A
la fin de 1924 la position de Grigori Zinoviev au sommet de
l'appareil du pouvoir soviétique apparaît compromise. Le président
de l'Internationale communiste, qui prône une politique offensive,
voire gauchiste, n'a connu que des défaites. L'Octobre allemand de
1923 a été un fiasco tout comme la tentative d'insurrection en
Bulgarie en septembre 1923. La position de Zinoviev est d'autant plus
inconfortable, qu'après la mort de Lénine en janvier 1924, il s'est
allié à Staline pour combattre Trotski. Une fois ce dernier éliminé
de la course au pouvoir, ce qui est chose faite à la fin 1924,
l'affrontement commence entre les deux anciens partenaires. Dans
cette nouvelle compétition, Staline cherche à s'appuyer sur les
aspirations des cadres soviétiques qui veulent profiter de la
Nouvelle politique économique et normaliser les relations entre la
jeune URSS et le monde capitaliste. Une relance du processus
révolutionnaire en Europe par le biais d'une insurrection réussie
ne peut donc que servir la légitimité et le prestige
révolutionnaire de Zinoviev dans sa lutte contre Staline et dés le
début de 1924 il fixe son attention sur l'Estonie.
David FRANCOIS
La
préparation de l'insurrection.
L'Estonie est alors un
jeune État, indépendant de fait de la Russie depuis 1918 mais qui a
dû affronter pendant deux ans l'Armée rouge avant que le traité de
Tartu, signé le 2 février 1920, ne reconnaisse son indépendance.
La fin du conflit a conduit de nombreux communistes estoniens, qui
pour beaucoup ont servis dans l'Armée rouge, à s'exiler en Russie
soviétique. En 1918, des unités estoniennes, réunissant près de
3000 hommes, ont été formés au sein de la jeune armée soviétique.
Quand celle-ci pénètre en Estonie, le recrutement local permet de
mettre sur pied une division de près de 160 000 hommes commandé par
Leonid Ritt. Au moment de sa dissolution au début de 1920, une
grande partie de ces cadres restent en URSS et certains fréquentent
les écoles militaires soviétique.
Selon Hannes Walter une école militaire du Komintern à Léningrad
aurait ainsi de 1921 à 1928, sous la direction d'un Estonien,
Alexander Inno, donnée une formation militaire à des Estoniens et
Finlandais. Dans le même temps, le 5 novembre 1920, est fondée en
Estonie un parti communiste estonien (EKP). Ce parti clandestin, dont
le dirigeant Viktor Kingnissep est exécuté le 3 mai 1922 et qui
compte moins de 2000 membres, réussit néanmoins, en s'appuyant sur
des formations écrans, à faire élire 10 députés en 1923.
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Grigori Zinoviev, président de l'Internationale communiste |
En aout 1924, les
communistes estoniens en exil à Moscou et Léningrad font savoir aux
Soviétiques, qu'après avoir débattu de la situation en Estonie,
ils souhaitent se lancer dans une insurrection. Mais selon Walter
Krivitsky, dés le printemps 1924, Zinoviev s'ouvre de ses projets
insurrectionnels à Jan Berzin, le chef des services de renseignement
de l'armée. Il lui précise qu'il n'est pas opportun d'organiser des
grèves ou des
manifestations qui, si elles permettent de déclarer que la situation
d'un pays est révolutionnaire, alertent le gouvernement et lui donne
le temps de se préparer à la riposte. Il s'agit plutôt désormais
de préparer la prochaine insurrection de manière discrète en
privilégiant le travail de cellules clandestines de combattants
entraînés et équipés par l'Armée rouge.
Durant le printemps 1924,
une soixantaine d'agents du GRU, les services spéciaux de l'Armée
rouge, est envoyé en Estonie pour préparer le soulèvement.
Les préparatifs sont largement financés par les Soviétiques qui
facilitent également le recrutement en URSS de Lettons, Estoniens et
Finlandais qui doivent soutenir l'insurrection.
Une section estonienne du département militaire du Komintern est mis
sur pied à Moscou le 16 septembre 1924 et comprend Harald Tummeltau
officier d'État-Major de l'Armée rouge de Jan Anvelt le dirigeant
communiste estonien. Le plan militaire de l'insurrection est élaboré
par Karl Trakmann et Nicholas-Riuhkrand
Ridolin, officiers de l'armée rouge tandis que le
plan général est préparé par Jan Anvelt et le vétéran de la
guerre civile russe Karl Rimm.
Les
militants qui ont quittés l'Estonie y retournent pour préparer
l'insurrection. C'est le cas d'Arnold Sommerling, Georg Kreuks,
Voldemar Hammer, du commandant de l'armée rouge estonienne en
1918-1920 August Lillakas et de son adjoint Richard Käär qui
rentrent clandestinement en novembre 1924.
Des armes sont introduites dans le pays soit par la voie de terre,
soit par le biais de cargos soviétiques accostant dans les ports
estoniens.
En Estonie les communistes forment des équipes de combats nommées
groupes de défense ou groupes antifascistes, qui se réunissent en
compagnies et bataillons quelques jours avant l'insurrection. Il
existe ainsi à Tallin trois bataillons de respectivement 170, 120 et 110
militants. Si certains de ces combattants ont une formation militaire
de base, la plupart ne connaissent rien au armes, à la tactique, ni
à la discipline.
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La direction du PC estonien au début des années 1920 |
Les
autorités estoniennes sont dès le début 1924 informées que les
communistes nourrissent des projets insurrectionnels mais elles n'en
connaissent pas la date.
Dès le 27 janvier, une opération de police conduit à des centaines
d'arrestations dans les milieux communistes qui débouchent sur le
procès de 149 responsables du 10 au 27 novembre. Les peines
prononcées sont lourdes puisqu'il y a une condamnation à mort,
celle de Jan Tomp exécuté le 23 novembre pour outrage à magistrat,
39 condamnations à la prison à perpétuité, 30 condamnations à 15
de travaux forcés, le reste des inculpés recevant chacun de 3 à 10
ans de prisons. Seuls sept personnes sont relâchés.
La
sévérité de cette répression anticommuniste est mis à profit par
les Soviétiques. Leningrad devient en novembre le siège de
nombreuses manifestations dénonçant le gouvernement estonien,
responsable de la terreur blanche. Les journaux soviétiques
dénoncent et menacent l'Estonie, comme le fait la
Pravda
du
18 novembre qui évoque en guise de représailles « l'épée de
la cavalerie de Budionny ».
Il s'agit ainsi d'habituer l'opinion à l'idée d'une intervention
soviétique en Estonie puisque le plan d'insurrection prévoit que
les ouvriers et soldats rejoignent les rebelles pour s'emparer de
Tallin afin de former un gouvernement soviétique estonien et
demander l'aide de l'Armée rouge. Ce scénario reproduit celui qui a
conduit à l'invasion de la Géorgie en février 1921 et à son
annexion à L'URSS. La flotte soviétique de la Baltique ainsi que la
garnison de Pskov sont mis en alerte quelques jours avant le
soulèvement.
Mais avant de faire appel à
l'Armée rouge, les communistes doivent contrôler la capitale
estonienne. Le plan choisi consiste en premier lieu à s'emparer, au
moyen de détachements armés jouant de l'effet de surprise, de
l'Academie militaire de Tondi, des chemins de fer et de la gare de
Tallin, du Parlement, du ministère de l'Intérieur et de la Guerre,
de la poste centrale et de quelques garnisons. Le but fixé est de
paralyser l'appareil d'État en neutralisant ses points névralgiques,
d'armer et de renforcer les forces insurgées tout en paralysant les
déplacements des forces adverses. Une fois Tallin conquise, un
comité militaire révolutionnaire dirigé par Valter Klein doit
appeler à l'aide l'Armée rouge. En attendant l'arrivée des soldats
soviétiques, les rebelles comptent prendre également l'avantage en
attaquant certaines villes comme Tartu, Narva, Parnu, Viljandi,
Rakvere, Kunda et Kohila.
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Le déroulement de l'insurrection du 1er décembre |
Le
déroulement de l'insurrection.
La centaine de révolutionnaires
venu d'URSS, dont une moitié est constituée de Soviétiques parmi
lesquels une quinzaine d'officiers, forme le fer de lance du
soulèvement.
Les militants estoniens locaux, qui doivent former le gros de la
troupe, sont, quant à eux, convoqués aux premières heures du 1°
décembre dans des appartements proche des objectifs visés. Mais à
peine 10% des 2000 militants présents en Estonie répondent à cette
convocation. Sur les 400 hommes composant les 3 bataillons armés
seuls 227 sont présents.
Ceux qui obtempèrent se retrouvent en présence de camarades venus
d'URSS qui leur expliquent que l'insurrection est imminente. Certains
militants prennent alors peur et malgré les précautions prises, 17
parviennent à s éclipser.
Le 1° décembre 1924 à 5 heures
15, environ 280 communistes armés de 5 mitrailleuses, 55 fusils, 65
grenades à main, des explosifs et 150 pistolets, passent à
l'attaque.
Le 1° bataillon doit s'emparer de l'école militaire de Tondi afin
de mettre la main sur le dépôt d'arme qu'elle abrite. Objectif
essentiel, l'école est attaquée par 56 hommes dont 8 officiers ou
sous-officiers dont certains portent l'uniforme de l'armée
estonienne. Les assaillants parviennent à pénétrer dans l'école
qui comprend environ 450 élèves et personnels encadrant. Mais des
élèves-officiers parviennent à trouver des armes et empêchent les
rebelles d'atteindre le deuxième étage du bâtiment principal. Ils
réussissent même à lancer une contre-attaque faisant fuir les
insurgés dont 9 hommes sont capturés. Profitant de leur avantage un
groupe de cadets poursuit les communistes qui se réfugient dans la
maison Reimann, le quartier général de l'insurrection où ils sont
capturés.
Le second bataillon a quant à lui
pour tache de désarmer la réserve de la police, de paralyser le 10°
régiment d'infanterie ainsi que ses groupes de tanks et d'aviation
et d’entraîner les soldats à rallier l'insurrection. Un
détachement de 27 hommes attaque le bâtiment de l'état-major de la
caserne de Juhkentali mais il est repoussé par la garde. L'assaut
que mène au même moment un détachement de 15 rebelles contre le
bataillon de transmission échoue face à la résistance des
militaires, qui réussissent à capturer deux assaillants qui sont
immédiatement fusillés. A la compagnie de char qui se trouve dans
la même caserne, un soldat, complice des assaillants parvient à
saboter les véhicules blindés sauf un, qu'il conduit lui-même afin
de soutenir les 30 rebelles qui mènent l'attaque. Pourtant là
encore les militaires parviennent à reprendre l'avantage. Ils font
fuir les communistes après avoir capturés le char passé à la
rébellion et exécutés le soldat mutin. L'attaque contre le poste
de cavalerie de réserve de la police menée pourtant par 37
assaillants échouent lui aussi devant la résistance des policiers
de garde.
Les insurgés ne connaissent de
succès que dans la prise de la base de la division aérienne. Il
bénéficie d'une complicité à l'intérieur de celle-ci et les 13
hommes qui forment le détachement révolutionnaire en prennent le
contrôle sans difficulté. Mais rapidement les militaires, soutenus
par un véhicule blindé, entourent la base qu'ils investissent. Une
partie des rebelles oblige alors un pilote à les conduire par avion
en Russie, mais ce dernier parvient à faire atterrir son appareil en
territoire estonien.
Le 3° bataillon doit s'emparer des
centres du pouvoir central, de la gare, de la poste et de la prison.
A 5 heures 25, un détachement de 23 rebelles, portant des uniformes
de l'armée estonienne, lance l'assaut sur le Ministère de la
Guerre. Des combats s'engagent avec les militaires de garde. Les
communistes parviennent à atteindre le premier étage du bâtiment
mais ils sont repoussés par les soldats qui reçoivent des renforts
et rapidement ils prennent la fuite. Cet échec est un coup dur pour
les insurgés, puisque le Ministère devient alors le centre de
commandement des forces gouvernementales.
Un groupe de 12 rebelles chargés de s'emparer de la prison où se
trouve les condamnés du procès des 149 et de les armer avec les
armes prises à l'armurerie de l'école militaire de Tondi, abandonne
son projet et se disperse en apprenant le fiasco de l'attaque contre
l'école. Un détachement de 17 révolutionnaires attaque le Château,
siège du gouvernement et du premier ministre, mais il doit faire
face à la résistance de la garde qui rapidement reçoit des
renforts dont celle d'un blindé. Les communistes n'ont alors pas
d'autre choix que de fuir mais ils sont nombreux à se faire
capturer.
Si la poste centrale est prise par 12 insurgés sans difficultés
puisque le bâtiment n'est pas gardé, rapidement les militaires
interviennent tuant deux rebelles et en capturant huit.
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Jan Anvelt, le dirigeant de l'insurrection de Tallin |
Un détachement de 16 insurgés
mené par Jan Anvelt attaque la gare de la Baltique et le poste de
police qui s'y trouve. Au moment où ils prennent le contrôle de la
gare arrive le ministre des transports Karl Kark qui est aussitôt
tué. Anvelt harangue les cheminots pour que ceux-ci rallient
l'insurrection mais sans résultat. Quand les militaires investissent
la gare, un combat désespéré s'engage. Quatre rebelles sont
capturés.
D'autres actions sont à signaler comme la prise de la gare de
Tallin-Väike ou celle du bureau de police de la route de Narva mais
là aussi les insurgés quittent rapidement ces lieux.
A midi quarante-cinq un communiqué
officiel du gouvernement estonien annonce que le pays est calme,
l'ordre restauré à Tallin et que les administrations fonctionnent
normalement. La loi martiale est décrété. Le général Laidoner,
qui est confirmé à la tête de l'armée, met sur pied des tribunaux
militaires aux procédures expéditives dont le verdict est, soit la
peine de mort, soit l'acquittement.
La chasse aux communistes qui commence dure plusieurs jours.
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Le général Johan Laidoner, commandant en chef de l'armée estonienne, dirige l'écrasement de l'insurrection communiste |
Le bilan de la journée est lourd
puisque 26 civils ont été tués et 41 blessés. Les forces de
l'ordre comptent 17 tués et 28 blessés tandis que 14 rebelles sont
morts les armes à la main. Six autres sont tués les jours suivant
en se défendant contre leurs poursuivants et trois trouvent la mort
lors de tentative de fuite. A la suite des jugements en court
martial, 155 rebelles sont exécutés. 209 personnes sont condamnés
à de la prison, les autorités estoniennes profitant de la situation
pour étendre la répression au-delà des seuls participants à
l'insurrection et procèdent ainsi à plus de 500 arrestations. 199
personnes réussissent à franchir la frontière soviétique dont le
dirigeant de l'insurrection Jan Anvelt.
Les
conséquences d'un fiasco.
Le parti communiste estonien sort
décimé de cette aventure et incapable de se relever de cette
défaite. En 1938 il ne compte que 130 membres dont les militants qui
sont toujours en prison. Leurs camarades réfugiés en URSS sont
alors décimés par les purges de 1937-1938. Au moment où la
totalité du comité central de l'EKP est exécuté par le NKVD, le
gouvernement estonien décide une amnistie et libère de nombreux
communistes. Sans contact avec le Komintern, certains d'entre eux
forment un bureau illégal qui fonctionne jusqu'à l'été 1940 et
l'annexion de leur pays par l'Union soviétique.
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Le monument construit en 1974 en hommage aux insurgés de 1924. Il est détruit au début des années 1990 |
En 1974, les autorités de la
république soviétique d'Estonie font construire à Tallin un
monument rendant hommage aux insurgés de 1924. Cette statue sera
démolie au début des années 1990. En sens inverse le monument
construit en 1928 dans la caserne de l'Ecole militaire de Tondi en
l'honneur des cadets tombés en combattant les insurgés et qui fut
démoli en 1941, est quant à lui reconstruit à son emplacement
initial en 2007.
Au 14° congrès du PC soviétique,
en décembre 1925, Staline fait condamner les aventures
révolutionnaires zinovievistes. En juillet 1926, Zinoviev est exclu
du Politburo du PCUS et en octobre de la présidence du Komintern.
L'échec de l'insurrection de Tallin, au-delà de la figure de
Zinoviev, est aussi un coup dur pour le Komintern. Il marque
concrètement la fin définitif de cette vague révolutionnaire née
en 1917 et dont la jeune Internationale devait former l'état-major
mondial. Le Komintern se retrouve affaiblie face à une direction
soviétique qui cherche à stabiliser les relations de l'URSS avec
l'Occident et ne veut plus tolérer des actions intempestives qui
remettent en question cette normalisation des rapports diplomatiques
soviétiques.
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Le nouveau monument, inauguré en 2007, en mémoire des victimes de l'insurrection de 1924 |
Bibliographie.
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