mercredi 20 novembre 2013

La guerre d'indépendance d'Haïti (1802-1803)

C'est en 1697 par le traité de Ryswick que l'Espagne concède à la France la partie occidentale de l'ancienne Hispaniola, découverte par Colomb en 1492, qui prend désormais le nom de Saint-Domingue1. La culture de la canne à sucre puis du café font la fortune de la colonie française où prospère une classe de grands propriétaires blancs. Saint-Domingue est alors la colonie la plus riche des Antilles grâce à un sol fertile et un climat idéal qui produit sucre, café, cacao, indigo, tabac, coton, ainsi que certains fruits et légumes pour la métropole. Pour cultiver les plantations et en l'absence d'un flux migratoire suffisant en provenance d'Europe, le commerce triangulaire apporte sur l’île des milliers d'esclaves venus d'Afrique occidentale qui rapidement deviennent la population la plus nombreuse de l’île avec 500 000 personnes en 1789. Entre ces deux groupes sociaux et raciaux se développe peu à peu une classe de mulâtres ou d'esclaves affranchis, socialement inférieure aux blancs, mais jalouse de sa distinction vis-à-vis des esclaves noirs.

Le système colonial fonctionne tant bien que mal avant que la déflagration n'éclate en écho aux événements qui secouent la métropole à partir de 1789. Au bout du chemin, c'est une nouvelle nation qui voit le jour, la première République noire du monde.

David FRANCOIS




La Révolution française à Saint-Domingue.
Les échos de la Révolution française qui parviennent dans l’île remettent rapidement en cause ce fragile équilibre social. Les nouvelles qui arrivent de métropole soulèvent en effet l'enthousiasme dans la colonie. Si les colons blancs cherchent la liberté du commerce et les mulâtres l'égalité politique avec les blancs, les esclaves aspirent à la liberté tout court. Dès l'automne 1789, la déclaration des Droits de l'Homme qui proclame que l'ensemble des hommes libres sont égaux en droit entraînent les Blancs, qui ne peuvent tolérer cette égalité, dans l'opposition vis-à-vis de Paris. Mais quand en mars 1790, l'Assemblée constituante retire aux mulâtres le droit de jouir de cette égalité des droits, ces derniers se rapprochent des noirs qui organisent une grande révolte qui éclatent le 21 août 1791 sous la direction de Dutty Boukman.


Haïti (source: sematawy.unblog.fr)

En 1793 quand les révoltés noirs se rendent définitivement maître de la colonie, les commissaires civils envoyés par la métropole, Sonthonax et Polverel, décident d'abolir l'esclavage dans l’île six mois avant que la Convention ne vote cette abolition pour l'ensemble des colonies. Du chaos qui emporte alors Saint-Domingue, entre révolte des esclaves, invasion britannique et espagnole, conspirations royalistes des colons, émerge un dirigeant noir, Toussaint Louverture2.

L'esclave affranchi Toussaint Louverture est un de ces chefs de guerre qui dirigent les révoltés. Mais alors que certains s'allient à l'Espagne qui déclare alors la guerre à la France, Louverture choisit le camp de la France. Il combat les adversaires de la République, repousse les Espagnols et chasse les Anglais qui se sont emparés en 1794 des principaux ports de la colonie. En 1796, il est le maître de l'ensemble de l’île de Saint-Domingue sur lequel il établit son pouvoir. En 1798, les dernières troupes britanniques quittent l’île. Avec la paix revenue la colonie retrouve sa prospérité sous l'autorité de Louverture nommé lieutenant-gouverneur et commandant en chef par la France. Ce dernier a réussi à évincer toute autorité française de la colonie, mais il prend des initiatives qui choquent le nouveau maître de la France, le Premier Consul Napoléon Bonaparte. Ainsi Louverture envahit, au début de 1801, la partie occidentale de l’île où la souveraineté espagnole a été cédée à la France par le traité de Bâle de 1795. Surtout il promulgue une constitution qui, si elle ne proclame pas l'indépendance, donne une large autonomie à la colonie. Dans ce texte qui réaffirme l'abolition de l'esclavage, Louverture devient gouverneur général à vie et organise une milice devant rassembler l'ensemble des hommes de 14 à 55 ans. Mais ce qui irrite particulièrement Bonaparte c'est que Louverture promulgue cette constitution sans lui demander son accord3.

Toussaint Louverture (source: herodote.net)


Pendant ce temps l'Europe s'apaise. Au début de 1801, la France fait la paix avec l'Autriche puis avec la Russie. La Grande-Bretagne se retrouve alors isolée et, après la chute de William Pitt, les Anglais se décident enfin à entamer des négociations avec les Français qui aboutissent le 1er octobre 1801. Bonaparte peut dès lors se consacrer à rétablir son autorité et celle de la France sur ses colonies et particulièrement la plus importante économiquement. La fin des combats en Europe permet en effet de pouvoir consacrer des troupes pour réaliser ce dessein.


Le retour des Français: l'expédition Leclerc.
Bonaparte choisit le général Charles Leclerc, le mari de sa jeune sœur Pauline, pour rétablir son autorité sur Saint-Domingue4. Il lui donne avant son départ un ensemble d'instructions secrètes. Il doit d'abord promettre aux dirigeants noirs des responsabilités dans une île dominée par les Français. Puis, après s’être ainsi assuré le contrôle de la colonie, il doit arrêter et expulser les dirigeants noirs, en particulier Toussaint Louverture. La troisième et dernière étape de ce plan doit permettre de désarmer tous les noirs avant de restaurer l'esclavage et l'État colonial. Leclerc doit donc d'abord se concilier Louverture, le maître de l’île, en lui confirmant certains pouvoirs et surtout le maintien de la liberté pour les anciens esclaves. Le Premier Consul confie également à son beau-frère le commandement d'une troupe de 30 000 soldats pour faire face au 15 000 hommes de Louverture.

La flotte qui doit conduire le corps expéditionnaire est commandée par Louis Villaret de Joyeuse. Les 21 frégates et 35 navires de ligne de l'expédition quittent les ports de Lorient, Brest et Rochefort le 14 décembre 1801 avec 8 000 hommes. Le 14 février 1802 l'escadre du contre-amiral Ganteaume quitte Toulon avec 4 000 hommes. Le 17 février c'est de Cadix que part l'escadre du contre-amiral Linois avec 2 000 hommes. Plusieurs autres convois suivent qui transportent des renforts pour Saint-Domingue, soit au total plus de 30 000 soldats.

Une fois arrivée au large des côtes de l’île la flotte se regroupe dans la baie de Samana où Villaret de Joyeuse arrive le 29 janvier suivis par Latouche-Tréville. Sans attendre le reste de la flotte, les navires présents se séparent pour permettre à l'infanterie de s'emparer des villes de la côte. Le général François-Marie de Kerversau doit ainsi prendre le contrôle de Santo-Dominguo et le général Jean Boudet de Port-au-Prince. Dans l’île, quand Louverture apprend l'arrivée de la flotte française, il donne l'ordre à ses lieutenants, Christophe dans le nord, Jean-Jacques Dessalines dans l'ouest et Laplume au sud de prévenir les Français qu'en cas de débarquement ils détruiraient les villes avant de se retirer à l'intérieur du pays.

Mais Leclerc doit avant tout se préoccuper de l'approvisionnement de ses troupes. Les réserves de vivres de l'expédition ont en effet été entamés pendant le voyages et les deux navires chargés de l'approvisionnement ont sombré prés de Cap-Français5. À la veille de son entrée en campagne, il fait part à Bonaparte de sa situation et veut lui faire partager ses inquiétudes: il n'a en effet pas de vivres pour plus de deux mois, le matériel de santé est en mauvais état, il manque d'officiers pour le génie, de chevaux pour la cavalerie, de transports pour l'artillerie et les réserves de cartouches se limitent à 250 000. Leclerc parvient néanmoins à s'approvisionner auprès des Espagnols à Cuba mais aussi des Américains. Il doit également faire face aux manques de soldats puisque déjà 2 000 hommes sont hospitalisés pour blessures ou maladies. Pour les remplacer, le général se décide à former 9 compagnies coloniales comprenant 1 200 anciens esclaves.


La reconquête de Saint-Domingue.
Le 5 février face à l'attaque des Français, Henri Christophe évacue Cap-Français après l'avoir incendié. Leclerc s'installe dans la ville dévastée. Le 6, Donatien de Rochambeau débarque dans la baie de Mancenille et prend Fort-Dauphin. Boudet prend Port-au-Prince et Leogane tandis que le général de Kerversau après avoir pris Santo-Domingo met la main sur la moitié espagnole de l’île.

Douze jours après avoir débarqué à Fort-Liberté, Leclerc est donc maître de tous les ports de Saint-Domingue, à l'exception de Saint-Marc où Dessalines s'est retranché. Plusieurs lieutenants de Toussaint Louverture se sont également ralliés ou soumis. Mais les troupes de Louverture sont loin d'êtres vaincues. Celles qui ne se sont pas rendues se sont repliées dans les montagnes, en particulier dans les régions des Gonaïves, de l'Artibonite et du Mirebalais où elles disposent d'importantes réserves d'armes6.

Louverture s'est réfugié dans la région de l'Artibonite avec ce qui lui reste de troupes et quelques fidèles officiers. Sa position paraît inexpugnable puisque pour atteindre ce refuge les Français doivent s'aventurer dans des gorges au milieu de la foret tropicale, à la merci des embuscades des rebelles. Retiré dans le canton d'Ennery où il possède de nombreuses propriétés, il se prépare à affronter Leclerc en dirigeant contre ses troupes des opérations de harcèlement et en créant auprès de la population un climat permanent d'insécurité. Leclerc reçoit de son coté les renforts de Ganteaume et de Linois tandis Bonaparte fait parvenir à Louverture une lettre lui promettant de garder une autorité sur l’île.

L'arrivée de 6 600 hommes en provenance de Toulon et Cadix permet à Leclerc de compléter son armée et de préparer sa campagne contre Louverture. Son plan est simple, il s'agit de forcer l'ennemi à se replier sur les Gonaïves et de l'écraser lors d'une bataille. Il dispose pour cela au nord des 6 500 hommes composant les divisions de Jean Hardy, de Rochambeau et d'Edme Desfourneaux ainsi que d'une réserve de 1 500 hommes placée directement sous son commandement. Il compte en outre sur la division de Jean-François Debelle, envoyée au secours de Jean Humbert en difficulté à Port-de-Paix. À l'ouest, 600 hommes débarqués aux Gonaïves doivent faire leur jonction avec ces troupes et la division de Boudet qui a reçu l'ordre de s'emparer de Saint-Marc puis de marcher à leur rencontre par le Mirebalais et l'Artibonite. Selon les renseignements recueillis, les forces de Toussaint Louverture sont évaluées, après les récentes soumissions, à 10 000 hommes et 2 000 cavaliers auxquels s'ajoutent des paysans dont l'enrôlement est prévu. Malgré l'équilibre des forces, les troupes françaises souffrent d'une méconnaissance du terrain, de la sévérité du climat et des difficultés d'approvisionnement. Les insurgés quand à eux évoluent en colonnes légères et savent utiliser les moindres sentiers pour échapper à leurs adversaires ou pour les surprendre tandis que les Français évoluent à terrain découvert.

Le 17 février, Leclerc et les unités que commandent Hardy, Desfourneaux et Rochambeau se mettent en marche. Les hommes ont chacun 60 cartouches et six jours de biscuits mais les commandants ont été autorisés à prélever sur les habitants les vivres nécessaires. Les soldats de Hardy partent de Cap-Français pour s'emparer de Marmelade le 19 février puis de Ennery le 21 bousculant Christophe qui défend ces deux places avec plus de 1 000 hommes et autant de paysans. Desfourneaux partant de Limbé prend possession le 19 de Plaisance et rejoint Hardy à Ennery deux jours plus tard. De là, ils se dirigent vers les Gonaïves que les insurgés ont incendiés avant de prendre la fuite. Rochambeau partant de la Petite Anse s'empare les 18 et 19 de Saint-Raphaël et de Saint-Michel. Puis afin de rejoindre Hardy et Desfourneaux, il prend la direction de l'ouest par la Ravine à couleuvres. C'est là que Toussaint Louverture l'attend avec 1 500 grenadiers, 1 200 hommes prélevés dans les meilleurs bataillons de son armée, 400 dragons et plus de 2 000 paysans. Le passage a été semé d'embûches tandis que ses troupes se sont retranchées dans de solides positions dominant la Ravine, un étroit couloir flanqué de montagnes à pic couvertes de bois. Mais Rochambeau, après de durs combats, l'emporte obligeant Louverture à fuir à nouveau.

La reconquête française (source; histoire-empire.org)



La bataille de la Crête-à-Pierrot.
Leclerc doit encore débusquer le chef rebelle. En neuf jours de combats incessants et de marches harassantes, Toussaint Louverture, Christophe et Dessalines ont été chassés de leurs repaires, mais ils ont pu se replier dans les montagnes des Cahos7. Leur situation géographique en fait une défense naturelle dont l'accès par une plaine étroite, resserrée entre deux chaînes de montagne sur lesquelles des fortins ont été placés, est un premier obstacle. À proximité trois petites villes assurent une certaine indépendance économique. Toussaint Louverture y entretient des troupes nombreuses solidement retranchées et veillant sur des réserves de guerre importantes. S'il a perdu quelques milliers d'hommes à la suite de la reddition de Laplume, Clervaux, Paul Louverture et Maurepas, il reste un adversaire redoutable.
Le 1er mars les soldats de Rochambeau et de Hardy se dirigent vers les Cahos.

Le 4, Debelle s'installe aux Verrettes et tombe sur Dessalines qui se replie en hâte un fort situé près du village, sur un morne appelé Crête-à-Pierrot. Poursuivis et attaqués à la baïonnette, les rebelles bien abrités par des fortifications et soutenus par l'artillerie du fort, tiennent les Français en respect et leur infligent de lourdes pertes. Face à cette résistance, Debelle qui ne dispose d'aucune artillerie et dont 300 hommes sont déjà hors de combat décide de se replier et demande des renforts.

Le général leclerc (source: histoire-empire.org)


Toussaint Louverture a fait de la Crête-à-Pierrot une position stratégique puissante, une pièce maitresse de son système de résistance à l'armée française. La garnison sous les ordres de Dessalines comprend 1 500 hommes et 9 pièces de canon ce qui fait du fort un obstacle de taille. Avec les troupes de Boudet, Leclerc quitte Port-Républicain pour arriver le 9 mars aux Verrettes, tandis que Dugua, qui a succédé à Debelle arrive à Petite Rivière. Le 11, Boudet passe l'Artibonite et se dirige vers la Crête-à-Pierrot, pour reconnaître avec quelques tirailleurs les positions à occuper. Ses troupes apercevant celles de Dessalines déployées en avant du fort s'élancent mais sont arrêtées par un feu nourri. Dugua tente alors une opération de diversion sur la gauche de l'ennemi et l'oblige à rentrer dans le fort. Les combats sont rudes et Leclerc se décide à en faire le siège en attendant des renforts pour attaquer. Il fait ainsi venir de Port-Républicain 10 canons dont un mortier et demande à Rochambeau et Hardy de se rendre aux Verrettes où ils arrivent le 19 juillet.

Boudet s'installe sur l'Artibonite tandis que Rochambeau s'organise sur le sommet de la Crête-à-Pierrot et dirige 7 pièces d'artillerie sur les insurgés. Sur la rive droite de l'Artibonite, le chef de brigade Burck, déploie 400 hommes soutenus par un mortier face au débouché d'un chemin qui conduit directement au fort rebelle sur lequel l'étau se referme. Le 22 juillet Leclerc fait donner son artillerie et, après trois heures de bombardement, Rochambeau s'élance avant d'être arrêté par un fossé hérissé de pieux. Au cours de la nuit du 22 au 23, le fort est soumis à un nouveau bombardement intense, provoquant des incendies et tuant de nombreux assiégés. Ces derniers commencent également à souffrir de la faim et de la soif. Lamartinière, qui a succédé à Dessalines, prépare une sortie. Le 24 mars à 8 heures du soir, exécutant une manœuvre habile de diversion, il force le passage entre les hommes de Rochambeau et ceux de Burck. Selon Leclerc, 250 hommes environ réussissent ainsi à s'échapper tandis que le reste de la garnison, soit environ 1 200 hommes, est tué ou blessé. Les Français sont maîtres du fort mais ils ont perdu deux fois plus d'hommes que les rebelles. Ils ont surtout été surpris par la capacité des rebelles à combattre en bataille rangée.

Les Français viennent de remporter un succès décisif. Louverture a en effet perdu une place forte, des munitions, du matériel de guerre et beaucoup d'hommes. Surtout son prestige est atteint. Leclerc, qui a pratiqué l'offensive à outrance chère à la tactique révolutionnaire, déplore néanmoins la perte de 2 000 hommes, tués ou blessés.

Les généraux haïtiens (source: aviafi.free.fr)



La traque de Toussaint Louverture.
La lutte n'est pas pour autant terminé et Leclerc poursuit ce qu'il reste des troupes de Louverture. Dans le nord le général Hardy nettoie la plaine de Cap-Français et la région frontalière. Rochambeau, entre l'Artibonite et les Cahos, est à la poursuite de Toussaint. Boudet pacifie le sud de la colonie. Si Louverture a été abandonné par la plupart de ses lieutenants, il a encore sous ses ordres environ 5 000 soldats et de nombreux paysans qui jouent de leur mobilité et de leur parfaite connaissance du terrain. Les Français contrôlent solidement la partie espagnole et le sud de l’île. Leclerc verrouille l'ouest au sud de l'Artibonite en faisant remettre en état la Crête-à-Pierrot et en y laissant 150 hommes pour garder la plaine du fleuve et le débouché des Cahos. Le problème demeure le nord où les partisans de Louverture essayent de provoquer des soulèvements. Leclerc dispose alors de 7 500 hommes auxquels s'ajoutent 7 000 hommes des troupes coloniales noires. Mais la troupe est épuisée après 40 jours de campagnes intenses dans la chaleur, sur un terrain difficile et souvent sans recevoir d'approvisionnements.

C'est à ce moment que Louverture fait parvenir aux Français deux lettres où il fait part de sa fidélité à la France et se plaint des agissements de Leclerc. Mais il fait toujours régner l'insécurité dans l’île. Leclerc divise alors ses troupes en deux colonnes légères qui doivent frapper puis se replier, l'une est confiée à Hardy dans le nord et l'autre à Rochambeau dans le sud. Louverture veut quant à lui couper les communications entre les deux colonnes françaises et concentre ses troupes sur quatre objectifs: les plaines du nord, les Gonaïves, l'Artibonite et les Cahos. Mais Louverture sous-estime les moyens de son adversaire et sa volonté de vaincre. Les rebelles subissent alors de lourdes pertes et les lieutenants de Louverture pressentent l'issue du conflit.

L'ensemble de ces opérations militaires se déroulent au milieu des massacres. Les noirs tuent les colons blancs tandis que les soldats français massacrent les rebelles. Rapidement les hommes de Louverture manquent de ressources et abandonnent du terrain. Ses lieutenants sont découragés et songent à négocier leur reddition. Celle de Christophe entraîne celle de Dessalines. Seul, Louverture est contraint également à la reddition. Leclerc lui donne alors le droit de se retirer sur ses terres. Le 2 mai, Toussaint se rend à Cap-Français et s'engage à démobiliser ses troupes, à désarmer les paysans et à les renvoyer sur les habitations. En deux mois Leclerc a atteint le premier objectif fixé par Bonaparte: la soumission des dirigeants rebelles. A présent il peut se consacrer à réaliser le second objectif, l'arrestation et la déportation de leur chef.

Louverture ronge son frein dans son domaine d'Ennery. Il entretient des relations suspectes avec des bandes rebelles regroupées dans Les Gonaïves et s'entoure de paysans armés. Il sait que la fièvre jaune fait des ravages dans les rangs des soldats français peu habitué au climat tropical. C'est en effet prés de 15 000 soldats qui meurent en deux mois affaiblissant d'autant le potentiel militaire français. Louverture essaye donc de ranimer l'ardeur de ses lieutenants mais certains ne veulent pas reprendre la lutte et le dénoncent. Leclerc invite alors Toussaint à une conférence militaire aux Gonaïves le 10 juin. Là il est arrêté avec l'ensemble de ceux qui l'accompagnent. Le vieux général noir est rapidement embarqué sur un navire à destination de la France et enfermé au Fort de Joux où il meurt le 7 avril 1803.

La bataille de Vertières (source: wikipedia.org)



La défaite française et la fin de la colonie.
L'arrestation de Louverture provoque le mécontentement de la population. C'est alors que Leclerc commet une erreur tactique en lançant immédiatement une campagne de désarmement des noirs. Ces derniers se méfient de plus en plus et de juin à octobre 1802, les opérations de désarmement échouent.

Mais c'est la question de l'esclavage qui fait basculer la situation. Le 20 mai 1802, Napoléon décide son rétablissement dans les colonies françaises. Les Britanniques rendent alors à la France l’île de la Martinique où l'esclavage perdure tandis qu'il est rétabli par les autorités françaises en Guadeloupe. La crainte d'un retour de l'esclavage à Saint-Domingue provoque la colère chez les noirs pendant que la fièvre décime toujours l'armée française qui ne compte plus qu'environ 9 000 soldats. Lorsque les autorités commencent à désarmer les mulâtres qui s'étaient opposés jusque là à Louverture ces derniers, qui sont particulièrement puissants dans le sud, s'unissent aux noirs.

Comme la situation se détériore pour les Français, Dessalines, Christophe, Pétion et Clairvaux conspirent avec les rebelles. Le 13 octobre 1802, Pétion et Clairvaux passent du coté de l'insurrection avant d'être rejoint par Christophe et Dessalines. Le 2 novembre 1802 les chefs rebelles se réunissent à Arcahaye, un petit village au sud de Saint- Marc. Ils élisent Dessalines commandant des forces rebelles et choisissent le drapeau rouge et bleu comme emblème.

Le général Leclerc est également frappé par la fièvre. Son épouse Pauline le fait alors transporter sur l’île de la Tortue au climat plus doux mais il y meurt le 1er novembre 1802. C'est le général Rochambeau, le fils du héros de Yorktown, qui prend alors le commandement des troupes françaises à Saint-Domingue. Sa tache est compliquée par la guerre qui éclate à nouveau le 18 mai 1803 entre la Grande-Bretagne et la France. Dessalines devient un allié des Britanniques qui fournissent des armes et un soutien naval. Dans le même temps cette guerre annonce la fin des renforts et des approvisionnements pour les Français. Les conditions sont posées pour un renversement de situation.

Les Français tentent de contenir l'insurrection mais ils sont submergés et ne tiennent plus que Cap-Français, Port-au-Prince et Le Cayes. Le 18 novembre 1803, Dessalines qui dirigent les troupes insurgées remportent la difficile bataille de Vertières qui lui ouvre les porte de Cap-Français. Rochambeau négocie alors la reddition de la ville et les Français reçoivent le droit que quitter l’île sans encombre8. Le 4 décembre 1803 les derniers soldats français dans la partie occidentale de l’île quittent le Môle Saint-Nicolas. Il ne reste qu'un petit contingent sous les ordres des généraux Ferrand et de Kerversau pour occuper la partie orientale. Ces hommes doivent faire face à un soulèvement espagnol en 1808 et quitter définitivement Hispaniola en 1809 .

Au final sur les 31 000 soldats envoyés par Bonaparte, il ne reste que 7 000 survivants à la fin de la campagne. Le 1er janvier 1804, Dessalines proclame l'indépendance d'Haïti, le premier État noir indépendant sur le continent américain.

Jean-Jacques Dessalines (source: wikipedia.org)


Conclusion.
A Saint-Domingue, la France est confrontée pour la première fois de son histoire à une guerre d'indépendance dont elle n'a aucune expérience d'autant que les généraux qu'elle envoie dans la colonie ne connaissent que la guerre sur le sol européen. Les troupes ne sont pas prêtes non plus pour affronter les conditions spécifiques de la guerre en zone tropicale, l'équipement est inadapté et l'approvisionnement défectueux. Sur le plan tactique, généraux et soldats français découvrent la guerre de guérilla où ils subissent de lourdes pertes. Ce n'est qu'après la coûteuse victoire de la Crête-à-Pierrot que Leclerc organise ses forces en colonne mobile et légère. Malgré ses faiblesses les Français l'emportent sur le plan militaire et battent les troupes de Toussaint Louverture.

C'est sur le plan politique que la guerre est rapidement perdue. L'arrestation de Louverture, le désarmement des noirs et des mulâtres, et surtout la volonté de restaurer l'esclavage soulèvent la majorité de la population de l’île alors que les anciens lieutenants de Louverture avaient ralliés les Français. La question de l'esclavage, contre lequel les noirs s'étaient battus depuis 1791, scella le sort de la colonie française.
Mais la leçon de Saint-Domingue ne fut pas perdu. Quelques-uns des principaux acteurs de la conquête de l'Algérie avaient fait leurs premières armes à Saint-Domingue. Duguet-Thouars, fils d'une famille de colons de Saint-Domingue organisa et participa activement à la prise d'Alger. Le maréchal Clauzel, commandant de l'armée d'Afrique et gouverneur général de l'Algérie en 1835 fut officier dans l'armée de Leclerc. Quant au général Boyer, commandant militaire d'Oran en 1832, il fut le chef d'état-major de Rochambeau. En Algérie il prend soin d'appliquer les méthodes de pacifications apprises à Saint-Domingue9. Ces hommes semblent, en relançant l'aventure coloniale française, exorciser le syndrome Leclerc en appliquant, cette fois-ci victorieusement, l'expérience acquise à Saint-Domingue, sur un nouveau champ d'expansion colonial, l'Algérie, avant le reste de l'Afrique.


Bibliographie.
-Henri Castonnet Des Fosses, La perte d’une colonie : La révolution de Saint-Domingue, Paris, A. Faivre, 1893,
-Jean-François Brière, Haïti et la France, 1804-1848: le rêve brisé, Karthala, 2008.
-Laurent Dubois, Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2005.
-Catherine Ève Roupert, Histoire d'Haïti : la première république noire du Nouveau monde, Paris, Perrin, 2011.
-Henri Mézière, « L'expédition de Saint-Domingue. Les opérations terrestres (février-juin 1802) », Revue du Souvenir Napoléonien , n° 440, avril-mai 2002, pp. 29-36.
-Henri Mézière, Le général Leclerc (1772-1802) et l'expédition de Saint-Domingue, Tallandier, 1990.
-François Blancpain, La colonie française de Saint-Domingue: de l'esclavage à l'indépendance, Paris, éditions Karthala, 2004.
-Philippe R. Girard, Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon. Toussaint Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne  (1801-1804), Les Pérseides, 2013.

Notes
1 La colonie de Saint-Domingue ne prend le nom d'Haïti qu'au moment de la proclamation de l'indépendance en 1804. La partie espagnole de l’île correspond à l'actuelle République dominicaine.
2 Toussaint est né vers 1743, esclave, sur la plantation Breda dans le nord de l’île. En 1776 il est affranchi et dirige une habitation produisant du café signe d'une ascension sociale certaine mais assez rare dans une société esclavagiste.
3 Catherine Ève Roupert, Histoire d'Haïti : la première république noire du Nouveau monde, Paris, Perrin, 2011.
4 Sur le général Leclerc voir Henri Mézière, Le général Leclerc (1772-1802) et l'expédition de Saint-Domingue, Tallandier, 1990.
5 Cap-Français, de nos jours Cap-Haïtien, fut durant la période coloniale la capitale de Saint-Domingue.
6 Pour le récit des différentes phases de l’expédition de Leclerc nous nous appuyons sur Henri Mézière, « L'expédition de Saint-Domingue. Les opérations terrestres (février-juin 1802) », Revue du Souvenir Napoléonien , n° 440, avril-mai 2002, pp. 29-36.
7 Sur Toussaint Louverture et ses lieutenants voir Laurent Dubois, Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2005.
8 Marcel Dorigny, Révoltes et Révolutions en Europe et aux Amériques (1770-1802), Belin, 2004, p.94.

9 Jean-François Brière, Haïti et la France, 1804-1848: le rêve brisé, Karthala, 2008, pp. 314-315.

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