mercredi 4 mai 2016

Les Arditi del popolo et la lutte armée contre le fascisme (1921-1922)

En 1954, le futur président de la République italienne, Sandro Pertini soulignait dans un article que « la Résistance n’a pas commencé le 8 septembre 1943, mais en 1921. » Parmi ces premiers résistants au fascisme se trouvent les Arditi del popolo, une organisation militaire antifasciste qui connu une expansion rapide puis un déclin brutal.

Le mouvement des Arditi del popolo plonge ses racines dans la Première Guerre mondiale et s’inscrit dans ce laboratoire politique et social de l’après 1918 où l’utilisation de la violence comme stratégie politique à visée révolutionnaire se généralise. Dans cette perspective, la localité, la rue, l’usine deviennent des zones de combat et d’action directe qu’il faut défendre ou prendre à l’adversaire. Cette militarisation du politique qui rompt à la fois avec les traditions démocratiques et celles du mouvement ouvrier ouvre peu à peu la voie à une guerre civile entre le fascisme et ses adversaires.

S’il revient au squadrisme fasciste d’avoir généralisé à grande échelle cette « brutalisation » de l’action politique, les Arditi del popolo furent sur ce terrain des adversaires sérieux. Ils formèrent la première organisation destinée à combattre militairement le fascisme et, dans certains cas, ils sortirent vainqueurs de la confrontation, montrant que l’ascension de Mussolini vers le pouvoir n’était pas irrésistible. Longtemps délaissés par l’historiographie, les Arditi del popolo inaugurent l’histoire de la résistance armée au fascisme et plus largement ouvrent une nouvelle phase dans celle des relations entre le mouvement ouvrier et la question militaire.

David FRANCOIS



Les Arditi, soldats d’élite.
En 1915, la majorité du peuple italien est hostile à l’entrée du pays dans la guerre. Néanmoins, une minorité composée de nationalistes et de militants de gauche est favorable à une intervention de l’Italie dans la guerre mondiale. L’interventionnisme de gauche se cristallise dans la formation, en décembre 1914, du Faisceau d’action révolutionnaire internationaliste qui appelle à la guerre contre les Empires centraux, à la fois réactionnaires et cléricaux. Pour ce courant la guerre doit déboucher sur un bouleversement révolutionnaire et transformer le prolétariat en une masse de combattants bien entraînés. C’est donc avec enthousiasme que ces interventionnistes de gauche apprennent l’entrée en guerre de leur pays le 23 mai 1915.

C’est dans ce milieu qu’au printemps 1917, le commandement de la 2e armée italienne puise pour constituer les premières troupes d’assaut italiennes, les arditi. Constituées sur le modèle des bataillons de Sturmtruppen autrichiens, ces troupes sont destinées à mener des attaques surprises, des raids en territoire ennemi et des actions de sabotage. Armés d’un fusil, d’un revolver et d’un long poignard qui devient rapidement leur symbole, les arditi deviennent des troupes autonomes qui ne sont plus astreintes à tenir les tranchées. Dotés d’une formation spéciale, ils deviennent rapidement conscients de former une troupe d’élite ce qui tend à exaspérer leur esprit de corps.

Groupe d'arditi sur le front italien


Dans un pays qui est entré en guerre à reculons, au sein d’une armée qui manque d’esprit combatif, corseté par un état-major sclérosé, les arditi forment une exception qui prend sa source dans leur mode de recrutement, le volontariat. En effet, une grande partie des volontaires est issue des rangs de l’interventionnisme démocratique, républicain et syndicaliste-révolutionnaire. Imprégné d’idées futuristes et libertaires, intolérant à la médiocrité de la société bourgeoise, le patriotisme des arditi hérite de l’idée, née à l’époque du Risorgimento, que la guerre possède des vertus régénératrices qui sont les prémisses à un changement révolutionnaire. Au culte de l’ordre, ils opposent un mépris pour les institutions bourgeoises et l’autorité de l’État tandis qu’à la lutte des classes ils substituent une camaraderie interclassiste née des épreuves vécues en commun. L’antiparlementarisme et le rejet de la bourgeoisie s’accompagnent également d’un antisocialisme qui prend sa source dans le pacifisme du Parti socialiste italien (PSI) opposé à la guerre. Tout cela nourrit rapidement le mythe de l'arditi, un combattant qui va fièrement à la mort en chantant son amour de la patrie.

L'image des arditi utilisée par la propagande


À la fin de la guerre, quand commence à circuler les premières rumeurs sur la démobilisation imminente du corps des arditi, Mario Carli, dans les colonnes de Roma futurista, lance un appel à la création d’une association des Arditi qui voit finalement le jour à Rome le 1er janvier 1919 sous le nom d'Associazione fra gli Arditi d’Italia (AFAI) avec comme premier objectif d’aider ses membres à se réinsérer dans la vie civile. Les statuts de l’association, où se mêlent appel patriotique et revendications sociales, montrent une profonde méfiance envers le système parlementaire et les partis politiques. Cela n’empêche pas l’association de recevoir le soutien des industriels qui apprécient son antisocialisme et sa proximité avec les positions des Fasci italiani di combattimento de Mussolini.

Les arditi, qui se considèrent comme une élite autonome, apparaissent à Mussolini comme le groupe le plus susceptible de répondre à ses aspirations politiques et il tente donc de les attirer à lui. L'antisocialisme devient la base de l’alliance qui se noue alors entre eux. Dans certaines villes des arditi sont ainsi à l’origine de la formation des Fasci di combattimento, partageant parfois les mêmes locaux que les fascistes. Ensemble, ils forment alors un front commun que rien ne distingue lors des actions et des manifestations politiques. L’armée, la bourgeoisie italienne et diverses associations antisocialistes commencent même à couvrir d’éloge ces nouveaux mouvements qui apparaissent utiles dans la lutte contre le mouvement ouvrier.

Mais cette alliance entre fascistes et arditi connaît une première fracture à l’été 1919 quand une partie de ces derniers réclame un rapprochement, voire une collaboration, avec les socialistes pour lutter contre les classes dirigeantes et le système parlementaire. Certains arditi commencent alors à collaborer avec le journal socialiste L'Avanti.


La naissance des Arditi del Popolo
Au cours du biennio rosso de 1919-1920, ces deux années d’intenses agitations ouvrière et paysanne, l’attitude des arditi est contradictoire. D’abord du côté du parti de l’ordre, l’AFAI essaye ensuite de combiner les revendications nationales en Adriatique avec les aspirations socialistes d’une base de plus en plus orientée à gauche par hostilité envers la bourgeoisie. Se différenciant du fascisme qui apparaît comme le bras armé de la réaction, de plus en plus d’arditi se rangent du côté des travailleurs et se déclarent même contre l’intervention italienne en Albanie, prenant une part active au soulèvement d'Ancône en juin 1920. Le développement de la terreur squadriste durant l’année 1920 achève de rompre les liens qui existaient encore avec les fascistes.

En novembre 1920, les arditi se réorganisent avec la fondation de l’Association nationale des Arditi d’Italie (ANAI). Si le congrès de mars 1921 confirme la ligne antérieure profasciste, deux mois plus tard cette position est mise en minorité. La direction de l'ANAI adopte alors une attitude de neutralité entre le socialisme et le fascisme et demande à tous ses adhérents membres des Fasci de quitter ces groupes. La majorité des sections avalise cette nouvelle ligne qui conduit au départ des éléments fascistes conduits par Bottai et De Vecchi. Une minorité, à gauche, rejette également la ligne de neutralité de l'ANAI. Conduite par la section romaine, dirigée par Argo Secondari, elle souhaite s’engager dans la défense armée des ouvriers victimes des agressions fascistes et fonde pour cela l’Association des Arditi del popolo.

Argo Secondari, fondateur des Arditi del popolo


Argo Secondari est née à Rome en 1895 dans une famille riche de la bourgeoisie. Mobilisé comme simple soldat en 1915, il atteint le grade de lieutenant au sein du bataillon étudiant des Arditi. Après la guerre il est parmi les fondateurs de l'AFAI où il montre ses sympathies pour les anarchistes et les républicains. Cette attitude provoque à son égard l’hostilité du Fascio romain mais provoque la sympathie des libertaires et des républicains de gauche. C’est avec ces derniers qu’en juin 1919 il participe à un complot visant à s’emparer du Forte Pietralata où loge un bataillon d'arditi. Le plan des conjurés envisage ensuite d’étendre le soulèvement aux quartiers populaires de Rome et de renverser le gouvernement Nitti pour proclamer une Assemblée constituante. Les conspirateurs, dont Secondari, sont arrêtés avant même le déclenchement de l’opération. Ce dernier est libéré en mars 1920 ce qui lui permet de rejoindre Fiume occupée par les légionnaires de D'Annunzio. De retour à Rome en mai 1920, il se retrouve en désaccord avec la ligne antisocialiste de la majorité conduite par Bottai. Il organise à ce moment la scission des arditi romains de tendances anarchistes et républicaines mais se retrouve en minorité face à ceux qui prônent une politique modérée. Secondari abandonne alors ses responsabilités au sein du mouvement.

Il ne revient sur le devant de la scène qu’en mai 1921, au moment de la crise interne de l'ANAI. Soutenu par les républicains et les anarchistes, il convoque le 22 juin une réunion des membres et sympathisants de la section romaine sur une ligne clairement antifasciste. La nécessité de lutter contre les squadristes sur le plan militaire, se manifeste alors avec acuité. Durant les premiers mois de cette année 1921, ce sont en effet prés de 730 locaux d’organisations ouvrières, Bourses du travail, coopératives, sièges de partis ou de ligues paysannes qui sont attaqués et détruits par les fascistes. De nombreux militants sont agressés, blessés ou assassinés. Les expéditions squadristes ne cessent de prendre de l’ampleur grâce à l’aide financière des industriels et des grands propriétaires terriens et la complicité de l’armée et des carabiniers.

Les organisations ouvrières sont le plus souvent désarmées, au sens propre et figuré, devant les méthodes squadristes qui s’inspirent directement de celles utilisées durant la guerre. Sur la défensive, elles forment des groupes de combat antifascistes comme les Guardie Rosse (Gardes rouges), les Lupi Rossi (Loups rouges), les Figli di nessuno (Fils de rien) ou les Squadre d'azione (équipes d’action) communistes. Mais ses groupes sont mal structurés, sans liaison entre eux et peu efficaces.

C’est dans ce contexte que le 27 juin 1921, la section romaine des arditi se dote d’une nouvelle direction composée de Secondari et de deux anciens légionnaires de Fiume, Ferrari et Pierdominici. Il est également décidé de former un bataillon d'Arditi del popolo dirigé par le colonel Tommaso Abatino et formé de trois compagnies. La nouvelle organisation s’appuie pour son lancement sur le Comité de défense prolétarien de Rome qui regroupe des syndicats, la section républicaine de Rome et les anarcho-communistes du Latium afin d’organiser une manifestation antifasciste le 6 juillet. Cette initiative provoque un certain enthousiasme qui se traduit par le succès des souscriptions lancées, soutenues par les ouvriers du bâtiment, les postiers et les cheminots, mais surtout par l’adhésion d’un millier de personnes aux Arditi del popolo. La convergence entre ces derniers et le mouvement ouvrier se réalise sur des positions antifascistes et sur la volonté d'utiliser les mêmes méthodes que les fascistes pour défendre les ouvriers face à l’offensive squadriste.

Carte de membre des Arditi del popolo


Le 6 juillet, c’est face à des milliers de manifestants, ainsi que des représentants du PSI et du Parti communiste d'Italie (PCd'I), que les Arditi del Popolo font leur première apparition publique. L’événement, largement relayé par la presse, marque l’opinion. L'Ordine Nuovo, le journal du dirigeant communiste Antonio Gramsci, se montre particulièrement enthousiaste tout comme la Pravda du 10 juillet qui publie un compte-rendu de la manifestation romaine. Lénine est en effet intéressé par l’exemple des Arditi del popolo. À l’heure où le dirigeant soviétique prône la ligne du front unique, le rassemblement d’environ 15 000 personnes à Rome en présence de responsables de différents partis pour assister au défilé de 2 000 Arditi del popolo en uniforme est un exemple à suivre comme l’indique d’ailleurs un appel de l’Internationale communiste publiée dans Ordine Nuovo du 14 août. Les anarchistes montrent également un enthousiasme similaire devant la nouvelle organisation.


L'organisation des Arditi del popolo.
L’exemple romain est bientôt suivi dans toute l’Italie notamment sur l’axe Rome-Ancône et sur celui de Rome à Gênes. Les principaux centres des Arditi del popolo sont Orte, Terni, Civitavecchia, Ancône, Livourne, Pise, Gênes, Parme, Plaisance et quelques villes d’Italie du sud, soit un total de 144 sections. À l’été 1921, l’ensemble des formations militaires antifascistes rassemble environ 20 000 personnes. La région romaine domine avec environ 3 300 militants répartis dans 12 sections et l'Ombrie avec 3 000 membres.

Les Arditi del popolo créent une structure militaire souple et enracinées localement, capable d’intervenir rapidement et de tenir un territoire en multipliant défilés publics et patrouilles sans oublier l'identification des sympathisants fascistes. Privilégiant l'aspect militaire à la politique, les sections sont structurés en bataillons divisé en compagnies, constituées à leur tour de quatre escouades comprenant 10 hommes chacune plus un chef. Chaque bataillon se dote de détachements cyclistes qui doivent permettre de maintenir les liaisons entre les groupes mais également avec les organisations ouvrières. Des séances de formations et des entraînements sont organisés pour les militants.

Groupe d'Arditi del popolo


Les sections sont laissées libre de définir elle-même leur mode d’action selon les sensibilités locales dominantes. Les dirigeants des sections reflètent d'ailleurs ses traditions politiques locales et sont, selon les endroits, anarchistes, socialistes, républicains, syndicalistes-révolutionnaires, communistes et parfois même membres du parti populaire, la grande formation chrétienne-démocrate. Ce qui les rassemble c’est une lecture commune du phénomène fasciste comme réaction anti-ouvrière et la volonté de s’opposer à lui par la résistance armée. L’union au sein des Arditi del popolo ne se fait donc pas sur une base politique ou idéologique mais sur une base sociale. Le recrutement est essentiellement populaire avec une forte représentation des cheminots, des métallurgistes, des travailleurs agricoles, des postiers, des ouvriers des constructions navales. L’association compte néanmoins dans ses rangs des employés, des journalistes, des étudiants et des avocats. Si beaucoup sont des anciens combattants, certains avec le grade d’officier, de nombreux Arditi del popolo, dont les plus jeunes, n’ont jamais servi dans l'armée.

Insigne des Arditi del popolo


L’armement des Arditi del popolo est constitué par des armes ramenées du front par les anciens combattants et celles achetés avec le produit des souscriptions, principalement des poignards, des fusils et des revolvers. À cela s’ajoutent des armes plus rudimentaires comme les bâtons, les fusils de chasse, les bombes artisanales. L'aspect militaire de l'organisation se traduit également par l'adoption de symboles directement issus de l'arditisme du temps de la guerre comme le crâne entouré d’une couronne de lauriers et d’un poignard entre les dents tandis que des sections se dotent d’emblèmes plus spécifiquement politiques comme le fanion rouge représentant une hache qui brise un faisceau.


Premiers succès.
Dés leur création les Arditi del popolo se montrent actifs et font la preuve de leur efficacité. Le 10 juillet 1921 quelques fascistes venus à Viterbe, une cité au nord de Rome, pour l'inauguration du Fascio local, assassinent un paysan, Tommasino Pesci. Le jour suivant, les squadristes s’apprêtent à nouveau à investir la ville mais la nouvelle se répand rapidement et la section locale des Arditi del popolo organise la défense de la cité. Craignant la violence des affrontements qui se profilent, les autorités préfèrent prendre la décision de bloquer les fascistes qui ne peuvent pénétrer dans Viterbe. Malgré l'absence de combats, cet épisode montre la volonté et la capacité des milieux populaires à se regrouper autour d’une structure militaire pour repousser les assauts fascistes, une détermination qui oblige les autorités à s'opposer aux squadristes. Il annonce les événements de Sarzana.

Fanion de la section de Civitavecchia


À l’été 1921, la situation est particulièrement tendue en Ligurie, une région ouvrière en proie aux attaques de squadristes venues de la Toscane voisine. Le 21 juillet 1921, environ 600 fascistes toscans convergent sur Sarzana dans la région de La Spezia pour libérer des squadristes de Carrare arrêtés quelques jours plus tôt à la suite d’une attaque contre un meeting qui a fait plusieurs morts. Les Arditi del popolo se préparent à l’affrontement et placent des charges explosives sur des bâtiments afin de les faire s’écrouler sur leurs adversaires. Comme à Viterbe quelques jours plus tôt, la police s’interpose entre les deux camps. Des coups de feu partent néanmoins des rangs fascistes, tuant un policier. Les Carabiniers répliquent, blessant de nombreux squadristes qui prennent aussitôt la fuite. Les Arditi del popolo et une partie de la population prennent alors en chasse les fuyards et à la fin de la journée 18 fascistes ont été tués et 30 blessés.

Ces premiers succès contre les squadristes gonflent les rangs des Arditi del popolo qui démontrent concrètement la possibilité de battre les fascistes sur leur propre terrain en s’appuyant sur les capacités militaires mise à la disposition du mouvement ouvrier et révolutionnaire par les arditi. Le 24 juillet, l'organisation tient son premier congrès national à Rome où elle répète sa volonté de défendre les travailleurs contre les attaques fascistes et lance un appel à toutes les forces politiques pour qu’elles aident moralement et matériellement les Arditi del popolo. Elle ajoute qu’aucune force politique ne doit prendre le dessus au sein de l'association sous peine de nuire à la nature militaire du mouvement.


L'isolement politique des Arditi del Popolo.
L’essor des Arditi del popolo se heurte rapidement à la méfiance des deux grands partis de la gauche le PSI et le PCd'I. Ce dernier, dirigé par Amadeo Bordiga, Angelo Tasca et Antonio Gramsci, est né d’une scission du PSI lors du congrès de Livourne en janvier 1921. Loin d’être inféodé à Moscou, la majorité du PCd'I suit une ligne gauchiste de refus de toute compromission avec les autres forces politiques. Elle s’oppose donc à la stratégie de front unique, l’alliance avec les autres organisations de gauche, décidée par l’Internationale communiste et qui doit se concrétiser entre autres par la participation des communistes aux Arditi del popolo. Seul Gramsci est partisan de l’application de cette politique et accueille favorablement la naissance de l'organisation militaire des Arditi. Mais ce dernier, minoritaire dans son parti, ne détermine pas la ligne officielle du PC.

Pour la direction communiste, qui cherche alors à organiser ses propres groupes de combat, les Arditi del popolo sont des concurrents qui empêchent le PC d’établir son hégémonie dans le domaine de la défense du prolétariat. Le 7 août 1921, elle ordonne donc aux militants de quitter les Arditi del popolo. De nombreux communistes obtempèrent à contrecœur tandis que d’autres refusent de plier. C’est notamment le cas à Parme, Ancône et Livourne où les communistes restent au sein des Arditi del popolo ou continuent de collaborer avec eux. Au début de 1922, Moscou cherche encore à infléchir la position du PCd’I. Boukharine, répondant à Ruggero Grieco qui justifie la position du PC, lui indique à nouveau que les communistes doivent adhérer aux Arditi pour attirer à eux les ouvriers qui s’y trouvent. Rien n’y fait, la direction communiste reste enfermée dans sa ligne sectaire.

Le PSI quant à lui privilégie une attitude légaliste qui condamne toute usage de la force. Négligeant totalement la question de la défense militaire de leurs organisations et de leurs locaux, les socialistes, à l’exception de quelques individus, sont les grands absents des différents comités de défense prolétariens et des Arditi del popolo. Seule la faction de gauche du PSI soutient ses derniers, suivant en cela la ligne de l’Internationale et en contraste total avec l’attitude du PCd’I.

Parmi les autres forces de la gauche, le soutien républicain aux Arditi del popolo reste constant tout au long de 1921 malgré la tentative du PRI de former une force militaire antifasciste propre. Ce sont les anarchistes qui se montrent les plus enthousiastes et les plus fermes soutiens des Arditi del popolo. En août 1921, le conseil général de l’Union anarchiste italienne félicite l'organisation pour l’efficacité de son travail de défense des libertés ouvrières. Ce soutien inconditionnel explique que dans certaines régions les anarchistes dominent au sein des Arditi del popolo et, en octobre 1922, ils parviennent même à former à Rome le 1er bataillon arditi anarchiste.

Arditi del popolo à Parme


Outre la méfiance du PSI et du PCd’I à leur égard, les Arditi del popolo sont rapidement confrontés au départ de Secondari et au pacte de pacification d’août 1921. À la suite de l'assassinat d’un militant, une grève générale est organisée dans la région de Rome mais à la dernière minute, à la suite de pressions, Secondari fait annuler l’ordre de grève. L’information arrive néanmoins trop tard à Terni où les Arditi del popolo qui se sont rassemblés à la gare sont arrêtés par la police pour port illégal d’armes. Lors de la réunion de la direction des Arditi del popolo, le 29 juillet, Secondari, tenu pour responsable de l’échec de la grève générale et de l’épisode de Terni est évincé de la tête de l’organisation.

La signature du pacte de pacification est un coup plus dur porté aux Arditi del popolo que le départ de Secondari. Le 3 août 1921, socialistes et fascistes signent en effet un accord devant le président de l’Assemblée où ils s’engagent à mettre fin à l’utilisation de la violence. Il s’agit d’un véritable abandon des Arditi del popolo de la part des dirigeants socialistes nationaux et locaux. Pour ces derniers, si les Arditi del popolo sont apparus au départ comme un moyen de contrebalancer l’influence croissante des fascistes, une fois le pacte de pacification signé, ils deviennent des obstacles à sa réalisation et le PSI les condamne alors à l’illégalité et à la répression. Surtout, le pacte de pacification est un pacte de dupes, d’abord en assimilant la violence offensive des squadristes à la légitime défense populaire, ensuite parce que si les socialistes sont déterminés à l’appliquer ce n’est pas le cas des fascistes.


Derniers combats.
Profitant de la signature du pacte de pacification, le Président du Conseil et ministre de l’Intérieur Bonomi envoie une circulaire dans laquelle les Arditi del popolo sont considérés comme une association délictueuse. Dés août, l’exécutif et le pouvoir judiciaire s’acharnent sur eux, multipliant les perquisitions, les arrestations et les fermetures de locaux, des mesures qui ne touchent pas les squadristes qui peuvent continuer leur campagne de terreur.

Abandonnée par les partis ouvriers, dirigée par des responsables qui ne parviennent pas à mettre en avant un idéal unificateur à côté de l’action militaire, victime de la répression gouvernementale, les Arditi del popolo adoptent alors une position essentiellement défensive. Mais cela n’enlève rien à leur efficacité. Le 11 septembre 1921, ils repoussent ainsi environ 3 000 fascistes qui attaquent Ravenne. Lors du congrès du Parti national fasciste à Rome, en novembre, ils organisent la défense des quartiers populaires lors de combats qui font deux morts et 150 blessés.

En décembre 1921, le gouvernement Bonomi promulgue une nouvelle loi sur le désarmement des civils, loi qui n’est appliquée que contre les Arditi del popolo. Le mouvement parvient néanmoins à vivre encore un an dans l’illégalité, mais il est amoindri dans ses capacités de combat et se résout à une défense statique par manque de coordination entre les sections. Au début de 1922, il devient la milice clandestine d’un nouvel organisme unitaire antifasciste, l’Alliance du travail qui réunit à partir de février certains syndicats ainsi que le PSI et le PRI.

Barricade à Parme en août 1922


La pression fasciste se fait de plus en plus forte dans toute l’Italie. Si le 24 avril 1922, les Arditi del popolo parviennent à repousser les squadristes à Piombino puis à les chasser du quartier San Lorenzo à Rome le 24 mai, les villes ouvrières sont peu à peu investies par les chemises noires. L’épreuve de force a lieu à l’occasion de la grève générale organisée par l’Alliance du travail le 1er août 1922. A Ancône, après deux jours de combats, les Arditi del popolo sont défaits par l’action conjointe des fascistes et de la police, tout comme à Gênes où la concurrence avec les groupes de combat communistes nuit à l’efficacité de la défense antifasciste. Les Arditi del popolo réussissent néanmoins à résister et à repousser les squadristes à Bari, à Civitavecchia où ils sont soutenus par environ 300 ouvriers yougoslaves et à Livourne et apparaissent encore comme les vecteurs d’une unité antifasciste militaire. Mais c’est à Parme qu'ils révèlent toute leur valeur.

La résistance de Parme est entrée dans la mythologie de l’antifascisme et les événements d’août 1922 méritent un bref approfondissement. Le 2 août 1922, environ 15 000 squadristes venant de toute l’Italie du nord convergent sur la cité. Le préfet et le commissaire de police retirent les forces de l’ordre des quartiers sensibles tandis que les Arditi del popolo mobilisent la population pour creuser des tranchées et construire des barricades. Autour de 300 arditi commandés par le socialiste révolutionnaire Guido Picelli se rassemble la presque totalité de la population, un soutien qui inclut les socialistes, les communistes et les populaires mais également les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes. Après cinq jours de batailles acharnées, les squadristes dirigés par Italo Balbo sont forcés de battre en retraite laissant derrière eux 30 morts et une centaine de blessés.

Une autre barricade à Parme avec un défense de barbelés 


L’épisode de Parme reste néanmoins isolé dans un pays ou le mouvement ouvrier est victime de l’échec de la grève générale. Dans la plus grande partie de l’Italie les noyaux restant d'Arditi del popolo se dispersent peu à peu. Le mouvement reste encore puissant à Rome où en octobre, 300 arditi, la plupart anarchistes ou républicains, se réunissent entre le Trastevere et San Lorenzo sous la direction de Malatesta et Mingrino. Ces noyaux vont animer dans les jours suivant la Marche sur Rome la résistance contre les fascistes dans les quartiers populaires de San Lorenzo, Trionfale et Testaccio où les chemises noires ne parviennent pas à pénétrer. Par la suite certains éléments des Arditi del popolo se lient aux opposants au fascisme et, jusqu’en juin 1924 et l’assassinat de Matteotti, ils sont nombreux à attendre le signal pour passer à l’action, un signal que l’opposition légale dite de l’Aventin ne donnera pas.

Guido Picelli, il dirige la défense de Parme en 1922 et trouve la mort en 1937 en Espagne au sein du bataillon Garibaldi


La vague de répression des années 1923-1924 finit de détruire les quelques tentatives de réorganisation du mouvement. Argo Secondari, le fondateur des Arditi del popolo, est ainsi victime d’une violente agression fasciste le 22 octobre 1922. Gravement blessé, il est interné dans un hôpital psychiatrique où il meurt en 1942. De nombreux Arditi del popolo continuent néanmoins la lutte antifasciste dans la clandestinité puis en Espagne durant la guerre civile. Ils s’engagent alors dans les formations garibaldiennes ou anarchistes puis dans la Résistance dans les formations de partisans communistes ou anarchistes. Certains deviennent des responsables importants du mouvement ouvrier italien après 1945 comme Giuseppe Di Vittorio, premier secrétaire de la CGIL, le principal syndicat italien, après la guerre.



L’historiographie présente souvent les Arditi del Popolo comme les précurseurs des partisans de la Seconde Guerre mondiale. Il est vrai qu’ils furent nombreux à participer à la Résistance, mais c’est oublié que contrairement à celle-ci, l'organisation des Arditi del popolo ne naît pas dans un contexte de lutte entre démocratie et totalitarisme mais au milieu de luttes sociales et politiques entre d’un côté les classes populaires italiennes et de l’autre les classes dirigeantes traditionnelles. La Résistance, phénomène interclassiste, a également cette particularité d’être une lutte nationale contre une occupation étrangère et pour le rétablissement de l’ordre démocratique ce qui ne se retrouve pas dans la lutte menée par les Arditi del popolo. Ces derniers ont la particularité de plonger à la fois leurs racines dans le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme mais également dans ce corps particulièrement original de l’armée italienne que furent les arditi dont ils veulent perpétuer l’esprit, une continuité qui se lit aussi bien dans leur organisation militariste que dans l’adoption de technique de combat étrangère jusque-là au mouvement ouvrier.

Si le caractère subversif et antibourgeois des Arditi del popolo ne fait aucun doute, il reste essentiellement un mouvement militaire qui ne mène pas une lutte politique contre le fascisme mais uniquement contre ses manifestations les plus spectaculaires que sont les attaques squadristes. Si les Arditi del popolo permettent de rassembler des communistes, des socialistes, des républicains, des anarchistes, des syndicalistes révolutionnaires, c’est avant tout sur la base d’une volonté commune d’action combattante et non sur une analyse politique. Cette subordination du politique au militaire explique en grande partie l’échec du mouvement mais pouvait-il en être autrement dans une organisation si hétérogène, reflet de la profonde division de la gauche italienne. L’histoire des Arditi del Popolo est de ce point de vue symptomatique du drame du mouvement ouvrier italien après la Grande Guerre même si l'organisation militaire apparaît également comme la grande occasion manquée de l’antifascisme avant la marche sur Rome.


Bibliographie.
-Eros Francescangelo, Arditi del popolo, Argo Secondari e la prima organizzazione antifasciste (1917-1922), Odradek, 2000.
-Valerio Gentili, La legione romana degli Arditi del Popolo, Purple Press, 2009.
-Valerio Gentili, Roma combattente. Dal «biennio rosso» agli Arditi del Popolo, la storia mai raccontata degli uomini e delle organizzazioni che inventarono la lotta armata in Italia, Castelvecchi, 2010.
-Marco Rossi, Arditi, non gendarmi! Dalle trincee alle barricate: arditismo di guerra e arditi del popolo (1917-1922), BFS Edizioni, 2011.
-Claudia Piermarini, I soldati del popolo. Arditi, partigiani e ribelli: dalle occupazioni del biennio 1919-20 alle gesta della Volante Rossa, storia eretica delle rivoluzioni mancate in Italia, Red Star Press, 2013.

En français :
-Angelo Tasca, Naissance du fascisme, Gallimard, 2004.
-Pino Cacucci, Oltretorrente, Christian Bourgois, 2005.

1 commentaire:

  1. Histoire que je connaissait pas. Cela explique les multiples mouvements de résistances plus ou moins communistes après le débarquement en Sicile.

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