En
1954, le futur président de la République italienne, Sandro Pertini
soulignait dans un article que « la Résistance n’a pas
commencé le 8 septembre 1943, mais en 1921. » Parmi ces
premiers résistants au fascisme se trouvent les Arditi del popolo,
une organisation militaire antifasciste qui connu une expansion
rapide puis un déclin brutal.
Le
mouvement des Arditi del popolo plonge ses racines dans la Première
Guerre mondiale et s’inscrit dans ce laboratoire politique et
social de l’après 1918 où l’utilisation de la violence comme
stratégie politique à visée révolutionnaire se généralise. Dans
cette perspective, la localité, la rue, l’usine deviennent des
zones de combat et d’action directe qu’il faut défendre ou
prendre à l’adversaire. Cette militarisation du politique qui
rompt à la fois avec les traditions démocratiques et celles du
mouvement ouvrier ouvre peu à peu la voie à une guerre civile entre
le fascisme et ses adversaires.
S’il
revient au squadrisme fasciste d’avoir généralisé à grande
échelle cette « brutalisation » de l’action politique,
les Arditi del popolo furent sur ce terrain des adversaires sérieux.
Ils formèrent la première organisation destinée à combattre
militairement le fascisme et, dans certains cas, ils sortirent
vainqueurs de la confrontation, montrant que l’ascension de
Mussolini vers le pouvoir n’était pas irrésistible. Longtemps
délaissés par l’historiographie, les Arditi del popolo inaugurent
l’histoire de la résistance armée au fascisme et plus largement
ouvrent une nouvelle phase dans celle des relations entre le
mouvement ouvrier et la question militaire.
David FRANCOIS
Les
Arditi, soldats d’élite.
En
1915, la majorité du peuple italien est hostile à l’entrée du
pays dans la guerre. Néanmoins, une minorité composée de
nationalistes et de militants de gauche est favorable à une
intervention de l’Italie dans la guerre mondiale.
L’interventionnisme de gauche se cristallise dans la formation, en
décembre 1914, du Faisceau d’action révolutionnaire
internationaliste qui appelle à la guerre contre les Empires
centraux, à la fois réactionnaires et cléricaux. Pour ce courant
la guerre doit déboucher sur un bouleversement révolutionnaire et
transformer le prolétariat en une masse de combattants bien
entraînés. C’est donc avec enthousiasme que ces
interventionnistes de gauche apprennent l’entrée en guerre de leur
pays le 23 mai 1915.
C’est
dans ce milieu qu’au
printemps 1917, le commandement
de la 2e
armée italienne puise pour
constituer les premières troupes d’assaut
italiennes, les arditi.
Constituées sur le modèle des bataillons de Sturmtruppen
autrichiens, ces troupes
sont destinées à mener des attaques surprises, des raids en
territoire ennemi et
des actions de sabotage. Armés d’un
fusil, d’un
revolver et d’un
long poignard qui
devient rapidement leur symbole, les arditi
deviennent des troupes autonomes qui ne sont plus astreintes à tenir
les tranchées.
Dotés d’une
formation spéciale, ils deviennent rapidement conscients
de former une troupe d’élite
ce qui tend à exaspérer leur esprit
de corps.
Groupe d'arditi sur le front italien |
Dans
un pays qui est entré en guerre à reculons, au sein d’une
armée qui manque d’esprit
combatif, corseté par un état-major sclérosé, les arditi
forment une exception qui prend sa source dans leur mode de
recrutement, le volontariat. En effet, une
grande partie des volontaires est
issue des rangs
de l’interventionnisme
démocratique, républicain et syndicaliste-révolutionnaire.
Imprégné d’idées
futuristes et libertaires, intolérant à la médiocrité de la
société bourgeoise, le patriotisme des arditi
hérite de l’idée,
née à l’époque
du Risorgimento, que
la guerre possède
des vertus régénératrices
qui sont les prémisses
à un changement révolutionnaire. Au culte
de l’ordre, ils
opposent un mépris pour les institutions bourgeoises et l’autorité
de l’État tandis qu’à
la lutte des classes ils substituent une camaraderie interclassiste
née des épreuves vécues en commun. L’antiparlementarisme
et le rejet de la
bourgeoisie s’accompagnent
également d’un
antisocialisme qui prend sa source dans le pacifisme
du Parti socialiste italien (PSI)
opposé à la
guerre. Tout cela nourrit
rapidement le mythe de l'arditi,
un combattant qui va fièrement à la mort en chantant son amour de
la patrie.
L'image des arditi utilisée par la propagande |
À
la fin de la guerre, quand commence à circuler les premières
rumeurs sur la démobilisation
imminente du corps
des arditi, Mario
Carli, dans les colonnes de Roma
futurista, lance un appel à la
création d’une
association des Arditi qui voit finalement
le jour à Rome le 1er
janvier 1919 sous le nom
d'Associazione
fra gli Arditi
d’Italia (AFAI)
avec comme premier objectif d’aider
ses membres à se
réinsérer dans la vie civile. Les statuts de l’association,
où se mêlent appel patriotique et revendications sociales, montrent
une profonde méfiance envers le système
parlementaire et les partis politiques. Cela
n’empêche pas l’association
de recevoir le soutien des
industriels qui apprécient son
antisocialisme et sa
proximité avec
les positions des
Fasci italiani di combattimento
de Mussolini.
Les
arditi, qui
se considèrent comme une élite autonome, apparaissent à Mussolini
comme le groupe le plus susceptible de répondre à ses aspirations
politiques et il
tente donc de les
attirer à lui. L'antisocialisme devient la base de l’alliance
qui se noue alors entre eux.
Dans certaines villes des arditi sont ainsi
à l’origine de
la formation des Fasci di combattimento,
partageant parfois les mêmes
locaux que les fascistes. Ensemble, ils
forment alors un front commun que rien ne distingue
lors des actions et des manifestations politiques. L’armée,
la bourgeoisie italienne et diverses associations antisocialistes
commencent même
à couvrir d’éloge
ces nouveaux mouvements qui apparaissent utiles dans la lutte contre
le mouvement ouvrier.
Mais
cette alliance entre fascistes et arditi
connaît une première fracture à l’été
1919 quand une
partie de ces derniers
réclame un
rapprochement, voire
une collaboration, avec les socialistes pour lutter contre les
classes dirigeantes et le système parlementaire. Certains arditi
commencent alors à collaborer avec le journal socialiste L'Avanti.
La
naissance des Arditi del Popolo
Au
cours du biennio rosso de 1919-1920, ces deux années
d’intenses agitations ouvrière et paysanne, l’attitude des
arditi est contradictoire. D’abord du côté du parti de l’ordre,
l’AFAI essaye ensuite de combiner les revendications nationales en
Adriatique avec les aspirations socialistes d’une base de plus en
plus orientée à gauche par hostilité envers la bourgeoisie. Se
différenciant du fascisme qui apparaît comme le bras armé de la
réaction, de plus en plus d’arditi se rangent du côté des
travailleurs et se déclarent même contre l’intervention italienne
en Albanie, prenant une part active au soulèvement d'Ancône en juin
1920. Le développement de la terreur squadriste durant l’année
1920 achève de rompre les liens qui existaient encore avec les
fascistes.
En
novembre 1920, les arditi
se réorganisent
avec la fondation de l’Association
nationale des Arditi d’Italie
(ANAI). Si
le congrès de mars 1921 confirme la ligne
antérieure
profasciste, deux mois plus tard cette position est mise en minorité.
La direction de l'ANAI adopte alors
une attitude de neutralité entre le
socialisme et le fascisme et demande à
tous ses adhérents
membres des Fasci
de quitter ces groupes. La majorité des sections avalise
cette nouvelle ligne qui conduit au départ des éléments fascistes
conduits
par Bottai et De Vecchi. Une minorité, à
gauche, rejette
également la
ligne de neutralité
de l'ANAI. Conduite par la section romaine, dirigée par Argo
Secondari, elle souhaite s’engager
dans la défense armée des ouvriers
victimes des agressions fascistes et fonde pour cela l’Association
des Arditi del popolo.
Argo Secondari, fondateur des Arditi del popolo |
Argo
Secondari est née à Rome en 1895 dans une famille riche de la
bourgeoisie.
Mobilisé comme simple soldat en 1915, il
atteint le grade de lieutenant au sein du bataillon étudiant des
Arditi. Après la guerre il est parmi les fondateurs
de l'AFAI où il montre ses sympathies
pour les anarchistes et les républicains. Cette attitude provoque à
son égard l’hostilité
du Fascio
romain mais provoque
la sympathie des libertaires et des républicains de gauche. C’est
avec ces derniers
qu’en juin 1919
il participe à un complot visant
à s’emparer du
Forte Pietralata où loge un bataillon d'arditi.
Le plan des conjurés envisage
ensuite d’étendre
le soulèvement aux quartiers populaires de Rome et de renverser le
gouvernement Nitti pour proclamer une Assemblée constituante. Les
conspirateurs, dont Secondari,
sont arrêtés
avant même le
déclenchement de l’opération.
Ce dernier est libéré en mars 1920 ce qui lui permet de rejoindre
Fiume occupée
par les légionnaires de D'Annunzio. De retour à Rome en mai 1920,
il se retrouve en
désaccord avec la ligne antisocialiste
de la majorité conduite par Bottai. Il organise à
ce moment la scission des arditi
romains de tendances anarchistes
et républicaines
mais se retrouve en minorité face à ceux
qui prônent une
politique modérée. Secondari abandonne alors ses responsabilités
au sein du mouvement.
Il
ne revient sur le devant de la scène qu’en
mai 1921, au moment de la crise interne de l'ANAI. Soutenu par les
républicains et les anarchistes, il convoque le 22 juin une réunion
des membres et sympathisants de la section romaine sur une ligne
clairement antifasciste. La nécessité de lutter contre les
squadristes sur le plan
militaire, se manifeste alors avec acuité.
Durant les premiers mois
de cette année 1921,
ce sont en effet prés de 730 locaux d’organisations
ouvrières, Bourses du travail, coopératives, sièges de partis ou
de ligues paysannes qui sont attaqués et détruits par les
fascistes. De nombreux militants sont
agressés, blessés ou assassinés. Les expéditions squadristes ne
cessent de prendre de l’ampleur
grâce à l’aide
financière des industriels et des grands propriétaires terriens et
la complicité de l’armée
et des carabiniers.
Les
organisations ouvrières sont le plus souvent désarmées, au sens
propre et figuré, devant les méthodes squadristes qui s’inspirent
directement de celles
utilisées durant la guerre. Sur la défensive, elles forment
des groupes de
combat antifascistes comme les Guardie
Rosse (Gardes rouges), les Lupi
Rossi (Loups rouges), les Figli
di nessuno (Fils de rien) ou
les Squadre d'azione
(équipes d’action)
communistes. Mais ses groupes sont
mal structurés,
sans liaison entre eux et peu efficaces.
C’est
dans ce contexte que le 27 juin 1921, la
section romaine des arditi
se dote d’une
nouvelle direction composée de Secondari et de deux anciens
légionnaires de Fiume, Ferrari et Pierdominici. Il est également
décidé de former un bataillon d'Arditi del popolo dirigé par le
colonel Tommaso Abatino et formé de trois compagnies. La
nouvelle organisation s’appuie
pour son lancement sur le Comité de
défense prolétarien de Rome qui regroupe
des syndicats, la section républicaine de Rome et les
anarcho-communistes du Latium afin d’organiser
une manifestation antifasciste le 6 juillet. Cette initiative
provoque un certain enthousiasme qui se traduit par le succès des
souscriptions
lancées, soutenues par les ouvriers du bâtiment,
les postiers et
les cheminots, mais surtout par l’adhésion
d’un millier de
personnes aux Arditi del popolo.
La convergence entre ces derniers
et le mouvement ouvrier se réalise sur des
positions antifascistes et sur la volonté
d'utiliser les mêmes
méthodes que les fascistes pour défendre
les ouvriers face à l’offensive
squadriste.
Carte de membre des Arditi del popolo |
Le
6 juillet, c’est
face à des milliers de manifestants, ainsi que des représentants du
PSI et du Parti communiste d'Italie
(PCd'I), que les Arditi del Popolo font
leur première apparition publique. L’événement,
largement relayé par la presse, marque l’opinion.
L'Ordine Nuovo,
le journal du dirigeant communiste Antonio
Gramsci, se montre particulièrement enthousiaste tout comme la
Pravda du
10 juillet qui publie un compte-rendu de la manifestation romaine.
Lénine est en effet intéressé
par l’exemple
des Arditi del popolo.
À l’heure
où le dirigeant soviétique prône la ligne du front unique, le
rassemblement d’environ
15 000 personnes
à Rome en présence de responsables de différents partis pour
assister au défilé de 2
000 Arditi del popolo
en uniforme est un exemple à suivre comme l’indique
d’ailleurs un
appel de l’Internationale
communiste publiée dans Ordine Nuovo
du 14 août. Les anarchistes montrent également un enthousiasme
similaire devant la nouvelle organisation.
L'organisation
des Arditi del popolo.
L’exemple
romain est bientôt suivi dans toute l’Italie
notamment sur l’axe
Rome-Ancône et
sur celui de Rome à Gênes. Les principaux centres des Arditi del
popolo sont Orte,
Terni, Civitavecchia,
Ancône,
Livourne, Pise, Gênes, Parme, Plaisance et quelques villes d’Italie
du sud, soit un total de 144 sections. À
l’été 1921,
l’ensemble des
formations militaires antifascistes rassemble environ 20 000
personnes. La région romaine domine avec
environ 3 300 militants répartis dans 12 sections
et l'Ombrie avec 3 000 membres.
Les
Arditi del popolo
créent une structure militaire souple et enracinées localement,
capable d’intervenir
rapidement et de tenir un territoire en
multipliant défilés
publics et
patrouilles sans
oublier l'identification
des sympathisants fascistes. Privilégiant
l'aspect militaire à la politique, les
sections sont structurés en bataillons
divisé en
compagnies, constituées à leur tour de quatre escouades comprenant
10 hommes chacune plus un chef. Chaque
bataillon se dote de détachements
cyclistes qui doivent permettre de maintenir les liaisons entre les
groupes mais également avec les
organisations ouvrières. Des séances
de formations et des entraînements sont organisés pour les
militants.
Groupe d'Arditi del popolo |
Les
sections sont laissées
libre de définir elle-même
leur mode d’action
selon les sensibilités locales dominantes. Les
dirigeants des sections reflètent
d'ailleurs ses
traditions politiques locales et sont, selon
les endroits, anarchistes, socialistes,
républicains, syndicalistes-révolutionnaires, communistes et
parfois même
membres du parti populaire, la grande
formation chrétienne-démocrate. Ce qui
les rassemble
c’est une
lecture commune du phénomène fasciste comme réaction anti-ouvrière
et la volonté de s’opposer
à lui par la résistance armée. L’union
au sein des Arditi del popolo
ne se fait donc pas sur une base politique ou idéologique mais sur
une base sociale. Le recrutement est
essentiellement populaire avec une forte représentation des
cheminots, des
métallurgistes, des travailleurs agricoles, des postiers, des
ouvriers des constructions navales.
L’association
compte néanmoins dans ses rangs des employés, des journalistes, des
étudiants et des avocats. Si beaucoup sont
des anciens combattants, certains avec le grade d’officier,
de nombreux Arditi
del popolo, dont
les plus jeunes, n’ont
jamais servi dans l'armée.
Insigne des Arditi del popolo |
L’armement
des Arditi del popolo
est constitué
par des armes ramenées du front par les anciens combattants et
celles achetés avec le produit des souscriptions, principalement des
poignards, des
fusils et des
revolvers. À
cela s’ajoutent
des armes plus rudimentaires comme les bâtons,
les fusils de chasse, les
bombes artisanales. L'aspect militaire de
l'organisation se traduit également par l'adoption de
symboles directement
issus de l'arditisme du temps de la guerre comme
le crâne
entouré d’une
couronne de lauriers et d’un
poignard entre les dents tandis que des
sections se dotent d’emblèmes plus
spécifiquement politiques comme le
fanion rouge représentant une hache qui brise un faisceau.
Premiers
succès.
Dés
leur création les Arditi del popolo se montrent actifs et font la
preuve de leur efficacité. Le 10 juillet
1921 quelques fascistes venus
à Viterbe, une
cité au nord de Rome, pour l'inauguration
du Fascio
local, assassinent
un paysan, Tommasino Pesci. Le jour suivant, les
squadristes s’apprêtent
à nouveau à investir
la ville mais la nouvelle
se répand rapidement et la section locale
des Arditi del popolo
organise la défense de la cité.
Craignant la violence des affrontements qui
se profilent, les
autorités préfèrent prendre la décision de bloquer les fascistes
qui ne peuvent pénétrer
dans Viterbe. Malgré
l'absence de combats, cet
épisode montre la volonté et la capacité
des milieux populaires à
se regrouper autour d’une
structure militaire pour repousser les assauts fascistes,
une détermination qui oblige les autorités
à s'opposer aux squadristes. Il annonce
les événements de Sarzana.
Fanion de la section de Civitavecchia |
À
l’été 1921, la situation est particulièrement tendue en Ligurie,
une région ouvrière en proie aux attaques de squadristes venues de
la Toscane voisine. Le 21 juillet 1921, environ 600 fascistes toscans
convergent sur Sarzana dans la région de La Spezia pour libérer des
squadristes de Carrare arrêtés quelques jours plus tôt à la suite
d’une attaque contre un meeting qui a fait plusieurs morts. Les
Arditi del popolo se préparent à l’affrontement et placent des
charges explosives sur des bâtiments afin de les faire s’écrouler
sur leurs adversaires. Comme à Viterbe quelques jours plus tôt, la
police s’interpose entre les deux camps. Des coups de feu partent
néanmoins des rangs fascistes, tuant un policier. Les Carabiniers
répliquent, blessant de nombreux squadristes qui prennent aussitôt
la fuite. Les Arditi del popolo et une partie de la population
prennent alors en chasse les fuyards et à la fin de la journée 18
fascistes ont été tués et 30 blessés.
Ces
premiers succès contre les squadristes gonflent les rangs des Arditi
del popolo qui démontrent concrètement la possibilité de battre
les fascistes sur leur propre terrain en s’appuyant sur les
capacités militaires mise à la disposition du mouvement ouvrier et
révolutionnaire par les arditi. Le 24
juillet, l'organisation
tient son
premier congrès national à Rome où elle
répète sa
volonté de défendre les travailleurs contre les attaques fascistes
et lance un appel à toutes les forces politiques pour qu’elles
aident moralement et matériellement les Arditi del
popolo. Elle
ajoute qu’aucune
force politique ne doit prendre le dessus au
sein de l'association sous peine de nuire à
la nature militaire du mouvement.
L'isolement
politique des Arditi del Popolo.
L’essor
des Arditi del popolo
se heurte rapidement à la méfiance des deux grands partis de la
gauche le PSI et le PCd'I.
Ce dernier, dirigé par Amadeo Bordiga, Angelo Tasca et Antonio
Gramsci, est né d’une
scission du PSI lors du congrès de Livourne en janvier 1921. Loin
d’être inféodé à Moscou, la majorité
du PCd'I suit une ligne gauchiste de refus de toute compromission
avec les autres forces politiques. Elle s’oppose
donc à la
stratégie de front unique, l’alliance
avec les autres organisations de gauche,
décidée par l’Internationale
communiste et qui doit se concrétiser
entre autres par
la participation des communistes aux Arditi del popolo.
Seul Gramsci est
partisan de
l’application
de cette politique et accueille
favorablement la
naissance de l'organisation militaire des
Arditi. Mais ce dernier, minoritaire dans
son parti, ne détermine pas la ligne
officielle du PC.
Pour
la direction communiste, qui cherche alors
à organiser ses
propres groupes
de combat, les Arditi del popolo
sont des concurrents qui empêchent le PC d’établir
son hégémonie dans le domaine de la défense du prolétariat. Le
7 août 1921, elle ordonne donc
aux militants de quitter les Arditi del
popolo.
De nombreux communistes obtempèrent
à contrecœur
tandis que d’autres
refusent de
plier. C’est
notamment le cas à Parme, Ancône et
Livourne où les communistes restent au sein des Arditi del
popolo ou
continuent de collaborer avec eux. Au début
de 1922, Moscou cherche encore à infléchir la position du PCd’I.
Boukharine, répondant à Ruggero Grieco qui justifie la position du
PC, lui indique à nouveau
que les communistes doivent adhérer aux Arditi pour attirer à eux
les ouvriers qui s’y trouvent. Rien n’y
fait, la direction communiste reste enfermée dans sa ligne sectaire.
Le
PSI quant à lui privilégie une attitude légaliste qui condamne
toute usage de la force. Négligeant
totalement la question de la défense militaire de leurs
organisations et de leurs
locaux, les socialistes,
à l’exception
de quelques individus, sont
les grands
absents des
différents comités de défense prolétariens et des Arditi del
popolo.
Seule la faction
de gauche du PSI soutient ses
derniers, suivant en cela la ligne de
l’Internationale
et en contraste total avec l’attitude
du PCd’I.
Parmi
les autres forces de la gauche, le soutien
républicain aux Arditi del popolo
reste constant tout au long de 1921 malgré
la tentative du PRI de former une force militaire antifasciste
propre. Ce sont
les anarchistes qui se montrent les plus
enthousiastes et les plus fermes soutiens des
Arditi del popolo.
En août 1921, le conseil général de
l’Union anarchiste italienne félicite l'organisation
pour l’efficacité de son
travail de défense des libertés ouvrières. Ce
soutien inconditionnel explique que dans
certaines régions les anarchistes dominent
au sein des Arditi del popolo
et, en octobre 1922, ils parviennent
même à former
à Rome le 1er
bataillon arditi
anarchiste.
Arditi del popolo à Parme |
Outre
la méfiance du PSI et du PCd’I à leur égard, les Arditi del
popolo sont
rapidement confrontés au départ de Secondari et au pacte de
pacification d’août 1921.
À la suite de l'assassinat
d’un militant, une grève générale est
organisée dans la région de Rome mais à
la dernière minute, à la suite de
pressions,
Secondari fait
annuler l’ordre
de grève. L’information
arrive néanmoins
trop tard à Terni où les Arditi del
popolo qui se
sont rassemblés à la gare sont arrêtés
par la police
pour port illégal d’armes.
Lors de la réunion de la
direction des Arditi del
popolo, le 29
juillet, Secondari, tenu pour responsable
de l’échec de la grève générale et de
l’épisode de
Terni est évincé de la tête
de l’organisation.
La
signature du pacte de pacification est un coup plus dur porté aux
Arditi del popolo
que le départ de Secondari. Le 3 août 1921, socialistes et
fascistes signent en effet un accord devant le président de
l’Assemblée où ils s’engagent à mettre fin à l’utilisation
de la violence. Il
s’agit d’un véritable abandon des
Arditi del popolo
de la part des dirigeants socialistes
nationaux et locaux. Pour ces derniers,
si les Arditi del
popolo
sont apparus au départ comme
un moyen de contrebalancer l’influence
croissante des fascistes, une fois le pacte de pacification
signé, ils deviennent des obstacles à sa réalisation et le PSI les
condamne alors à
l’illégalité
et à la répression. Surtout, le pacte de
pacification est un pacte de dupes, d’abord en assimilant la
violence offensive
des squadristes à la légitime défense populaire, ensuite
parce que si les socialistes sont
déterminés à l’appliquer
ce n’est
pas le cas des fascistes.
Derniers
combats.
Profitant
de la signature du pacte de pacification, le Président du Conseil et
ministre de l’Intérieur Bonomi envoie une circulaire dans laquelle
les Arditi del popolo sont considérés comme une association
délictueuse. Dés août, l’exécutif et le pouvoir judiciaire
s’acharnent sur eux, multipliant les perquisitions, les
arrestations et les fermetures de locaux, des mesures qui ne touchent
pas les squadristes qui peuvent continuer leur campagne de terreur.
Abandonnée
par les partis ouvriers, dirigée par des responsables qui ne
parviennent pas à mettre en avant un idéal unificateur à côté de
l’action militaire, victime de la répression gouvernementale, les
Arditi del popolo adoptent alors une position essentiellement
défensive. Mais cela n’enlève rien à leur efficacité. Le 11
septembre 1921, ils repoussent ainsi environ 3 000 fascistes qui
attaquent Ravenne. Lors du congrès du Parti national fasciste à
Rome, en novembre, ils organisent la défense des quartiers
populaires lors de combats qui font deux morts et 150 blessés.
En
décembre 1921, le gouvernement Bonomi promulgue une nouvelle loi sur
le désarmement des civils, loi qui n’est appliquée que contre les
Arditi del popolo. Le mouvement parvient néanmoins à vivre encore
un an dans l’illégalité, mais il est amoindri dans ses capacités
de combat et se résout à une défense statique par manque de
coordination entre les sections. Au début de 1922, il devient la
milice clandestine d’un nouvel organisme unitaire antifasciste,
l’Alliance du travail qui réunit à partir de février certains
syndicats ainsi que le PSI et le PRI.
Barricade à Parme en août 1922 |
La
pression fasciste se fait de plus en plus forte dans toute l’Italie.
Si le 24 avril 1922, les Arditi del popolo parviennent à repousser
les squadristes à Piombino puis à les chasser du quartier San
Lorenzo à Rome le 24 mai, les villes ouvrières sont peu à peu
investies par les chemises noires. L’épreuve de force a lieu à
l’occasion de la grève générale organisée par l’Alliance du
travail le 1er août 1922. A Ancône, après deux jours de
combats, les Arditi del popolo sont défaits par l’action conjointe
des fascistes et de la police, tout comme à Gênes où la
concurrence avec les groupes de combat communistes nuit à
l’efficacité de la défense antifasciste. Les Arditi del popolo
réussissent néanmoins à résister et à repousser les squadristes
à Bari, à Civitavecchia où ils sont soutenus par environ 300
ouvriers yougoslaves et à Livourne et apparaissent encore comme les
vecteurs d’une unité antifasciste militaire. Mais c’est à Parme
qu'ils révèlent toute leur valeur.
La
résistance de Parme est entrée dans la mythologie de l’antifascisme
et les événements d’août 1922 méritent un bref
approfondissement. Le 2 août 1922, environ 15 000 squadristes venant
de toute l’Italie du nord convergent sur la cité. Le préfet et le
commissaire de police retirent les forces de l’ordre des quartiers
sensibles tandis que les Arditi del popolo mobilisent la population
pour creuser des tranchées et construire des barricades. Autour de
300 arditi commandés par le socialiste révolutionnaire Guido
Picelli se rassemble la presque totalité de la population, un
soutien qui inclut les socialistes, les communistes et les populaires
mais également les syndicalistes révolutionnaires et les
anarchistes. Après cinq jours de batailles acharnées, les
squadristes dirigés par Italo Balbo sont forcés de battre en
retraite laissant derrière eux 30 morts et une centaine de blessés.
Une autre barricade à Parme avec un défense de barbelés |
L’épisode
de Parme reste néanmoins isolé dans un pays ou le mouvement ouvrier
est victime de l’échec de la grève générale. Dans la plus
grande partie de l’Italie les noyaux restant d'Arditi del popolo se
dispersent peu à peu. Le mouvement reste encore puissant à Rome où
en octobre, 300 arditi, la plupart anarchistes ou républicains, se
réunissent entre le Trastevere et San Lorenzo sous la direction de
Malatesta et Mingrino. Ces noyaux vont animer dans les jours suivant
la Marche sur Rome la résistance contre les fascistes dans les
quartiers populaires de San Lorenzo, Trionfale et Testaccio où les
chemises noires ne parviennent pas à pénétrer. Par la suite
certains éléments des Arditi del popolo se lient aux opposants au
fascisme et, jusqu’en juin 1924 et l’assassinat de Matteotti, ils
sont nombreux à attendre le signal pour passer à l’action, un
signal que l’opposition légale dite de l’Aventin ne donnera pas.
Guido Picelli, il dirige la défense de Parme en 1922 et trouve la mort en 1937 en Espagne au sein du bataillon Garibaldi |
La
vague de répression des années 1923-1924 finit de détruire les
quelques tentatives de réorganisation du mouvement. Argo Secondari,
le fondateur des Arditi del popolo, est ainsi victime d’une
violente agression fasciste le 22 octobre 1922. Gravement blessé, il
est interné dans un hôpital psychiatrique où il meurt en 1942. De
nombreux Arditi del popolo continuent néanmoins la lutte
antifasciste dans la clandestinité puis en Espagne durant la guerre
civile. Ils s’engagent alors dans les formations garibaldiennes ou
anarchistes puis dans la Résistance dans les formations de partisans
communistes ou anarchistes. Certains deviennent des responsables
importants du mouvement ouvrier italien après 1945 comme Giuseppe Di
Vittorio, premier secrétaire de la CGIL, le principal syndicat
italien, après la guerre.
L’historiographie
présente souvent les Arditi del Popolo comme les précurseurs des
partisans de la Seconde Guerre mondiale. Il est vrai qu’ils furent
nombreux à participer à la Résistance, mais c’est oublié que
contrairement à celle-ci, l'organisation des Arditi del popolo ne
naît pas dans un contexte de lutte entre démocratie et
totalitarisme mais au milieu de luttes sociales et politiques entre
d’un côté les classes populaires italiennes et de l’autre les
classes dirigeantes traditionnelles. La Résistance, phénomène
interclassiste, a également cette particularité d’être une lutte
nationale contre une occupation étrangère et pour le rétablissement
de l’ordre démocratique ce qui ne se retrouve pas dans la lutte
menée par les Arditi del popolo. Ces derniers ont la particularité
de plonger à la fois leurs racines dans le syndicalisme
révolutionnaire et l’anarchisme mais également dans ce corps
particulièrement original de l’armée italienne que furent les
arditi dont ils veulent perpétuer l’esprit, une continuité qui se
lit aussi bien dans leur organisation militariste que dans l’adoption
de technique de combat étrangère jusque-là au mouvement ouvrier.
Si
le caractère subversif et antibourgeois des Arditi del popolo ne
fait aucun doute, il reste essentiellement un mouvement militaire qui
ne mène pas une lutte politique contre le fascisme mais uniquement
contre ses manifestations les plus spectaculaires que sont les
attaques squadristes. Si les Arditi del popolo permettent de
rassembler des communistes, des socialistes, des républicains, des
anarchistes, des syndicalistes révolutionnaires, c’est avant tout
sur la base d’une volonté commune d’action combattante et non
sur une analyse politique. Cette subordination du politique au
militaire explique en grande partie l’échec du mouvement mais
pouvait-il en être autrement dans une organisation si hétérogène,
reflet de la profonde division de la gauche italienne. L’histoire
des Arditi del Popolo est de ce point de vue symptomatique du drame
du mouvement ouvrier italien après la Grande Guerre même si
l'organisation militaire apparaît également comme la grande
occasion manquée de l’antifascisme avant la marche sur Rome.
Bibliographie.
-Eros
Francescangelo, Arditi del popolo, Argo Secondari e la prima
organizzazione antifasciste (1917-1922), Odradek, 2000.
-Valerio
Gentili, La legione romana degli Arditi del Popolo, Purple
Press, 2009.
-Valerio Gentili, Roma
combattente. Dal
«biennio rosso» agli Arditi del Popolo, la storia mai raccontata
degli uomini e delle organizzazioni che inventarono la lotta armata
in Italia, Castelvecchi,
2010.
-Marco
Rossi, Arditi,
non gendarmi! Dalle trincee alle barricate: arditismo di guerra e
arditi del popolo (1917-1922),
BFS
Edizioni, 2011.
-Claudia
Piermarini, I
soldati del popolo. Arditi, partigiani e ribelli: dalle occupazioni
del biennio 1919-20 alle gesta della Volante Rossa, storia eretica
delle rivoluzioni mancate
in Italia,
Red Star Press, 2013.
En
français :
-Angelo
Tasca, Naissance
du fascisme,
Gallimard, 2004.
-Pino
Cacucci, Oltretorrente,
Christian Bourgois, 2005.
Histoire que je connaissait pas. Cela explique les multiples mouvements de résistances plus ou moins communistes après le débarquement en Sicile.
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