jeudi 3 décembre 2015

L'impossible réforme : l'armée soviétique sous l'ère Gorbatchev 1986-1991

Les deux décennies de pouvoir brejnevien ont doté l'URSS d'une formidable puissance militaire mais cela s'est fait au prix de l'appauvrissement du pays. Le niveau de vie baisse, la productivité décline et la croissance est absente. Lorsqu'il arrive au pouvoir après les deux courts règnes de Iouri Andropov et de Konstantin Tchernenko, Mikhaïl Gorbatchev est convaincu que la situation précaire de l'économie mais également les problèmes démographiques et écologiques qui touchent le pays entrainent lentement l'URSS sur la voie du déclin, un point de vue qui est d'ailleurs largement partagé par les élites dirigeantes. Le système doit donc être profondément réformé pour assurer in fine sa survie. Pour cela le nouveau secrétaire général du PCUS prend la décision de revenir sur 7 décennies de politique militaire, une étape qu'il estime nécessaire pour effectuer les changements politiques mais surtout économiques indispensables.

La série de réformes qu'il impulse alors bouleverse profondément l'armée. Il fait sortir le pays du bourbier afghan, met un terme à la course aux armements, réduit le budget alloué à la défense et engage le retrait des forces soviétiques d'Europe orientale. Mais les transformations induites par les politiques de la Perestroïka et de la Glasnost déstabilisent l'armée. Pilier central du régime au côté du Parti, le processus de démocratisation la place inévitablement sous le feu des critiques. Elle perd rapidement un prestige inentamé depuis 1945, se divise entre réformateurs et conservateurs et s'effrite sous le coup des revendications nationalistes. En moins de dix ans, la plus puissante armée du monde se décompose, incapable en aout 1991 de renverser un Gorbatchev déjà fragilisé, avant de disparaître définitivement en même temps que le drapeau soviétique était descendu une dernière fois sur le Kremlin.

David FRANCOIS

 

L'armée, victime de la Perestroïka

L'idée de diminuer le fardeau militaire qui pèse sur l'économie soviétique n'est pas propre à Gorbatchev. Déjà en 1976, Brejnev, pour stimuler une économie déclinante, a pris la décision de réorienter les dépenses militaires de l'État vers le secteur civil et pour cela il a choisi de s'engager dans des négociations sur le contrôle des armements avec l'Ouest. Cette politique est poursuivie par ses successeurs, Andropov puis Tchernenko. Mais c'est à Gorbatchev qu'il revient d'apporter des solutions de plus grandes ampleurs afin de sauver le pays du naufrage. Gorbatchev, un protégé d'Andropov, partage en effet avec ce dernier l'avis qu'il est nécessaire de réaliser des changements politiques et économiques plus profonds que ceux envisagés par Brejnev. Sa principale cible va être le complexe militaro-industriel, un mastodonte engloutissant les ressources d'un pays au détriment du reste de l'économie. Premier secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) a ne pas être un ancien combattant, il sait que le but qu'il s'est fixé n'est pas aisé à atteindre et qu'il doit agir avec prudence afin de ne pas renverser l'équilibre instable instauré depuis 1917 entre le Parti et l'armée, équilibre qui assure la survie et la stabilité du régime
 
Pour affirmer son ascendant, Gorbatchev souhaite d'abord réaffirmer la prééminence du Parti et de l'État sur l'armée. C'est chose faite lors du 27e congrès du Parti en février 1986 où il réussit à convaincre les dirigeants d'apporter deux changements majeurs au crédo idéologique jusque-là en vigueur1. Le premier souligne la nécessité d'entretenir des relations pacifiques sur la scène internationale qui n'est plus pensée seulement comme un espace de confrontation. C'est la fin de l'idée que l'URSS doit mener une inlassable lutte des classes internationales contre le monde capitaliste. Le second changement, qui découle du premier, insiste sur l'idée que la guerre n'étant plus un outil de la politique étrangère, l'URSS n'est donc plus obligée de se surarmer afin d'être prête à affronter l'ensemble de l'Occident.

Mikhaïl Gorbatchev dirige l'URSS de 1985 à 1991


Ces changements doctrinaux majeurs impliquent inévitablement une réorientation de la doctrine militaire en vigueur. Dans ce domaine, Gorbatchev estime que la politique de contrôle des armements est une meilleure garantie de sécurité pour le pays qu'une ruineuse course en avant vers plus de matériels. Il définit en conséquence une doctrine dite de « suffisance raisonnable » qui abandonne l'idée d'un nécessaire maintien de l'équilibre des forces et de l'armement avec l'Ouest au profit d'un outil militaire qui doit seulement posséder la capacité de dissuader tout adversaire qui souhaiterait s'en prendre à l'URSS. Il ne s'agit plus alors que de disposer d'une armée capable de stopper une attaque puis de rétablir l'intégrité des frontières. Ce changement de la doctrine militaire, qui devient alors purement défensive, heurte de nombreux militaires qui restent attachés à une tradition militaire pour laquelle la victoire dans un conflit ne peut venir que d'opérations offensives2.


En même temps qu'il réaffirme le rôle dirigeant du Parti en matière de défense et d'orientations stratégique, Gorbatchev fait également en sorte que des officiers favorables à sa politique soient placés à des postes clefs. L'affaire Rust, le survol du territoire de l'URSS par un petit avion de tourisme qui se pose en plein milieu de la Place Rouge sans avoir été inquiété par la défense aérienne, lui donne l'occasion de reprendre en main l'armée. Le dirigeant soviétique est en effet convaincu que les militaires ne sont pas intervenus sciemment afin de l'embarrasser et ainsi de la forcer à ralentir sa politique de réformes. 
 
Il profite donc de l'occasion pour limoger presque tous les militaires de haut rang dans une proportion qui dépasse les purges staliniennes de 1937-19383. Le ministre de la Défense Sokolov est ainsi remplacé par le général Dimitri Iazov un fervent partisan de la Perestroïka4. En décembre 1988, il nomme également le général Mikhail Moïseev à la tête de l'État-Major afin qu'il remette au pas les critiques envers la nouvelle politique. Il s'agit encore une fois pour Gorbatchev de réaffirmer la prééminence du pouvoir civil et de minimiser la force de nuisance de l'établissement militaire. Mais n'ayant jamais eu de contacts avec les militaires, il connait mal ce milieu. Il nomme donc à la place des limogés des responsables, certes obéissants, mais qui n'étant guère convaincus par le nouveau cours politique, vont plutôt tenter de freiner les réformes.

Le maréchal Iazov, ministre de la Défense de 1987 à 1991


Après cette purge des responsables militaires, Gorbatchev semble donc tenir l'armée bien en main, ce qui lui apparaît d'autant plus nécessaire qu'il sait qu'il va devoir lui demander de nouveaux sacrifices. Il est surtout conscient qu'il ne peut imposer des réformes par la force face à un commandement et à un complexe militaro-industriel réticent et dont l'inertie bureaucratique est encore redoutable. 
 
Encouragé par Edouard Chevarnadze, son ministre des Affaires étrangères, il cherche donc à imposer ses idées par une approche indirecte qui repose principalement sur la politique étrangère. Pour cela il utilise les négociations sovieto-américaines sur le contrôle de l'armement dont les progrès servent à justifier les économies draconiennes qu'il souhaite imposer au complexe militaro-industriel. Il est en cela aidé par l'étroite collaboration qui s'établit entre Chevardnaze et son homologue américain, le secrétaire d'État George Schultz, mais également par ses rapports amicaux avec le président Ronald Reagan. Ces négociations aboutissent en quelques années à une série d'accords, de celui de décembre 1987 sur les missiles en Europe à celui sur les armes stratégiques en juillet 1991, qui conduisent à la fin de la guerre froide, officiellement proclamé lors de la rencontre entre Gorbatchev et le président Bush à Malte en décembre 19895. En parallèle à ces pourparlers Est-Ouest, Gorbatchev s'engage également, au nom de l'amélioration des relations avec les alliés socialistes d'Europe orientale, à retirer les forces soviétiques de ces pays. 
 
Mais pour la majorité des militaires, les négociations sur le désarmement ne doivent pas entrainer une réduction du poids de l'armée. Pour le ministre de la Défense mais également l'État-Major le risque de guerre est toujours possible en Europe. Selon eux, la doctrine défensive définie par Gorbatchev, signifie, certes, qu'en cas d'attaque de l'OTAN, il sera nécessaire de mener d'abord une bataille défensive mais celle-ci devra être suivie par une contre-attaque. Afin de mener à bien celle dernière, ils estiment donc avoir besoin d'autant de matériels et de troupes que précédemment. En raison de cet état d'esprit, de 1987 à 1988, si les médias discutent en abondance de la nouvelle doctrine militaire défensive, celle-ci se traduit peu dans les faits. Pour briser cette résistance, Gorbatchev décide alors d'accélérer les négociations de désarmement. En 1988, Américains et Soviétiques signent un accord qui complète celui sur la réduction des forces nucléaires intermédiaires, ils progressent également dans les négociations sur la réduction des armes stratégiques et entament des discussions afin de réduire leurs forces conventionnelles en Europe. Si ces progrès permettent de réduire les tensions internationales, les économies en matière d'armement restent toujours minimes6.

Pour aller plus loin dans les réformes et surmonter les oppositions qui se font de plus en plus vives au sein du Parti, Gorbatchev décide alors de réduire le monopole du pouvoir qu'exerce le PCUS et de créer des structures permettant de transférer le pouvoir du Parti à l'État. Il parvient ainsi, en juin 1988, à convaincre la conférence du Parti de donner l'intégralité du pouvoir législatif au Congrès des députés du peuple, dont les deux tiers des membres sont élus au suffrage universel et à une chambre haute, le Soviet suprême. Dans la seconde moitié de 1988, il arrive à évincer de nombreux conservateurs du bureau politique et d'autres instances dirigeantes. Enfin en 1989, il se fait élire président de l'URSS par le Soviet suprême, renforçant ainsi sa position à la tête de l'État.

Son pouvoir consolidé et renforcé, Gorbatchev décide de frapper un grand coup pour briser la résistance des militaires hostiles à la réduction des effectifs de l'armée. Le 7 décembre 1988, devant l'assemblée générale de l'ONU, il annonce une réduction unilatérale de la taille de l'armée soviétique qui doit perdre 500 000 hommes, des milliers de chars, de canons et d'avions de combat. Il annonce également que les unités de nature offensives stationnées en Europe orientale seront retirées. Si Gorbatchev stupéfie le monde par ces déclarations, il a néanmoins pour lui le soutien du bureau politique. En novembre, la direction soviétique est en effet tombée d'accord sur la nécessité de réduire unilatéralement les dépenses militaires afin de réaliser des économies à court terme et d'accélérer les négociations de désarmement avec les États-Unis. Les militaires font également le même constat7. Mais l'ampleur des sacrifices demandés ne peut qu'ébranler un outil militaire déjà fragilisé et ébranlé par le processus de démocratisation qui souffle sur l'URSS.

Soldats soviétiques en opération en Afghanistan



Glasnost et démocratisation au sein de l'armée.

En janvier 1987, dans le cadre de sa politique de la Glasnost, Gorbatchev lance la campagne de démocratisation de l'armée. Si au départ les objectifs sont limités, le phénomène s'accélère avec l'affaire Rust en mai 1987. La faillite de la sécurité militaire en cette occasion provoque un scandale. Les critiques contre l'armée se déchainent notamment de la part de Boris Eltsine. Cette affaire met également en lumière des problèmes plus profondément enracinés au sein de l'armée. La discipline, le niveau de formation et le moral des troupes n'ont en effet jamais été aussi bas que depuis 1945 en raison notamment du mauvais encadrement, des conditions de vie misérables dans les casernes et des ravages de la dedovchtchina, cette pratique des mauvais traitements et du travail forcés dont sont victimes les jeunes conscrits. 
 
La libération de la parole publique dans le cadre de la Glasnost permet à la presse de signaler au public ces problèmes. Les plaintes et revendications des mères et des épouses des soldats servant en Afghanistan reçoivent également un plus large écho dans les médias. Les mauvais traitements sur les soldats et l'alcoolisme dans l'armée sont dénoncés dans la presse. La dedovchtchina devient l'objet de débats publics d'autant que ses victimes ne craignent plus de parler ouvertement des brutalités dont ils ont été l'objet. 
 
Une Union pour la protection des militaires, réservistes et membres de leurs familles voit le jour en octobre 1989. Elle compte bientôt 10 000 membres dont 10 députés soviétiques et 8 députés de la Fédération de Russie. Elle demande une réduction du nombre des généraux, une réforme du ministère de la Défense, l'abolition des organes politiques dans l'armée et la suppression des officiers politiques. Un autre organisme, le Comité des mères de soldats est fondé en 1990 pour lutter contre la dedovchtchina et améliorer les conditions de vie de la troupe. Il demande surtout que l'armée ne soit plus un espace de non-droit, que les officiers soient ainsi tenus responsables des mauvais traitements infligés aux soldats, qu'il soit accordé à ces derniers une plus grande protection juridique et militaire et que des indemnisations soient versées aux familles en cas de décès. Gorbatchev adopte finalement un décret pour satisfaire ses demandes8.

Manifestation de mères de soldats


Rapidement les critiques contre l'armée concernent également l’entraînement des troupes jugé inadéquat, la préparation trop faible de l'armée et le manque de technicité des militaires. Ces scandales lézardent l'image d'Épinal et le prestige qui entourent l'armée depuis la Seconde Guerre mondiale. Les Soviétiques commencent alors à s'interroger sur la nécessité de conserver une armée pléthorique de jeunes recrues dirigées par des généraux incompétents9. Certains officiers acceptent pourtant ces critiques et estiment que la démocratisation et la Glasnost peuvent être utiles pour réformer l'outil militaire afin d'accroitre ses performances et de corriger les erreurs du système. 

A la fin de 1988, le haut-commandement essaye néanmoins de limiter les effets de la démocratisation car il craint ses conséquences sur le moral et la discipline des troupes. C'est alors qu'un pas de plus est franchi dans la mise en cause de l'armée quand, en novembre 1988, un colonel, soutien de Gorbatchev, publie un article demandant la restructuration de l'armée autour d'un petit noyau de professionnels appuyé sur un système de milices territoriales. En vérité, il revient à Anatoli Tchernaïev, un conseiller de Gorbatchev de lui avoir rédigé en premier une note suggérant l'idée de transformer l'armée de conscription en une force professionnelle. Cette idée d'une armée de métier reçoit rapidement des soutiens de poids parmi les réformateurs notamment celui d'Edouard Chevardnaze et de Boris Eltsine. Elle est au contraire violemment rejetée par le haut-commandement qui dénonce cet abandon de la conscription. Finalement si les militaires l'emportent sur cette question, ils doivent reculer sur celle de l'exemption du service militaire pour les étudiants qui est adoptée en juillet 1989. Afin d'apaiser complètement les craintes de l'armée, le comité central de juillet 1989 adopte un texte qui met en garde contre l'image négative donnée de l'armée et réaffirme le principe de la conscription.

Si la Glasnost met à mal le prestige et l'autorité de l'armée soviétique en la plaçant directement sous le feu de la critique de l'opinion, elle accroit également les divisions en son sein. Dans une armée où les commandants, coupés des soldats et des sous-officiers, agissent le plus souvent avec brutalité, sans tenir compte des plaintes et des demandes des subordonnés, certains demandent qu'ils deviennent plus accessibles. L'idée d'une démocratisation interne apparaît alors comme le meilleur moyen de combattre les défauts et abus de la hiérarchie. Des militaires demandent ainsi la création de tribunaux indépendants pour assurer la justice face à l'arbitraire des commandants, d'autres que des conseillers juridiques soient affectés aux unités afin de mieux faire connaître leurs droits aux officiers et aux soldats.

Conscrits soviétiques


La démocratisation ne touche pas seulement la question des relations hiérarchiques et des droits des soldats. Les débats sur le rôle des armes nucléaires, le sens de la nouvelle doctrine militaire ou la question de la professionnalisation de l'armée agitent les militaires qui n'hésitent plus à prendre position publiquement. Des officiers réformateurs, le plus souvent subalternes, comme le major Vladimir Lopatine ou le lieutenant-colonel Alexandre Savinkine, appellent ainsi à la réduction des forces nucléaires et de la marine ainsi qu'au retrait des troupes stationnées à l'étranger pour ne conserver que les forces nécessaires à la défense du territoire soviétique. Face à eux se retrouver autour du colonel Viktor Alksnis des officiers conservateurs appelés les Colonels noirs qui s'opposent aux réformes et souhaitent au contraire garder une armée nombreuse basée sur la conscription10
 
Alors qu'en 1989 les premières élections au suffrage universel ont lieu en Union soviétique, des militaires s'engagent dans des camps opposés. A Samara le lieutenant-colonel Podziruk, candidat pour la plateforme démocratique favorable à une armée professionnelle, l'emporte contre le général Snetkov commandant des forces soviétique en RDA favorable au maintient du statu-quo11. Cette division sur des sujets essentiels concernant aussi bien le futur de l'armée que celui de l'URSS pose rapidement la question de la place du Parti au sein de l'armée et donc celui de son administration politique.

A l'image de ce qui se passe dans le reste de l'armée, les rapports entre les supérieurs et les subordonnés au sein de l'administration politique sont distants. Au niveau local les officiers politiques dénoncent de plus en plus cet éloignement qui ne leur donne plus qu'un simple rôle d'exécutant devant appliquer des directives. Certains suggèrent donc de faire élire les instances dirigeantes de l'administration politique par les cellules du Parti dans l'armée afin de donner à ces dernières la possibilité de définir ses orientations. Jusqu'en 1989, il n'est encore question que de réformer cette administration et son existence n'est pas remise en cause. D'ailleurs en 1989, près de 80% des officiers sont encore membres du Parti. L'administration politique est également farouchement défendue par le haut-commandement qui estime qu'elle joue un rôle essentiel pour le maintien du moral de l'armée.

Mais la politisation de l'ensemble de la société soviétique à la fin des années 1980 fait courir le danger pour l'administration politique de perdre son monopole. Le développement de la liberté d'expression entre alors rapidement en contradiction avec sa mission qui est d'imposer la ligne du Parti tandis que soldats et officiers sont attirés par les partis politiques qui naissent à ce moment un peu partout en URSS. Son rôle et son existence même deviennent rapidement l'objet de débats. Y compris au sein de l'armée où pour de nombreux officiers la tutelle du Parti sur l'armée est un frein à la professionnalisation en favorisant un conformisme qui bride les innovations et l'esprit d'initiative.
Face à cette contestation grandissante, la direction de l'administration politique de l'armée réaffirme le rôle dirigeant du Parti et déclare illégale l'adhésion de militaires aux partis autre que le PC. Mais devant les appels de civils et de militaires à sa dissolution, ses dirigeants sont obligés d'élaborer des plans destinés à rendre les organisations du Parti indépendantes de l'administration politique et à organiser le multipartisme dans l'armée. 
 
Au terme de ce processus de « décommunisation », au début de 1991, l'administration politique perd son statut d'organisation indépendante dans l'armée. Gorbatchev signe alors un décret qui met fin à sa subordination au comité central pour la placer sous le contrôle du ministère de la Défense, donc du gouvernement et non plus du Parti12.

En 1989, malgré les réticences et les conservatismes, l'armée n'échappe donc pas à la réforme gorbatchevienne. Les effectifs militaires sont réduits, une nouvelle doctrine de défense est élaborée et la démocratisation anime un débat intense dans les rangs de l'armée. Mais ces réformes ont un prix: l'armée est critiquée, son prestige dans l'opinion est ébranlé, elle est divisée entre réformateurs et conservateurs. L'armée soviétique reste néanmoins encore solide et le processus de réforme semble maîtrisé. Ce sont les événements de 1989 qui vont lui porter un coup fatal entraînant sa lente décomposition dont elle ne se relèvera pas.

L'armée soviétique quitte définitivement l'Afghanistan en 1989




La mort de l'armée soviétique.

En février 1989, le général Iazov détaille les mesures concrètes prises à la suite du discours de Gorbatchev devant l'ONU. Le budget de la défense soviétique est ainsi réduit de 14% et celui du pacte du Varsovie de 13%, la taille de l'armée de 12% et la production d'armement de 19%. Les effectifs de l'armée doivent baisser de 500 000 hommes en 1989-1990, soit 240 000 en Europe orientale, 200 000 en Mongolie et Sibérie et 60 000 en Russie. Cette baisse des effectifs doit également toucher 100 000 officiers. Gorbatchev prévoit qu'en janvier 1990 les effectifs de l'armée soient ramenés à moins de 4 millions de personnes. Il s'engage aussi à retirer 10 000 tanks d'Europe dont 5 000 doivent être détruits. En outre 8 500 pièces d'artillerie et 820 avions doivent être réformés avant la fin 1991. Le district militaire d'Asie central est alors supprimé, en février les troupes quittent définitivement l'Afghanistan puis la Mongolie tandis qu'en décembre prés de 265 000 conscrits sont exemptés. En juillet 1990, 21 divisions ont été ainsi démobilisés, 1 400 postes de généraux et 11 000 de colonels supprimés13.

L’État-major soviétique n'avait pas planifié les mesures nécessaires pour faire face aux réductions décidées par Gorbatchev. Quand il commence finalement à les mettre en œuvre à la fin de l'année survient la chute des régime communistes en Europe orientale. Cet événement est un choc pour les dirigeants militaires soviétiques qui doivent affronter de nouveaux problèmes. Les pouvoirs qui émergent alors en Europe de l'Est souhaitent en effet le départ, le plus rapidement possible, des forces soviétiques stationnées sur leurs territoires. Ils commencent à réduire la taille de leurs propres forces militaires et, soucieux de se rapprocher de l'Ouest, ne voient la nécessité de rester dans le pacte de Varsovie. Début 1990, la Tchécoslovaquie et la Hongrie font ainsi pression sur l'URSS pour qu'elle retire les 170 000 soldats qui demeurent encore sur leur territoire. La perspective de la réunification allemande à court terme oblige également à organiser le retrait de l'ensemble des troupes soviétiques d'Allemagne de l'Est14.

Cet effondrement du pacte de Varsovie transforme ce qui était initialement un retrait bien ordonné dans le cadre de la politique définie par Gorbatchev à l'ONU en une retraite chaotique de 31 divisions un an plus tard. Paradoxalement, le pacte de Varsovie n'est dissous qu'en juillet 1991. Cette disparition est néanmoins souhaitée par certains pays dés juin 1990 mais Gorbatchev et l'OTAN, qui souhaitent finaliser les négociations sur le désarmement, demandent son maintien afin que les accords signés puissent s'appliquer à l'ensemble des deux alliances militaires. Le traité de désarmement est finalement signé le 31 mars 1991, neuf mois seulement avant la fin de l'URSS15.

Le retour des forces soviétiques stationnées à l'étranger représente un défi considérable. Il s'agit de rapatrier en effet près de 650 000 personnes dont 350 000 soldats et 150 000 officiers avec leurs familles. Si les soldats, des conscrits, sont démobilisés pour retrouver leurs foyers et reprendre leur vie, le retour est plus difficile pour les officiers16. Dans un pays à l'économie à bout de souffle, presque rien n'a été préparé pour ce retour17. Les officiers doivent donc affronter la pénurie de logements, d'écoles et de garderies pour leurs enfants, l'absence d'emplois pour leurs conjoints. L'armée est alors surtout préoccupée par la nécessité de construire de nouvelles bases et de nouvelles installations pour abriter le matériel rapatrié en hâte. Ce retour des militaires de l'étranger s'effectue également dans un climat de tension nationale. Les républiques périphériques, qui ne veulent plus que des unités militaires soviétiques stationnent sur leur territoire, craignent en effet que l'installation d'officiers rapatriés ne servent à mater les mouvements indépendantistes.

Les conditions de vie des militaires ne cessent alors de se dégrader. Au manque de logement et d'infrastructures s'ajoute une baisse des revenus. Ceux des familles d'officiers sont ainsi inférieurs de 30% à ceux des familles ouvrières. La majorité des officiers en sont réduits à puiser dans leurs économies pour faire face aux frais inhérents à leurs grades. Au sentiment de déclassement dans l'échelle sociale s'ajoute aussi la baisse du prestige de l'armée dans l'opinion publique qui affecte le capital symbolique des officiers. Rapidement l'armée soviétique n'arrive plus à recruter et à conserver ses cadres. Quand en janvier 1990, le ministère de la Défense accorde aux officiers le droit de démissionner sans subir de pénalités, le nombre de démissions est telle que la mesure est rapidement annulée. Au final, la carrière militaire n'attire plus. De nombreuses places dans les écoles et académies militaires restent ainsi vacantes18.

Le chaos qui entoure le retour au pays de centaines de milliers de militaires provoque une véritable décomposition au sein de l'armée. La discipline se délite, des militaires commencent à vendre illégalement des armes, des munitions et des fournitures militaires à des groupes paramilitaires ou à des organisations criminelles. Ces ventes au marché noir entraînent le développement de la corruption. Les officiers profitent également de la situation pour utiliser les conscrits comme main-d'œuvre bon marché à des fins personnels. La dedovchtchina, loin de disparaître, tend à s’accroître provoquant une hausse des suicides et des désertions chez les conscrits. Au final, la cohésion de l'armée se disloque entre des soldats victimes de brutalités, des officiers subalternes incapables de contrôler la troupe et un corps d'officiers supérieurs gangrené par la corruption19.

L'État-Major est alors surtout préoccupé par les problèmes d'effectifs. En raison de la baisse du nombre de recrues il devient en effet de plus en plus difficile de compléter les unités. En juillet 1990 le ministère de la Défense affirme qu'il manque 500 000 hommes à l'armée et que ce chiffre doit atteindre 700 000 à l'automne. En 1990, alors que trois millions d'hommes sont susceptibles d'être incorporés, la moitié échappe à la conscription, dont une partie en raison de la poursuite d'études supérieures, de leur situation familiale, de leur état de santé ou de leur emploi dans l'industrie20. Si les exemptions d'incorporation pour les étudiants, pratiques abandonnées durant les années 1970 et rétablies en 1989, font ainsi perdre 200 000 recrues en 1989-1990, c'est le refus de la conscription qui explique en grande partie cette chute majeure du nombre de conscrit.

Le phénomène d'insoumission et de désertion est attisé par la montée des nationalismes en URSS. En 1989 apparaissent les premières demandes pour que les conscrits accomplissent leurs obligations militaires dans leur région d'origine. Tandis que des groupes nationalistes radicaux appellent déjà les jeunes à ne pas rejoindre l'armée, les républiques baltes suggèrent de créer des unités militaires sur une base territoriale. La suggestion est reprise ensuite dans le Caucase. C'est le refus du commandement militaire soviétique d'accéder à ces demandes qui provoque une résistance plus active. En novembre 1989, à Tbilissi, des conscrits et quelques recrues en uniforme organisent ainsi une grève pour demander d'effectuer leur service militaire en Géorgie. L'armée répond en autorisant 25% des appelés du Caucase ou des pays baltes à servir sur place mais uniquement s'ils sont mariés, ont des enfants ou en cas de circonstances familiales difficiles. Cette concession ne satisfait pas les Baltes, ni les Caucasiens et provoque la colère des Russes qui se plaignent d'être contraint de servir dans les républiques périphériques où ils seraient victimes de harcèlement.

Les chars près de la Place Rouge lors du putsch d'aout 1991


Signe de la dislocation progressive de l'URSS, en 1990, le président de la Moldavie décide que ses concitoyens serviront dans l'armée soviétique uniquement s'ils en font la demande écrite et avec une autorisation parentale. L'Ukraine déclare quant à elle que ses nationaux ne serviront que dans leur république. L'Ouzbékistan et l'Arménie emboitent rapidement le pas21. Les chiffres de la conscription continuent de s'effondrer, seuls 25% des conscrits lettons répondent à l'appel sous les drapeaux en 1990, 28% en Géorgie, 7% en Arménie. Le général Iazov constate que cette contestation reçoit l'appui des autorités locales, aussi bien celles du Parti que de l'armée, qui aident et encouragent les jeunes à éviter la conscription pour des motifs nationalistes. Le service militaire obligatoire est ainsi délibérément bloqué dans les républiques périphériques. Mais le phénomène touche également la Russie où de plus en plus de jeunes refusent de rejoindre l'armée. En 1990, seulement 79% des conscrits rejoignent l'armée ce qui signifie que la majorité des réfractaires sont alors des Russes22
 
En 1991, l'armée soviétique n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a été quelques années auparavant. La population soviétique est critique à son égard, sinon hostile. La baisse drastique des effectifs et le rapatriement des troupes stationnées à l'étranger la laissent inorganisés et démoralisés tandis que la montée des nationalismes fracture ses rangs.

La politique de Gorbatchev, qui bouleverse profondément l'Union soviétique, ne donne pas les effets escomptés provoquant au contraire une crise économique et sociale inédite. Pour les militaires elle conduit à la remise en cause de la place centrale jusque-là tenue par l'armée dans la société et le système politique et semble conduire tout droit à la désintégration de l'URSS. Les conservateurs au sein de la direction du PCUS s'organisent alors pour renverser Gorbatchev afin de pouvoir restaurer la puissance du Parti, de l'armée et la domination des Russes sur l'Union. Le chef de la conspiration, Krioutchkov, le responsable du KGB, est conscient que sans le soutien de l'armée la tentative de destitution du président de l'URSS a peu de chances de réussir. Il parvient donc à s'assurer le soutien réticent du ministère de la Défense, le général Iazov, mais également du responsable des forces terrestres, le général Varennikov, du vice-ministre de la Défense, Achalov, du commandant des troupes aéroportées, le général Grachev et du commandant de l'armée de l'air, le général Chapochnikov. Mais ces derniers montrent néanmoins des doutes sur la réussite du complot et ne suivent que par fidélité à Iazov.

Sous les ordres de Varennikov et de Grachev, deux divisions blindées et des unités parachutistes se dirigent sur Moscou les 19 et 20 aout 1991 pour appuyer les putschistes du Comité d'État pour l'état d'urgence. Mais Iazov est alors pris au dépourvu par les réactions des populations de Moscou et du Caucase qui se montrent prêtes à affronter les militaires. Les soldats se montrent hésitants tandis que les généraux, comme à Novotcherkassk en 1962, sont réticents à donner l'ordre d'ouvrir le feu contre les civils. Les forces spéciales refusent ainsi de prendre d'assaut la Maison blanche, le parlement russe, tandis que le 21 aout la grande majorité des troupes à Moscou fait défection ou se rallie à Eltsine. Iazov, qui craint alors de déclencher une guerre civile, décide finalement le 21 aout de retirer les troupes de Moscou. Ce retrait des militaires provoque l'effondrement du putsch et démontre que l'armée n'est plus une menace pour le pouvoir politique23.

La foule résiste à l'armée lors du putsch de 1991


De retour au pouvoir mais très fragilisé, Gorbatchev révoque Iazov et nomme le maréchal Chapochnikov ministre de la Défense. Ce dernier quitte alors le PCUS et limoge le chef de l'État-major de l'armée, le général Moïseev, pour sa compromission avec les putschistes. Le ministère de la Défense et les administrations militaires sont également purgés. Surtout l'échec du putsch d'aout 1991 entraine la mort virtuelle du PCUS. Trois jours son retour de Crimée, Gorbatchev signe un décret annonçant l'interdiction de l'activité des partis politiques dans l'armée. Une semaine plus tard, le ministre de la Défense met fin à l'existence de l'administration politique dans l'armée24. L'ère des commissaires politiques appartient dès lors au passé.

La mainmise de Boris Eltsine sur la Russie après l'échec du putsch et la dissolution formelle de l'URSS en décembre 1991 aboutissent finalement à la disparition de l'armée soviétique. Certains de ces éléments restent au sein de la Fédération de Russie tandis que d'autres s'intègrent aux nouvelles Républiques indépendantes. Après 73 ans d’existence, l'Armée rouge n’est plus.



Conclusion
En quelques années Gorbatchev a totalement bouleversé l’armée soviétique. Cette dernière est en effet passé de 5,3 millions d'hommes en 1985 à 3,9 millions en 1990 et à 2,7 millions à la fin de 1991. S'ils sont conscients du fardeau que représente cette puissance sur l’économie du pays, ni Gorbatchev, ni l’appareil militaire soviétique n'ont jamais su développer un programme structuré de réforme de l’armée pour faire face notamment à la démobilisation massive. Ils ont avant tout cherché à garder intacte sa structure tout en diminuant sa taille et le contrôle politique du Parti. Ils ne se sont pas rendu compte de l'incompatibilité qu'il y avait à faire coexister l'ancien système et l'esprit des réformes engagées aussi bien économiques que politiques. Cette cécité a finalement conduit à l'implosion de l'URSS et à la disparition de la plus puissante armée qui ait jamais existé.

Le 25 décembre 1991, le drapeau soviétique est descendu pour la dernière fois sur le Kremlin



1   Steven F. Larrabee, "Gorbachev and the Soviet Military." in Foreign Affairs, Vol. 66, No. 5, 1988,pp. 1002-1026.
2   Leon Goure, "A 'New" Soviet Military Doctrine:Reality or Mirage?" Strategic Review, 1988, pp. 25-33.
3 William Odom, The Collapse of the Soviet Military, Yale University Press, 1998, p. 110.
4 Archie Brown, « The Gorbatchev Revolution and the End of Cold War » in Melvyn Leffler, Odd Arne Westad (sld), The Cambridge History of the Cold War, Vol. III, Cambridge University Press, 2010, pp. 250-251
5 Odom, pp. 99-102.
6 Odom pp. 120-124.
7 Odom pp. 141-146.
8 Roger R. Reese, The Soviet Military Experience. A History of the Soviet Army, pp. 174-175, Routledge, 1999. pp. 177-178.
9 Odom, pp. 109-110.
10 Odom pp. 147-172.
11   Robert G. Kaiser, Why Gorbachev Happened: His Triumphs and His Failures, Simon and Schuster, 1991, p. 265.
12 Reese, pp. 181-182.
13 Reese, pp. 174-175.
14 Odom p. 275.
15 Odom pp. 275-278.
16 Vladimir Kusin, “The Soviet Troops: Mission Abandoned,” RFE Report on Eastern Europe Vol. 1, 1990, 37-38.
17 Odom, pp. 292-304.
18 Reese p. 177.
19 Odom pp. 286-294.
20 Reese, p. 175.
21 James Brustar, Helen Jones, The Russsian Military's rôle in Politics, National Defence University, 1995. p. 6.
22 Reese p. 176.
23 Brusstar, Jones, pp. 12-16.
24 Reese pp. 182-183.

1 commentaire:

  1. Bravo pour votre article précis et synthétique, tout en restant passionnant !

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