et roumaines réussissent à avancer d'une vingtaine de kilomètres et s'emparent d'une centaine de pièces d'artillerie avant que Kerensky ne donne l'ordre de mettre fin à l'attaque.

Les Empires centraux ne semblent pas au début vraiment s'inquiéter de l'offensive russe. Quand Erich von Ludendorff demande à Max Hoffmann, le chef d'état-major allemand pour le front Est, s'il pense possible de marcher sur Tarnopol et le nombre de divisions nécessaires pour cela, ce dernier répond que l'opération lui semble possible avec seulement 4 divisions. Ludendorff promet 6 divisions qui doivent arriver dans les 14 jours du front occidental. Hoffmann quant à lui espère que l'offensive russe dure de 8 à 10 jours, suffisamment pour étendre les lignes de ravitaillement jusqu'à leur point de rupture. Mais il ne suffit en réalité que de quelques jours pour que l'attaque russe montre des signes de faiblesse.

Quatre divisions allemandes, les 1er et 2e divisions de la Garde et les 5e et 6e divisions commencent à arriver du front occidental le 9 juillet et sont envoyées devant la 11e armée russe. Les deux divisions de la Garde doivent être à la pointe de la contre-offensive dont le début est fixé au 15 juillet puis reporter au 19 en raison des fortes précipitations.

Durant les 8 jours de l'offensive, la 8e armée a réussi à former un saillant de 90 kilomètres de large et de 64 kilomètres de profondeur dans le front adverse. Ce saillant a repoussé la 3e armée autrichienne sur le flanc de l'armée Sud. Menacée d'encerclement cette dernière, au lieu de battre en retraite selon la logique militaire, reste sur ses positions. Si elle avait reculé il est évident que l'offensive russe aurait été un grand succès. La 7e armée autrichienne dont les communications avec la 3e armée sont presque coupées tient également ses positions et le saillant, plutôt que de devenir le moyen de vaincre l'armée Sud devient alors un piège pour les Russes.

L'offensive Kerensky (source: Wikipedia.org)


La contre-offensive des Puissances centrales.
Après ces succès initiaux l'offensive russe est paralysée par les mutineries et les refus d'obéissance. L'arrivée de renforts allemands et la mauvaise planification de l'opération par l’État-major russe ajoutent également leurs effets. Le 15 juillet l'offensive s'arrête définitivement. Au sud du saillant la 7e armée autrichienne n'a personne à affronter face à elle. Le 15 juillet, des patrouilles sondent les défenses russes le long de la Lomnitza. Elles découvrent que les troupes adverses se sont retirées pour prendre position le long de la Lodziany. Sentant que les positions ennemies sont peu défendues les Autrichiens attaquent le long d'un axe allant de Novica sur la Lodziany à Kraisne. Novica est prise mais des réserves russes fraîches contre-attaquent et reprennent la ville. Mais des unités bavaroises et croates conservent les hauteurs qui dominent la ville. Deux tentatives pour les déloger échouent obligeant les Russes à abandonner Novica et Kalush le 16 juillet.

Au nord les 1ere et 2e divisions de la Garde bousculent les défenses russes à Berejany le 19 juillet à l'endroit où le saillant rejoint le front tenu par la 7e armée russe. Poussés au nord et au sud les Russes se retirent à l'ouest de Halytch. Pour éviter que la retraite ne se transforme en déroute, le commandement envoie en avant des régiments caucasiens. Ces troupes fraîches encouragent les soldats en retraite à faire demi-tour et pendant quelque temps les troupes austro-allemandes sont stoppées mais rapidement elles reprennent leur marche en avant. A une trentaine de kilomètres au sud de Brody, les divisions allemandes sont momentanément retardées mais la retraite du 607e régiment Mlynovsky provoque par un effet domino le recul de toutes les unités sur le front. Une brèche de 40 kilomètres s'ouvre alors dans laquelle s'engouffrent les soldats des Empires centraux.

Le 21 juillet, les Allemands atteignent la rivière Seret et approchent de Tarnopol. De brèves contre-attaques prés de Terebovlia les 21 et 23 juillet permettent de rompre le front allemand. Mais la puissance des tirs de l'artillerie allemande oblige les Russes a reculer. La 2e division de la Garde entre dans Tarnopol après deux jours de combats. Dans le saillant, les troupes caucasiennes de la 8e armée ne sont pas en mesure de contenir les Autrichiens. Le 22 juillet, le saillant n'est plus qu'un souvenir. Avec la chute de Tarnopol la 8e armée recule jusque derrière la frontière de 1914. Trois jours plus tard elle prend position entre le Dniestr et le Prout à l'est de Czernowitz. Les Austro-allemands parviennent néanmoins à briser le front russe à quelques endroits et prennent Czernowitz même si l'ensemble du front russe tient toujours. Au final les Allemands et les Autrichiens ont avancé de 150 kilomètres en 10 jours.

Coté russe la retraite se transforme parfois en chaos. En une nuit les bataillons de choc de la 11e armée arrêtent 12 000 déserteurs prés de la ville de Volotchinsk alors que des soldats tournent leurs armes contre les officiers qui veulent les contraindre à retourner au combat9. Des hommes se livrent au pillage et des Juifs sont tués. Surtout les 60 000 victimes de l'offensive ont privé le commandement russe de ses troupes les plus fidèles tandis que le mauvais état d'esprit des renforts amplifie le désordre sur le front. Les 28 et 29e divisions qui s'étaient engagées à participer à l'offensive se retirent tandis que les régiments Ismailoveski, Jaeger et de Moscou abandonnent Tarnopol. Les soviets de régiment répondent aux critiques face à ces abandons de poste en mettant en avant les conditions de vie des soldats et le niveau élevé des pertes. Ainsi la 6e division de Grenadiers qui débute l'offensive avec 3 400 hommes a perdu 95 officiers et 2 000 soldats quand elle atteint Tarnopol. Pendant ce temps à l'ouest les Français et les Britanniques lancent une offensive sur Passchendaele mais trop tard pour soulager l'allié russe.


Un désastre politique.
A Petrograd où les premières victoires ont été fêtées par la population, l'échec final entraîne le découragement tandis que l'opinion cherche des responsables à ce nouveau désastre. Dès le 12 juillet la capitale est informée que des unités désertent. Avec l'accord des soviets de soldats, les commandants reçoivent la permission de tirer sur les déserteurs mais cette mesure donne finalement peu de résultats.

Pour Kerensky qui pensait que l'armée était capable de poursuivre la guerre, la fin de l'offensive est un échec cuisant. Il décide alors de remplacer Broussilov par le chef de la 8e armée, le général Lavr Kornilov. Puis il se lance dans la recherche de contact avec l'adversaire, notamment par le biais de la Suède, car il est conscient que la poursuite du conflit ne peut amener qu'à la disparition de la jeune République. Au final l'armée russe a perdu prés de 40 000 morts, 3 000 prisonniers et 20 000 blessés.

L'échec de l'offensive est donc une catastrophe politique majeure pour le gouvernement provisoire. Il en ressort affaibli tandis que l'armée se disloque définitivement. Pour rétablir l'ordre, Kerensky rétablit la peine de mort, la censure, et abroge dans la pratique les droits donnés par l'ordre n°8. Ces décisions ne font qu’accroître la colère de la troupe. Alors que l'offensive devait rétablir la disciplinaire militaire cette dernière s'est désintégrée. Les désertions augmentent toujours ce qui entraîne dans les campagnes la montée des confiscations des domaines par des paysans de retour de front: l'anarchie croit à travers la Russie.

Les espoirs de victoire afin de négocier une paix en position de force s'évanouissent. Surtout l'échec de l'offensive radicalise les positions et polarise la société russe. Les classes moyennes et supérieures qui veulent le retour à l'ordre se tournent désormais vers le général Kornilov et sa tentative de coup d'État. Chez les soldats au contraire le processus de radicalisation les conduit vers les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche. Surtout un nombre de plus en plus important de soviets est désormais dominé par des délégués opposés à la poursuite de la guerre. Le gouvernement provisoire une fois discrédité par la défaite, la voie est enfin libre pour les bolcheviks de Lénine. Quatre mois après l'offensive ratée de juillet, les gardes rouges s'emparent finalement du Palais d'Hiver pour chasser Kerensky et les débris du gouvernement provisoire.


Conclusion.
En Russie l'échec de l'offensive Kerensky accélère le processus révolutionnaire. Mais dès le départ l'offensive était un effort trop important pour une armée russe au bord de l'effondrement. Malgré son armement supérieur elle échoue totalement, perd le peu de terrain gagné mais surtout elle recule loin derrière ses lignes de départ. Le gouvernement est alors complètement discrédité et ne dispose plus d'une force capable de défendre la démocratie. La guerre d'attrition moderne a eu raison de la Russie.

La situation russe s'inscrit ainsi dans un processus qui dépasse les seules frontières de l'ancien Empire des tsars. Au même moment en France la désastreuse offensive sur le Chemin des Dames en avril provoque les mutineries dans l'armée française. Mais la crise est surmontée durant l'été. Peut-on dire alors que les dirigeants alliés et Nivelle, qui voulaient faire de 1917 l'année décisive, furent à la fois responsable des mutineries sur le front occidental mais également de la révolution d'Octobre par leur insistance pour que l'allié russe lance une dernière offensive ? A voir.


Bibliographie.
-Louis Erwin Heenan, Russian Democracy's Fatal Blunder : The Summer Offensive of 1917, Praeger, 1987.
-Robert Feldman, « The Russian General Staff and the June 1917 Offensive » Soviets Studies, n°4, 1968.
-Norman Stone, Eastern Front, 1914-1917, Penguin Global, 2004.
-Nik Cornish, The Russian Army and the First World War, Stroud Tempus, 2006.
-Orlando Figes, La Révolution russe. 1891-1924: la tragédie d'un peuple, Denoel, 2007.

1 Par commodité nous donnons les dates selon le calendrier grégorien. En 1917, la Russie utilise toujours le calendrier julien qui retarde de 13 jours sur le calendrier grégorien. Ce dernier sera officiellement adopté par la Russie soviétique le 31 janvier 1918.
2 Louis Erwin Heenan, Russian Democracy's Fatal Blunder : The Summer Offensive of 1917, Praeger, 1987, p. 15.
3 Heenan, op. cit. p. 10
4 Heenan, op cit, p. 66.
5 Robert Feldman, « The Russian General Staff and the June 1917 Offensive » Soviets Studies, n°4, 1968, p. 535-536.
6 Orlando Figes, La Révolution russe, la tragédie d'un peuple, Denoel, 2007, pp. 520-521.
7 Figes, op.cit, p. 518.
8 Pour le récits des opérations lors de l'offensive russe de l'été 1917 nous nous appuyons sur Heenan, op.cit et sur Norman Stone, Eastern Front, 1914-1917, Penguin Global, 2004.
9 Figes, op cit. p. 527.

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