jeudi 1 octobre 2015

Les fantômes du Kansas; Guerre civile au Kansas, 1854-1861


Dans les années qui ont précédé la guerre de sécession, une guerre civile a déchiré le territoire du Kansas, ouvert depuis peu à la colonisation. Son enjeu : l'implantation de l'esclavage dans ce futur état, et même au-delà : son extension vers l'Ouest. Au point où l'on se demande si ce n'est pas la petite guerre qui a participé au déclenchement de la grande ... Cet épisode est connu dans l’historiographie américaine sous le nom de Bleeding Kansas (« Le Kansas ensanglanté »).

Jérôme Percheron
Coups de feu dans les rues de Lawrence, Kansas, 1856
https://causesofthecivilwar.wikispaces.com/%E2%80%9CBleeding+Kansas%E2%80%9D

 

Un pays, deux sociétés que tout oppose


Les Etats-Unis du milieu du XIXe siècle sont profondément divisés entre un Nord industriel, commerçant, traversé par un fort courant abolitionniste, et un Sud rural et esclavagiste. Leurs intérêts divergents rendent l’Union de plus en plus fragile.

La métamorphose du Nord

Au début du XIXème siècle, les Etats très protestants de la Nouvelle-Angleterre (issus des premières colonies, au Nord-Est des Etats-Unis), ne bénéficiant pas d’un climat ni d’une terre propice à une agriculture florissante, misent sur le commerce, les échanges, et la conquête de l’Ouest pour trouver de nouvelles ressources. La révolution des transports (les canaux, puis les routes macadamisées et le chemin de fer) conjuguée à une industrialisation naissante (énergie hydraulique, puis vapeur) bénéficiant de la main d’œuvre apportée par l’immigration européenne, vont réduire les distances et le coût des produits. De nouvelles villes et usines vont pousser comme des champignons le long de ces nouvelles voies de communication et l'information va circuler presque instantanément grâce au télégraphe. En 35 ans, la vie des habitants du Nord-Est va être totalement bouleversée : en 1815, une famille produisait dans sa ferme ses propres vêtements, sa propre nourriture, une bonne partie de ses outils. Les enfants, qui y travaillaient, n’étaient pratiquement pas scolarisés. Tous les objets manufacturés utilisés étaient produits dans un rayon d'au maximum 30 km  (1). En 1850, la famille achète la plupart de ses produits et objets au lieu de les fabriquer, les parents s’échinent à l'usine ou à l’atelier et les enfants vont à l'école (la nouvelle économie a besoin de travailleurs instruits). Les immenses investissements nécessaires à une économie industrielle et financière en pleine croissance ne peuvent être assurés que par les banques, notamment grâce aux capitaux en provenance de la vielle Europe et à partir de 1848, par l'or de Californie.
Usines à Pittsburgh, 1843. Peinture de W.T. Russel
http://teachinghistory.org/history-content/beyond-the-textbook/23923

Quand le malheur vient d’une invention : le Sud prend un autre chemin

Aux Etats Unis, à la fin du XVIIIe siècle, l’esclavage s’étend encore sur tout le territoire, bien qu’en perte de vitesse. Mais alors qu’au Nord, une forme de puritanisme (2) et la nouvelle économie (3) vont progressivement le faire disparaître, il va connaître une autre histoire au Sud. Le climat y est très favorable à l’agriculture du maïs et du coton, et ce dernier nécessite de nombreuses « petites mains » pour séparer les graines des fibres. Mais les esclaves coûtent cher (surtout à l’achat) en regard des cours de cette matière première. Deux évènements vont tout changer : la croissance exponentielle de la demande en coton de la part de l’Angleterre, entrée dans la révolution industrielle dès le début du XIXème siècle, et dont l’industrie textile en a un besoin avide, et une invention : la machine à égrener le coton (appelée « cotton gin »)  en 1793. D’un coup, séparer les graines des fibres ne nécessite plus une main d’œuvre nombreuse et peut s’effectuer beaucoup plus vite. Un certains nombre d’Etats du « Sud profond » (Texas, Louisiane, Mississipi, Alabama, Géorgie, Floride, Caroline du sud) misent alors principalement sur le coton. Les terres cultivées s’étendent, nécessitant finalement toujours plus d’esclaves. Mais le coton appauvrit les sols, et il faut sans cesse trouver de nouvelles terres… vers l’Ouest. Le nombre d’esclaves va alors connaître une croissance sans précédent : de 700 000 en 1790, il va passer à 4 Millions vers 1850, soit un bon tiers de la population du Sud (4). Cette dernière ne voit pas l’intérêt d’une économie industrielle et financière comme le Nord. En effet il lui suffit de vendre sa matière première à prix d’or, et d’importer tous les biens de consommation dont elle a besoin (en provenance du Nord mais aussi d’Europe). Ceci implique des barrières douanières (les taxes sur les produits en entrée comme en sortie des Etats-Unis) les plus basses possibles (voir inexistantes), ce qui n’est pas du tout l’intérêt du Nord qui veut protéger son industrie en plein essor, concurrencée par ses homologues anglaises et françaises.
Esclaves utilisant la machine à égrener le coton, début du XIXe siècle
http://memory.loc.gov/service/pnp/cph/3c00000/3c03000/3c03800/3c03801v.jpg

Extension de la rivalité vers l’Ouest

La course entre le Nord et le Sud est lancée : chaque nouveau territoire conquis à l’Ouest, avant qu’il ne devienne un Etat et ne demande à entrer dans l’Union, devient une proie pour chaque camp afin de grossir ses rangs. Le Nord sait bien que si les Etats dits « libres » (sans esclavage) sont majoritaires, leur représentation proportionnelle au Sénat leur permettra d’imposer leurs vues au Sud. Malgré tout, si une majorité d’habitants du Nord sont favorables à un arrêt de l’extension de l’esclavage, ce n’est pas pour autant qu’ils sont prêts à vivre côte à côte avec des Noirs libres. De leur côté, si les Etats esclavagistes sont les plus nombreux, ils pourront pérenniser l’esclavage, voire même réintroduire la traite des Noirs depuis l’Afrique, interdite dès 1808.
Pour éviter à l’Union de se disloquer sous l’effet de ces forces contradictoires, un premier compromis est trouvé en 1820 à l’occasion de l’admission du Missouri : l’esclavage est autorisé dans cet Etat, mais sera interdit dans tous les futurs Etats qui pourraient être créés au nord de 36°30 de latitude (celle de la frontière sud du Missouri). Dans les années qui suivent, le Sud ne cesse d’essayer de le contourner. Il menace régulièrement de faire sécession si ses désirs ne sont pas suivis, notamment après la guerre contre le Mexique de 1847. Celle-ci apporte de nouveaux Etats : le Nouveau Mexique, l’Utah et la Californie. Chaque camp se les dispute, jusqu’à ce qu’en 1850, un nouveau compromis permette, suite à une consultation populaire, aux deux premiers Etats d’être esclavagistes, en échange d’une Californie « libre ».
La conquête de l’Ouest est loin d’être terminée. Les immenses territoires s’étendant du Nord du Texas jusqu’à la frontière canadienne commencent à être peuplés de colons qui demandent à faire partie d’un nouvel Etat rattaché à L’Union. De plus, le projet de chemin de fer transcontinental (qui doit relier les côtes Est et Ouest des Etats-Unis) se heurte à cette zone de non droit, sans administration (5). Le Sud freine toute tentative de débloquer la situation, car selon le compromis de 1820 ce territoire devrait être « libre ». C’est alors qu’un sénateur de l’Illinois, qui attend avec impatience que le chemin de fer passe par sa ville, propose qu’on laisse les habitants d’un territoire choisir si leur nouvel Etat sera esclavagiste ou non, en votant pour une assemblée constituante puis une constitution. Le projet de Loi est adopté en 1854, et porte le nom des deux futurs Etats qui seront créés à partir de ces territoires : le Kansas et le Nebraska. Ce dernier est situé trop au Nord pour jouir d’un climat propice au coton. Le Kansas, par contre, voisin du Missouri esclavagiste, intéresse beaucoup le Sud…
Ligne du compromis du Missouri et territoires esclavagistes ou libres
http://storiesofusa.com/images/kansas-nebraska-act-1854.jpg

 

 

Une forme de guerre

Free Soilers et Border Ruffians

Au cours de l’année 1854, des centaines de colons, espérant une vie nouvelle, quittent la Nouvelle Angleterre à destination du Kansas. Ces fermiers sont aidés par diverses associations abolitionnistes qui souhaitent promouvoir le peuplement du nouvel Etat par des militants anti-esclavagistes, les « Free Soilers ». Certaines n’hésitent pas à leur procurer des armes, comme les centaines de fusils Sharp (6) fournis par le pasteur New-Yorkais Henry Ward Beecher appelés les « Bibles de Beecher ». Ce dernier n’est autre que le frère de Harriet Beecher Stowe, auteure du célèbre roman « La Case de l’Oncle Tom ». Ces colons fondent plusieurs villes au Kansas, dont leur capitale, Lawrence. N’idéalisons pas toutefois leur projet. A la différence des abolitionnistes radicaux, l’idée de mixité raciale est très loin des conceptions du colon moyen (par simple racisme). La majorité d’entre eux ne veut pas d’un Kansas ou vivraient en harmonie Blancs et Noirs libres, mais plutôt un Etat uniquement peuplé de blancs et sans esclavage, non par idéal abolitionniste, mais parce que les grandes plantations de coton confisqueraient les terres (7).
Les Missouriens esclavagistes, qui n’ont que la frontière à franchir, réagissent en s’appropriant les terres proches de celle-ci. Ils sont soutenus par tout le Sud : le sénateur du Mississipi, un certain Jefferson Davis, déclare « Nous nous organiserons. Nous serons obligés de faire parler les armes, d’incendier et de pendre, mais ce ne sera pas long. Nous avons l’intention de ‘mormoniser’ les abolitionnistes » (8). Il fait référence aux Mormons, expulsés par la force du Missouri une quinzaine d’années plus tôt, ce qui a conduit à leur installation près du Lac Salé. L’élection d’un représentant du territoire au Congrès approchant, Atchison, sénateur du Missouri, prend la tête d’une invasion de milliers de « Borders Ruffians » (« bandits frontaliers ») chargés d’intimider les colons et de bourrer les urnes avec leurs votes. Ces « ruffians » sont en général des Blancs pauvres, ne possédant pas d’esclaves (les planteurs, propriétaires d’esclaves, sont une infime minorité de la population du Sud), mais motivés par leur haine des abolitionnistes (9) et des yankees (10) en général. En effet, même pour le plus pauvre des Blancs du Sud, le fait de savoir qu’il ne sera jamais en bas de l’échelle sociale, car il y aura toujours les esclaves en-dessous de lui, est un repère fondamental. L’élection est alors boudée, de gré ou de force, par les Free Soilers, et un gouvernement ainsi qu’un représentant pro-esclavagistes sont élus.
Border Ruffians du Missouri entrant au Kansas
http://www.economist.com/news/united-states/21599368-missouri-calls-economic-truce-kansas-new-border-war

En 1855, une seconde élection doit permettre d’élire les représentants à l’assemblée territoriale, à même de légiférer et d’élaborer une constitution. La même tactique permet aux esclavagistes de la remporter haut la main. Un recensement des véritables habitants du territoire, ordonné par le gouverneur Reeder (11), plutôt tolérant envers l’esclavage, montre clairement que les colons non esclavagistes sont largement majoritaires. Il déclare publiquement qu’il n’admet pas ces fraudes éhontées et reçoit alors des menaces de mort de la part des Missouriens. Il en réfère au président des Etats-Unis… qui le désavoue et le remplace par un sympathisant esclavagiste, Shannon, qui, en accord avec la nouvelle assemblée locale, s’empresse d’importer au Kansas le Code de l’Esclavage du Missouri, ensemble de lois punissant de prison voire de mort toute opposition à cette institution.
Alors que les autorités «élues », installées dans la ville de Lecompton, élaborent et font ratifier une constitution esclavagiste, les Free Soilers, décidant de ne pas les reconnaître, rédigent leur propre constitution « libre » et élisent un gouvernement à Lawrence, non reconnu par le président des Etats-Unis. Les sympathisants de chaque camp sont armés, sûrs de leur bon droit et prêt à en découdre … Il ne manque plus qu’une étincelle.

Le siège de Lawrence

En novembre 1855, un Free Soiler est assassiné par un Border Ruffian. Ce dernier est acquitté par la justice locale, déclenchant une vague de vengeances et de soulèvements. Les autorités locales décident alors, pour ramener le calme, de se débarrasser une fois pour toutes des abolitionnistes en attaquant Lawrence…
Le sénateur Atchison recrute 1500 Missouriens pour marcher sur la ville, en faisant dire à son bras droit « Repérez parmi vous chaque gredin contaminé si peu que ce soit par les idées des Free Soilers ou des abolitionnistes et exterminez le (…) car vos vies et vos biens sont en danger»(12). Ils se retrouvent bientôt face à un millier de défenseurs équipés de fusils Sharp et même d’un obusier. Le gouverneur Shannon réussi à s’interposer avec l’aide des maigres troupes fédérales présentes et, après de laborieuses négociations, convainc les Missouriens de rentrer chez eux. L’hiver qui suit, rigoureux, impose une trève. Mais dès le printemps (1856), l’arrivée de nouveaux colons, acquis aux idées des Free Soilers, exaspère les esclavagistes qui repartent en direction de Lawrence avec cette fois 4 canons. Pensant que rester dans la légalité leur attirera à nouveau les bonnes grâces du gouverneur, les habitants de la ville décident de ne pas opposer de résistance. Mal leur en prend : les Border Ruffians, après avoir abusé de whisky, se répandent dans les rues, détruisent au canon le bâtiment du gouvernement, incendient les journaux locaux et plusieurs maisons, sans toutefois faire de victimes parmi la population. Les Free Soilers réalisent alors que leur projet pour le Kansas ne pourra se faire en respectant la légalité. Ils décident, comme leurs adversaires, de recourir délibérément à la violence (13). 
Photographie de Lawrence, prise en 1856
http://www.legendsofamerica.com/ks-lawrencesacking.html
 
La nouvelle du « sac » de Lawrence arrive à Washington en pleine campagne pour les élections présidentielles, opposant Démocrates, à l’époque tenants de l’indépendance des Etats par rapport au pouvoir fédéral et plutôt pro-esclavagistes, et Républicains, partisans d’un Etat fédéral plus fort et sensibles au arguments des abolitionnistes. Le sénateur républicain Charles Sumner fait alors un discours resté célèbre intitulé « le crime contre le Kansas », qui selon lui représente le viol d’un nouvel Etat vierge par les esclavagistes. Un représentant démocrate de la Caroline du Sud au congrès, Preston Brooks, l’apostrophe alors sur ce qu’il considère comme un affront envers le Sud, et ne contenant plus sa rage, se précipite sur lui en le frappant à la tête de trente coups du pommeau d’or de sa canne. Le pauvre Sumner, qui sera retrouvé inanimé dans une mare de sang, en réchappera mais gardera des séquelles à vie. Tout le Sud acclame Brooks, qui ne doit acquitter qu’une faible amende grâce à un Jury acquis à sa cause…

L’usage des armes

Un illuminé s’en va-t-en guerre

John Brown, un abolitionniste radical de Pottawatomie Creek, au fin-fond du Kansas, père de 20 enfants et convaincu qu’il a reçu de Dieu la mission d’extirper le mal esclavagiste, veut venger le « sac » de Lawrence et l’agression de Sumner. Il considère donc qu’il est temps de faire naitre la terreur chez les esclavagistes (14). D’après lui, cinq Free Soliers ont déjà été abattus par les Missouriens depuis le début des évènements. Il décide alors de s’en prendre au même nombre de ses ennemis : dans la nuit du 24 au 25 mai 1856, avec l’aide de ses fils et de complices, il enlève cinq colons réputés pro-esclavagistes de son voisinage et les massacre froidement à coups de sabre. Peu de temps après, les soldats fédéraux, trop peu nombreux pour faire régner la loi, arrêtèrent toutefois deux de ses fils, mais doivent les relâcher faute de preuves. Une bande de Border Ruffians fous de rage dévaste alors la propriété de la famille, qui réussit à s’échapper et se cacher. Ces meurtres restèrent impunis jusqu’en 1879, date à laquelle les aveux d’un ancien complice de John Brown permirent de l’identifier comme assassin, ainsi que plusieurs de ses fils, alors qu’il était devenu entre-temps un martyr pour les abolitionnistes. En effet, il est l’auteur en 1859 de la célèbre tentative d’insurrection des esclaves à Harpers Ferry (arsenal fédéral) en Virginie, ce qui lui vaudra la pendaison cette même année.
Daguerreotype de John Brown, vers en 1856
http://mejail8-5.wikispaces.com/John+Brown%27s+Raid

L’armée du Nord

En Juillet 1856, les abolitionnistes rassemblent une « Armée du Nord » dans l’Illinois, sous le commandement de James H. Lane, élu de l’Indiana au Congrès et futur général de l’Union pendant la guerre de Sécession. Elle est constituée en réalité de quelques centaines de colons bien équipés, plus motivés par l’aventure et le pillage que par la cause abolitionniste. Ils pénètrent au Kansas et commencent à « nettoyer » la région de Lawrence en entamant la destruction méthodique des campements de Border Ruffians, encourageant les miliciens Free Soilers, qui se font nommer les « Jayhawkers », à se soulever. En réaction, 1500 Missouriens, traînant plusieurs canons et commandés par le sénateur Atchinson, se regroupent à la frontière et se portent à leur rencontre. Ils ont également comme objectif de débusquer John Brown, qui a été repéré suite à de nouveaux meurtres de colons esclavagistes dans la petite ville d’Osawatomie. Une colonne de Borders Ruffians se sépare alors de la force principale et se dirige vers cette ville. Brown, ayant recruté une cinquantaine de volontaires, leur a préparé une embuscade : cachés à la lisière d’un bois bordant la seule route menant à la ville, ils déclenchent un feu nourri avec leur fusils Sharp sur les Missouriens, surpris et désorganisés. Mais ces derniers finissent par se ressaisir et, sous les tirs, parviennent à mettre en batterie quelques canons qu’ils font tirer à la mitraille sur les bois, déclenchant la fuite de la bande de Brown. Cet engagement fait une douzaine de morts, dont un de ses fils. En représailles, les esclavagistes mettent à sac et incendient Osawatomie. Finalement, Les Missouriens, regroupés, rencontrent l’ «armée » abolitionniste à une quinzaine de kilomètres au Nord de cette ville, mais après quelques accrochages, chaque camp décide de rentrer dans son fief respectif, Lawrence pour Lane et le Missouri pour Atchison (15). 
Batterie de l'"armée du Nord"
imgarcade.com/1/free-soil-party-logo

L’escalade dans les violences entraîne une véritable terreur qui se propage dans tout le Kansas. Dans la ville et le comté de Leavenworth, des Border Ruffians ivres incendient les maisons des colons non acquis à leur cause, après en avoir expulsé les familles. Les plus chanceuses arrivent à fuir la ville, parvenant à se réfugier à Fort Leavenworth, sous la protection de l’armée fédérale. Les autres sont entassées dans des bateaux sur la rivière Missouri et expulsées hors du territoire. Dans le même temps, les nouveaux migrants qui débarquent à Leavenworth sont contraints de faire demi-tour sous la menace des armes. Ceux qui n’obéissent pas sont abattus sur le champ.
Massacre du Marais des Cygnes, 1858
http://www.legendsofkansas.com/civilwarbattles.html


Point de bascule

Gouverneur : un poste dangereux

L’élection présidentielle de 1856 porte de justesse au pouvoir un Démocrate, Buchanan. Décidé à ne pas se faire imposer sa politique par les différentes parties aux prises au Kansas, il nomme un nouveau gouverneur pour cet Etat, Geary, avec pour missions de ramener l’ordre et de traiter impartialement chaque camp. Ce dernier a fait ses preuves lors de son précédent poste de premier maire de San-Francisco, ville qui était en proie aux hors-la-loi qu’il a réussi à mater (16). Grâce au renfort de nouvelles troupes fédérales, il parvient à remplir son premier objectif. Constatant que les Free Soilers et sympathisants sont majoritaires, il demande aux autorités locales (esclavagistes) de mettre un peu d’eau dans leur vin et d’assouplir le Code de l’Esclavage. Ces dernières n’en tiennent aucun compte et même pire, envisagent l’adoption de la constitution définitive du futur Etat sans le traditionnel référendum populaire qu’ils risquaient de perdre. Geary se rend compte alors que toute l’administration du territoire est à la solde des esclavagistes et ne tarde pas à recevoir, lui aussi, des menaces de mort, qui le conduisent à démissionner. Arrivé au Kansas en tant que Démocrate convaincu, les événements vont finalement en faire un Free Soiler, puis général de l’Union pendant la Guerre de Sécession…
Le président nomme alors en 1857 un nouveau gouverneur (le quatrième en 3 ans), Walker, en espérant que cette fois-ci il le Kansas n’en viendra pas à bout en quelques mois. Ce dernier, sympathisant sudiste, comprend malgré tout qu’on ne peut ignorer l’opinion de la majorité de la population et tente d’imposer le référendum, cette fois avec le soutien du président. Au Congrès, Les représentants des Etats du Sud crient alors à la trahison et menacent de faire sécession (17)... Le président fini par céder et Walker retire son projet de référendum, ce qui vaut à Buchanan de perdre le soutien des Démocrates du Nord. Une nouvelle élection se présente alors au Kansas : celle du corps législatif. Les candidats pro-esclavagistes la remportent haut la main, mais Walker apporte la preuve de nombreuses malversations, bourrage d’urnes et intimidations de leur part et annule l’élection, ce que les sudistes s’empressèrent d’ignorer. Le 23 mars 1858, le Sénat, où les Démocrates sudistes sont majoritaires, ratifient l’entrée dans l’Union du Kansas en tant qu’Etat esclavagiste.

La victoire par les urnes

La Conquête de l’Ouest va-t-elle finalement se dérouler sous le signe de l’esclavage ? 75 ans après son indépendance chèrement acquise contre le Roi d’Angleterre, le « pays de la liberté » se prépare à basculer dans l’extension du travail servile, alors que ce dernier a été aboli depuis 1833 dans l’Empire britannique…
La constitution esclavagiste du Kansas est toutefois repoussée à la Chambre des Représentants (18) grâce à une alliance momentanée entre les Républicains et une partie des Démocrates du Nord (19). Devant cette situation de blocage, le gouvernement décide que le Kansas doit à nouveau voter, et ce par un référendum, sur une nouvelle assemblée constituante. Sur le terrain, les affrontements repartent alors de plus belle entre Free Soilers et Borders Ruffians. Ces derniers, en mémoire des meurtres commis par John Brown deux ans plus tôt, enlèvent 11 colons supposés abolitionnistes dans la région de la rivière du Marais de Cygnes et les exécutent. Brown réapparaît alors et porte la « guerre » dans le Missouri en tuant un planteur et en libérant ses esclaves, qu’il emmène au Canada (à l’époque appartenant à l’Empire britannique) où ils ne pourront pas être poursuivis. Malgré ce climat explosif, les Free Soilers, de plus en plus nombreux (et armés) grâce au flot intarissable de migrants, ne se laissent plus intimider et, après s’être organisés au travers de l’antenne locale du parti Républicain, se rendent massivement aux urnes. Ils remportent les deux-tiers des délégués à la nouvelle convention constitutionnelle de 1859, et le Kansas est enfin admis dans l’Union en tant qu’Etat libre en 1861. On estime à 157 le nombre des victimes de cette « mini » guerre civile, bien qu’il soit difficile de déterminer la part directement due à celle-ci, et la part due à des violences crapuleuses (20).
Les principaux affrontements
https://laguerredesecession.wordpress.com/2012/10/08/la-guerre-du-kansas/

Vers la guerre

Toutefois, le calvaire du Kansas n’est pas prêt de se terminer. Les fantômes des victimes de ces troubles vont revenir hanter ces terres, qui vont entrer sans transition dans la guerre de Sécession, vécue sur place comme un prolongement des affrontements déjà survenus.
En 1857-58, une grave crise économique va secouer les Etats-Unis. En effet, afin de répondre aux dépenses dues à la guerre de Crimée (1853-1856), les investissements européens, principalement britanniques et français, qui irriguaient jusque-là les banques nord-américaines, sont réorientés vers le vieux continent (21). Ces banques ne peuvent progressivement plus prêter, ce qui entraîne une crise de confiance et la fermeture des guichets. Tous les Américains qui avaient investi au-delà de leur capacité à rembourser se retrouvent ruinés. Cette crise financière atteint rapidement l’économie réelle : les entreprises, faute de pouvoir emprunter, commencent à fermer les unes après les autres, entraînant chômage massif et misère. Heureusement, l’or de la Californie injecte de plus en plus de capitaux et l’économie repart fin 1858.
Le Sud, peu touché par cette crise qui par sa nature concerne principalement l’économie industrielle et financière du Nord, est conforté dans l’idée que se séparer définitivement de ce dernier est une bonne idée. Au Nord, les Républicains mettent en avant le problème des taxes douanières insuffisantes, dont le faible niveau est défendu par les Démocrates et le Sud, comme principale cause de la crise. Cet argument est économiquement faux, mais a un grand retentissement dans la population, jouant un rôle non négligeable dans l’élection présidentielle de 1860. Celle-ci porte au pouvoir un Républicain du nom d’Abraham Lincoln, qui ne cache pas ses sympathies abolitionnistes. Les Etats du vieux Sud considèrent comme un casus belli ce résultat, et, avant même l’investiture du nouveau président, font sécession en février 1861.
Le pays va alors s’enfoncer dans la pire guerre de son histoire, dans laquelle le Kansas ne sera pas épargné. En effet les escarmouches et autres règlements de compte décrits précédemment vont se transformer en une guérilla sanglante, frappant indifféremment civils et militaires. En particulier, la désormais célèbre petite ville de Lawrence, symbole des abolitionnistes, va subir un sac d’une tout autre ampleur que celui de 1856. Le 21 août 1863, environ 400 guérilleros sudistes, parmi lesquels les frères Franck et Jessie James, venant du Missouri, investissent la ville à l’aube alors que les habitants dorment encore. Ils entrent de force dans les maisons, abattant froidement leurs occupants mâles, la plupart désarmés, puis incendient la ville. 185 hommes et garçons ont été tués, faisant plus de 200 orphelins et une centaine de veuves(22). James H. Lane, devenu sénateur du Kansas en 1861 et résident à Lawrence est la cible numéro un des sudistes. Il réussi à s’enfuir juste avant le massacre puis organise la poursuite de ces derniers.
Conclusion
Cet épisode tragique illustre à quel point la question de l’esclavage et son modèle économique déchire l’Union et est la mère des causes de la guerre de Sécession. Il nous montre aussi qu’une volonté de captation de ressources (un nouveau territoire vierge à l’Ouest), rejoint des idéologies (certaines respectables, comme l’abolitionnisme, d’autre moins, comme la « pureté raciale » sur un territoire ou encore l’esclavagisme comme principe), moyens bien plus efficaces que l’argument économique pour « recruter » pour sa cause. Ces causes finissent par s’entremêler au service d’intérêts économiques divergents. Chaque camp est alimenté par des puissances « extérieures » (ici les Etats du Nord ou du Sud), ce qui prolonge la guerre. D’autre part, le populisme comme moyen de manipulation des masses (par exemple les Sénateurs Atchison et Davis, laissant entendre aux Missouriens que les colons du Nord sont tous des abolitionnistes, venus pour prendre leurs biens et leur vies) permet d’instiller aux populations civiles la peur puis la haine de l’autre et les conduire aux pires exactions. C’est finalement un schéma que l’on peut observer dans maintes guerres civiles.


Bibliographie



James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991
G.C. Ward, The Civil War: An Illustrated History, Knopf, New-York, 1990
Thomas Goodrich, War to the knife, Bleeding Kansas, Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998
Jay Monaghan, Civil war on the Western Border 1854-1865, University of Nebraska Press, 1984
Hugh Dunn Fisher, The Gun and the Gospel: Early Kansas and Chaplain Fisher, Medical Century Company, 1897, Nabu Press, 2011
Historia thématique n°94, La guerre de Sécession , Mars-Avril 2005,
Gérard Hawkins, Le Kansas ensanglanté, Confederate Historical Association of Belgium, http://chab-belgium.com/pdf/french/Kansas%20ensanglante.pdf




1. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 20 
2.Principalement les courants Quakers et Méthodistes
3.Selon Adam Smith (1723-1790), père du libéralisme économique, le capitalisme a besoin de travailleurs salariés (cherchant ainsi à s’améliorer par crainte de perdre leur emploi) et instruits (sachant s’adapter), plutôt que des esclaves.
4.Bertrand Van Ruymbeke, Le Sud veut être maître chez lui, In : Historia thématique n°94, Mars-Avril 2005, p. 40
5.James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 136
6.Fusil à un coup conçu en 1848, révolutionnaire pour l’époque car à la fois à canon rayé et à chargement par la culasse, tout en restant d’une grande fiabilité.
7.Gérard Hawkins, Le Kansas ensanglanté, Confederate Historical Association of Belgium, http://chab-belgium.com/pdf/french/Kansas%20ensanglante.pdf, p.16
8.G.C. Ward, The Civil War: An Illustrated History, Knopf, New-York, 1990 , p.21
9. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 162
10. Yankee : habitant du Nord
11. Le gouverneur d’un territoire (et non d’un Etat) est nommé par le président des Etats-Unis
12. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 163
13. Thomas Goodrich, War to the knife, Bleeding Kansas, Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998, p. 120 
14. Thomas Goodrich, War to the knife, Bleeding Kansas, Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998, p. 123 
15.Jay Monaghan, Civil war on the Western Border 1854-1865, University of Nebraska Press, 1984, p.82
16. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 179
17. Ce qui n’est pas prévu par la constitution
18. Le Sénat et la Chambre des représentants sont les deux assemblées législatives qui constituent le Congrès et siègent au Capitole à Washington.
19. Ibid, p.187
20. Dale E. Watts, How bloody was Beeding Kansas ?, Kansas History: A Journal of the Central Plains,18, Summer 1995, p. 123
21. James M. McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, pp. 208-210
22.Hugh Dunn Fisher, The Gun and the Gospel: Early Kansas and Chaplain Fisher, Medical Century Company, 1897, Nabu Press, 2011, p. 191








 











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