vendredi 1 novembre 2013

Interview de Nicolas Bernard sur La guerre germano-soviétique

Nicolas Bernard, l'auteur de La guerre germano-soviétique, une synthèse qui s'impose déjà comme incontournable sur le sujet (ce qui ne veut pas dire indépassable, mais force est au moins d'en reconnaître la qualité), a bien voulu répondre à quelques questions qui éclairent davantage l'écriture de ce livre. Il se présente lui-même avant de répondre à mes questions.

Propos recueillis par Stéphane Mantoux.

 

Je suis à la fois Avocat et passionné d’histoire de longue date, plus particulièrement en ce qui intéresse la Deuxième Guerre Mondiale. Elle constitue en effet le point d’orgue de ce qu’Eric J. Hobsbawm appelait « l’âge des extrêmes », une lutte ayant impliqué toutes les passions politiques et idéologiques du « court XXème siècle ».

A ce titre, j’ai contribué à plusieurs revues d’histoire spécialisée. Je me suis également consacré à étudier, voire réfuter, le négationnisme, c’est-à-dire la propagande niant la réalité ou l’ampleur des meurtres de masse, plus particulièrement la Shoah et le génocide arménien. J’avais en effet été choqué, à mes débuts sur Internet, de constater à quel point les « assassins de la mémoire » s’étaient implantés dans ce réseau de communications, ce qui m’a amené à m’investir dans ce combat, qui reste moins une démarche militante que civique. Je gère actuellement le site « Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes », avec Gilles Karmasyn qui en est le fondateur : http://www.phdn.org







  1. Nicolas Bernard, bonjour, et merci de répondre à ces quelques questions pour L'autre côté de la colline. Comment vous est venue l'idée d'écrire cet ouvrage, quelles en sont les motivations ?


L’affrontement ayant opposé l’Allemagne nazie à l’Union soviétique m’a longtemps frappé par sa démesure, par sa spécificité aussi. Nous sommes en présence d’« une guerre pas comme les autres », comme l’admettra lui-même Staline, parce qu’elle met en jeu l’existence de régimes politiques, d’idéologies « utopistes », et surtout de peuples entiers. A ce titre, le conflit germano-soviétique est de nature à éclaircir la problématique de la comparabilité du nazisme et du communisme.

En France, le sujet a fait l’objet de plusieurs études spécialisées émanant tant d’universitaires que de revues d’Histoire militaire, lesquels ont offert, ces vingt dernières années, un vaste corpus documentaire. Mais il manquait une synthèse d’ensemble, faisant également appel à des sources d’ex-U.R.S.S., souvent négligées alors que plusieurs historiens de ces pays ont renouvelé notre approche du conflit – sans parler de l’immense documentation accessible !



  1. En ce qui concerne les causes de la guerre germano-soviétiques, vous montrez bien que finalement, l'alliance entre l'URSS et l'Allemagne n'a été que de circonstance, y compris en 1939-1940. Quels sont d'après vous les facteurs qui précipitent le conflit ?


La guerre germano-soviétique est l’œuvre d’Adolf Hitler. Dès les années vingt, dès Mein Kampf, il la conçoit comme l’aboutissement de sa politique étrangère et raciale tendant à redonner à l’Allemagne un statut de grande puissance. Amplifiant les projets de « colonisation » élaborés à l’Est par l’armée allemande pendant la Grande Guerre, Hitler considère que les territoires de l’Est, riches en ressources mais peuplés de « slaves dégénérés », offriront au Reich son « espace vital ». S’y ajoute une considération raciste : dans son imaginaire, christianisme, démocratie et communisme ont été forgés par les Juifs pour manipuler les masses et, par la même occasion, corrompre les races. A la conquête de l’espace « slave » s’ajoute dès lors un projet antisémite, porter un coup terrible au « complot juif mondial » en démantelant son appareil « judéo-bolchevique », si besoin par le génocide.

Cette psychose camouflée en programme politique ne l’empêche pas, bien entendu, de conclure avec Staline le pacte de non-agression du 23 août 1939. Mais l’accord reste de circonstance, et ne débouche sur aucune alliance entre les deux Etats totalitaires, faute de politique commune. Hitler et Staline cherchent un répit : le premier pour vaincre la France et amener la Grande-Bretagne à la table des négociations, dans la plus pure logique de Mein Kampf ; le second, pour consolider son potentiel militaire, ruiné par la Grande Terreur et les tares du système socio-économique soviétique. C’est pourquoi le maître du Kremlin cherche surtout à ne rompre avec aucun des camps en présence, Allemagne et Occident, car ce serait précipiter l’U.R.S.S. dans une guerre pour laquelle elle n’est pas prête, quel que soit l’adversaire considéré.

Prétendre, à l’inverse, que Staline aurait cherché à attaquer l’Allemagne dans le dos relève du non-sens. C’est Hitler qui prend la décision d’entrer en guerre contre la Russie, dans le courant du mois de juillet 1940. La France vient certes d’être vaincue, mais grâce à Churchill, l’Angleterre a refusé de négocier une paix de compromis. La résistance anglaise, qui implique, à plus ou moins long terme, l’intervention des Etats-Unis, frustre profondément le Führer, car ce dernier répugne à guerroyer contre cet Empire britannique pour lequel il nourrit le plus profond respect. Aussi en vient-il à forcer le destin : il faudra détruire l’Union soviétique avant que cette dernière ne se soit remise des grandes purges, et avant que les Anglo-Saxons ne soient en mesure de l’en empêcher. Pas un instant il ne s’imagine devancer une éventuelle invasion soviétique.


  1. Pourquoi les Allemands échouent-ils, finalement, en 1941 ?


A mon sens, les motifs de l’échec allemand sont à la fois d’ordre structurels et conjoncturels.

Malgré les performances de la Wehrmacht, le Reich manque des ressources humaines et énergétiques nécessaires à la conduite d’une guerre à la hauteur de l’immensité russe, d’autant que ses troupes sont soumises à des contre-attaques incessantes de l’Armée rouge. Du fait de cette attrition – purement involontaire, de la part de la Stavka, qui recherche plutôt la destruction de l’adversaire – et de ces impérities logistiques, l’armée allemande en est réduite à interrompre son avance à plusieurs reprises. Or, ces pauses répétées offrent à l’Etat soviétique les répits indispensables pour faire jouer à plein sa supériorité démographique et tenir fermement en main sa population. En conséquence, quoique subissant des désastres à répétition, l’U.R.S.S. trouve le temps et les moyens logistiques de lever d’innombrables armées qu’elle jette littéralement contre l’envahisseur, qui se trouve de nouveau retardé… C’est un cercle vicieux.

Il n’en demeure pas moins que le système soviétique frôle à plusieurs reprises son point de rupture. La Wehrmacht s’empare de l’Ukraine, arrive aux portes de Leningrad et de Moscou. La production d’armement s’effondre. Le réseau ferroviaire connaît de nombreux épisodes de congestion. Malgré l’afflux de volontaires, malgré les crimes nazis qui commencent à décimer les territoires soviétiques occupés et les prisonniers de guerre, de nombreuses défaillances interviennent au sein de l’Armée rouge et des peuples soviétiques, aux formes variées (désertions, automutilations, redditions de masse, autodissolution des kolkhozes, crises de panique y compris à Moscou, exodes spontanés). Staline lui-même songe à signer avec Hitler un accord de paix par lequel il lui cèderait de vastes territoires.

C’est là qu’intervient la conjoncture : en octobre 1941, à l’issue des vastes encerclements de troupes soviétiques à Viazma et Briansk, il n’est pas catégoriquement certain l’Armée rouge eût été en mesure de stopper une avance frontale des Allemands sur Moscou, quoique la question fasse débat. La chute de la capitale russe aurait probablement achevé de discréditer le régime stalinien, dont l’assise sur la population reposait, au-delà de la terreur étatique, sur sa capacité à défendre la « mère patrie ». Cependant, la Wehrmacht surestime ses capacités et sous-estime l’ennemi, prisonnière de ses préjugés racistes : elle commet l’erreur de rechercher l’encerclement de la capitale, et disperse ses assauts. La saturation de son réseau logistique, qu’aggravent les précipitations de l’automne, rend au demeurant un tel plan illusoire. Les généraux soviétiques en profitent pour masser des forces mobiles sur les principaux axes qu’empruntent les divisions allemandes, et parviennent à stopper l’envahisseur. L’U.R.S.S. gagne alors un nouveau répit, qui lui permet de renforcer le périmètre défensif autour de la capitale et de préparer simultanément une contre-offensive. L’Etat soviétique est sauvé, et l’échec allemand est d’autant plus lourd qu’en décembre 1941 les Etats-Unis entrent en guerre, achevant le processus de mondialisation du conflit qui sera fatal aux forces de l’Axe.



  1. On sent à la lecture, et ce dès l'introduction, que vous avez envisagé une "histoire totale" de la guerre germano-soviétique. Pourquoi cela est-il absent dans les ouvrages français ?


Tout d’abord, je me défends d’avoir cherché à faire de « l’Histoire totale ». Nul ne peut y prétendre – même un Braudel n’allait pas jusque là. Pour autant, il n’est plus possible d’étudier la guerre à la manière de « l’histoire-bataille » à l’ancienne, c'est-à-dire sans tenir compte du fait qu’elle constitue, outre l’expression d’une violence, un phénomène politique, économique, social et culturel, qui ne sort pas de nulle part pour retourner au néant une fois que les armes se taisent.

Je me suis efforcé de réaliser un ouvrage qui soit aussi complet que possible, des origines de la guerre à son impact sur l’Europe et la mémoire des protagonistes, tout en essayant d’établir les liens de causalité entre les différentes manifestations du conflit. Je me suis notamment aperçu que le déroulement des opérations avait été largement tributaire de considérations politiques, culturelles, diplomatiques, économiques, qui permettent d’éclairer d’un jour nouveau la stratégie et les calculs des adversaires – leurs erreurs, aussi, ou prétendues telles.



  1. Quand on parcourt les très intéressantes lignes sur les violences commises par l'Armée Rouge en 1945 ou "l'effet Nemmersdorf", on a l'impression, encore aujourd'hui, que l'écriture de l'histoire de la guerre germano-soviétique reste délicate, et parfois soumise à des contingences politiques. Pouvez-vous nous parler un peu de l'historiographie ?


La mémoire n’est pas l’histoire : la première touche au vécu, à l’affect, elle mythifie ou refoule ; la seconde cherche à reconstruire le passé par une démarche qui se veut scientifique. Ces deux notions, cependant, se croisent, s’interpénètrent, s’influencent, parce que toutes deux, en définitive, ont pour objet le passé – et donc, touchent à l’identité. Dans ces conditions, il est évident que l’historiographie de la guerre s’inscrit dans les méandres de la mémoire des différents protagonistes.

En U.R.S.S., le conflit est devenu une « épreuve sainte », le seul titre de gloire d’un pays qui, bouleversé par le communisme, n’a cessé d’être en quête de repères. La chute du système soviétique a beau avoir libéré quantité de mémoires périphériques jusqu’alors comprimées par le régime (telle celle des Juifs, des Ukrainiens, des « peuples déportés » ou des prisonniers de guerre), elle n’a pas fondamentalement remis en cause cette mythologie patriotique, quoique les travaux des nouveaux historiens russes s’y attaquent frontalement, revenant sur des sujets malaisés tels que les pertes subies par l’Armée rouge, la collaboration, l’implication de la société soviétique dans la violence de guerre, notamment la question des exactions perpétrées en Europe centrale et orientale en 1944-1945. Toutefois, ces investigations suscitent de furieuses polémiques, et certains historiens tels que Mikhail Suprun se sont attirés les foudres du pouvoir poutinien, au point d’être… arrêtés.

L’Allemagne longtemps coupée en deux a pareillement cherché à reconstruire le passé. Plus de quinze millions de soldats allemands ont, en effet, servi sur le « front russe », ont vu ou ont commis des crimes de masse. Or, à l’Est comme à l’Ouest, les Allemands ont refusé de les assumer : la R.D.A. a recyclé une mythologie soviétique, faisant des soldats de la Wehrmacht les victimes de la guerre, du « grand capital » et du « fascisme », alors qu’en R.F.A. proliférait une vision humaniste, à défaut d’être héroïque, de l’armée allemande, dépeinte comme une « bande de frères » résistant aux « hordes rouges » mais vaincue par le nombre… et les erreurs d’Adolf Hitler. Comme en U.R.S.S., la chute du communisme a conduit à une remise en cause de ces imaginaires, lesquels s’étaient déjà érodés depuis plusieurs années. De nos jours, plusieurs historiens allemands étudient sans passion, mais avec rigueur, le comportement de l’armée allemande à l’Est. Des polémiques n’en ressurgissent pas moins, tant sur cette dernière thématique que sur les crimes de l’Armée rouge, preuve que « le passé persiste à ne pas passer », malgré les progrès accomplis en ce sens. 


Merci à Nicolas Bernard d'avoir répondu à mes questions. 

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