lundi 1 juillet 2013

L’armée romaine d’Orient et la fin du royaume vandale d’Afrique


Alors que l'empire romain d'Occident succombait à l'issue d'une succession désastreuse de pertes territoriales et de luttes intestines, l'empire romain d'Orient traversait le Ve siècle sans subir de dommages majeurs. Si Constantinople n'échappa pas aux guerres civiles, aux défaites militaires, ou encore à une très forte pression barbare dans les Balkans, ces épreuves ne mirent pas fondamentalement en péril la stabilité politique ou encore l'assise économique de l'empire. En effet, durant ce siècle, la plupart des empereurs qui se succédèrent sur le trône régnèrent longtemps alors que l'absence de conflits prolongés avec les Perses sassanides laissèrent les provinces les plus riches du domaine impérial inviolées. A son avènement, l’empereur Justinien (527-565) disposait donc d’une armée importante financée par une administration fiscale efficace.

Une des causes souvent évoquées de la chute de l’empire romain d’Occident est la décadence supposée de son armée à partir des réformes initiées par Dioclétien, symbolisées par la disparition des grandes légions à dix cohortes du principat. Hors, évoquer brièvement la destruction du royaume vandale d’Afrique par Bélisaire, brillant général dépêché par Constantinople, offre l’occasion de revenir sur les caractéristiques de l’armée romaine sous le règne de Justinien. Comme celle-ci était encore très similaire à celle de Théodose un siècle plus tôt, cette campagne donne un aperçu des capacités de l’armée romaine tardive, malgré l’inévitable imprécision induite par le manque de sources décrivant l’institution dans sa globalité. Deux siècles séparent ainsi deux manuscrits essentiels; la Notitia Dignitatum et le Strategikon de Maurice, alors que comme toute institution, l’armée évoluait constamment. De plus hier comme aujourd’hui, les dotations et l’organisation théorique sont une chose, la réalité des faits en est une autre. 

Adrien Fontanellaz 

L’armée de Justinien


L’armée romaine d’Orient était l’héritière des réformes successives menées à la suite de la crise du IIIe siècle, qui  s’échelonnèrent du règne de Dioclétien à celui de Constantin. La taille des unités, désignées par le terme générique de numerus ou d’arithmos, et que l’on peut assimiler grossièrement à des régiments, était d’environ 500 ou 1’000 hommes. Ceux-ci étaient divisés en deux grandes catégories ; les limitanei et les comitatenses. Les premiers étaient casernés dans les zones frontalières, qu’ils avaient pour mission de défendre et de contrôler, et étaient soumis à l’autorité de dux ou de comes. Plutôt composés d’infanterie et de cavalerie légère, les limitanei étaient rarement appelés à quitter la région où ils stationnaient. Par ailleurs, ils pouvaient également s’appuyer sur les numerii, des miliciens locaux mobilisés au besoin. Inversement, les régiments de comitatenses dépendaient d’un magister militum (maîtres des soldats) et pouvaient être utilisés afin d’assembler des armées de campagne de taille variable. De ce fait, ces unités devaient être aptes à participer à des batailles rangées. La frontière entre les deux catégories pouvait s’avérer floue, et dans certaines circonstances, une armée de campagne pouvait être renforcée par des régiments appartenant aux limitanei, alors qu’inversement, des unités de comitatense pouvaient également voir leur statut se modifier avec le temps.


A l’aube du Ve siècle, les limitanei de l’armée romaine d’Orient se répartissaient entre quinze régions, commandées par treize ducs et deux comtes, alors que le comitatense comprenait 43 régiments de cavalerie et 114 régiments d’infanterie. Un siècle plus tard, les unités de comitatense étaient placées sous les ordres de cinq maîtres des soldats. Trois de ceux-ci étaient responsables d’une zone géographique spécifique ; le magister militum per Orientem couvrait l’Arménie, la Mésopotamie et l’Egypte, alors que le magister militum per Illyricum et le magister militum per Thraciam couvraient la partie européenne de l’empire. Enfin, deux armées, commandées chacune par un magister militum prasentalis étaient basées près de Constantinople. Les unités appartenant à ces dernières étaient considérées comme l’élite de l’armée. Justinien ne tarda pas à modifier cette structure après avoir accédé au trône, en confiant à un nouveau magister militum la protection de l’Arménie, dont l’importance stratégique tendait à s’accroître.  Ces six armées auraient alors compris un total de 115'000 hommes, dont 40'000 étaient stationnés près de la capitale, à disposition de l’empereur. Enfin, celui-ci disposait de sa propre garde, constituée par les scholae palatinae et les excubitores. Sous Justinien, la valeur militaire de ces unités de relativement réduites était cependant limitée.


Les réformes de l’empereur Anastasius Ier (491-518) facilitèrent le recrutement dans l’empire grâce à un accroissement de la solde, obtenu en supprimant de cette dernière les traditionnelles déductions correspondant au prix de l’équipement des soldats. Même si ces derniers durent eux-mêmes acheter et payer directement celui-ci, la mesure contribua à revaloriser le métier des armes, au point où il ne fut plus nécessaire de faire appel à la conscription, et ce alors même que les effectifs de l’armée augmentaient. Les fonds nécessaires avaient été obtenus grâce un accroissement des rentrées fiscales rendue possible par une réforme de l’administration. En outre, l’armée pouvait faire appel aux foederati (fédérés), qui constituaient des unités distinctes. Certaines étaient ethniquement homogènes et se caractérisaient par des compétences tactiques spécifiques, alors que d’autres, formées de longue date, comprenaient des hommes issus de peuplades différentes et, avec le temps, ne se démarquèrent plus que par leur nom des régiments purement endogènes, leurs soldats étant complétement assimilés. Cependant, tout au long du Ve siècle, les empereurs d’Orient évitèrent de déléguer à des fédérés la protection de provinces frontalières, à l’exception de certaines zones dans les confins de la Mésopotamie, afin d’éviter que leurs chefs, devenus trop puissants, ne puissent constituer une menace ou peser sur le jeu politique, à l’image de ce qui se produisit dans l’empire romain d’Occident. Enfin, une dernière catégorie de troupes, les bucellarii, pouvait être levée directement par un magister militum. Ceux-ci se différenciaient des autres soldats par le fait qu’ils étaient directement soldés par leur général, qui les utilisait régulièrement comme réserve.


Cavalerie et infanterie


La cavalerie vit progressivement son rôle dans l’armée romaine s’accentuer à partir du IIIe siècle du fait des guerres fréquentes contre les Perses sassanides, dont l’arme première était la cavalerie, puis de l’apparition des Huns au cœur de l’Europe. Ainsi, un tiers des unités du comitatense était monté. Elles avaient cependant un effectif inférieur à celui des arithmos d’infanterie. Il est ainsi peu probable que la proportion de cavaliers ait pu dépasser le quart des effectifs totaux de l’armée. La cavalerie lourde, composée de cataphractaires et clibanaires, fut développée en réaction à l’usage de cavaliers lourdement protégés par les Perses. Leurs homologues romains étaient équipés de spatha et de lances, et leur protection était assurée par des cuirasses d’écaille et de grands boucliers. Ils étaient cependant peu polyvalents, car aptes seulement à la rupture sur le champ de bataille, et coutaient très cher. Ainsi, jusqu’à la fin du VIe siècle, seul 15 % de la cavalerie était constituée de cataphracti ou de clibanarii. Leur présence dans une bataille était souvent déterminante, car, outre leur capacité à faire face à la cavalerie lourde ennemie, ils étaient régulièrement utilisés pour renforcer l’infanterie sur les points où celle-ci menaçait de rompre. En effet, la rupture de la ligne tenue par une armée engendrait alors souvent sa défaite.  Par ailleurs, la cavalerie dans son ensemble était parfois placée directement en avant de l’infanterie lourde, ou, de manière plus classique, sur les flancs ou à l’arrière de cette dernière. Son organisation sous le règne de Justinien reste délicate à définir, mais au VIIe siècle, elle était structurée en banda d’environ 300 hommes, subdivisés en trois hekatontarchiai comprenant deux allaghia regroupant cinq decharchia de 10 hommes. Plusieurs banda formaient une chiliarchy, alors que l’assemblage de deux ou trois de ces dernière composait une moira de 5 à 6’000 hommes.

hippo-toxotai, 6e siècle (via byzantinemilitary.blogspot.com)


La rencontre avec les Huns, dont la pratique de la guerre était typique de celle des peuples de la steppe, ne manqua pas d’avoir une forte influence sur l’armée romaine. La cavalerie byzantine adopta ainsi à l’usage de l’arc, abandonnant le traditionnel javelot. L’archerie à cheval était cependant un art difficile, demandant au minimum une année d’entraînement intensif avant d’arriver à une certaine efficience, bien loin cependant de la maestria des archers montés hunniques, équipés d’arcs composites asymétriques supérieurs à tout ce qui était connu jusque-là, mais extrêmement difficiles à produire et nécessitant, pour le maîtriser, un entraînement depuis l’enfance. C’est pourquoi cette nouvelle forme de cavalerie, les hippo-toxotai, était équipée d’arcs composites symétriques, plus faciles à produire et à utiliser. Les archers montés romains s’inspirèrent cependant la pratique hunnique, faisant reposer l’efficacité de leurs tirs sur la puissance et la précision, au détriment cependant de la cadence de tir, alors que les Perses avaient adopté la pratique inverse en cherchant à obtenir un effet de saturation. Par ailleurs, les hippo-toxotai romains étaient polyvalents dans la mesure où, protégés par une côte de maille ou une cuirasse d’écailles et emportant une lance en bandoulière, ils étaient aussi capables de charger l’ennemi. De plus, l’armée romaine d’Orient n’hésita pas à recruter des guerriers issus des peuples des steppes, à commencer par les Huns, dont l’archerie restait inégalée.


Malgré la montée des effectifs de la cavalerie, l’infanterie n’en restait pas moins une composante essentielle de l’armée romaine d’Orient. Elle se subdivisait en deux grandes catégories, l’infanterie lourde, enrégimentée dans des unités comptant un millier d’hommes, et l’infanterie légère, dont les numerus alignaient probablement 500 hommes. Cette différence de taille tendit probablement à s’atténuer car, au début du VIIesiècle, l’effectif d’un arithmos d’infanterie lourde, commandé par un tribounos était d’environ un demi-millier d’hommes, répartis entre deux hekontarchiai divisées à leur tour en deux allaghia comprenant quatre lochagiai de 16 fantassins. Ces derniers, lointains descendants des légionnaires du principat, étaient protégés par une cotte de maille ou une cuirasse d’écailles, et armés d’une spatha et d’une lance, auxquelles pouvaient s’ajouter des armes de jet comme les plumbata. L’infanterie légère était chargée de l’éclairage et du harcèlement des troupes ennemies. Dépourvue d’armure, ses soldats étaient équipés de petits boucliers, de haches et surtout d’armes de jets. Une partie importante de ceux-ci étaient des archers, pourvus de même arc que les hippo-toxotai et d’un carquois leur permettant d’emporter quarante flèches. Contrairement aux cavaliers, les archers à pieds privilégiaient probablement  les tirs de saturation au moyen de volées massives, rendues nécessaires par leur disposition sur le champ de bataille. Les deux formes d’infanterie étaient complémentaires, et une unité « lourde » était toujours accompagnée d’un détachement « léger ». Lors des combats d’importance, les quatre premiers rangs de la ligne de bataille étaient constitués par quatre rangées de soldats équipés de boucliers et de lances, alors que les rangs suivant étaient armés de javelines, qu’ils pouvaient projeter au-dessus des têtes de leurs camarades. Une partie de l’infanterie légère se plaçait devant cette ligne afin d’empêcher l’ennemi de la harceler, mais se repliaient en cas d’avance massive de celui-ci. Des détachements d’archers étaient également placés derrière l’infanterie « lourde » ou sur ses flancs, afin de l’appuyer par ses tirs. Cependant, au cours du  VIe siècle, l’offensive devint de plus en plus la prérogative de la cavalerie, l’infanterie se voyant progressivement réduite à un rôle défensif et statique. Dans l’idéal, un général devait s’avérer capable de combiner les différentes troupes de son infanterie et de sa cavalerie pour exploiter au mieux leurs caractéristiques respectives. 


Le royaume vandale d’Afrique


Ce royaume était une création récente. En 429, Genséric, roi des Vandales et des Alains, quitta l’Espagne et débarqua en Numidie à la tête de 80'000 hommes, femmes, enfants et vieillards, avant de progresser lentement vers les régions les plus riches de l’Afrique du Nord romaine, dont la production agricole était essentielle à l’équilibre économique de l’empire romain d’Occident. Si, quelques décennies plus tôt, 19 régiments de cavalerie et 12 d’infanterie du comitatense étaient stationnés dans la région, il est probable que l’existence de certaines de ces unités n’était plus que théorique, alors que d’autres ne devaient disposer que d’un effectif squelettique. Quoi qu’il en soit, cette armée de campagne, commandée par Boniface, le comte en charge de la défense de la province, fut vaincue par Genséric, et se replia en Italie. La ville d’Hippo Regius tomba en 431, suivie par Carthage en 439. La perte de ce grenier de l’empire n’alla pas sans susciter de réaction des Romains, et ce d’autant plus qu’une année après la prise de Carthage, Genséric mena un raid de grand ampleur contre la Sicile. Ce fut dans cette île, en 441, qu’une armée comprenant des troupes et des vaisseaux dépêchés par Constantinople se rassembla dans le but de traverser la Méditerranée et de chasser les Vandales d’Afrique. Le projet finit par avorter à cause de la pression hunnique dans les Balkans, qui contraignit l’empereur d’Orient Théodose II à rappeler ses forces.

Guerriers vandales et alains (via byzantinemilitary.blogspot.com)


Les Vandales furent donc libres de poursuivre leurs raids maritimes et s’emparèrent de la Sardaigne dans les années qui suivirent. En juin 455, Genséric débarqua en Italie à la tête de ses troupes et mit Rome, désertée par sa faible garnison, à sac. Le roi se vengeait ainsi de l’avortement d’un projet d’alliance matrimoniale causé par l’assassinat de l’empereur Valentinien III. Les Vandales pillèrent la ville éternelle durant deux semaines, s’emparant d’immenses richesses, parmi lesquelles figuraient une partie du butin ramené de Jérusalem par Titus en 70. Cinq ans plus tard, Majorien, empereur d’Occident, concentra des navires et des troupes en Espagne afin de lancer une expédition contre l’Afrique vandale, mais la tentative fut tuée dans l’œuf par Genséric qui apparût avec sa flotte et détruisit les vaisseaux ennemis avant même que les soldats romains n’aient pu embarquer. Faute de navires, Majorien dut renoncer au projet. Puis, en 468, l’empereur de Constantinople Léon I soutint massivement une nouvelle expédition lancée en coordination avec Anthémius, son homologue occidental. La flotte rassemblée pour l’occasion comprenait plus d’un millier de navires, emportant des dizaines de milliers d’homme, dirigés par Basiliscus, beau-frère de Léon I. Alors que l’expédition atteignit l’Afrique, les atermoiements du commandant romain associés à la ruse de Genséric aboutirent à une défaite comptant parmi les plus graves de l’histoire romaine. En effet, les Vandales, profitant d’un vent favorable, surprirent la flotte romaine avec des brûlots, dont l’effet fut dévastateur. Ils attaquèrent ensuite les vaisseaux romains survivants les uns après les autres, alors que ceux-ci avaient dû s’éparpiller en toute hâte pour échapper aux flammes. Il fallut des années à Léon I pour combler les pertes humaines et financières causées par le désastre.


Lorsque Genséric mourut en 477, la mainmise vandale sur l’ancienne province romaine d’Afrique était donc bien établie. Lors de la conquête, ceux-ci n’amenèrent pas de changements radicaux dans les structures sociales et administratives de la province. Confrontés à une population beaucoup plus importante, les Vandales se contentèrent de supplanter les anciennes élites, à commencer par celle grands propriétaires terriens, après les avoir chassées. A contrario, l’ancienne administration et ses fonctionnaires furent conservées, à la différence près que le produit des taxes et autres impôts alimentait les caisses du royaume et lieu de celles de l’empire romain d’Occident comme auparavant. Le réseau de poste, avec son système de relais et de montures de rechange, resta également fonctionnel. Bref, les Vandales constituèrent une nouvelle élite à la fois économique et politique ethniquement distincte reste de la population. De plus, bien que christianisés, ils étaient de confession aryenne, alors que leurs sujets étaient catholiques. Ce fossé entre nouveaux-venus et locaux s’approfondit lorsque Hunéric, fils de Genséric, initia en 484 une politique de conversion forcée des Catholiques, que ses successeurs suivirent avec une fermeté variable.


La population vandale était dirigée par 80 thusundifath (chefs de 1'000) dont le rôle était double. Ils avaient la charge de la population dont ils étaient responsables et dirigeaient les guerriers issus de celle-ci au combat. Le nombre de ces derniers reste aujourd’hui encore difficile à déterminer, mais il semble peu probable que l’armée vandale ait pu compter plus de 25'000 hommes. En effet, si ils  pouvaient mobiliser l’ensemble de leur population en âge de porter les armes, la taille de cette dernière était estimée à 100'000 individus au moment de l’arrivée de Bélisaire. Le seul moyen d’accroître encore les effectifs aurait nécessité de recruter des locaux, ce que les Vandales, constituant de facto une aristocratie militaire, se refusèrent à faire de manière significative. L’ensemble des hommes s’entraînait à l’usage des armes, mais la pratique était essentiellement individuelle, et ne pouvait se comparer à celle des Romains, qui mettait également l’accent sur la manœuvre en formation. Par contre, l’équipement n’était pas sans similitudes avec l’infanterie lourde impériale, avec un armement principalement constitué de spahta et de lances et une protection, au moins pour les guerriers fortunés, assurée par des casques, des cottes de mailles ou des cuirasses en écailles et des boucliers. A l’intérieur des terres, leur principal adversaire était constitué par les Maures, qui leurs infligèrent plusieurs défaites notables. Il est donc probable que bien qu’initialement composée de fantassins, l’armée vandale fut par la suite intégralement montée pour s’adapter à a mobilité de ces redoutables adversaires. Par contre, les tactiques vandales continuèrent à reposer sur le choc, et ils ne développèrent pas d’archerie à cheval, ce qui ne manqua pas de causer de graves difficultés face aux Maures, qui évitaient les combats frontaux pour accabler l’ennemi à distance avec des tirs de javelines. Ainsi, à une occasion, ces derniers parvinrent à encercler une armée vandale. L’odeur dégagée par leurs chameaux empêcha l’ennemi de les charger et de briser l’encerclement, et ils eurent ainsi tout loisir de lui infliger des pertes massives sans s’exposer.


La campagne de Bélisaire


Une querelle dynastique au sein de la famille royale vandale fut à l’origine d’une succession d’événements qui s’avérèrent fatals au royaume. En mai 530, Gélimer, petit-fils de Genséric, renversa le roi Hunéric. En effet, placé à la tête de l’armée par ce dernier, Gélimer avait mené une campagne victorieuse contre les Maures, et le prestige qu’il en retira lui avait permis de rallier à sa cause une grande partie de la noblesse. Cependant, le nouveau roi, éliminant impitoyablement ses opposants et s’emparant de leurs terres, ne tarda pas à se couper d’une partie de ses soutiens. De plus, Hunéric, retenu prisonnier, avait appelé Justinien à l’aide, alors qu’auparavant, les Catholiques persécutés avaient déjà plaidé leur cause à Constantinople. L’empereur romain ne manquait donc pas de prétextes pour intervenir, alors qu’en Orient, en 532, un traité de « paix éternelle » mettait fin à la guerre contre les Perses sassanides et augmentait donc considérablement sa marge de manœuvre. Lancer une expédition de reconquête du royaume vandale n’était cependant pas une chose aisée, et de fait, les conseillers de Justinien se prononcèrent contre une telle entreprise, extrêmement couteuse et risquée, comme l’avait amplement démontré l’échec de Léon I quelques décennies plus tôt. Justinien passa outre ces avis et ordonna de débuter les préparatifs de l’invasion. Ces derniers comprirent un volet diplomatique, car il était indispensable de disposer d’une base intermédiaire à proximité des côtes vandales. Les Romains ne tardèrent pas à obtenir le soutien des Goths, qui leur accordèrent la possibilité de transiter par la Sicile, et  mirent en place un marché à Syracuse afin de leur permettre de compléter leur ravitaillement. Il est par ailleurs possible que la diplomatie romaine ait joué un rôle dans les révoltes qui éclatèrent au sein du royaume vandale à un moment particulièrement opportun. En effet, une insurrection débuta à Tripoli, alors que dans le même temps, Godas, gouverneur de la Sardaigne, pourtant nommé par Gélimer, se retourna contre son souverain avant de demander le soutien des troupes romaines, et ce peu avant le début de la guerre.

Peut-être le seul portrait connu de Bélisaire (via wikicommons)


Justinien confia à Bélisaire, magister militum per Orientem, le commandement des troupes chargées de la reconquête. Le général romain avait déjà une carrière remarquable derrière lui, et avait notamment affronté les Perses à plusieurs reprises durant les années précédentes, étant tour-à-tour vainqueur et vaincu. Le corps expéditionnaire incluait 10'000 fantassins et 5'000 cavaliers issus du comitatense, au moins un millier de bucellarii, et un autre millier de mercenaires, soit 400 Hérules et surtout 600 redoutables archers-montés Huns, et enfin, un détachement de 400 hommes destinés à renforcer Godas en Sardaigne. La cavalerie aurait été subdivisée en treize unités, soit neuf de fédérés et quatre du comitatense, alors que les mercenaires en comprenaient trois. Enfin, une flotte de 500 navires de transport escortée par 92 dromons, dont les équipages comprenaient 2'000 soldats d’infanterie de marine, était chargée de transporter cette armée. La flotte quitta Constantinople durant le mois de juin 533, sans que Bélisaire n’ait eu le loisir d’entraîner les différentes unités de son armée à manœuvrer ensemble. L’armada atteignit les côtes de l’Afrique vandale en septembre 533, après trois mois de voyage entrecoupé d’escales prolongées, que le maître des soldats mit à profit pour définir la chaîne de commandement de ses troupes. Le trajet fut émaillé d’incidents, dont le plus grave fut la mort de 500 hommes causée par la consommation de pain avarié. Les troupes romaines débarquèrent à Caput Vada, à 200 kilomètres au Sud de l’actuel Cap Bon, et établirent aussitôt un camp protégé par un fossé et un rempart, alors qu’une partie des dromons patrouillait au large pour éviter toute surprise de la flotte vandale.


L’arrivée de Bélisaire prit les Vandales complètement par surprise et en position de faiblesse. En effet, Gélimer venait d’envoyer son frère Tzazo en Sardaigne avec 5'000 hommes et la majeure partie de sa flotte, soit 120 navires, afin de reprendre le contrôle de l’île. De plus, en débarquant à Caput Vada, les Romains coupèrent la route côtière reliant Hermione, où se trouvait Gélimer avec environ la moitié des troupes vandales disponibles, à Carthage, qui abritait la seconde moitié, commandée par Ammatas, le frère du roi. L’armée de Bélisaire avança ensuite vers Carthage en suivant la route côtière, parcourant une quinzaine de kilomètres par jour. L’armée était accompagnée par la flotte, alors que le flanc terrestre était couvert par les 600 archer-montés Huns, tandis que  300 cavaliers bucellarii commandés par Jean l’Arménien servaient d’avant-garde. La progression de l’armée fut facilitée par la neutralité ou le soutien de la population locale que Bélisaire encouragea en maintenant une stricte discipline parmi ses troupes. Gélimer ne tarda cependant pas à réagir ; dans un premier temps, il ordonna l’exécution immédiate d’Hunéric et de ses proches, puis entreprit de préparer une embuscade de grande ampleur contre l’ennemi, préférable à une bataille rangée dans la mesure où le total de ses troupes  additionné à celles dirigées par Ammatas ne devait guère dépasser les 15'000 hommes, soit un effectif inférieur à celui des Romains. Le roi choisit Ad Decimum pour piéger son adversaire. Situé à une douzaine de kilomètres de Carthage, ce carrefour reliait une route à l’intérieur des terres à celle suivie par les Romains, alors que cette dernière s’éloignait de la côte et formait un long défilé ceinturé par des collines.  Le piège devait être actionné par Ammatas, chargé attaquer frontalement l’avant-garde romaine, que Bélisaire devrait renforcer massivement. A ce moment, Gélimer dont l’avance aurait été masquée par le relief, déboucherait sur les arrières de la colonne romaine, fermant le piège. Enfin, son neveu, Gibamond, à la tête de 2'000 autres cavaliers, devait garder une autre route permettant d’accéder à Carthage et parallèle à celle suivie par les Romains, les empêchant d’échapper à la tenaille vandale. Audacieux, ce plan avait cependant pour défaut de nécessiter une étroite coordination entre des troupes venant de directions opposées.

Le plan de Gélimer à Ad Decimum (via wikicommons)


Les batailles d’Ad Decimum et de Tricamerum


Le plan tourna cependant au désastre pour les Vandales lorsqu’ils tentèrent de le mettre à exécution le 13 septembre 533. Dans un premier temps, arrivé dans le défilé, Bélisaire établit un camp fortifié à 6 kilomètres en amont d’Ad Decimum, où il laissa son infanterie, avant de mener une reconnaissance en force avec sa cavalerie, dont l’avant-garde était constituée par Jean l’Arménien et ses 300 bucellaires. Pendant ce temps, Ammatas avait quitté Carthage avec  ses troupes, mais celles-ci, au lieu de constituer une formation prête à mener bataille, constituèrent une longue colonne composée de petits groupes espacés. Ainsi, lorsqu’ Ammatus, à la tête du premier de ces groupes, tomba nez-à-nez avec l’avant-garde romaine à midi, cette dernière eut l’avantage face à un adversaire ne disposant pas de la supériorité numérique, et alors que Gélimer n’était pas encore prêt à déboucher sur les arrières romains. A l’issue d’une brève échauffourée, le frère du roi fut tué, semant la panique parmi ses hommes. Jean l’Arménien se lança alors dans une longue poursuite, dispersant les groupes de cavaliers vandales les uns après les autres jusqu’aux portes de Carthage. Dans le même temps, les 2'000 guerriers de Gibamond rencontrèrent les 600 Huns détachés pour garder le flanc de l’armée romaine le long de la route parallèle plus à l’intérieur des terres. Malgré leur infériorité numérique, les archers à cheval prirent rapidement l’avantage sur les Vandales, en massacrant la plus grande partie, et tuant le neveu de Gélimer. Lorsque ce dernier déboucha enfin sur le carrefour d’Ad Decimum, il ignorait qu’il arrivait entre les gros de Bélisaire et l’avant-garde de Jean l’Arménien au lieu de prendre à revers l’ensemble de l’armée romaine. Les Vandales chassèrent cependant un détachement de foederati envoyé par le général romain pour observer les alentours du haut d’une colline. Ces soldats entraînèrent dans leur fuite 800 bucellarii, mais Gélimer ne poussa pas son avantage et stoppa la poursuite de l’ennemi. En effet, arrivée sur les lieux de l’affrontement entre Jean l’Arménien et Ammatas, et ayant découvert le cadavre de ce dernier, il dût alors réaliser qu’il ne connaissait pas la disposition de l’armée romaine. Bélisaire put ainsi mettre à profit ce répit pour réformer ses troupes, puis lancer à son tour une charge contre le roi et ses hommes. Ceux-ci se replièrent alors vers l’intérieur des terres, laissant Carthage, maintenant dépourvue de défenseurs et dont une partie de l’enceinte était en ruine, à la merci des Romains.


Celle-ci n’opposa aucune résistance et ouvrit ses portes à l’arrivée de Bélisaire et de son armée. Maintenant une stricte discipline parmi ses troupes, le général entra dans la ville le 15 septembre, puis ordonna de renforcer ses défenses. Dans les semaines qui suivirent, un fossé garni de pieux fut creusé autour de la cité avant que les parties les plus faibles des remparts ne soient remises en état. Pendant ce temps, Gélimer, qui s’était replié à Boulla, s’efforçait de réorganiser son armée. Il bénéficia d’un renfort important avec le retour de son frère Tzazo et de ses 5'000 hommes, après qu’ils aient mis fin à la révolte en Sardaigne et exécuté son initiateur. En revanche, le roi ne parvint à recruter qu’un nombre limité de Maures, dont un détachement se joignit à ses forces. Enfin,  une tentative ultérieure de débauchage des Huns de Bélisaire échoua à son tour. L’armée vandale marcha ensuite sur Carthage avant de camper à Tricamerum, à une trentaine de kilomètres de la ville. A la tête d’une armée dont l’effectif ne dépassait probablement pas les 15'000 hommes, Gélimer n’était pas en mesure d’assiéger la ville, défendue par une force romaine supérieure en nombre et appuyée de surcroît par une importante flotte, mais pouvait espérer qu’une rencontre sur le champ de bataille tournerait à son avantage. A la mi-décembre, Bélisaire résolut d’accepter la bataille, et dépêcha Jean l’Arménien et l’ensemble de sa cavalerie, à l’exception de 500 bucellaires, avec pour instruction de harceler l’ennemi, mais sans se laisser entraîner dans un affrontement frontal. Le jour suivant, le maître des soldats quitta à son tour Carthage avec l’infanterie et le reste de la cavalerie. 


Après deux jours de trajet, les troupes commandées par Jean l’Arménien arrivèrent à proximité du camp vandale. Vers midi, alors que les cavaliers romains s’apprêtaient à manger, Gélimer déploya son armée en ordre de bataille, devant le lit d’un ruisseau, dans l’espoir de pouvoir affronter Jean avant que l’infanterie ne le rejoigne. Le centre était tenu par Tzazo et ses hommes, alors que les deux ailes étaient commandées par des nobles, tandis que les Maures étaient gardés en réserve derrière l’armée. Jean ne tarda pas à déployer ses troupes à son tour, faisant face au frère du roi avec des bucellarii et des archers montés romains, alors que ses flancs étaient composés de cavaliers réguliers et de foederati. Les Huns restèrent en réserve à l’arrière de la ligne romaine. Les combats débutèrent lorsque Jean envoya à deux reprises ses hippo-toxotai pour harceler le centre ennemi. Tzazo répondit dans à chaque fois en lançant une contre-charge pour chasser les cavaliers romains, mais sans franchir le ruisseau séparant les deux armées. Cet obstacle risquait en effet briser la cohésion de ses troupes, les rendant vulnérables à une contre-attaque ennemie. Par ailleurs, lors de ces affrontements, les ailes vandales ne s’étaient pas portées au secours de Tzazo, ce qui incita Jean à risquer une attaque frontale du centre romain contre son homologue vandale. Par malchance pour ces derniers, le frère du roi mourut dès le début du combat, ce qui causa un début de panique chez ses hommes. Bélisaire, qui avait rejoint Jean au début de la bataille en laissant l’infanterie, sentit la ligne ennemie flotter et ordonna aux ailes d’attaquer à leur tour, ce qui acheva de faire paniquer les Vandales, qui refluèrent vers leur camp.  A ce stade de la bataille, les Romains avaient perdus une cinquantaine d’hommes et Gélimer environ huit cents. Bélisaire attendit ensuite l’arrivée de son infanterie pour prendre d’assaut le camp vandale. Cependant, dans celui-ci, une nouvelle vague de panique éclata quand les guerriers découvrirent que Gélimer, craignant peut-être que ses nobles ne se retournent contre lui après ses deux défaites successives et la mort de ses frères, avait pris la fuite. L’ensemble des troupes vandales se dispersa à sa tour, sans que les Romains ne soient en mesure de les poursuivre, car Bélisaire perdit alors le contrôle de ses soldats, qui pillèrent le camp abandonné dans le plus grand désordre, et ne parvint à rétablir la discipline que le lendemain. Cependant, même si les pertes Vandales restèrent limitées du fait de l’absence d’une poursuite en règle, alors que celles-ci généraient alors invariablement un nombre important de victimes chez le vaincu, la bataille de Tricamerum marqua bel et bien la fin du royaume vandale d’Afrique. Gélimer fut ainsi capturé en mars 534, après une traque de trois mois pendant lesquelles les Romains reconquirent la Sardaigne et la Corse et achevèrent d’affermir leur mainmise sur l’Afrique. Bélisaire retourna ensuite à Constantinople avec Gélimer, un butin important et de nombreux captifs, pour se voir accorder les honneurs d’un triomphe par Justinien.


Conclusion


La campagne de Bélisaire en Afrique fut un succès éclatant, dans la mesure où il ne fallut que quelques mois pour éliminer le royaume vandale, un peuple pourtant considéré comme particulièrement redoutable et encore auréolé par les exploits de Genséric. La victoire romaine résulta en grande partie des dispositions prises avant le commencement de la campagne. Gélimer ne put en effet jamais réellement surmonter le fait que ses troupes étaient dispersées au moment où Bélisaire débarqua. Ce handicape imputable au fait que les Vandales ne s’attendaient pas à une invasion romaine, lui imposa la tactique risquée qu’il utilisa à Ad Decimum, alors que ses meilleurs combattants étaient en Sardaigne. Cette première défaite et la perte de Carthage ne pouvaient que fragiliser son assise politique au sein de la noblesse vandale, alors que son usurpation du trône avait été, au moins partiellement, légitimée par le fait qu’il avait vaincu les Maures après qu’ Hildéric ait échoué. Cette conjoncture ne pouvait  que fragiliser l’armée vandale au moment où elle livra à nouveau bataille à Tricamerum.

Carte de la campagne (via wikicommons)


Malgré cela, cette campagne reste également une démonstration de la puissance de l’empire romain d’Orient en général et de celle de son armée en particulier. De fait, Justinien fut en mesure de déployer une force de près de 50'000 hommes, si l’on inclut les équipages des navires, pratiquement à l’autre extrémité de la Méditerranée. A ce moment de l’histoire, rares auraient été les Etats capables de lancer une telle expédition, et il faudra plusieurs siècles avant que des monarques européens n’aient les moyens d’envisager des aventures comparables. L’usage que Bélisaire fit de sa cavalerie démontre à l’envi que celle-ci avait pris le pas sur l’infanterie en tant qu’arme offensive principale, alors que les capacités tactiques de cette dernière avaient très probablement déclinés si on les compare à celles des légions du principat. Cependant, l’armée romaine de Justinien, pourtant à bien des égards encore très proche de celle qui fut battue à Andrinople un siècle et demi plus tôt, fit preuve d’une efficacité qui ne peut que nous interroger sur la perception encore répandue d’une institution sur le déclin depuis des siècles.


Bibliographie


Chris Wickham, The Inheritance of Rome.  A History of Europe from 400 to 1000, Penguin, 2010


Ian Hughes, Belisarius, The Last Roman General, Westholme Publishing LLC, 2009


Brian Todd Carey, Joshua B. Allfree, John Cairns, Road to Manzikert. Byzantine and Islamic Warfare, 527-1071, Pen & Sword, 2012


John Haldon, The Byzantine Wars, The History Press, 2008


Adrian Goldsworthy, How Rome fell. Death of a Superpower, Yale University Press, 2009


Stéphane Mantoux, Justinien contre Kavadh. Le face-à-face entre Romains d'Orient et Perses sassanides (527-532) in Champs de bataille n°16, mai-juin 2007


Edward Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire byzantin, Odile Jacob, 2010


Philippe Richardot, La fin de l’armée romaine (284-476), 2e édition, Economica, 2011

2 commentaires:

  1. Très bon article, excellent résumé !Et totalement d'accord sur la valeur de cette armée "héritière" de celle d'Adrianople. Même si la guerre gothe la montrera sous un jour moins favorable....

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  2. Bonjour,

    Merci beaucoup pour votre commentaire,

    AF

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