mercredi 6 juillet 2016

Une insurrection communiste en Estonie : le soulèvement du 1er décembre 1924

A la fin de 1924 la position de Grigori Zinoviev au sommet de l'appareil du pouvoir soviétique apparaît compromise. Le président de l'Internationale communiste, qui prône une politique offensive, voire gauchiste, n'a connu que des défaites. L'Octobre allemand de 1923 a été un fiasco tout comme la tentative d'insurrection en Bulgarie en septembre 1923. La position de Zinoviev est d'autant plus inconfortable, qu'après la mort de Lénine en janvier 1924, il s'est allié à Staline pour combattre Trotski. Une fois ce dernier éliminé de la course au pouvoir, ce qui est chose faite à la fin 1924, l'affrontement commence entre les deux anciens partenaires. Dans cette nouvelle compétition, Staline cherche à s'appuyer sur les aspirations des cadres soviétiques qui veulent profiter de la Nouvelle politique économique et normaliser les relations entre la jeune URSS et le monde capitaliste. Une relance du processus révolutionnaire en Europe par le biais d'une insurrection réussie ne peut donc que servir la légitimité et le prestige révolutionnaire de Zinoviev dans sa lutte contre Staline et dés le début de 1924 il fixe son attention sur l'Estonie.

David FRANCOIS



La préparation de l'insurrection.
 
L'Estonie est alors un jeune État, indépendant de fait de la Russie depuis 1918 mais qui a dû affronter pendant deux ans l'Armée rouge avant que le traité de Tartu, signé le 2 février 1920, ne reconnaisse son indépendance. La fin du conflit a conduit de nombreux communistes estoniens, qui pour beaucoup ont servis dans l'Armée rouge, à s'exiler en Russie soviétique. En 1918, des unités estoniennes, réunissant près de 3000 hommes, ont été formés au sein de la jeune armée soviétique. Quand celle-ci pénètre en Estonie, le recrutement local permet de mettre sur pied une division de près de 160 000 hommes commandé par Leonid Ritt. Au moment de sa dissolution au début de 1920, une grande partie de ces cadres restent en URSS et certains fréquentent les écoles militaires soviétique. Selon Hannes Walter une école militaire du Komintern à Léningrad aurait ainsi de 1921 à 1928, sous la direction d'un Estonien, Alexander Inno, donnée une formation militaire à des Estoniens et Finlandais. Dans le même temps, le 5 novembre 1920, est fondée en Estonie un parti communiste estonien (EKP). Ce parti clandestin, dont le dirigeant Viktor Kingnissep est exécuté le 3 mai 1922 et qui compte moins de 2000 membres, réussit néanmoins, en s'appuyant sur des formations écrans, à faire élire 10 députés en 1923.

Grigori Zinoviev, président de l'Internationale communiste


En aout 1924, les communistes estoniens en exil à Moscou et Léningrad font savoir aux Soviétiques, qu'après avoir débattu de la situation en Estonie, ils souhaitent se lancer dans une insurrection. Mais selon Walter Krivitsky, dés le printemps 1924, Zinoviev s'ouvre de ses projets insurrectionnels à Jan Berzin, le chef des services de renseignement de l'armée. Il lui précise qu'il n'est pas opportun d'organiser des grèves ou des manifestations qui, si elles permettent de déclarer que la situation d'un pays est révolutionnaire, alertent le gouvernement et lui donne le temps de se préparer à la riposte. Il s'agit plutôt désormais de préparer la prochaine insurrection de manière discrète en privilégiant le travail de cellules clandestines de combattants entraînés et équipés par l'Armée rouge.

Durant le printemps 1924, une soixantaine d'agents du GRU, les services spéciaux de l'Armée rouge, est envoyé en Estonie pour préparer le soulèvement. Les préparatifs sont largement financés par les Soviétiques qui facilitent également le recrutement en URSS de Lettons, Estoniens et Finlandais qui doivent soutenir l'insurrection. Une section estonienne du département militaire du Komintern est mis sur pied à Moscou le 16 septembre 1924 et comprend Harald Tummeltau officier d'État-Major de l'Armée rouge de Jan Anvelt le dirigeant communiste estonien. Le plan militaire de l'insurrection est élaboré par Karl Trakmann et Nicholas-Riuhkrand Ridolin, officiers de l'armée rouge tandis que le plan général est préparé par Jan Anvelt et le vétéran de la guerre civile russe Karl Rimm.

Les militants qui ont quittés l'Estonie y retournent pour préparer l'insurrection. C'est le cas d'Arnold Sommerling, Georg Kreuks, Voldemar Hammer, du commandant de l'armée rouge estonienne en 1918-1920 August Lillakas et de son adjoint Richard Käär qui rentrent clandestinement en novembre 1924. Des armes sont introduites dans le pays soit par la voie de terre, soit par le biais de cargos soviétiques accostant dans les ports estoniens. En Estonie les communistes forment des équipes de combats nommées groupes de défense ou groupes antifascistes, qui se réunissent en compagnies et bataillons quelques jours avant l'insurrection. Il existe ainsi à Tallin trois bataillons de respectivement 170, 120 et 110 militants. Si certains de ces combattants ont une formation militaire de base, la plupart ne connaissent rien au armes, à la tactique, ni à la discipline.

La direction du PC estonien au début des années 1920


Les autorités estoniennes sont dès le début 1924 informées que les communistes nourrissent des projets insurrectionnels mais elles n'en connaissent pas la date. Dès le 27 janvier, une opération de police conduit à des centaines d'arrestations dans les milieux communistes qui débouchent sur le procès de 149 responsables du 10 au 27 novembre. Les peines prononcées sont lourdes puisqu'il y a une condamnation à mort, celle de Jan Tomp exécuté le 23 novembre pour outrage à magistrat, 39 condamnations à la prison à perpétuité, 30 condamnations à 15 de travaux forcés, le reste des inculpés recevant chacun de 3 à 10 ans de prisons. Seuls sept personnes sont relâchés.

La sévérité de cette répression anticommuniste est mis à profit par les Soviétiques. Leningrad devient en novembre le siège de nombreuses manifestations dénonçant le gouvernement estonien, responsable de la terreur blanche. Les journaux soviétiques dénoncent et menacent l'Estonie, comme le fait la Pravda du 18 novembre qui évoque en guise de représailles « l'épée de la cavalerie de Budionny ». Il s'agit ainsi d'habituer l'opinion à l'idée d'une intervention soviétique en Estonie puisque le plan d'insurrection prévoit que les ouvriers et soldats rejoignent les rebelles pour s'emparer de Tallin afin de former un gouvernement soviétique estonien et demander l'aide de l'Armée rouge. Ce scénario reproduit celui qui a conduit à l'invasion de la Géorgie en février 1921 et à son annexion à L'URSS. La flotte soviétique de la Baltique ainsi que la garnison de Pskov sont mis en alerte quelques jours avant le soulèvement.

          Mais avant de faire appel à l'Armée rouge, les communistes doivent contrôler la capitale estonienne. Le plan choisi consiste en premier lieu à s'emparer, au moyen de détachements armés jouant de l'effet de surprise, de l'Academie militaire de Tondi, des chemins de fer et de la gare de Tallin, du Parlement, du ministère de l'Intérieur et de la Guerre, de la poste centrale et de quelques garnisons. Le but fixé est de paralyser l'appareil d'État en neutralisant ses points névralgiques, d'armer et de renforcer les forces insurgées tout en paralysant les déplacements des forces adverses. Une fois Tallin conquise, un comité militaire révolutionnaire dirigé par Valter Klein doit appeler à l'aide l'Armée rouge. En attendant l'arrivée des soldats soviétiques, les rebelles comptent prendre également l'avantage en attaquant certaines villes comme Tartu, Narva, Parnu, Viljandi, Rakvere, Kunda et Kohila.

Le déroulement de l'insurrection du 1er décembre


 
          Le déroulement de l'insurrection.
 
         La centaine de révolutionnaires venu d'URSS, dont une moitié est constituée de Soviétiques parmi lesquels une quinzaine d'officiers, forme le fer de lance du soulèvement. Les militants estoniens locaux, qui doivent former le gros de la troupe, sont, quant à eux, convoqués aux premières heures du 1° décembre dans des appartements proche des objectifs visés. Mais à peine 10% des 2000 militants présents en Estonie répondent à cette convocation. Sur les 400 hommes composant les 3 bataillons armés seuls 227 sont présents. Ceux qui obtempèrent se retrouvent en présence de camarades venus d'URSS qui leur expliquent que l'insurrection est imminente. Certains militants prennent alors peur et malgré les précautions prises, 17 parviennent à s éclipser.

          Le 1° décembre 1924 à 5 heures 15, environ 280 communistes armés de 5 mitrailleuses, 55 fusils, 65 grenades à main, des explosifs et 150 pistolets, passent à l'attaque. Le 1° bataillon doit s'emparer de l'école militaire de Tondi afin de mettre la main sur le dépôt d'arme qu'elle abrite. Objectif essentiel, l'école est attaquée par 56 hommes dont 8 officiers ou sous-officiers dont certains portent l'uniforme de l'armée estonienne. Les assaillants parviennent à pénétrer dans l'école qui comprend environ 450 élèves et personnels encadrant. Mais des élèves-officiers parviennent à trouver des armes et empêchent les rebelles d'atteindre le deuxième étage du bâtiment principal. Ils réussissent même à lancer une contre-attaque faisant fuir les insurgés dont 9 hommes sont capturés. Profitant de leur avantage un groupe de cadets poursuit les communistes qui se réfugient dans la maison Reimann, le quartier général de l'insurrection où ils sont capturés.

          Le second bataillon a quant à lui pour tache de désarmer la réserve de la police, de paralyser le 10° régiment d'infanterie ainsi que ses groupes de tanks et d'aviation et d’entraîner les soldats à rallier l'insurrection. Un détachement de 27 hommes attaque le bâtiment de l'état-major de la caserne de Juhkentali mais il est repoussé par la garde. L'assaut que mène au même moment un détachement de 15 rebelles contre le bataillon de transmission échoue face à la résistance des militaires, qui réussissent à capturer deux assaillants qui sont immédiatement fusillés. A la compagnie de char qui se trouve dans la même caserne, un soldat, complice des assaillants parvient à saboter les véhicules blindés sauf un, qu'il conduit lui-même afin de soutenir les 30 rebelles qui mènent l'attaque. Pourtant là encore les militaires parviennent à reprendre l'avantage. Ils font fuir les communistes après avoir capturés le char passé à la rébellion et exécutés le soldat mutin. L'attaque contre le poste de cavalerie de réserve de la police menée pourtant par 37 assaillants échouent lui aussi devant la résistance des policiers de garde.

           Les insurgés ne connaissent de succès que dans la prise de la base de la division aérienne. Il bénéficie d'une complicité à l'intérieur de celle-ci et les 13 hommes qui forment le détachement révolutionnaire en prennent le contrôle sans difficulté. Mais rapidement les militaires, soutenus par un véhicule blindé, entourent la base qu'ils investissent. Une partie des rebelles oblige alors un pilote à les conduire par avion en Russie, mais ce dernier parvient à faire atterrir son appareil en territoire estonien.

          Le 3° bataillon doit s'emparer des centres du pouvoir central, de la gare, de la poste et de la prison. A 5 heures 25, un détachement de 23 rebelles, portant des uniformes de l'armée estonienne, lance l'assaut sur le Ministère de la Guerre. Des combats s'engagent avec les militaires de garde. Les communistes parviennent à atteindre le premier étage du bâtiment mais ils sont repoussés par les soldats qui reçoivent des renforts et rapidement ils prennent la fuite. Cet échec est un coup dur pour les insurgés, puisque le Ministère devient alors le centre de commandement des forces gouvernementales. Un groupe de 12 rebelles chargés de s'emparer de la prison où se trouve les condamnés du procès des 149 et de les armer avec les armes prises à l'armurerie de l'école militaire de Tondi, abandonne son projet et se disperse en apprenant le fiasco de l'attaque contre l'école. Un détachement de 17 révolutionnaires attaque le Château, siège du gouvernement et du premier ministre, mais il doit faire face à la résistance de la garde qui rapidement reçoit des renforts dont celle d'un blindé. Les communistes n'ont alors pas d'autre choix que de fuir mais ils sont nombreux à se faire capturer. Si la poste centrale est prise par 12 insurgés sans difficultés puisque le bâtiment n'est pas gardé, rapidement les militaires interviennent tuant deux rebelles et en capturant huit.

Jan Anvelt, le dirigeant de l'insurrection de Tallin


           Un détachement de 16 insurgés mené par Jan Anvelt attaque la gare de la Baltique et le poste de police qui s'y trouve. Au moment où ils prennent le contrôle de la gare arrive le ministre des transports Karl Kark qui est aussitôt tué. Anvelt harangue les cheminots pour que ceux-ci rallient l'insurrection mais sans résultat. Quand les militaires investissent la gare, un combat désespéré s'engage. Quatre rebelles sont capturés. D'autres actions sont à signaler comme la prise de la gare de Tallin-Väike ou celle du bureau de police de la route de Narva mais là aussi les insurgés quittent rapidement ces lieux.

           A midi quarante-cinq un communiqué officiel du gouvernement estonien annonce que le pays est calme, l'ordre restauré à Tallin et que les administrations fonctionnent normalement. La loi martiale est décrété. Le général Laidoner, qui est confirmé à la tête de l'armée, met sur pied des tribunaux militaires aux procédures expéditives dont le verdict est, soit la peine de mort, soit l'acquittement. La chasse aux communistes qui commence dure plusieurs jours.

Le général Johan Laidoner, commandant en chef de l'armée estonienne, dirige l'écrasement de l'insurrection communiste


          Le bilan de la journée est lourd puisque 26 civils ont été tués et 41 blessés. Les forces de l'ordre comptent 17 tués et 28 blessés tandis que 14 rebelles sont morts les armes à la main. Six autres sont tués les jours suivant en se défendant contre leurs poursuivants et trois trouvent la mort lors de tentative de fuite. A la suite des jugements en court martial, 155 rebelles sont exécutés. 209 personnes sont condamnés à de la prison, les autorités estoniennes profitant de la situation pour étendre la répression au-delà des seuls participants à l'insurrection et procèdent ainsi à plus de 500 arrestations. 199 personnes réussissent à franchir la frontière soviétique dont le dirigeant de l'insurrection Jan Anvelt.


Les conséquences d'un fiasco.
 
           Le parti communiste estonien sort décimé de cette aventure et incapable de se relever de cette défaite. En 1938 il ne compte que 130 membres dont les militants qui sont toujours en prison. Leurs camarades réfugiés en URSS sont alors décimés par les purges de 1937-1938. Au moment où la totalité du comité central de l'EKP est exécuté par le NKVD, le gouvernement estonien décide une amnistie et libère de nombreux communistes. Sans contact avec le Komintern, certains d'entre eux forment un bureau illégal qui fonctionne jusqu'à l'été 1940 et l'annexion de leur pays par l'Union soviétique.

Le monument construit en 1974 en hommage aux insurgés de 1924. Il est détruit au début des années 1990


          En 1974, les autorités de la république soviétique d'Estonie font construire à Tallin un monument rendant hommage aux insurgés de 1924. Cette statue sera démolie au début des années 1990. En sens inverse le monument construit en 1928 dans la caserne de l'Ecole militaire de Tondi en l'honneur des cadets tombés en combattant les insurgés et qui fut démoli en 1941, est quant à lui reconstruit à son emplacement initial en 2007.   

      Au 14° congrès du PC soviétique, en décembre 1925, Staline fait condamner les aventures révolutionnaires zinovievistes. En juillet 1926, Zinoviev est exclu du Politburo du PCUS et en octobre de la présidence du Komintern. L'échec de l'insurrection de Tallin, au-delà de la figure de Zinoviev, est aussi un coup dur pour le Komintern. Il marque concrètement la fin définitif de cette vague révolutionnaire née en 1917 et dont la jeune Internationale devait former l'état-major mondial. Le Komintern se retrouve affaiblie face à une direction soviétique qui cherche à stabiliser les relations de l'URSS avec l'Occident et ne veut plus tolérer des actions intempestives qui remettent en question cette normalisation des rapports diplomatiques soviétiques.

Le nouveau monument, inauguré en 2007, en mémoire des victimes de l'insurrection de 1924


 
Bibliographie.

Hannes Walter, « Uprising of December 1, 1924 », Baltic Defence Review, 2/1999, pp. 129-140.
Walter Krivitzky, Agent de Staline, Allia, 1979.
Pierre Broué, Histoire de l'Internationale communiste, Paris, Fayard, 1997.
Neuberg, L'Insurrection armée, Paris, Bureau d'édition, 1931.
Alo Lohmus, « Riigipöördekatse eelmäng: propagandasõda Eesti vastu novembris 1924 », Postimees, 5 mai 2007.

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