samedi 15 février 2014

Perdre la Guerre Froide : la somme de toutes les erreurs (2/2)



Les Etats-Unis renouent avec une stratégie offensive


Le raidissement sous l’ère Carter
L’arrivée de l’administration Carter au pouvoir en 1977 s’accompagne d’un abandon progressif de la doctrine Nixon-Kissinger de coexistence (relativement) pacifique face à l’expansion stratégique de l’URSS. Le président américain signifie clairement au premier secrétaire soviétique Brejnev que profiter de la révolution Islamique en Iran pour prendre pied dans cette région représenterait un casus belli, de même qu’intervenir militairement en Pologne pour écraser le soulèvement des syndicats. Ce durcissement est en particulier dû à son conseiller à la défense Brezinski (d’origine polonaise et farouchement anti-communiste). Ce dernier pousse également à envoyer discrètement de l’aide au rebelles Afghans qui s’organisent face au pouvoir procommuniste d’alors, dès avant l’intervention soviétique dans ce pays1


Par Jérôme Percheron


La flotte au cœur de la nouvelle stratégie
C’est également sous l’administration Carter que la marine initie, à partir de 1977, un programme de réarmement sans précédent, la « 600 ships Navy » de l’amiral Holloway, devant lui permettre dans les 15 ans d’avoir suffisamment d’unités pour être présente simultanément sur toutes les mers du globe, tout en faisant face à la montée en puissance de la flotte soviétique sous l’impulsion de l’amiral Gorshov.


Le porte-avions à propulsion nucléaire américain Nimitz en 1984 (lancé en 1975), avec les différents types d'avions embarqués à l'époque (de gauche à droite) : quatre A-6E Intruder, deux S-3A Viking, six F-14A Tomcat et quatre A-7E Corsair
source : http://www.navsource.org/archives/02/68.htm
D’autre part, des simulations effectuées au Naval War College de Norfolk à partir de 1979 (le Global War Game), permettent de se rendre compte que, malgré un développement rapide et récent, la marine soviétique n’as pas l’allonge suffisante (par manque de moyens aéronavals et de bases) pour s’opposer à une offensive majeure. Ceci va amener à un changement de stratégie. En effet, jusque là, la flotte américaine et ses alliées de l’OTAN se préparaient à une nouvelle bataille de l’Atlantique en mettant une grande part de leurs moyens à la protection des convois chargés d’acheminer les renforts en Europe. Finalement, elles peuvent l’emporter en se focalisant plutôt sur la destruction de la flotte ennemie2 : ainsi, une maîtrise de la mer méditerranée est aisément envisageable, ainsi que le soutien aux opérations terrestres dans le nord de l’Europe (Danemark, Suède, Norvège) par notamment des opérations amphibies, couplée à la recherche et destruction des sous-marins soviétiques dans l’atlantique Nord, sans oublier la domination du Pacifique. La zone Atlantique Nord-Est sera la plus disputée, car menant directement aux bases et aux chantiers navals soviétiques. Globalement, on s’attend à perdre malgré tout plusieurs porte-avions, victimes d’attaques de saturation à l’aide d’armes nucléaires.

 
Concernant la lutte anti-sous-marine, les Etats-Unis, vont mettre à contribution leurs alliés européens, en particulier la Grande-Bretagne, qui va ainsi lancer une série de 3 petits porte-avions (classe Invicible), équipés d’hélicoptères de lutte anti-sous-marine et d’avions à décollage/atterrissage court/vertical pour leur protection rapprochée. Ils sont destinés à la chasse aux sous-marins soviétiques dans l’Atlantique, sous la protection des grands porte-avions américains. Finalement, leur seule utilisation en temps de guerre sera, pour le navire de tête de classe, de servir decapital ship lors de l’expédition de reconquête des îles Malouines en mai 1982, contre un autre allié des Etats-Unis …
Reagan : ébranler pour mieux négocier
C’est l’administration Reagan qui enterre définitivement la « détente »,en passant du raidissement à une politique résolument offensive visant à déstabiliser l’URSS. Son équipe et lui son convaincus qu’elle n’a pas les moyens économiques d’assurer son expansion internationale, ni de les suivre dans la course aux armements. Il s’agit donc de « pousser les curseurs » afin que l’URSS demande grâce et soit disposée à la négociation, avec les Etats-Unis en position de force, pour préparer le « monde d’après », celui de la mondialisation qu’il entrevoit déjà. D’autre part, il veut répondre de manière forte à l’exportation des révolutions socialistes à travers le monde (Afghanistan, Nicaragua, Angola …) Pour cela, il va relancer les opérations de « guerre psychologique » : opérations secrètes de tests des défenses et de renseignement à la périphérie de l’URSS. Ceci va mettre une pression terrible sur les militaires et dirigeants soviétiques.
Les survols des frontières par des avions espions sont relancés, ce qui va entraîner la confusion de l’un d’entre eux avec un avion civil de la Korean Airlines ayant dévié de sa route, abattu par la chasse soviétique en 1983 et entraînant la mort de tous ses passagers et membres d’équipage. En 1981 et 1983, 2 grands exercices navals sont réalisés. Le premier amène une flotte de l’OTAN de plus de 80 navires à franchir la ligne GIUK (Groenland, Iceland, United Kingdom : seul passage maritime entre l’Europe du nord et l’Atlantique, en dehors de la Manche) sans être détectée, à stationner près des approches maritimes de l’URSS et à y effectuer des simulations d’attaques, en particulier en direction de la péninsule de Kola, base principale des sous-marins stratégiques soviétiques. Le second consiste à envoyer la VIIème flotte avec 3 groupes de porte-avions à 450 nautiques de la péninsule du Kamtchaka, zone hautement stratégique abritant en particulier la grande base navale de Petropavlosk, et à y effectuer une attaque simulée sur une des îles Kouriles3. A l’issue de ces exercices, la marine américaine retrouve une grande confiance en elle, et est persuadée que l’URSS n’a pas les moyens de protéger ses frontières maritimes.
Tout ce bel enthousiasme doit cependant être tempéré par le fait que l’amirauté soviétique a pu, de 1968 à 1984, décrypter toutes les communications de la marine américaine, mais aussi de la CIA et de l’armée … et donc de connaître à tout moment la position des porte-avions de l’OTAN… En effet à partir de 1967, l’officier marinier américain John Walker fournit régulièrement à l’URSS, contre rémunération, les livres des clés de cryptage de la machine à coder KL-7 utilisée par toutes les instances militaires et de renseignement américaines. Il reste cependant, pour déchiffrer les messages à l’aide de ces codes, à mettre la main sur une telle machine. C’est chose faite le 23 janvier 1968, lorsque le cargo espion de la CIA USS Pueblo est capturé par les Nord-Coréens, qui bien sûr expédient aussitôt la précieuse machine à leur « grand frère » soviétique4. En 1976, John Walker part à la retraite, non sans passer le flambeau à l’un des ses anciens collègues, qui poursuit son «œuvre». En 1984, les machines à coder sont remplacées par des systèmes électroniques, mettant fin à l’un des plus grands désastres potentiels de la guerre froide… 
La doctrine « Air Land Battle » et le FOFA (Follow On Forces Attack)
Revenons à la doctrine « Active Defense » exposée plus haut. Depuis sa mise en application par les armées américaines en 1976, et en ricochet par celles de l’OTAN, nombre de critiques ont été émises. On lui reproche d’être trop axée sur la défensive, en privilégiant le feu sur la manœuvre, de ne pas tenir compte l’adversaire dans la profondeur du champ de bataille (car trop focalisée sur des lignes de défenses), et de ne pas utiliser suffisamment la 3eme dimension (air) autrement qu’en logistique ou combat anti-char. Ce qui fait peur aux stratèges de l’OTAN, ce sont les seconds voire troisièmes échelons stratégiques du pacte de Varsovie : une fois les troupes du 1er échelon épuisées par l’« Active défense », des divisions fraîches venant de secteurs plus reculés (stationnées en Ukraine, en Russie, et dans les pays satellites), pourront submerger les restes des forces de l’OTAN.


Char américain M-1 Abrams et hélicoptères d'attaque AH-64A Apache coordonnant leur feux
source  : http://www.defense.gov/dodcmsshare/newsphoto/1998-04/980402-A-1200M-011.jpg
Le successeur de DePuy au TRADOC, le général Starry, estime qu’il est donc nécessaire de pouvoir frapper les arrières de l’ennemi : la logistique et les forces des échelons suivants. C’est le principe du «Follow On Forces Attack », une notion qui commence à être conceptualisée dès la fin des années 70 et qui préfigure la doctrine « Air Land Battle »5, en s’élevant au-dessus du niveau de la division pour atteindre celui du corps d’armée et de l’armée, à un niveau situé entre la tactique et la stratégie, qui permet de considérer une campagne non comme une suite de batailles qu’il faut gagner séquentiellement, mais comme un ensemble d’affrontements distribués dans la profondeur et sur tout la largeur du front, qu’il n’est pas nécessaire de tous gagner pour assurer la victoire finale : en fait, les américains (re-)découvrent l’art opératif, bien connu des soviétiques et expérimenté par ces derniers depuis les années 30, et en particulier à partir de la fin 1942 avec les opérations Saturne et Uranus menant à la victoire de Stalingrad .
Bien que surpassant en nombre les armées de l’OTAN, les forces conventionnelles du Pacte de Varsovie n’ont pas la même souplesse. Autant le niveau opératif est très élaboré, autant le commandement centralisé laisse peu d’initiative aux échelons tactiques, et surtout, à la différence des armées occidentales, il n’y a pas un corps de sous-officiers de carrière capable d’être la « mémoire » des savoir-faire de l’armée. En effet, seul les officiers font carrière, les autres effectuent un service militaire de 2 ans. Ceci donne des unités relativement peu réactives face aux changements inévitables qui, en cours de campagne, se produisent sur le champ de bataille par rapport au plan initial.
La combinaison de la manœuvre et du feu, avec l’utilisation des nouvelles armes« intelligentes » issues des récents progrès de la technologie occidentale en matière d’électronique et d’informatique (missiles de croisière, bombes et obus guidés) doit permettre à la fois d’atteindre le second échelon de l’ennemi mais aussi de parvenir à un niveau de précision permettant de se passer de l’arme nucléaire, et de maintenir ainsi le conflit à un niveau conventionnel. Les divisions, corps d’armées, et armées doivent être capables de se déplacer seules sur de longues distances afin de frapper les flancs et les arrières de l’ennemi, puis de se retirer et de réitérer, en manœuvrant constamment de manière à faire disparaître la notion de « front »,désorientant les formations compactes du Pacte du Varsovie. Une étroite coopération avec les éléments aériens doit avoir lieu de manière à toujours considérer le champ de bataille dans ses 3 dimensions, en particulier en se servant des hélicoptères comme pion de feu et de manœuvre. Voilà les grandes lignes de cette nouvelle doctrine, qui aboutit au nouveau « Field Manual »FM-100-5 de 19826.
Nettement plus offensive que l’ « Active Defense », la nouvelle doctrine fait, dans un premier temps, peur aux alliés européens des Etats-Unis, qui pensent qu’une telle posture ne pourrait que provoquer le pacte de Varsovie. La France, qui ne faisait pourtant pas complètement partie de l’OTAN à cette époque (s’étant retirée du commandement intégré de cette organisation en 1966) fait pourtant figure de « meilleure élève » en l’appliquant à la lettre avec la création de la Force de Réaction Rapide, en 1984, sous l’impulsion du ministre de la défense Charles Hernu. C’est un corps d’armée combinant division aéromobile et divisions légères blindées, qui doit pourvoir se porter rapidement, en traversant la RFA, sur les flancs d’une offensive mécanisée du Pacte de Varsovie.
D’autre part, le patient travail effectué par les dirigeants et militaires ouest-allemands, depuis Konrad Adenauer, qui consiste à faire comprendre à l’OTAN que leur territoire ne doit pas être considéré uniquement comme un terrain de manœuvre « sacrifiable »,destiné à faire pleuvoir le feu conventionnel et nucléaire sur les armées du Pacte, à porté ses fruits7. La stratégie terrestre des années 80 considère enfin qu’il faut également protéger ce pays et sa population, le plus en avant possible … Merci pour nos amis allemands !
La stratégie soviétique vue de l’intérieur
Le syndrome de la forteresse assiégée
Dès sa naissance, l’état bolchévique a dû lutter pour sa survie : contre l’Allemagne impériale d’abord, puis immédiatement après, lors de la guerre civile, contre les « Blancs » et leurs soutiens étrangers (Français, Anglais, Japonais …). A cela s’est ajouté le grand traumatisme qu’a été l’invasion Allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale.


Chars soviétiques T-72 lors du défilé de la commémoration de la révolution d'Octobre, Moscou, 1983
source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:October_Revolution_celebration_1983.png
L’encerclement de l’URSS par les différentes alliances tissées par les Etats-Unis (OTAN à l’ouest, Chine au sud à partir de 1972, Pakistan, Japon à l’Est …) ne fait que renforcer ce sentiment d’insécurité. Tout ceci a poussé les dirigeants soviétiques à former un glacis protecteur d’Etats satellites, et à considérer que la guerre ne devait plus se dérouler sur leur sol, mais sur celui de l’adversaire. Un agresseur doit non seulement être repoussé, mais aussi définitivement vaincu de manière à ne plus représenter de menace pour l’avenir, ce qui a entraîne immanquablement une posture opérative offensive, dès que les moyens le permettent (à partir des années 60). L’idée étant que le pacte de Varsovie ne cherche pas à agresser (la posture stratégique, elle, est bien défensive) mais lancera une attaque foudroyante dès qu’un agresseur potentiel aura dévoilé ses intentions, et donc pour cela maintient des unités proches des frontières sur le pied de guerre. Cette distinction subtile n’est pas comprise par les Occidentaux, qui, plaquant leur propre logique sur les intentions supposées de l’adversaire, voient comme menaçante l’attitude de l’URSS.
Andropov ou le KGB au pouvoir
A la tête du KGB de 1967 à 1982, Youri Andropov sait se rendre totalement indispensable à Brejnev, et réussit à faire passer progressivement le KGB du rôle de police secrète au service du parti à celui de véritable bras droit du pouvoir8. Les membres de ce service sont les seuls en URSS à être en contact avec le monde occidental (par leurs activités d’espionnage) et donc à se rendre compte de l’état réel du pays : l’agriculture est en crise, le système de santé s’effondre, l’industrie est obsolète et trop faiblement orientée vers les biens de consommation, au détriment d’un complexe militaro-industriel hypertrophié, qui absorbe toutes les ressources pour produire des armements souvent dépassés (par exemple, au-dessus du Liban en 1982, l’aviation Syrienne, équipée de matériel soviétique, est totalement balayée du ciel par les Israéliens, équipés des nouveaux chasseurs F-15 américains). Les rentrées de devises supplémentaires dues aux chocs pétroliers n’ont fait qu’injecter de l’argent dans un système trop rigide où le gaspillage est monnaie courante, et donc à gaspiller encore plus, alors que l’économie occidentale s’est adaptée au coût plus élevé de l’énergie. Le KGB tente de soutenir à bout de bras l’économie soviétique dans une vaste entreprise d’espionnage industriel du monde occidental (qui sera révélé par l’affaire Farewell), mais se rend compte de l’impérieuse nécessité de réformer le système pour assurer sa propre survie. Il lui faut prendre les leviers du pouvoir et le dernier obstacle sur sa route est … le parti et sa nomenklatura, repliée dans son monde de privilèges. Andropov va donc profiter de la fin de l’ère d’un Brejnev devenu impotent pour se débarrasser des cadres du parti les plus gênants en se servant simplement des dossiers qu’il possède sur chacun d’eux et faire ainsi éclater de nombreuses affaires de corruption et d’abus de bien public les concernant9(le pire étant qu’il n’ait pas eu besoin de les inventer…). Il succède ainsi à Brejnev au poste de premier secrétaire, à la mort de celui-ci en 1982. 
Il va commencer sa tâche d’assainissement du système, phase préliminaire à sa rénovation, et son équipe va travailler sur le projet de perestroïka que son dauphin désigné, Gorbatchev, devra mettre en œuvre10. Le but de ce projet, qui n’a à l’époque aucune ambition démocratique, est d’afficher une vitrine acceptable à l’Occident. Celui-ci sera ainsi enclin à mettre fin à la course aux armements qui ruine le pays et à fournir des crédits à une économie exsangue. Mais la maladie va l’emporter au bout de quinze mois de pouvoir (févier 1984) et dans un dernier soubresaut, le parti va réussir à placer un des siens, Tchernenko, fidèle de feu Brejnev et déjà très âgé, qui va s’empresser de … stopper toute réforme. Gorbatchev devra attendre, mais pas longtemps, le vieil apparatchik décédant à son tour en mars 1985. « they keep dying… » s’en amusait le président Reagan. 
L’Opération RYAN
Malheureusement pour le pays (et pour le monde), le premier secrétaire Andropov a une peur paranoïaque d’une agression occidentale, supposant que l’Ouest, rejetant la M.A.D. comme eux, prépare une première frappe nucléaire désarmante (c'est-à-dire visant le potentiel nucléaire, les bases, centres de commandement…). Il initie au début des années 80 l’opération RYAN (Raketno YAdernoye Napadenie), qui veut dire « Attaque de missiles nucléaires »), immense effort de collecte d’informations à travers le monde permettant de déterminer si l’Occident s’apprête à attaquer11. Il ne fait pas confiance au renseignement humain et préfère des indicateurs factuels tels que l’augmentation du stockage de réserves de sang pour les transfusions, l’intensité des communications entre les états majors et entre les gouvernements de l’Ouest, etc … Les agents du KGB en place dans les pays concernés, bien que ne croyant pas à la possibilité d’une agression occidentale, doivent fournir ces données sans les interpréter, ni donner leur avis12.


Tir d'un missile nucléaire intercontinental SS-18 depuis un sous-marin soviétique de classe Delta (vue d’artiste)
source : http://www.fas.org/irp/dia/product/art/art_old.html
En novembre 1983 a lieu un exercice annuel de l’OTAN, nommé Able Archer, qui doit simuler une escalade nucléaire. Cette édition dépasse en réalisme celles des années précédentes. Il ne concerne pas seulement les militaires, mais aussi les politiques : même le président Reagan emporte en voyage officiel avec lui, au vu et su des journalistes, la fameuse mallette permettant l’activation des armes nucléaires. Les bases de lancement de missiles et les sous-marins sont en état d’alerte, les communications, munies d’un nouveau cryptage, entre les états-majors comme entre les chancelleries de l’Ouest, atteignent un pic d’intensité. A ceci s’ajoute l’augmentation sans précédent des mesures de sécurité dans les ambassades américaines (dues en fait aux conséquences de l’attentat contre les marinesaméricains au Liban cette même année). Il n’en faut pas plus pour faire passer au rouge les indicateurs de RYAN, malgré la confirmation, par un agent du KGB au sein même du quartier général de l’OTAN, que nous avons à faire à un exercice et rien de plus. Le 11 novembre 1983, dernier jour de ce dernier, les forces du Pacte de Varsovie sont en état d’alerte. Tous les moyens stratégiques nucléaires sont prêts à faire feu. Les sous-marins sont en mer, les forces conventionnelles sont massées à la frontière avec la RFA, prêtes à s’élancer. Andropov, malade, rongé par le doute, a « le doigt sur le bouton » dans sa chambre d’hôpital. Le lendemain, l’exercice est terminé et les indicateurs repassent au vert. Le monde a frôlé l’apocalypse.
Peu de temps après, le président Reagan, apprenant par la CIA ce qui s’est vraiment passé côté soviétique, prend la décision d’infléchir sa politique vers moins de confrontation et plus de dialogue13.
L’impasse
Un peu de bon sens
Des voix commencent à s’élever en URSS au sein de la communauté scientifique et des militaires pour tenter de montrer que la doctrine en vigueur consistant à espérer gagner une guerre nucléaire est irréaliste. En effet, l’accroissement des arsenaux et la diversité des vecteurs fait qu’il est de plus en plus difficile d’imaginer détruire tout le potentiel nucléaire occidental par une seule première frappe désarmante14. De plus, le développement de systèmes anti-missiles, menées par les deux camps, ne fera qu’accentuer cette tendance dans l’avenir. Le projet d’Initiative de Défense Stratégique (IDS), dit « Guerre des étoiles », devant permettre de mettre le territoire américain à l’abri d’une attaque de missiles intercontinentaux, remet bien sûr, par son principe, totalement en question« l’équilibre de la terreur », mais est vite identifié par Moscou comme ce qu’il est réellement : un objectif technique irréalisable avant au moins la fin du siècle et un moyen de pousser l’URSS à la faillite dans la course aux armements15. L’IDS n’influe donc pas sur la stratégie des soviétiques, d’autant que ces derniers travaillent en secret sur des systèmes similaires, mais ils sentent bien que les évolutions se feront de ce côté dans l’avenir.
Lors du XXVIIe congrès du parti communiste d’URSS, en 1986, le nouveau premier secrétaire Gorbatchev reconnaît officiellement que « L’arme nucléaire recèle une trombe susceptible de balayer le genre humain de la surface de la terre (…)» et donc qu’ « il n’est plus possible de l’emporter ni dans la course aux armements ni dans la guerre nucléaire, elle-même».
La stratégie nucléaire soviétique suivie depuis les années soixante se révèle donc une impasse. Peut être peut-on malgré tout utiliser des armements nucléaires tactiques (= de moindre puissance et à usage limité au champ de bataille), dans un conflit limité à l’Europe? Penser que les belligérants respecteront « un code de conduite » consistant à utiliser ces armements sans risque d’escalade stratégique peut déjà paraître un raisonnement risqué. Mais en supposant que cela soit possible, un pays d’Europe occidentale ne compte pas jouer le jeu : la France. En effet, celle-ci, à la différence de ses voisins, ne met pas son armement nucléaire stratégique à disposition de l’OTAN et entend l’utiliser dès que le territoire national est menacé : en gros, si des troupes du pacte de Varsovie sont en vue sur la rive droite du Rhin, elle est prête, après un « ultime avertissement » au moyen d’armes nucléaires tactiques, à frapper les villes d’URSS, ce qui amènera immanquablement à une escalade généralisée. La question nucléaire étant une impasse à tous les niveaux, le salut peut-il venir des armements conventionnels ?
Quand l’économie rattrape les militaires
Le clap de fin va venir d’un certain Nikolaï Vassilievitch Ogarkov, Maréchal et Héros de l’Union Soviétique, théoricien de l’art opératif, ayant participé à la grande guerre patriotique, et rien de moins que le chef d’état major de l’armée rouge de 1977 à 1984. A la fin des années 70, il crée les « groupes de manœuvre opérationnels » : des unités spécialisées au service de formations classiques (de la taille d’un corps d’armée si elles sont au service d’un « Front16 »), combinant troupes aéroportées et blindées, destinées, suite à une rupture de front, à se répandre sur les arrières des lignes de l’OTAN, et, évitant le combat, à aller neutraliser les centres de commandements, les bases, les dépôts… permettant à l’action de se dérouler selon un mode beaucoup plus fluide que la traditionnelle accumulation de moyens sur un secteur donné 17.


Parachutistes soviétiques et leurs blindés légers parachutables BMD
source : http://coldwargamer.blogspot.co.uk/2012/12/orbat-soviet-air-assault-capability.html
Il publie en 1984, dans la revue militaire de l’armée rouge, un article dans lequel il prédit que la future guerre sera très différente de celle prévue par les stratèges soviétiques jusque-là. Les batailles seront dominées par les armes à munitions de précision (bombes, missiles et obus guidées), qui permettront d’atteindre les buts de destruction jusque là réservés aux armes nucléaires. Les unités ne se battront plus en front continu mais de manière fluide, dispersé et autonome, selon un tempo très élevé, ce qui nécessitera d’être capable de traiter rapidement de grandes quantités de données18à tous les niveaux du champ de bataille… Cela ressemble beaucoup à la doctrine Air Land Battle. Finalement, en provenant de conceptions initiales totalement différentes, les stratèges des deux côtés du rideau de fer arrivent à la même conclusion : la clé est dans les munitions guidées de précision, l’autonomie et l’initiative des unités jusqu’au niveau opératif.
Mais voila, les Américains ont la doctrine et les matériels, les soviétiques n’ont que la première. En effet, leur économie obsolète et inefficace est incapable de leur fournir à un coût supportable les produits électroniques et informatiques nécessaires. En 1985, Ogarkov va plaider sa cause auprès du nouveau premier secrétaire Gorbatchev, qui n’est pas contre, mais moderniser l’économie soviétique est une tâche immense… dans laquelle ce dernier échouera finalement, précipitant la chute de l’Empire. N’étant plus crédible militairement, et ayant déjà perdu la crédibilité économique et politique (voire idéologique), celui-ci n’a plus qu’à s’incliner, il a perdu la guerre froide.
Conclusion
L’affrontement entre le pacte de Varsovie et l’OTAN et donc derrière la lutte d’influence entre l’URSS et les Etats-Unis, peut être comparé la dialectique classique d’une puissance continentale face à une puissance maritime. Cette dernière, qui maîtrise les voies de communication et donc contrôle le commerce, va tenter d’essouffler économiquement son adversaire encerclé. Ce dernier a une alternative : vaincre son ennemi sur son terrain, comme Sparte, puissance terrestre, gagnant finalement la guerre du Péloponnèse en battant Athènes, thalassocratie par excellence, sur mer. Pour cela il faut être capable de tisser les bonnes alliances (par exemple avec d’autres puissances maritimes) et, à notre époque, posséder une économie capable de l’effort nécessaire. Or, l’URSS n’a jamais eu réellement les moyens de contester la domination maritime occidentale. Sans aller jusqu’à un affrontement direct qui aurait eu de grandes chances d’être sans réel vainqueur (par manque de survivants…), on voit bien que les Etats-Unis, après avoir adopté une attitude plus offensive, n’ont pas eu à pousser beaucoup pour que l’édifice sclérosé qu’était devenu l’URSS et ses alliés ne s’effondre. Ces derniers n’ont pas eu d’autre choix que de se convertir au système de valeurs et à l’économie l’occident, ce qui était bien au fond le but de guerre de ce dernier. Un autre aspect de ce face à face est la tentation récurrente de plaquer sur l’ennemi sa propre conception et sa propre logique, ce qui, ajouté au manque de dialogue, nous a amené à beaucoup d’incompréhensions et fait passer très près de l’apocalypse.

Bibliographie
Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990, Pluriel, 2010
P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix,Guerre froide et espionnage naval, Nouveau-monde éditions, 2009
Roland Pietrini, Vostok, Mission spéciale production, Les Echelles, France, 2008
Henri Paris, Stratégie soviétique et chute du Pacte de Varsovie: la clé de l'avenir, Publications de la Sorbonne, Paris, 1995
Thierry Wolton, Le KGB au pouvoir: Le système Poutine, Editions Gallimard, 2009
Nathan Bennett Jones, One Misstep Could Trigger a Great War : Operation RYAN, Able Archer 83, and the 1983 War Scare, The George Washington University, 2009







1 Georges-Henri Soutou, La guerre froide 1943-1990, Pluriel, Paris, 2010, p 875
2 Naval War College Papers, Global War Game (1979-1983), NewPort, Rhode Island, 1993
3 P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix, Guerre froide et espionnage naval, Nouveau-monde éditions, Paris, 2009, p327-336
4 Maurin Picard, « L'US Navy nous a abandonnés aux Nord-Coréens », Guerres et Histoire, no 14, août 2013, p. 6-12
5 General Donn A. Starry, Extending the Battlefield, Military Review, March 1981, pp. 31-50.
6 Field Manual 100-5, Operations, Headquarters Department of the Army, 20 August 1982.
7 Benoist Bihan, Leopard 1, le félin de la guerre froide, In Science & Vie Guerres et Histoire n°16, p.95
8 Thierry Wolton, Le KGB au pouvoir, Editions Gallimard, 2009, p.22
9 Ibidem, p. 22
10 Ibidem, p. 31
11 Nathan Bennett Jones, One Misstep Could Trigger a Great War : Operation RYAN, Able Archer 83, and the 1983 War Scare, The George Washington University, 2009, pp 10-32
12 Ibidem, p.28
13 Ibidem, p. 44
14 Ogarkov, L’histoire enseigne la vigilance. Moscou, 1985, p. 89
15 David E. Hoffman, Mutually Assured Misperception on SDI, Arms Control Association, https://www.armscontrol.org/act/2010_10/Hoffman
16 Front = groupe d’armées dans la terminologie soviétique
17 Boyer. Images et réalités de la menace militaire soviétique. In: Politique étrangère N°3 - 1985 - 50e année pp. 669-683.
18 Colonel (R) Wilbur E. Gray, THE WORLD WAR THAT NEVER WAS: NATO vs. THE WARSAW PACT, http://www.alternatewars.com/WW3/the_war_that_never_was.htm

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