« Histoire-bataille » :
l'expression, péjorative, avait été utilisée par les fondateurs
des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre. Ce terme se voulait une
charge contre l'histoire telle qu'elle était pratiquée par les
méthodiques, Seignobos et Langlois, depuis la fameuse Introduction
aux études historiques (1897) qui offrait au grand public la
méthode d'une quasi « science » historienne. La
connotation péjorative a survécu dans l'histoire universitaire
française et dans le grand public, bien au-delà, probablement, de
l'intention réelle de ses auteurs, avant tout préoccupé de contrer
l'influence de l'école « capétienne » et d'une
histoire de droite et d'extrême-droite (liée à l'Action Française
dans ce dernier cas) qui, à l'époque, commençait à prendre le pas
sur les méthodiques. L'expression relevait donc aussi d'une
stratégie personnelle et institutionnelle.
Stéphane Mantoux.
Comme
le rappelle Jacques le Goff1
dans un article paru dans les Cahiers du centre de recherches
historiques en 19992,
les Annales déplorent avant tout le caractère superficiel d'une
histoire évenementielle, militaire et diplomatique, qui ne
s'intéresse pas à l'économie, à la société, à la culture et à
la démographie, entre autres. C'est aussi une réaction face à la
presse qui, elle, privilégie cette histoire-bataille. Or, les
fondateurs des Annales eux-mêmes n'ont jamais négligé ni
l'histoire politique, ni l'histoire militaire, contrairement à ce
que d'aucuns voudraient nous faire croire : Marc Bloch a ainsi
écrit Les rois thaumaturges (1924) et L'étrange défaite
(1940), qui sont des oeuvres majeures pour les deux champs concernés.
Cette
critique n'a en fait pas été bien comprise par ses détracteurs.
Elle rejette une histoire événementielle qui n'est que
superficielle, négligeant l'histoire des structures, une histoire en
profondeur -et la temporalité chère à Braudel. En outre, dans
Apologie pour l'histoire
(1941), Bloch place la démarche des Annales en contradiction
avec la sociologie de Durkheim qui, elle, ne conçoit pas l'histoire
sans événement : il s'agit donc de replacer celui-ci dans les
structures et les temporalités. Pour reprendre Jacques Le Goff,
l'événement n'est finalement que la « pointe de
l'iceberg » au sein d'une histoire-bataille à renouveler :
cette démarche est en fait entreprise assez tôt, à travers, par
exemple, Le dimanche de Bouvines de G. Duby (1973) ou le
Valmy. La démocratie en armes, de J.-P. Bertaud (1973). Deux
exemples sur deux périodes différentes, la même année.
Si
l'événement et l'histoire-bataille font un « retour »
aujourd'hui, c'est parce que les nouveaux médias -télévision,
Internet- produisent autant l'événement qu'ils le diffusent. Ce qui
conduit à se repencher sur la valeur des événements du passé, qui
ont eux aussi été produits. L'essence des Annales est d'avoir
insisté justement sur ce point : le fait historique n'est pas
une donnée brute à disposition de l'historien, mais bien le
résultat de son questionnement et de son analyse. L'événement
rejoint en fait le coeur de ce qui fait les Annales, intégrant la
dimension de l'imaginaire, ce qui permet aussi de mieux travailler
les relations entre histoire et mémoire, fondamentales dans la
recherche actuelle. Plus que de retour, il faut donc parler d'un
renouvellement de l'histoire-bataille.
Cette
histoire bataille renouvelée, mise en avant par certains chercheurs
comme Laurent Henninger3,
déplore fréquemment, ainsi, que la guerre elle-même (étant
entendu dans le sens des opérations militaires, la composition des
forces, la pratique de la guerre) soit laissée de côté, ce qui
n'est plus tout à fait vrai et ne l'était peut-être déjà plus
depuis les années 1970. On a déjà écarté la barrière
épistémologique. Le problème « idéologique »
liée à l'influence du marxisme sur l'Ecole des Annales et ses
différentes « vagues » (en particulier la
Nouvelle Histoire, terme qui s'impose en 1978 pour désigner la
troisième vague des Annales) est loin d'être seul en cause au
regard de la désaffection pour l'histoire militaire. Le monde
anglo-saxon reste lui beaucoup plus dynamique : des auteurs
comme John Keegan4
(récemment disparu, en 2012), Victor David Hanson, ou Omer Bartov,
ont déplacé l'analyse sur la guerre vue par le combattant, le
soldat -sans que cette analyse soit d'ailleurs toujours pleinement
satisfaisante, et parfois, elle aussi, perclue d'arrières-pensées
idéologiques : on pense à Hanson en particulier. On pourrait
faire le même constat, après le « modèle occidental de la
guerre » de Hanson, avec le concept de « révolution
militaire », qui a beaucoup agité le monde des chercheurs
anglo-saxons depuis 60 ans5
pour la période moderne, avant que ce concept ne soit également
appliqué pour d'autres périodes, en particulier l'Antiquité. De la
même façon, il n'est pas inintéressant de constater l'apparition
d'un nouvel objet d'études, l'art opératif, que de nombreux
chercheurs anglo-saxons, puis français, sont allés retrouver dans
une histoire moins caricaturale de l'Armée Rouge depuis une bonne
vingtaine d'années. A contrario, la performance de l'armée
allemande et le regard sur la Wehrmacht, de manière générale,
ont évidemment beaucoup évolué depuis la fin de la guerre froide,
qui avait introduit des prismes déformants.
En
France, l'histoire militaire s'affirme à nouveau dès les années
1970, comme on l'a déjà dit. A côté de Duby et Bertaud,
l'histoire moderne compte alors plusieurs personnalités spécialistes
de la question : André Corvisier, Jean Bérenger, Jean Meyer,
tandis qu'en histoire médiévale, Philippe Contamine signe, dès
1980, un imposant volume aux PUF, dans la collection Nouvelle
Clio, sur la guerre au Moyen Age. Son travail est prolongé par
une nouvelle génération d'historiens médiévistes qui
s'intéressent au fait militaire (Olivier Bouzy, Xavier Hélary,
etc). Il manque en revanche, malgre une tentative, une synthèse
d'ensemble efficace sur l'histoire militaire de la France, qui
marquerait le retour d'une histoire-bataille pleinement renouvelée
selon la démarche des Annales. Il faut dire que le ministère de la
Défense, par le biais des services historiques de ses trois armes,
et avec la création du Centre d'Etudes d'Histoire de la Défense
(CEHD) en 1994, joue encore un rôle important dans ce processus de
renouvellement. Or, les problématiques purement militaires tendent à
s'imposer dans des analyses que l'on voudraient, parfois, plus
historiennes, et il n'est pas sûr que la symbiose soit forcément
réalisée, en dépit de travaux plus anthropologiques renvoyant à
la notion de « culture de guerre ». En France,
l'histoire militaire est encore surtout faite par des militaires, ce
qui n'est pas anodin.
C'est
aussi que la notion de guerre elle-même est difficile à cerner. En
outre, en France, elle a été associée très tôt à l'histoire :
que l'on pense au Lavisse de la IIIème République et à son
exaltation guerrière, dans laquelle certains voient justement le
primat, par la suite, de ce que les Annales ont appelé
l'histoire-bataille. L'étude de la guerre a aussi longtemps reposé
sur des bases politiques (l'étude des causes et des conséquences
des conflits). On oublie fréquemment qu'avant les Annales, François
Simiand, qui s'opposait régulièrement aux méthodiques Langlois et
Seignobos, demandait aux historiens, dès 1903, dans la Revue de
synthèse historique, de faire de l'histoire une science sur le
modèle des sciences sociales en abandonnant leurs trois idoles -dont
l'histoire politique, où la guerre tenait selon lui le rang d'objet
majeur6.
Duby
incarne sans doute mieux que quiconque cette réalité minorée par
les tenants de la nouvelle histoire-bataille : avec son Dimanche
de Bouvines, puis sa biographie de Guillaume le Maréchal (1984),
un historien renommé des Annales se sert du fait militaire pour
l'intégrer dans l'histoire des structures et des mentalités via un
questionnement qui renvoie, de fait, à la définition des Annales.
Keegan, en 1976, prolonge l'entreprise de Duby et rejoint les travaux
de militaires, comme Ardant du Picq en France dès le XIXème siècle
et S.L.A. Marshall aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale,
qui questionnaient les combattants et s'intéressaient en particulier
à la question de la peur avant l'engagement. Keegan rallie ainsi
Lucien Febvre qui, dans Combats pour l'histoire, plaidait pour
une résolution des questions posées par la peur. Le travail de
Keegan, mis en commun avec la micro-histoire développé par Carlo
Ginzburg, a replacé l'individu au coeur de l'étude de la guerre et
cet ensemble a produit des travaux particulièrement intéressants.
On peut citer ceux de Stéphane Audoin-Rouzeau sur la Première
Guerre mondiale ou celui de Christopher Browning sur les « hommes
ordinaires » d'un bataillon de police allemand impliqué
dans la Shoah. Plus récemment, on pense aussi au travail de
Christian Ingrao sur la brigade Dirlewanger.7
L'étude du soldat dans la guerre se heurte cependant au problème
des sources, qui ne deviennent massives qu'à partir du XIXème
siècle (et plutôt la fin du siècle, d'ailleurs), peut-être aussi
parce que la notion d'individu s'impose à ce moment-là et n'est pas
transposable, probablement, à certaines périodes précédentes. Ces
problèmes ne sont pas si artificiels qu'il n'y paraît.
L'Ecole
des Annales a-t-elle, finalement, tué l'histoire militaire ?
Bien sûr que non. Elle s'en est servie pour montrer que la démarche
des méthodiques trouvait ses limites, dès 1929. Ce faisant, il a
semblé à certains qu'elle s'en débarrassait purement et
simplement. Or, bien au contraire, plusieurs historiens des Annales,
et pas des moindres, ont dépassé la « vieille »
histoire-bataille pour intégrer l'événement militaire à un
véritable questionnement, faisant appel aux structures et à la
temporalité. Ce qui est vrai, par contre, c'est que cette tradition,
entamée dès les années 1970, peine aujourd'hui à se prolonger en
France, et ce depuis plusieurs décennies. Mais pour des raisons qui
n'ont plus grand chose à voir avec l'Ecole des Annales...
1Lui-même
membre de l'école des Annales et l'un des fondateurs de la
« Nouvelle histoire », ce qui n'est pas anodin vu
l'objet de son article...
2Jacques
Le Goff, « Les « retours » dans l'historiographie française
actuelle », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques
[En ligne], 22 | 1999, mis en ligne le 17 janvier 2009, consulté le
19 juillet 2013. URL : http://ccrh.revues.org/2322 .
3Henninger
Laurent. La nouvelle histoire-bataille. In: Espaces Temps,
71-73, 1999. De la guerre. Un objet pour les sciences sociales. pp.
35-46.
4Avec
notamment la parution deThe Face of the Battle, en 1976.
5Avec
la parution de l'ouvrage de Michael Roberts en 1955.
6Venayre
Sylvain, « L'individu dans la guerre. Remarques historiographiques
», Hypothèses, 1998/1 p. 11-19.
7Les
chasseurs noirs. Essai sur la Sondereinheit Dirlewanger, Paris
Perrin, 2006.
C'est une bonne base de réflection, mais je ne suis pas sûr de partager votre enthousiasme pour l'histoire militaire nouvelle formule centrée sur une démarche micro-anthropologique.
RépondreSupprimerAssez souvent les meilleurs chercheurs qui s'attachent à l'histoire des mentalités finissent par tourner leur sujet en une étude de cas qui tire profit de conditions limites (blessures, massacres, sortie de conflit, etc). Le cheminement historique s'efface pour laisser place à l'invariant humain et une forme d'essentialisation frisant souvent avec l'anachronisme.
Les chercheurs comme Browning ne prêtent presque pas attention aux questions de structures économiques et environementales, chères à Braudel et Duby. Pour le dire simplement, ils oublient que l'argent est le nerf de la guerre.
Les vertus explicative de l'approche par l'histoire des mentalités sont extrêmement maigres. Savoir que le feu tue n'avance pas à grand'chose. Au contraire, d'une approche bêtement militaire du type "combien de divisions".
Je tombe sans doute dans la simplification à outrance mais j'échangerais un seul Adam Tooze pour cinq Chris Browning. Il s'agit de ne pas confondre l'essentiel et le secondaire.
Bonsoir,
RépondreSupprimerPas inintéressant votre commentaire.
Il est vrai que Browning n'est pas dans la lignée de Braudel et de la deuxième phase des Annales : on est plutôt dans l'histoire culturelle, prolongement de l'histoire des mentalités, avec quand même la dimension sociale (analyse de la composition du 101ème bataillon) même s'il n'y pas effectivement d'arrière-plan économique.
Je précise que je ne suis pas contre une approche incluant l'histoire-bataille (votre "combien de divisions), bien au contraire, puisque je le fais moi-même dans les magazines.
Ce qui m'a interpellé, au départ, c'est que certains tenants de la "nouvelle histoire-bataille" reprochent aux Annales d'avoir démoli l'histoire militaire alors qu'elle a pu se renouveler grâce aux outils fournis par cette école. C'est pourquoi mon billet est un peu engagé, forcément.
Cordialement.