jeudi 1 août 2013

« Ils ont tué l'histoire-bataille ! » . Mythe ou réalité ?

« Histoire-bataille » : l'expression, péjorative, avait été utilisée par les fondateurs des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre. Ce terme se voulait une charge contre l'histoire telle qu'elle était pratiquée par les méthodiques, Seignobos et Langlois, depuis la fameuse Introduction aux études historiques (1897) qui offrait au grand public la méthode d'une quasi « science » historienne. La connotation péjorative a survécu dans l'histoire universitaire française et dans le grand public, bien au-delà, probablement, de l'intention réelle de ses auteurs, avant tout préoccupé de contrer l'influence de l'école « capétienne » et d'une histoire de droite et d'extrême-droite (liée à l'Action Française dans ce dernier cas) qui, à l'époque, commençait à prendre le pas sur les méthodiques. L'expression relevait donc aussi d'une stratégie personnelle et institutionnelle.

Stéphane Mantoux.



Comme le rappelle Jacques le Goff1 dans un article paru dans les Cahiers du centre de recherches historiques en 19992, les Annales déplorent avant tout le caractère superficiel d'une histoire évenementielle, militaire et diplomatique, qui ne s'intéresse pas à l'économie, à la société, à la culture et à la démographie, entre autres. C'est aussi une réaction face à la presse qui, elle, privilégie cette histoire-bataille. Or, les fondateurs des Annales eux-mêmes n'ont jamais négligé ni l'histoire politique, ni l'histoire militaire, contrairement à ce que d'aucuns voudraient nous faire croire : Marc Bloch a ainsi écrit Les rois thaumaturges (1924) et L'étrange défaite (1940), qui sont des oeuvres majeures pour les deux champs concernés.


Marc Bloch (1886-1944), l'un des fondateurs des Annales, n'a pas négligé l'histoire militaire du moment qu'elle était soumise à un véritable questionnement et ne se limitait pas au simple récit factuel des campagnes et des batailles. On lui doit L'Etrange Défaite, une réflexion très fine sur la débâcle française de mai-juin 1940.-Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/87/Block_marc.jpg


Cette critique n'a en fait pas été bien comprise par ses détracteurs. Elle rejette une histoire événementielle qui n'est que superficielle, négligeant l'histoire des structures, une histoire en profondeur -et la temporalité chère à Braudel. En outre, dans Apologie pour l'histoire (1941), Bloch place la démarche des Annales en contradiction avec la sociologie de Durkheim qui, elle, ne conçoit pas l'histoire sans événement : il s'agit donc de replacer celui-ci dans les structures et les temporalités. Pour reprendre Jacques Le Goff, l'événement n'est finalement que la « pointe de l'iceberg » au sein d'une histoire-bataille à renouveler : cette démarche est en fait entreprise assez tôt, à travers, par exemple, Le dimanche de Bouvines de G. Duby (1973) ou le Valmy. La démocratie en armes, de J.-P. Bertaud (1973). Deux exemples sur deux périodes différentes, la même année.


Georges Duby (1919-1996), avec Le Dimanche de Bouvines, renouvelle le genre de l'histoire militaire en replaçant un événement phare dans l'histoire des structures et des mentalités chères à l'école des Annales. L'événement militaire est ainsi au  service d'un questionnement plus large et révèle combien il est produit et construit par ses contemporains.-Source : http://cem.revues.org/docannexe/image/431/img-1.jpg


Si l'événement et l'histoire-bataille font un « retour » aujourd'hui, c'est parce que les nouveaux médias -télévision, Internet- produisent autant l'événement qu'ils le diffusent. Ce qui conduit à se repencher sur la valeur des événements du passé, qui ont eux aussi été produits. L'essence des Annales est d'avoir insisté justement sur ce point : le fait historique n'est pas une donnée brute à disposition de l'historien, mais bien le résultat de son questionnement et de son analyse. L'événement rejoint en fait le coeur de ce qui fait les Annales, intégrant la dimension de l'imaginaire, ce qui permet aussi de mieux travailler les relations entre histoire et mémoire, fondamentales dans la recherche actuelle. Plus que de retour, il faut donc parler d'un renouvellement de l'histoire-bataille.

Cette histoire bataille renouvelée, mise en avant par certains chercheurs comme Laurent Henninger3, déplore fréquemment, ainsi, que la guerre elle-même (étant entendu dans le sens des opérations militaires, la composition des forces, la pratique de la guerre) soit laissée de côté, ce qui n'est plus tout à fait vrai et ne l'était peut-être déjà plus depuis les années 1970. On a déjà écarté la barrière épistémologique. Le problème « idéologique » liée à l'influence du marxisme sur l'Ecole des Annales et ses différentes « vagues » (en particulier la Nouvelle Histoire, terme qui s'impose en 1978 pour désigner la troisième vague des Annales) est loin d'être seul en cause au regard de la désaffection pour l'histoire militaire. Le monde anglo-saxon reste lui beaucoup plus dynamique : des auteurs comme John Keegan4 (récemment disparu, en 2012), Victor David Hanson, ou Omer Bartov, ont déplacé l'analyse sur la guerre vue par le combattant, le soldat -sans que cette analyse soit d'ailleurs toujours pleinement satisfaisante, et parfois, elle aussi, perclue d'arrières-pensées idéologiques : on pense à Hanson en particulier. On pourrait faire le même constat, après le « modèle occidental de la guerre » de Hanson, avec le concept de « révolution militaire », qui a beaucoup agité le monde des chercheurs anglo-saxons depuis 60 ans5 pour la période moderne, avant que ce concept ne soit également appliqué pour d'autres périodes, en particulier l'Antiquité. De la même façon, il n'est pas inintéressant de constater l'apparition d'un nouvel objet d'études, l'art opératif, que de nombreux chercheurs anglo-saxons, puis français, sont allés retrouver dans une histoire moins caricaturale de l'Armée Rouge depuis une bonne vingtaine d'années. A contrario, la performance de l'armée allemande et le regard sur la Wehrmacht, de manière générale, ont évidemment beaucoup évolué depuis la fin de la guerre froide, qui avait introduit des prismes déformants.


John Keegan (1934-2012) réintroduit l'histoire militaire dans le monde anglo-saxon en s'intéressant aux batailles vues et vécues par le combattant. L'approche féconde, inspirera nombre de travaux par la suite, qui seront couplés la plupart du temps à des angles que Keegan n'avait pas forcément appréhendés. Ses derniers ouvrages pâtissaient d'ailleurs de limites, mineures ou plus importantes.-Source : http://i.telegraph.co.uk/multimedia/archive/02297/keegan_2297287b.jpg


En France, l'histoire militaire s'affirme à nouveau dès les années 1970, comme on l'a déjà dit. A côté de Duby et Bertaud, l'histoire moderne compte alors plusieurs personnalités spécialistes de la question : André Corvisier, Jean Bérenger, Jean Meyer, tandis qu'en histoire médiévale, Philippe Contamine signe, dès 1980, un imposant volume aux PUF, dans la collection Nouvelle Clio, sur la guerre au Moyen Age. Son travail est prolongé par une nouvelle génération d'historiens médiévistes qui s'intéressent au fait militaire (Olivier Bouzy, Xavier Hélary, etc). Il manque en revanche, malgre une tentative, une synthèse d'ensemble efficace sur l'histoire militaire de la France, qui marquerait le retour d'une histoire-bataille pleinement renouvelée selon la démarche des Annales. Il faut dire que le ministère de la Défense, par le biais des services historiques de ses trois armes, et avec la création du Centre d'Etudes d'Histoire de la Défense (CEHD) en 1994, joue encore un rôle important dans ce processus de renouvellement. Or, les problématiques purement militaires tendent à s'imposer dans des analyses que l'on voudraient, parfois, plus historiennes, et il n'est pas sûr que la symbiose soit forcément réalisée, en dépit de travaux plus anthropologiques renvoyant à la notion de « culture de guerre ». En France, l'histoire militaire est encore surtout faite par des militaires, ce qui n'est pas anodin.

C'est aussi que la notion de guerre elle-même est difficile à cerner. En outre, en France, elle a été associée très tôt à l'histoire : que l'on pense au Lavisse de la IIIème République et à son exaltation guerrière, dans laquelle certains voient justement le primat, par la suite, de ce que les Annales ont appelé l'histoire-bataille. L'étude de la guerre a aussi longtemps reposé sur des bases politiques (l'étude des causes et des conséquences des conflits). On oublie fréquemment qu'avant les Annales, François Simiand, qui s'opposait régulièrement aux méthodiques Langlois et Seignobos, demandait aux historiens, dès 1903, dans la Revue de synthèse historique, de faire de l'histoire une science sur le modèle des sciences sociales en abandonnant leurs trois idoles -dont l'histoire politique, où la guerre tenait selon lui le rang d'objet majeur6.

Duby incarne sans doute mieux que quiconque cette réalité minorée par les tenants de la nouvelle histoire-bataille : avec son Dimanche de Bouvines, puis sa biographie de Guillaume le Maréchal (1984), un historien renommé des Annales se sert du fait militaire pour l'intégrer dans l'histoire des structures et des mentalités via un questionnement qui renvoie, de fait, à la définition des Annales. Keegan, en 1976, prolonge l'entreprise de Duby et rejoint les travaux de militaires, comme Ardant du Picq en France dès le XIXème siècle et S.L.A. Marshall aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, qui questionnaient les combattants et s'intéressaient en particulier à la question de la peur avant l'engagement. Keegan rallie ainsi Lucien Febvre qui, dans Combats pour l'histoire, plaidait pour une résolution des questions posées par la peur. Le travail de Keegan, mis en commun avec la micro-histoire développé par Carlo Ginzburg, a replacé l'individu au coeur de l'étude de la guerre et cet ensemble a produit des travaux particulièrement intéressants. On peut citer ceux de Stéphane Audoin-Rouzeau sur la Première Guerre mondiale ou celui de Christopher Browning sur les « hommes ordinaires » d'un bataillon de police allemand impliqué dans la Shoah. Plus récemment, on pense aussi au travail de Christian Ingrao sur la brigade Dirlewanger.7 L'étude du soldat dans la guerre se heurte cependant au problème des sources, qui ne deviennent massives qu'à partir du XIXème siècle (et plutôt la fin du siècle, d'ailleurs), peut-être aussi parce que la notion d'individu s'impose à ce moment-là et n'est pas transposable, probablement, à certaines périodes précédentes. Ces problèmes ne sont pas si artificiels qu'il n'y paraît.


Christopher Browning (né en 1944), historien américain spécialiste de l'Holocauste, s'intéresse en 1992 au bataillon de réserve de la police allemande 101 et à sa participation à l'extermination des Juifs. Se basant notamment sur les travaux de Stanley Milgram, il montre comment des "hommes ordinaires" peuvent devenir des tueurs en puissance dans un contexte de guerre, posant l'intéressante question du consentement à la violence. C'est l'une des premières monographies d'unité militaire qui bénéficie d'un questionnement renouvelé, en dehors de la vieille histoire-bataille.- Source : http://streaming.wustl.edu/assemblyseries/images/christopher-browning.jpg


L'Ecole des Annales a-t-elle, finalement, tué l'histoire militaire ? Bien sûr que non. Elle s'en est servie pour montrer que la démarche des méthodiques trouvait ses limites, dès 1929. Ce faisant, il a semblé à certains qu'elle s'en débarrassait purement et simplement. Or, bien au contraire, plusieurs historiens des Annales, et pas des moindres, ont dépassé la « vieille » histoire-bataille pour intégrer l'événement militaire à un véritable questionnement, faisant appel aux structures et à la temporalité. Ce qui est vrai, par contre, c'est que cette tradition, entamée dès les années 1970, peine aujourd'hui à se prolonger en France, et ce depuis plusieurs décennies. Mais pour des raisons qui n'ont plus grand chose à voir avec l'Ecole des Annales...



1Lui-même membre de l'école des Annales et l'un des fondateurs de la « Nouvelle histoire », ce qui n'est pas anodin vu l'objet de son article...
2Jacques Le Goff, « Les « retours » dans l'historiographie française actuelle », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 22 | 1999, mis en ligne le 17 janvier 2009, consulté le 19 juillet 2013. URL : http://ccrh.revues.org/2322 .
3Henninger Laurent. La nouvelle histoire-bataille. In: Espaces Temps, 71-73, 1999. De la guerre. Un objet pour les sciences sociales. pp. 35-46.
4Avec notamment la parution deThe Face of the Battle, en 1976.
5Avec la parution de l'ouvrage de Michael Roberts en 1955.
6Venayre Sylvain, « L'individu dans la guerre. Remarques historiographiques », Hypothèses, 1998/1 p. 11-19.
7Les chasseurs noirs. Essai sur la Sondereinheit Dirlewanger, Paris Perrin, 2006.

2 commentaires:

  1. C'est une bonne base de réflection, mais je ne suis pas sûr de partager votre enthousiasme pour l'histoire militaire nouvelle formule centrée sur une démarche micro-anthropologique.
    Assez souvent les meilleurs chercheurs qui s'attachent à l'histoire des mentalités finissent par tourner leur sujet en une étude de cas qui tire profit de conditions limites (blessures, massacres, sortie de conflit, etc). Le cheminement historique s'efface pour laisser place à l'invariant humain et une forme d'essentialisation frisant souvent avec l'anachronisme.
    Les chercheurs comme Browning ne prêtent presque pas attention aux questions de structures économiques et environementales, chères à Braudel et Duby. Pour le dire simplement, ils oublient que l'argent est le nerf de la guerre.
    Les vertus explicative de l'approche par l'histoire des mentalités sont extrêmement maigres. Savoir que le feu tue n'avance pas à grand'chose. Au contraire, d'une approche bêtement militaire du type "combien de divisions".
    Je tombe sans doute dans la simplification à outrance mais j'échangerais un seul Adam Tooze pour cinq Chris Browning. Il s'agit de ne pas confondre l'essentiel et le secondaire.

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  2. Bonsoir,

    Pas inintéressant votre commentaire.
    Il est vrai que Browning n'est pas dans la lignée de Braudel et de la deuxième phase des Annales : on est plutôt dans l'histoire culturelle, prolongement de l'histoire des mentalités, avec quand même la dimension sociale (analyse de la composition du 101ème bataillon) même s'il n'y pas effectivement d'arrière-plan économique.

    Je précise que je ne suis pas contre une approche incluant l'histoire-bataille (votre "combien de divisions), bien au contraire, puisque je le fais moi-même dans les magazines.

    Ce qui m'a interpellé, au départ, c'est que certains tenants de la "nouvelle histoire-bataille" reprochent aux Annales d'avoir démoli l'histoire militaire alors qu'elle a pu se renouveler grâce aux outils fournis par cette école. C'est pourquoi mon billet est un peu engagé, forcément.

    Cordialement.

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