Les
Etats-Unis renouent avec une stratégie offensive
Le raidissement sous l’ère Carter
L’arrivée de l’administration Carter au pouvoir en
1977 s’accompagne d’un abandon progressif de la doctrine Nixon-Kissinger de
coexistence (relativement) pacifique face à l’expansion stratégique de l’URSS.
Le président américain signifie clairement au premier secrétaire soviétique
Brejnev que profiter de la révolution Islamique en Iran pour prendre pied dans
cette région représenterait un casus belli, de même qu’intervenir militairement
en Pologne pour écraser le soulèvement des syndicats. Ce durcissement est en
particulier dû à son conseiller à la défense Brezinski (d’origine polonaise et
farouchement anti-communiste). Ce dernier pousse également à envoyer
discrètement de l’aide au rebelles Afghans qui s’organisent face au pouvoir
procommuniste d’alors, dès avant l’intervention soviétique dans ce pays1…
Par Jérôme Percheron
La flotte au cœur de la nouvelle
stratégie
C’est également sous
l’administration Carter que la marine initie, à partir de 1977, un programme de
réarmement sans précédent, la « 600 ships Navy » de l’amiral Holloway, devant
lui permettre dans les 15 ans d’avoir suffisamment d’unités pour être présente
simultanément sur toutes les mers du globe, tout en faisant face à la montée en
puissance de la flotte soviétique sous l’impulsion de l’amiral Gorshov.
D’autre part, des simulations
effectuées au Naval War College de Norfolk à partir de 1979 (le Global War
Game), permettent de se rendre compte que, malgré un développement rapide et
récent, la marine soviétique n’as pas l’allonge suffisante (par manque de
moyens aéronavals et de bases) pour s’opposer à une offensive majeure. Ceci va
amener à un changement de stratégie. En effet, jusque là, la flotte américaine
et ses alliées de l’OTAN se préparaient à une nouvelle bataille de l’Atlantique
en mettant une grande part de leurs moyens à la protection des convois chargés
d’acheminer les renforts en Europe. Finalement, elles peuvent l’emporter en se
focalisant plutôt sur la destruction de la flotte ennemie2 : ainsi, une
maîtrise de la mer méditerranée est aisément envisageable, ainsi que le soutien
aux opérations terrestres dans le nord de l’Europe (Danemark, Suède, Norvège)
par notamment des opérations amphibies, couplée à la recherche et destruction
des sous-marins soviétiques dans l’atlantique Nord, sans oublier la domination
du Pacifique. La zone Atlantique Nord-Est sera la plus disputée, car menant
directement aux bases et aux chantiers navals soviétiques. Globalement, on
s’attend à perdre malgré tout plusieurs porte-avions, victimes d’attaques de
saturation à l’aide d’armes nucléaires.
Concernant la lutte anti-sous-marine, les
Etats-Unis, vont mettre à contribution leurs alliés européens, en particulier
la Grande-Bretagne, qui va ainsi lancer une série de 3 petits porte-avions
(classe Invicible), équipés d’hélicoptères de lutte anti-sous-marine et
d’avions à décollage/atterrissage court/vertical pour leur protection
rapprochée. Ils sont destinés à la chasse aux sous-marins soviétiques dans
l’Atlantique, sous la protection des grands porte-avions américains.
Finalement, leur seule utilisation en temps de guerre sera, pour le navire de
tête de classe, de servir decapital ship lors de l’expédition de
reconquête des îles Malouines en mai 1982, contre un autre allié des Etats-Unis
…
Reagan : ébranler pour mieux négocier
C’est l’administration Reagan qui enterre
définitivement la « détente »,en passant du raidissement à une politique
résolument offensive visant à déstabiliser l’URSS. Son équipe et lui son
convaincus qu’elle n’a pas les moyens économiques d’assurer son expansion internationale,
ni de les suivre dans la course aux armements. Il s’agit donc de « pousser les
curseurs » afin que l’URSS demande grâce et soit disposée à la négociation,
avec les Etats-Unis en position de force, pour préparer le « monde d’après »,
celui de la mondialisation qu’il entrevoit déjà. D’autre part, il veut répondre
de manière forte à l’exportation des révolutions socialistes à travers le monde
(Afghanistan, Nicaragua, Angola …) Pour cela, il va relancer les opérations de
« guerre psychologique » : opérations secrètes de tests des défenses et de
renseignement à la périphérie de l’URSS. Ceci va mettre une pression terrible
sur les militaires et dirigeants soviétiques.
Les survols des frontières par des avions espions
sont relancés, ce qui va entraîner la confusion de l’un d’entre eux avec un
avion civil de la Korean Airlines ayant dévié de sa route, abattu par la chasse
soviétique en 1983 et entraînant la mort de tous ses passagers et membres
d’équipage. En 1981 et 1983, 2 grands exercices navals sont réalisés. Le
premier amène une flotte de l’OTAN de plus de 80 navires à franchir la ligne
GIUK (Groenland, Iceland, United Kingdom : seul passage maritime entre
l’Europe du nord et l’Atlantique, en dehors de la Manche) sans être détectée, à
stationner près des approches maritimes de l’URSS et à y effectuer des
simulations d’attaques, en particulier en direction de la péninsule de Kola,
base principale des sous-marins stratégiques soviétiques. Le second consiste à
envoyer la VIIème flotte avec 3 groupes de porte-avions à 450 nautiques de la
péninsule du Kamtchaka, zone hautement stratégique abritant en particulier la
grande base navale de Petropavlosk, et à y effectuer une attaque simulée sur
une des îles Kouriles3. A l’issue de ces exercices, la marine américaine
retrouve une grande confiance en elle, et est persuadée que l’URSS n’a pas les
moyens de protéger ses frontières maritimes.
Tout ce bel enthousiasme doit cependant être
tempéré par le fait que l’amirauté soviétique a pu, de 1968 à 1984, décrypter toutes
les communications de la marine américaine, mais aussi de la CIA et de l’armée
… et donc de connaître à tout moment la position des porte-avions de l’OTAN… En
effet à partir de 1967, l’officier marinier américain John Walker fournit
régulièrement à l’URSS, contre rémunération, les livres des clés de cryptage de
la machine à coder KL-7 utilisée par toutes les instances militaires et de
renseignement américaines. Il reste cependant, pour déchiffrer les messages à
l’aide de ces codes, à mettre la main sur une telle machine. C’est chose faite
le 23 janvier 1968, lorsque le cargo espion de la CIA USS Pueblo est
capturé par les Nord-Coréens, qui bien sûr expédient aussitôt la précieuse
machine à leur « grand frère » soviétique4. En 1976, John Walker
part à la retraite, non sans passer le flambeau à l’un des ses anciens
collègues, qui poursuit son «œuvre». En 1984, les machines à coder sont
remplacées par des systèmes électroniques, mettant fin à l’un des plus grands
désastres potentiels de la guerre froide…
La doctrine « Air Land Battle »
et le FOFA (Follow On Forces Attack)
Revenons à la doctrine « Active
Defense » exposée plus haut. Depuis sa mise en application par les armées
américaines en 1976, et en ricochet par celles de l’OTAN, nombre de critiques
ont été émises. On lui reproche d’être trop axée sur la défensive, en
privilégiant le feu sur la manœuvre, de ne pas tenir compte l’adversaire dans
la profondeur du champ de bataille (car trop focalisée sur des lignes de
défenses), et de ne pas utiliser suffisamment la 3eme dimension (air) autrement
qu’en logistique ou combat anti-char. Ce qui fait peur aux stratèges de l’OTAN,
ce sont les seconds voire troisièmes échelons stratégiques du pacte de Varsovie
: une fois les troupes du 1er échelon épuisées par l’« Active
défense », des divisions fraîches venant de secteurs plus reculés
(stationnées en Ukraine, en Russie, et dans les pays satellites), pourront
submerger les restes des forces de l’OTAN.
Char américain M-1 Abrams et hélicoptères d'attaque AH-64A Apache coordonnant leur feux source : http://www.defense.gov/dodcmsshare/newsphoto/1998-04/980402-A-1200M-011.jpg |
Le successeur de DePuy au TRADOC,
le général Starry, estime qu’il est donc nécessaire de pouvoir frapper les
arrières de l’ennemi : la logistique et les forces des échelons suivants. C’est
le principe du «Follow On Forces Attack », une notion qui commence à être
conceptualisée dès la fin des années 70 et qui préfigure la doctrine « Air Land
Battle »5, en s’élevant au-dessus du niveau de la division pour
atteindre celui du corps d’armée et de l’armée, à un niveau situé entre la
tactique et la stratégie, qui permet de considérer une campagne non comme une
suite de batailles qu’il faut gagner séquentiellement, mais comme un ensemble
d’affrontements distribués dans la profondeur et sur tout la largeur du front,
qu’il n’est pas nécessaire de tous gagner pour assurer la victoire finale : en
fait, les américains (re-)découvrent l’art opératif, bien connu des soviétiques
et expérimenté par ces derniers depuis les années 30, et en particulier à
partir de la fin 1942 avec les opérations Saturne et Uranus menant à la
victoire de Stalingrad .
Bien que surpassant en nombre les armées de l’OTAN,
les forces conventionnelles du Pacte de Varsovie n’ont pas la même souplesse.
Autant le niveau opératif est très élaboré, autant le commandement centralisé
laisse peu d’initiative aux échelons tactiques, et surtout, à la différence des
armées occidentales, il n’y a pas un corps de sous-officiers de carrière
capable d’être la « mémoire » des savoir-faire de l’armée. En effet, seul les
officiers font carrière, les autres effectuent un service militaire de 2 ans.
Ceci donne des unités relativement peu réactives face aux changements
inévitables qui, en cours de campagne, se produisent sur le champ de bataille
par rapport au plan initial.
La combinaison de la manœuvre et du feu, avec
l’utilisation des nouvelles armes« intelligentes » issues des récents progrès
de la technologie occidentale en matière d’électronique et d’informatique
(missiles de croisière, bombes et obus guidés) doit permettre à la fois
d’atteindre le second échelon de l’ennemi mais aussi de parvenir à un niveau de
précision permettant de se passer de l’arme nucléaire, et de maintenir ainsi le
conflit à un niveau conventionnel. Les divisions, corps d’armées, et armées
doivent être capables de se déplacer seules sur de longues distances afin de
frapper les flancs et les arrières de l’ennemi, puis de se retirer et de
réitérer, en manœuvrant constamment de manière à faire disparaître la notion de
« front »,désorientant les formations compactes du Pacte du Varsovie. Une
étroite coopération avec les éléments aériens doit avoir lieu de manière à
toujours considérer le champ de bataille dans ses 3 dimensions, en particulier
en se servant des hélicoptères comme pion de feu et de manœuvre. Voilà les
grandes lignes de cette nouvelle doctrine, qui aboutit au nouveau « Field
Manual »FM-100-5 de 19826.
Nettement plus offensive que l’ « Active Defense »,
la nouvelle doctrine fait, dans un premier temps, peur aux alliés européens des
Etats-Unis, qui pensent qu’une telle posture ne pourrait que provoquer le pacte
de Varsovie. La France, qui ne faisait pourtant pas complètement partie de
l’OTAN à cette époque (s’étant retirée du commandement intégré de cette
organisation en 1966) fait pourtant figure de « meilleure élève » en
l’appliquant à la lettre avec la création de la Force de Réaction Rapide, en
1984, sous l’impulsion du ministre de la défense Charles Hernu. C’est un corps
d’armée combinant division aéromobile et divisions légères blindées, qui doit
pourvoir se porter rapidement, en traversant la RFA, sur les flancs d’une
offensive mécanisée du Pacte de Varsovie.
D’autre part, le patient travail effectué par les
dirigeants et militaires ouest-allemands, depuis Konrad Adenauer, qui consiste
à faire comprendre à l’OTAN que leur territoire ne doit pas être considéré
uniquement comme un terrain de manœuvre « sacrifiable »,destiné à faire
pleuvoir le feu conventionnel et nucléaire sur les armées du Pacte, à porté ses
fruits7. La stratégie terrestre des années 80 considère enfin qu’il
faut également protéger ce pays et sa population, le plus en avant possible …
Merci pour nos amis allemands !
La stratégie soviétique vue de l’intérieur
Le syndrome de la forteresse
assiégée
Dès sa naissance, l’état bolchévique a dû lutter
pour sa survie : contre l’Allemagne impériale d’abord, puis immédiatement
après, lors de la guerre civile, contre les « Blancs » et leurs soutiens
étrangers (Français, Anglais, Japonais …). A cela s’est ajouté le grand
traumatisme qu’a été l’invasion Allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Chars soviétiques T-72 lors du défilé de la commémoration de la révolution d'Octobre, Moscou, 1983 source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:October_Revolution_celebration_1983.png |
L’encerclement de l’URSS par les différentes
alliances tissées par les Etats-Unis (OTAN à l’ouest, Chine au sud à partir de
1972, Pakistan, Japon à l’Est …) ne fait que renforcer ce sentiment
d’insécurité. Tout ceci a poussé les dirigeants soviétiques à former un glacis
protecteur d’Etats satellites, et à considérer que la guerre ne devait plus se
dérouler sur leur sol, mais sur celui de l’adversaire. Un agresseur doit non
seulement être repoussé, mais aussi définitivement vaincu de manière à ne plus
représenter de menace pour l’avenir, ce qui a entraîne immanquablement une
posture opérative offensive, dès que les moyens le permettent (à partir des
années 60). L’idée étant que le pacte de Varsovie ne cherche pas à agresser (la
posture stratégique, elle, est bien défensive) mais lancera une attaque
foudroyante dès qu’un agresseur potentiel aura dévoilé ses intentions, et donc
pour cela maintient des unités proches des frontières sur le pied de guerre.
Cette distinction subtile n’est pas comprise par les Occidentaux, qui, plaquant
leur propre logique sur les intentions supposées de l’adversaire, voient comme
menaçante l’attitude de l’URSS.
Andropov ou le KGB au pouvoir
A la tête du KGB de 1967 à 1982,
Youri Andropov sait se rendre totalement indispensable à Brejnev, et réussit à
faire passer progressivement le KGB du rôle de police secrète au service du
parti à celui de véritable bras droit du pouvoir8. Les membres de ce
service sont les seuls en URSS à être en contact avec le monde occidental (par
leurs activités d’espionnage) et donc à se rendre compte de l’état réel du pays
: l’agriculture est en crise, le système de santé s’effondre, l’industrie est
obsolète et trop faiblement orientée vers les biens de consommation, au
détriment d’un complexe militaro-industriel hypertrophié, qui absorbe toutes
les ressources pour produire des armements souvent dépassés (par exemple,
au-dessus du Liban en 1982, l’aviation Syrienne, équipée de matériel
soviétique, est totalement balayée du ciel par les Israéliens, équipés des
nouveaux chasseurs F-15 américains). Les rentrées de devises supplémentaires
dues aux chocs pétroliers n’ont fait qu’injecter de l’argent dans un système
trop rigide où le gaspillage est monnaie courante, et donc à gaspiller encore
plus, alors que l’économie occidentale s’est adaptée au coût plus élevé de
l’énergie. Le KGB tente de soutenir à bout de bras l’économie soviétique dans
une vaste entreprise d’espionnage industriel du monde occidental (qui sera
révélé par l’affaire Farewell), mais se rend compte de l’impérieuse nécessité
de réformer le système pour assurer sa propre survie. Il lui faut prendre les
leviers du pouvoir et le dernier obstacle sur sa route est … le parti et sa
nomenklatura, repliée dans son monde de privilèges. Andropov va donc profiter
de la fin de l’ère d’un Brejnev devenu impotent pour se débarrasser des cadres
du parti les plus gênants en se servant simplement des dossiers qu’il possède
sur chacun d’eux et faire ainsi éclater de nombreuses affaires de corruption et
d’abus de bien public les concernant9(le
pire étant qu’il n’ait pas eu besoin de les inventer…). Il succède ainsi à
Brejnev au poste de premier secrétaire, à la mort de celui-ci en 1982.
Il va commencer sa tâche d’assainissement du
système, phase préliminaire à sa rénovation, et son équipe va travailler sur le
projet de perestroïka que son dauphin désigné, Gorbatchev, devra mettre en
œuvre10. Le but de ce projet, qui n’a à l’époque aucune ambition
démocratique, est d’afficher une vitrine acceptable à l’Occident. Celui-ci sera
ainsi enclin à mettre fin à la course aux armements qui ruine le pays et à
fournir des crédits à une économie exsangue. Mais la maladie va l’emporter au
bout de quinze mois de pouvoir (févier 1984) et dans un dernier soubresaut, le
parti va réussir à placer un des siens, Tchernenko, fidèle de feu Brejnev et
déjà très âgé, qui va s’empresser de … stopper toute réforme. Gorbatchev devra
attendre, mais pas longtemps, le vieil apparatchik décédant à son tour en mars
1985. « they keep dying… » s’en amusait le président Reagan.
L’Opération RYAN
Malheureusement pour le pays (et pour le monde), le
premier secrétaire Andropov a une peur paranoïaque d’une agression occidentale,
supposant que l’Ouest, rejetant la M.A.D. comme eux, prépare une première
frappe nucléaire désarmante (c'est-à-dire visant le potentiel nucléaire, les
bases, centres de commandement…). Il initie au début des années 80 l’opération
RYAN (Raketno YAdernoye Napadenie), qui veut dire « Attaque de missiles
nucléaires »), immense effort de collecte d’informations à travers le monde
permettant de déterminer si l’Occident s’apprête à attaquer11. Il ne
fait pas confiance au renseignement humain et préfère des indicateurs factuels
tels que l’augmentation du stockage de réserves de sang pour les transfusions,
l’intensité des communications entre les états majors et entre les
gouvernements de l’Ouest, etc … Les agents du KGB en place dans les pays
concernés, bien que ne croyant pas à la possibilité d’une agression
occidentale, doivent fournir ces données sans les interpréter, ni donner leur
avis12.
Tir d'un missile nucléaire intercontinental SS-18 depuis un sous-marin soviétique de classe Delta (vue dartiste) source : http://www.fas.org/irp/dia/product/art/art_old.html |
En novembre 1983 a lieu un exercice annuel de
l’OTAN, nommé Able Archer, qui doit simuler une escalade nucléaire. Cette
édition dépasse en réalisme celles des années précédentes. Il ne concerne pas
seulement les militaires, mais aussi les politiques : même le président Reagan
emporte en voyage officiel avec lui, au vu et su des journalistes, la fameuse
mallette permettant l’activation des armes nucléaires. Les bases de lancement
de missiles et les sous-marins sont en état d’alerte, les communications, munies
d’un nouveau cryptage, entre les états-majors comme entre les chancelleries de
l’Ouest, atteignent un pic d’intensité. A ceci s’ajoute l’augmentation sans
précédent des mesures de sécurité dans les ambassades américaines (dues en fait
aux conséquences de l’attentat contre les marinesaméricains au Liban
cette même année). Il n’en faut pas plus pour faire passer au rouge les
indicateurs de RYAN, malgré la confirmation, par un agent du KGB au sein même
du quartier général de l’OTAN, que nous avons à faire à un exercice et rien de
plus. Le 11 novembre 1983, dernier jour de ce dernier, les forces du Pacte de
Varsovie sont en état d’alerte. Tous les moyens stratégiques nucléaires sont
prêts à faire feu. Les sous-marins sont en mer, les forces conventionnelles sont
massées à la frontière avec la RFA, prêtes à s’élancer. Andropov, malade, rongé
par le doute, a « le doigt sur le bouton » dans sa chambre d’hôpital. Le
lendemain, l’exercice est terminé et les indicateurs repassent au vert. Le
monde a frôlé l’apocalypse.
Peu de temps après, le président Reagan, apprenant
par la CIA ce qui s’est vraiment passé côté soviétique, prend la décision
d’infléchir sa politique vers moins de confrontation et plus de dialogue13.
L’impasse
Un peu de bon sens
Des voix commencent à s’élever en
URSS au sein de la communauté scientifique et des militaires pour tenter de
montrer que la doctrine en vigueur consistant à espérer gagner une guerre
nucléaire est irréaliste. En effet, l’accroissement des arsenaux et la
diversité des vecteurs fait qu’il est de plus en plus difficile d’imaginer
détruire tout le potentiel nucléaire occidental par une seule première frappe
désarmante14. De plus, le développement de systèmes anti-missiles,
menées par les deux camps, ne fera qu’accentuer cette tendance dans l’avenir.
Le projet d’Initiative de Défense Stratégique (IDS), dit « Guerre des étoiles
», devant permettre de mettre le territoire américain à l’abri d’une attaque de
missiles intercontinentaux, remet bien sûr, par son principe, totalement en question«
l’équilibre de la terreur », mais est vite identifié par Moscou comme ce qu’il
est réellement : un objectif technique irréalisable avant au moins la fin du
siècle et un moyen de pousser l’URSS à la faillite dans la course aux armements15.
L’IDS n’influe donc pas sur la stratégie des soviétiques, d’autant que ces
derniers travaillent en secret sur des systèmes similaires, mais ils sentent
bien que les évolutions se feront de ce côté dans l’avenir.
Lors du XXVIIe congrès du parti communiste d’URSS,
en 1986, le nouveau premier secrétaire Gorbatchev reconnaît officiellement que
« L’arme nucléaire recèle une trombe susceptible de balayer le genre humain de
la surface de la terre (…)» et donc qu’ « il n’est plus possible de l’emporter
ni dans la course aux armements ni dans la guerre nucléaire, elle-même».
La stratégie nucléaire soviétique suivie depuis les
années soixante se révèle donc une impasse. Peut être peut-on malgré tout
utiliser des armements nucléaires tactiques (= de moindre puissance et à usage
limité au champ de bataille), dans un conflit limité à l’Europe? Penser que les
belligérants respecteront « un code de conduite » consistant à utiliser ces
armements sans risque d’escalade stratégique peut déjà paraître un raisonnement
risqué. Mais en supposant que cela soit possible, un pays d’Europe occidentale
ne compte pas jouer le jeu : la France. En effet, celle-ci, à la différence de
ses voisins, ne met pas son armement nucléaire stratégique à disposition de
l’OTAN et entend l’utiliser dès que le territoire national est menacé : en
gros, si des troupes du pacte de Varsovie sont en vue sur la rive droite du
Rhin, elle est prête, après un « ultime avertissement » au moyen d’armes
nucléaires tactiques, à frapper les villes d’URSS, ce qui amènera
immanquablement à une escalade généralisée. La question nucléaire étant une
impasse à tous les niveaux, le salut peut-il venir des armements conventionnels
?
Quand l’économie rattrape les militaires
Le clap de fin va venir d’un certain Nikolaï
Vassilievitch Ogarkov, Maréchal et Héros de l’Union Soviétique, théoricien de
l’art opératif, ayant participé à la grande guerre patriotique, et rien de
moins que le chef d’état major de l’armée rouge de 1977 à 1984. A la fin des
années 70, il crée les « groupes de manœuvre opérationnels » : des unités
spécialisées au service de formations classiques (de la taille d’un corps
d’armée si elles sont au service d’un « Front16 »), combinant
troupes aéroportées et blindées, destinées, suite à une rupture de front, à se
répandre sur les arrières des lignes de l’OTAN, et, évitant le combat, à aller
neutraliser les centres de commandements, les bases, les dépôts… permettant à
l’action de se dérouler selon un mode beaucoup plus fluide que la
traditionnelle accumulation de moyens sur un secteur donné 17.
Parachutistes soviétiques et leurs blindés légers parachutables BMD source : http://coldwargamer.blogspot.co.uk/2012/12/orbat-soviet-air-assault-capability.html |
Il publie en 1984, dans la revue militaire de
l’armée rouge, un article dans lequel il prédit que la future guerre sera très
différente de celle prévue par les stratèges soviétiques jusque-là. Les
batailles seront dominées par les armes à munitions de précision (bombes,
missiles et obus guidées), qui permettront d’atteindre les buts de destruction
jusque là réservés aux armes nucléaires. Les unités ne se battront plus en
front continu mais de manière fluide, dispersé et autonome, selon un tempo très
élevé, ce qui nécessitera d’être capable de traiter rapidement de grandes
quantités de données18à tous les niveaux du champ de bataille… Cela
ressemble beaucoup à la doctrine Air Land Battle. Finalement, en provenant de
conceptions initiales totalement différentes, les stratèges des deux côtés du
rideau de fer arrivent à la même conclusion : la clé est dans les munitions
guidées de précision, l’autonomie et l’initiative des unités jusqu’au niveau
opératif.
Mais voila, les Américains ont la doctrine et les
matériels, les soviétiques n’ont que la première. En effet, leur économie
obsolète et inefficace est incapable de leur fournir à un coût supportable les
produits électroniques et informatiques nécessaires. En 1985, Ogarkov va
plaider sa cause auprès du nouveau premier secrétaire Gorbatchev, qui n’est pas
contre, mais moderniser l’économie soviétique est une tâche immense… dans
laquelle ce dernier échouera finalement, précipitant la chute de l’Empire.
N’étant plus crédible militairement, et ayant déjà perdu la crédibilité
économique et politique (voire idéologique), celui-ci n’a plus qu’à s’incliner,
il a perdu la guerre froide.
Conclusion
L’affrontement entre le pacte de Varsovie et l’OTAN
et donc derrière la lutte d’influence entre l’URSS et les Etats-Unis, peut être
comparé la dialectique classique d’une puissance continentale face à une
puissance maritime. Cette dernière, qui maîtrise les voies de communication et
donc contrôle le commerce, va tenter d’essouffler économiquement son adversaire
encerclé. Ce dernier a une alternative : vaincre son ennemi sur son terrain,
comme Sparte, puissance terrestre, gagnant finalement la guerre du Péloponnèse
en battant Athènes, thalassocratie par excellence, sur mer. Pour cela il faut
être capable de tisser les bonnes alliances (par exemple avec d’autres
puissances maritimes) et, à notre époque, posséder une économie capable de
l’effort nécessaire. Or, l’URSS n’a jamais eu réellement les moyens de
contester la domination maritime occidentale. Sans aller jusqu’à un
affrontement direct qui aurait eu de grandes chances d’être sans réel vainqueur
(par manque de survivants…), on voit bien que les Etats-Unis, après avoir
adopté une attitude plus offensive, n’ont pas eu à pousser beaucoup pour que
l’édifice sclérosé qu’était devenu l’URSS et ses alliés ne s’effondre. Ces
derniers n’ont pas eu d’autre choix que de se convertir au système de valeurs
et à l’économie l’occident, ce qui était bien au fond le but de guerre de ce
dernier. Un autre aspect de ce face à face est la tentation récurrente de
plaquer sur l’ennemi sa propre conception et sa propre logique, ce qui, ajouté
au manque de dialogue, nous a amené à beaucoup d’incompréhensions et fait
passer très près de l’apocalypse.
Bibliographie
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Pluriel, 2010
P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix,Guerre
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1995
Thierry Wolton, Le KGB au pouvoir: Le système
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Misstep Could Trigger a Great War : Operation RYAN, Able Archer 83, and
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1
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Paris, 2010, p 875
2
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3
P.A. Huchtausen, A. Sheldon-Duplaix, Guerre froide et espionnage
naval, Nouveau-monde éditions, Paris, 2009, p327-336
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6
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7
Benoist Bihan, Leopard 1, le félin de la guerre froide, In
Science & Vie Guerres et Histoire n°16, p.95
8
Thierry Wolton, Le KGB au
pouvoir, Editions Gallimard,
2009, p.22
9
Ibidem, p. 22
10
Ibidem, p. 31
11
Nathan Bennett Jones, One
Misstep Could Trigger a Great War :
Operation
RYAN, Able Archer 83, and the 1983 War Scare, The
George Washington University, 2009,
pp 10-32
12
Ibidem, p.28
13
Ibidem, p. 44
14
Ogarkov, L’histoire enseigne la vigilance. Moscou,
1985, p. 89
15
David E. Hoffman, Mutually Assured
Misperception on SDI, Arms Control
Association, https://www.armscontrol.org/act/2010_10/Hoffman
16
Front = groupe d’armées dans la terminologie soviétique
17
Boyer. Images et réalités de la menace militaire soviétique.
In: Politique étrangère N°3 - 1985 - 50e année pp. 669-683.
18
Colonel (R) Wilbur E. Gray, THE WORLD
WAR THAT NEVER WAS: NATO vs. THE WARSAW PACT,
http://www.alternatewars.com/WW3/the_war_that_never_was.htm
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