Nicolas Bernard, l'auteur de La guerre germano-soviétique, une synthèse qui s'impose déjà comme incontournable sur le sujet (ce qui ne veut pas dire indépassable, mais force est au moins d'en reconnaître la qualité), a bien voulu répondre à quelques questions qui éclairent davantage l'écriture de ce livre. Il se présente lui-même avant de répondre à mes questions.
Propos recueillis par Stéphane Mantoux.
Je suis à
la fois Avocat et passionné d’histoire de longue date, plus
particulièrement en ce qui intéresse la Deuxième Guerre Mondiale.
Elle constitue en effet le point d’orgue de ce qu’Eric J.
Hobsbawm appelait « l’âge des extrêmes », une lutte ayant
impliqué toutes les passions politiques et idéologiques du « court
XXème siècle ».
A ce titre,
j’ai contribué à plusieurs revues d’histoire spécialisée. Je
me suis également consacré à étudier, voire réfuter, le
négationnisme, c’est-à-dire la propagande niant la réalité ou
l’ampleur des meurtres de masse, plus particulièrement la Shoah et
le génocide arménien. J’avais en effet été choqué, à mes
débuts sur Internet, de constater à quel point les « assassins
de la mémoire » s’étaient implantés dans ce réseau de
communications, ce qui m’a amené à m’investir dans ce combat,
qui reste moins une démarche militante
que civique. Je gère
actuellement le site « Pratique de l’Histoire et Dévoiements
négationnistes », avec Gilles Karmasyn qui en est le
fondateur : http://www.phdn.org
- Nicolas Bernard, bonjour, et merci de répondre à ces quelques questions pour L'autre côté de la colline. Comment vous est venue l'idée d'écrire cet ouvrage, quelles en sont les motivations ?
L’affrontement
ayant opposé l’Allemagne nazie à l’Union soviétique m’a
longtemps frappé par sa démesure, par sa spécificité aussi. Nous
sommes en présence d’« une guerre pas comme les autres »,
comme l’admettra lui-même Staline, parce qu’elle met en jeu
l’existence de
régimes politiques, d’idéologies « utopistes », et
surtout de peuples entiers. A ce titre, le conflit germano-soviétique
est de nature à éclaircir la problématique de la comparabilité du
nazisme et du communisme.
En France,
le sujet a fait l’objet de plusieurs études spécialisées émanant
tant d’universitaires que de revues d’Histoire militaire,
lesquels ont offert, ces vingt dernières années, un vaste corpus
documentaire. Mais il manquait une synthèse d’ensemble, faisant
également appel à des sources d’ex-U.R.S.S., souvent négligées
alors que plusieurs historiens de ces pays ont renouvelé notre
approche du conflit – sans parler de l’immense documentation
accessible !
- En ce qui concerne les causes de la guerre germano-soviétiques, vous montrez bien que finalement, l'alliance entre l'URSS et l'Allemagne n'a été que de circonstance, y compris en 1939-1940. Quels sont d'après vous les facteurs qui précipitent le conflit ?
La guerre
germano-soviétique est l’œuvre d’Adolf Hitler. Dès les années
vingt, dès Mein Kampf,
il la conçoit comme l’aboutissement de sa politique étrangère et
raciale tendant à redonner à l’Allemagne un statut de grande
puissance. Amplifiant les projets de « colonisation »
élaborés à l’Est par l’armée allemande pendant la Grande
Guerre, Hitler considère que les territoires de l’Est, riches en
ressources mais peuplés de « slaves dégénérés »,
offriront au Reich son
« espace vital ». S’y ajoute une considération
raciste : dans son imaginaire, christianisme, démocratie et
communisme ont été forgés par les Juifs pour manipuler les masses
et, par la même occasion, corrompre les races. A la conquête de
l’espace « slave » s’ajoute dès lors un projet
antisémite, porter un coup terrible au « complot juif
mondial » en démantelant son appareil « judéo-bolchevique »,
si besoin par le génocide.
Cette
psychose camouflée en programme politique ne l’empêche pas, bien
entendu, de conclure avec Staline le pacte de non-agression du 23
août 1939. Mais l’accord reste de circonstance, et ne débouche
sur aucune alliance entre les deux Etats totalitaires, faute de
politique commune. Hitler et Staline cherchent un répit : le
premier pour vaincre la France et amener la Grande-Bretagne à la
table des négociations, dans la plus pure logique de Mein
Kampf ; le second, pour consolider son
potentiel militaire, ruiné par la Grande Terreur et les tares du
système socio-économique soviétique. C’est pourquoi le maître
du Kremlin cherche surtout à ne rompre avec aucun des camps en
présence, Allemagne et Occident, car ce serait précipiter
l’U.R.S.S. dans une guerre pour laquelle elle n’est pas prête,
quel que soit l’adversaire considéré.
Prétendre,
à l’inverse, que Staline aurait cherché à attaquer l’Allemagne
dans le dos relève du non-sens. C’est Hitler qui prend la décision
d’entrer en guerre contre la Russie, dans le courant du mois de
juillet 1940. La France vient certes d’être vaincue, mais grâce à
Churchill, l’Angleterre a refusé de négocier une paix de
compromis. La résistance anglaise, qui implique, à plus ou moins
long terme, l’intervention des Etats-Unis, frustre profondément le
Führer, car ce
dernier répugne à guerroyer contre cet Empire britannique pour
lequel il nourrit le plus profond respect. Aussi en vient-il à
forcer le destin : il faudra détruire l’Union soviétique
avant que cette dernière ne se soit remise des grandes purges, et
avant que les Anglo-Saxons ne soient en mesure de l’en empêcher.
Pas un instant il ne s’imagine devancer une éventuelle invasion
soviétique.
- Pourquoi les Allemands échouent-ils, finalement, en 1941 ?
A mon sens,
les motifs de l’échec allemand sont à la fois d’ordre
structurels et conjoncturels.
Malgré les
performances de la Wehrmacht,
le Reich manque des
ressources humaines et énergétiques nécessaires à la conduite
d’une guerre à la hauteur de l’immensité russe, d’autant que
ses troupes sont soumises à des contre-attaques incessantes de
l’Armée rouge. Du fait de cette attrition – purement
involontaire, de la part de la Stavka,
qui recherche plutôt la destruction de l’adversaire – et de ces
impérities logistiques, l’armée allemande en est réduite à
interrompre son avance à plusieurs reprises. Or, ces pauses répétées
offrent à l’Etat soviétique les répits indispensables pour faire
jouer à plein sa supériorité démographique et tenir fermement en
main sa population. En conséquence, quoique subissant des désastres
à répétition, l’U.R.S.S. trouve le temps et les moyens
logistiques de lever d’innombrables armées qu’elle jette
littéralement contre l’envahisseur, qui se trouve de nouveau
retardé… C’est un cercle vicieux.
Il n’en
demeure pas moins que le système soviétique frôle à plusieurs
reprises son point de rupture. La Wehrmacht
s’empare de l’Ukraine, arrive aux portes de Leningrad et de
Moscou. La production d’armement s’effondre. Le réseau
ferroviaire connaît de nombreux épisodes de congestion. Malgré
l’afflux de volontaires, malgré les crimes nazis qui commencent à
décimer les territoires soviétiques occupés et les prisonniers de
guerre, de nombreuses défaillances interviennent au sein de l’Armée
rouge et des peuples soviétiques, aux formes variées (désertions,
automutilations, redditions de masse, autodissolution des kolkhozes,
crises de panique y compris à Moscou, exodes spontanés). Staline
lui-même songe à signer avec Hitler un accord de paix par lequel il
lui cèderait de vastes territoires.
C’est là
qu’intervient la conjoncture : en octobre 1941, à l’issue
des vastes encerclements de troupes soviétiques à Viazma et
Briansk, il n’est pas catégoriquement certain l’Armée rouge eût
été en mesure de stopper une avance frontale des Allemands sur
Moscou, quoique la question fasse débat. La chute de la capitale
russe aurait probablement achevé de discréditer le régime
stalinien, dont l’assise sur la population reposait, au-delà de la
terreur étatique, sur sa capacité à défendre la « mère patrie
». Cependant, la Wehrmacht
surestime ses capacités et sous-estime l’ennemi, prisonnière de
ses préjugés racistes : elle commet l’erreur de rechercher
l’encerclement de la capitale, et disperse ses assauts. La
saturation de son réseau logistique, qu’aggravent les
précipitations de l’automne, rend au demeurant un tel plan
illusoire. Les généraux soviétiques en profitent pour masser des
forces mobiles sur les principaux axes qu’empruntent les divisions
allemandes, et parviennent à stopper l’envahisseur. L’U.R.S.S.
gagne alors un nouveau répit, qui lui permet de renforcer le
périmètre défensif autour de la capitale et de préparer
simultanément une contre-offensive. L’Etat soviétique est sauvé,
et l’échec allemand est d’autant plus lourd qu’en décembre
1941 les Etats-Unis entrent en guerre, achevant le processus de
mondialisation du conflit qui sera fatal aux forces de l’Axe.
- On sent à la lecture, et ce dès l'introduction, que vous avez envisagé une "histoire totale" de la guerre germano-soviétique. Pourquoi cela est-il absent dans les ouvrages français ?
Tout
d’abord, je me défends d’avoir cherché à faire de « l’Histoire
totale ». Nul ne peut y prétendre – même un Braudel
n’allait pas jusque là. Pour autant, il n’est plus possible
d’étudier la guerre à la manière de « l’histoire-bataille »
à l’ancienne, c'est-à-dire sans tenir compte du fait qu’elle
constitue, outre l’expression d’une violence, un phénomène
politique, économique, social et culturel, qui ne sort pas de nulle
part pour retourner au néant une fois que les armes se taisent.
Je me suis
efforcé de réaliser un ouvrage qui soit aussi complet que possible,
des origines de la guerre à son impact sur l’Europe et la mémoire
des protagonistes, tout en essayant d’établir les liens de
causalité entre les différentes manifestations du conflit. Je me
suis notamment aperçu que le déroulement des opérations avait été
largement tributaire de considérations politiques, culturelles,
diplomatiques, économiques, qui permettent d’éclairer d’un jour
nouveau la stratégie et les calculs des adversaires – leurs
erreurs, aussi, ou prétendues telles.
- Quand on parcourt les très intéressantes lignes sur les violences commises par l'Armée Rouge en 1945 ou "l'effet Nemmersdorf", on a l'impression, encore aujourd'hui, que l'écriture de l'histoire de la guerre germano-soviétique reste délicate, et parfois soumise à des contingences politiques. Pouvez-vous nous parler un peu de l'historiographie ?
La mémoire
n’est pas l’histoire : la première touche au vécu, à l’affect,
elle mythifie ou refoule ; la seconde cherche à reconstruire le
passé par une démarche qui se veut scientifique. Ces deux notions,
cependant, se croisent, s’interpénètrent, s’influencent, parce
que toutes deux, en définitive, ont pour objet le passé – et
donc, touchent à l’identité. Dans ces conditions, il est évident
que l’historiographie de la guerre s’inscrit dans les méandres
de la mémoire des différents protagonistes.
En U.R.S.S.,
le conflit est devenu une « épreuve sainte », le seul
titre de gloire d’un pays qui, bouleversé par le communisme, n’a
cessé d’être en quête de repères. La chute du système
soviétique a beau avoir libéré quantité de mémoires
périphériques jusqu’alors comprimées par le régime (telle celle
des Juifs, des Ukrainiens, des « peuples déportés » ou
des prisonniers de guerre), elle n’a pas fondamentalement remis en
cause cette mythologie patriotique, quoique les travaux des nouveaux
historiens russes s’y attaquent frontalement, revenant sur des
sujets malaisés tels que les pertes subies par l’Armée rouge, la
collaboration, l’implication de la société soviétique dans la
violence de guerre, notamment la question des exactions perpétrées
en Europe centrale et orientale en 1944-1945. Toutefois, ces
investigations suscitent de furieuses polémiques, et certains
historiens tels que Mikhail Suprun se sont attirés les foudres du
pouvoir poutinien, au point d’être… arrêtés.
L’Allemagne
longtemps coupée en deux a pareillement cherché à reconstruire le
passé. Plus de quinze millions de soldats allemands ont, en effet,
servi sur le « front russe », ont vu ou ont commis des
crimes de masse. Or, à l’Est comme à l’Ouest, les Allemands ont
refusé de les assumer : la R.D.A. a recyclé une mythologie
soviétique, faisant des soldats de la Wehrmacht
les victimes de la guerre, du « grand capital » et du
« fascisme », alors qu’en R.F.A. proliférait une
vision humaniste, à défaut d’être héroïque, de l’armée
allemande, dépeinte comme une « bande de frères »
résistant aux « hordes rouges » mais vaincue par le
nombre… et les erreurs d’Adolf Hitler. Comme en U.R.S.S., la
chute du communisme a conduit à une remise en cause de ces
imaginaires, lesquels s’étaient déjà érodés depuis plusieurs
années. De nos jours, plusieurs historiens allemands étudient sans
passion, mais avec rigueur, le comportement de l’armée allemande à
l’Est. Des polémiques n’en ressurgissent pas moins, tant sur
cette dernière thématique que sur les crimes de l’Armée rouge,
preuve que « le passé persiste à ne pas passer »,
malgré les progrès accomplis en ce sens.
Merci à Nicolas Bernard d'avoir répondu à mes questions.
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