Le
siège d'Amida, en 359 ap. J.-C., oppose l'Empire romain à l'Empire
perse des Sassanides. Il a cette particularité d'avoir été décrit
par un témoin direct, un ancien officier romain qui a pris part au
siège avant de se faire historien de son temps : Ammien
Marcellin1.
Amida (aujourd'hui Diyarbakir, en Turquie) est située sur un
escarpement rocheux qui crée une boucle sur la rive droite du Tigre.
L'empereur Constance II (337-361) y bâtit une ville fortifiée en
raison de la position favorable et du bon ravitaillement en eau, dans
le contexte d'un regain de tension avec les Sassanides. C'est sur
cette place que vient buter l'armée du souverain perse Shapour II
(309-379), et c'est l'occasion pour Ammien Marcellin, protecteur
domestique dans la garnison et acteur de la défense, d'écrire
l'histoire du siège. C'est un bon matériau pour tenter une approche
de la poliorcétique dans l'Antiquité Tardive. En outre, il permet
de s'interroger sur l'écriture de l'histoire par un militaire
romain.
Stéphane Mantoux
Rome
et la Perse : une guerre de quatre siècles
Du
IIIème siècle au VIIème siècle ap. J.C., les empires romain et
sassanide s'entrechoquent tout en cherchant à justifier leurs
actions, offensives ou défensives2.
Rome réclame le droit à la domination du monde connu ; la
Perse prédit, par des oracles, la chute de la civilisation romaine.
Ce n'est pas bien évidemment un choc entre « Orient et
Occident » : il faut aller au-delà de l'Antiquité
gréco-romaine pour en comprendre tous les enjeux. En réalité, à
partir de l'arrivée au pouvoir des Sassanides, une bonne partie de
l'histoire romaine est déterminée par ses relations avec la Perse.
Ce ne sont pas uniquement deux mondes qui s'affrontent : ils
échangent, aussi. La Perse est un ennemi qui fascine, à Rome.
Le
royaume parthe avait émergé au IIIème siècle av. J.-C. dans la
partie orientale du royaume séleucide. Le premier roi arsacide est
Arsacès I (247-217). Au IIème siècle av. J.-C., les Parthes se
mettent en marche vers l'ouest : sous la direction d'un de leurs
grands souverains, Mithridate II (124/3-88/7 av. J.-C.), ils
s'emparent de l'Arménie et de la Mésopotamie. Cette expansion qui
s'étend sur les ruines des royaumes hellénistiques entre en contact
avec celle de Rome. Pompée établit la province de Syrie en 64 av.
J.-C. et les Romains se retrouvent au contact des Parthes. Dès 96
av. J.-C. cependant, des relations diplomatiques avaient permis
d'établir une amiticia entre les deux puissances. Mais Sylla
fait asseoir l'ambassadeur parthe au même rang que le roi de
Cappadoce soumis aux Romains ; à son retour, le Parthe est mis
à mort... Des traités sont conclus en 69 puis en 66 mais Pompée ne
se prive pas de mener des incursions en territoire parthe.
L'offensive
de Crassus en 54 se termine par une défaite désastreuse contre des
Parthes bien préparés, à Carrhes : les légions sont
détruites, les étendards perdus, Crassus trouve la mort. La défaite
de Carrhes met fin à l'arrogance des Romains : ils vont
chercher à se venger mais dans le même temps, ils vont aussi, cette
fois, surestimer les moyens de leur adversaire. Les préparatifs de
César avant son assassinat et la campagne de Marc-Antoine montrent
que l'adversaire est désormais pris au sérieux. Mais Rome ne
saurait tolérer une autre puissance, puisqu'elle doit désormer
dominer le monde connu. Auguste, cependant, obtient le retour des
étendards perdus en 20 av. J.-C., suite à une démonstration
militaire en Orient. Le traité conclu ensuite reconnaît que la
frontière entre les deux puissances se situent sur l'Euphrate ;
un aveu de la force militaire des Parthes. Rome est considérée
comme devant civiliser le monde, mais le royaume parthe est reconnu,
officieusement, comme une puissance équivalente.
La
politique d'Auguste assure la paix entre les deux rivaux pendant
l'essentiel du Ier siècle après notre ère, même si Néron mène
une guerre contre les Parthes en Arménie (64-66). Trajan (98-117),
au contraire, cherche à réaliser le rêve de domination romaine en
détruisant purement et simplement le royaume parthe. Les conquêtes
de Trajan ne durent pas : des révoltes éclatent et les
territoires conquis en Mésopotamie, en Arménie et en Assyrie sont
perdus. Hadrien restaure l'ancienne politique de paix qui dure
jusqu'aux guerres menées par Lucius Verus (161-169) et Septime
Sévère (193-211), qui par deux fois, à son tour, marche sur
Séleucie et Ctésiphon, les deux grandes capitales parthes. Rome
affirme ainsi sa supériorité militaire et améliore sa position
stratégique en prenant pied en Mésopotamie, sur une ligne
Chaboras-Singare : la province éponyme date d'ailleurs du règne
de Septime Sévère. Caracalla (211-217), qui se prend pour un nouvel
Alexandre le Grand, cherche, comme Trajan, à annexer purement et
simplement le royaume parthe. Macrin, son assassin et successeur,
subit une défaite à Nisibe en 218 et n'est que trop heureux de
conclure un traité avec les Parthes.
On
a longtemps cru que les Parthes s'étaient affaiblis avant de
s'effondrer devant les Sassanides au début du IIIème siècle,
fragilisés par les Romains. En réalité, les Parthes ont tenu la
dragée haute face aux Romains jusqu'à leur effondrement et ont su
mobiliser, avant les Sassanides, l'héritage achéménide et iranien
pour souder leur royaume contre l'adversaire. L'arrivée au pouvoir
des Sassanides (224) par le biais de la révolte d'Ardachir est un
tournant non seulement pour l'Iran mais aussi pour Rome. Bien
qu'Ardachir poursuive au départ la politique d'apaisement des
Parthes, il consolide et centralise son autorité en quelques années
et menace la partie orientale de l'Empire romain. Le nouvel
adversaire est d'ailleurs rapidement considéré par Rome comme
particulièrement dangereux.
Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/0d/Indo-Sassanid.jpg |
Ardashir
lance une première attaque entre 230 et 232, sous le règne
d'Alexandre Sévère. Il est repoussé par une contre-offensive de
l'empereur en 233, ce dernier ayant réorganisé les unités
orientales bousculées. Ce demi-succès est vu comme un véritable
triomphe à Rome. A la mort d'Alexandre Sévère, en 235, Ardashir
pousse ses pions et s'empare de plusieurs forteresses en Mésopotamie,
dont Carrhes et Nisibe. Par ailleurs, en progressant en Arabie
orientale et vers le golfe Persique, il menace de mettre la main sur
le commerce avec l'Inde. Reste la cité-forteresse d'Hatra, au nord
de la Mésopotamie, à la jonction des routes caravanières. Une
première tentative échoue mais, en 240, les Perses s'emparent de la
ville après un siège de deux ans, probablement grâce à une
trahison.
La
prise d'Hatra relance les hostilités sous le règne du fils
d'Ardashir, Shapour Ier (240-272). L'empereur romain Gordien III
lance une offensive en direction de la Mésopotamie dès 243 :
les Romains remportent une victoire à Reasena mais sont défaits
l'année suivante et l'empereur trouve la mort. Son successeur,
Philippe l'Arabe, doit conclure la paix. En 252, Shapour évince la
dynastie arsacide qui continuait de régner sur l'Arménie et en fait
une province sassanide. Il envahit ensuite la Syrie romaine, prend
Antioche, dévaste Doura-Europos pendant un siège particulièrement
violent, mais il est battu par Odenath, qui dirige la cité
caravanière de Palmyre. En 260, les Sassanides écrasent une grande
armée romaine à Edesse et capturent l'empereur Valérien : un
de leurs plus grands succès. Des prisonniers romains sont déportés
en Perse où ils fondent leurs propres villes. C'est à cette
occasion que le christianisme s'implante en Perse, d'abord toléré,
puis combattu par la religion officielle zoroastrienne. La frontière
orientale, désormais gardée par Palmyre, retrouve le calme après
264. Quand Zénobie prend le pouvoir à Palmyre, les Perses n'en
profitent pas : il faut dire que la réaction romaine est
rapide, l'empereur Aurélien écrasant Zénobie en 272. Les règnes
des successeurs de Shapour sont également assez brefs. Les Romains
planifient une campagne contre la Perse, qui est finalement menée
par l'empereur Carus, et qui ne rencontre pas de résistance.
Numérien, le successeur de Carus (283-284) retire immédiatement les
troupes romaines et conclut la paix.
Dioclétien,
une fois arrivé au pouvoir et sa mainmise sur la pourpre consolidée,
en 286, retourne en Orient et réorganise la défense. Les Sassanides
s'en alarment et un traité est conclu ; l'empereur romain
repart en 288. Bahram II doit en effet faire face à la rébellion de
son frère et laisse les prêtres zoroastriens écraser les autres
religions de l'empire perse, ce qui confirme les liens entre l'Etat
et le zoroastrisme. L'empire sassanide est alors affaibli par des
querelles internes qui ne prennent fin qu'avec le règne de Narsès
(293-302) tandis que l'Empire romain, sous Dioclétien et les
Tétrarques, retrouve une certaine stabilité. Narsès envahit
l'Arménie pro-romaine en 296 : Galère, qui agit au nom de
Dioclétien comme César, est battu en 297 à Carrhes et Callinicum.
Le César prend sa revanche en 298 à Satala, en Arménie. Toute une
campage de propagande est d'ailleurs organisée pour mettre en
exergue le triomphe des armes romaines. Dioclétien impose la paix à
Galère qui veut poursuivre en territoire sassanide, et le traité de
298 met fin aux guerres du IIIème siècle. Les Tétrarques bâtissent
ensuite la Strata Diocletiana, de Damas à Palmyre via Sura ;
une zone de sécurité avec des routes militaires, des fortins et des
tours d'observation est également installée entre le sud de la
Syrie et le Sinaï. Nisible devient la place d'échanges entre les
deux empires. La paix dure près de quarante ans.
Rome à la mort de Constantin (337)-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1f/Costantino_nord-limes_png.PNG |
Elle
va être brisée à la fin du règne de Shapour II (309-379) qui
renoue avec la politique d'expansion vers l'ouest de ses
prédécesseurs du IIIème siècle. Il veut reprendre non seulement
les territoires concédés en 298 mais aussi la Mésopotamie et
l'Arménie. Rome, en respectant le traité, a perdu l'occasion
d'attaquer la Perse alors que le souverain était encore un enfant.
Il faut dire que la place montante du christianisme encourage aussi
les chrétiens perses, persécutés par le pouvoir, à vouloir se
rapprocher de Rome, ce qui les rend encore plus suspects aux yeux des
Sassanides. A la mort de Constantin (337), Shapour II tente de
reprendre l'Arménie romaine, devenue chrétienne. Les combats ne
cessent pas jusqu'à la mort de l'empereur Constance II, en 361, mais
aucun des deux camps ne prend vraiment l'avantage. Le siège d'Amida
s'inscrit dans cette dernière séquence du conflit romano-perse.
L'armée
romaine au milieu du IVème siècle
Elle
est l'héritière des réformes entreprises par Dioclétien, puis
Constantin. Après sa victoire contre Maxence en 312, ce dernier a
supprimé le préfet du prétoire et l'a remplacé par le maître des
offices, le comte des domestiques, les tribuns du palais ou des
écuries. Le maître des offices contrôle les scholes palatines de
la garde impériale et les agentes in rebus, les services
secrets. Les comtes des domestiques ont la charge du personnel
militaire mais commandent fréquemment des armées en campagne. Après
l'empereur, l'armée est entre les mains d'un maître de l'infanterie
(magister peditum) et d'un maître de la cavalerie (magister
equitum) qui commandent aussi bien à des fantassins que des
cavaliers. L'empereur Constance II y ajoute trois maîtres de la
milice (magister militum) en Gaule, en Italie et en Orient3.
L'armée
romaine souffre d'un problème de recrutement4.
Au IVème siècle, seuls les Celtes (Gaulois, Bretons) et les
montagnards d'Asie Mineure (Isauriens, Ciliciens, Arméniens)
constituent des viviers stables. Il faut donc avoir recours au
recrutement héréditaire : plusieurs lois de Constantin forcent
les fils de soldats à reprendre le métier de leurs pères. Mais
c'est l'échec. Dioclétien a tenté d'imposer l'impôt des recrues,
une réquisition en nature qui, avec le temps, devient pécuniaire et
sert à solder des mercenaires barbares. Il faut abaisser l'âge du
recrutement et les conditions physiques requises. Mais rien n'y
fait : la désertion est endémique pendant tout le IVème
siècle, les Romains se démilitarisent de plus en plus.
Constantin,
en 325, a réorganisé les unités de l'armée romaine, divisées
entre comitatenses (troupes d'accompagnement), ripenses
(troupes frontalières), ailes et cohortes. Le système se
complexifie au milieu du IVème siècle : les meilleures troupes
de l'armée de campagne sont classées en palatins (garde impériale
et troupes d'élite), comitatenses (réguliers) et
pseudocomitatenses (fausses troupes d'accompagnement :
des troupes frontalières qui ont rejoint l'armée de campagne). Les
12 scholes palatines sont parmi les troupes les plus solides,
fréquemment engagées. La réserve de l'armée romaine est formée
de troupes palatines : légions, auxiliats (auxilia palatina)
et vexillations pour la cavalerie -les auxiliaires sont devenus des
troupes d'élite à recrutement barbare. Depuis 356 au moins, les
troupes d'accompagnement sont divisées en juniors et séniors.
Sous
Dioclétien, le nombre de légions a enflé pour atteindre 53. Mais
celles-ci ont beaucoup moins d'effectifs : de 800 à 1 200
hommes, les auxiliats palatins tournant autour de 500. Les unités de
cavalerie comptent entre 200 et 500 hommes (500 pour les scholes
palatines). Dans les Res Gestae d'Ammien Marcellin, l'armée
romaine emploie fréquemment des corps de 2 à 5 000 hommes pour
repousser des infiltrations barbares. Il mentionne fréquemment des
tandems d'auxiliats palatins (Pétulants et Celtes, Cornus et
Bracchiates, Bataves et Hérules) ou de légions palatines (Joviens
et Herculiens, Victorieux et Joves, Pannoniens et Mésiens, Lanciers
et Mattiaires, Divitiens et Tongriens) opérant ensemble. Les guerres
civiles ou les expéditions d'importance en territoire barbare
peuvent réunir plusieurs dizaines de milliers d'hommes au maximum5.
Constantin
a instauré la défense en profondeur de l'Empire, mais n'a pas
abandonné une défense en avant de la frontière. Les
garde-frontières n'assurent plus, progressivement, qu'une mission de
surveillance et non de barrage. Les limitanei servent pourtant
à former, jusqu'au milieu du IVème siècle au moins, les
pseudocomitatenses, preuve de leur
qualité. En Orient, la Mésopotamie et l'Osrhoène forment
une marche comprise entre l'Euphrate et le nord du Tigre : elles
protègent la Syrie et en particulier Antioche. Les villes ont un
rôle clé et assument une fonction défensive. C'est une des lignes
défensives les plus solides de l'Empire romain6.
L'armée
sassanide
Les
Sassanides ont déjà, comme le dit David Nicolle, « un pied
dans le Moyen Age », bien que leur propagande soit tournée
vers le passé et le modèle à imiter, les Achéménides vaincus par
Alexandre le Grand7.
La Perse sassanide se rapproche plus de l'Inde, avec son système de
castes, où une classe militaire de guerriers supposés « aryens »
domine ceux qui sont inférieurs par la naissance. Pourtant l'empire
perse comprend de nombreuses populations non-iraniennes, sous la
coupe de celui qui devient le Roi des Rois.
La
Perse sassanide dépend d'un travail servile, comme l'Empire romain,
mais elle est réputée pour la qualité de son travail du métal
(avec des gisements situés à la périphérie de l'empire) et pour
son commerce, qui s'étend jusqu'en Inde. Les Sassanides succèdent
aux Parthes, qui avaient développé une puissante archerie montée
soutenue par une minorité de cavaliers lourds cuirassés.
L'infanterie parthe n'est qu'une force d'appoint ; le transport,
des flèches en particulier, est assuré par les chameaux. Au IIIème
siècle de notre ère, quand les Sassanides remplacent les Parthes,
l'armure de fer tend à supplanter celle en bronze et la cuirasse
d'écailles est remplacée par une cuirasse lamellaire. Les cavaliers
sassanides utilisent aussi des casques en fer et des harnachements de
chevaux supérieurs à ceux des Romains.
La
société sassanide est divisée entre les guerriers (Artheshtaran),
les scribes, les prêtres et les roturiers. Au sein des guerriers, la
cavalerie d'élite des Savaran tient la position éminente.
Chaque unité de Savaran dispose de sa propre bannière
(Drafsh). Les membres des Savaran ne peuvent être que
d'ascendance aryenne : en font partie les membres des sept
grandes familles de l'empire, la maison royale et six autres qui
remontent à l'époque parthe. La haute noblesse (Azadan)
fournit le gros des Savaran. L'unité d'élite des Immortels,
calquée sur le modèle achéménide, comprend 10 000 hommes, qui ne
sont engagés qu'à des moments cruciaux lors des batailles. La garde
royale, composée de 1 000 hommes, est stationné en temps de paix
dans la capitale, Ctésiphon. Les cavaliers qui se sont distingués
particulièrement sont incorporés dans une troisième unité, « ceux
qui sacrifient leur vie ». Ils arrivent aussi que les
officiers des Savaran conduisent d'autres branches de l'armée
(infanterie). L'armée en campagne est commandée par le Spahbad,
ou commandant en chef. Les gouverneurs provinciaux font alors office
de généraux8.
L'organisation
militaire des Sassanides est plus sophistiquée que celle de leurs
prédécesseurs parthes. L'armée sassanide initiale (Spah) a
beaucoup en commun avec son homologue parthe. Le vasht désigne
une unité de la taille de la compagnie ; le drafsh
s'applique à une unité plus grande d'un millier d'hommes, avec sa
bannière et son héraldique ; et les gund sont des
divisions plus grandes, menées par des généraux. L'armée
sassanide type comprend sans doute autour de 12 000 hommes. Dès le
début de l'ère sassanide, l'archer monté en faveur chez les
Parthes cède la place devant un renouveau de la cavalerie cuirassée
chargeant avec la lance. Au début de l'ère sassanide, on trouve
encore une poignée de cavaliers lourds soutenus par une nuée
d'archers montés. Les cavaliers lourds doivent désorganiser le
dispositif ennemi pour permettre la frappe des archers. A l'époque
de Shapour II, les cavaliers lourds sont recouverts d'armures et
utilisent des haches, des massues et des dagues pour le choc.
L'infanterie
(paighan) est recrutée parmi les paysans. Chaque unité est
commandée par un officier. Elle garde le train, sert de pages aux
Savarans, attaque les retranchements, entreprend les travaux
de terrassement ou les mines. Son nombre est davantage une force que
son efficacité propre. Mais il existe d'autres catégories de
fantassins sassanides. Les Mèdes fournissent des frondeurs, des
lanceurs de javelot et une infanterie lourde. Les Romains la
méprisent et la confondent avec les paighan mais en réalité,
les Sassanides imitent le modèle romain et les fantassins lourds
sassanides se placent derrière les archers à pied. Les meilleurs
fantassins sassanides sont justement les archers à pied, bien
entraînés et qui doivent affaiblir l'ennemi avant la charge des
Savarans. L'officier qui commande les archers à pied est le
Tirbad, qui organise les hommes en compagnies de façon à
pouvoir assurer un tir continu. Comme les archers achéménides, les
archers sassanides se protègent avec un bouclier en osier. Il est
parfois fait mention d'un tir en arrière, comme la flèche du
Parthe. Les sources évoquent aussi une autre unité de la garde
composée de 100 archers d'élite. La cavalerie légère des
Sassanides est fournie par les alliés et utilisent non seulement
l'arc, mais aussi les javelots : Albaniens du Caucase, Gelanis du
nord de la Perse, Koushans d'Asie Centrale, Saces d'Afghanistan et de
l'est de l'Iran. Il y a aussi des contingents non iraniens comme les
Chionites. Les Perses utilisent également des éléphants au combat,
parfois surmontés d'une tour.
L'empire
sassanide est un Etat centralisé, disposant d'une administration
équivalente à celle de l'empire romain. Des espions sont
fréquemment utilisés et les ressources en hommes permettent de
lever des armées conséquentes, et souvent plusieurs armées
simultanément. L'empire a même prévu un moyen pour décompter les
pertes au retour d'une campagne.
Le
siège d'Amida
Le
long règne de Shapour II est un moment important pour la Perse
sassanide9.
Encore enfant, il a dû affronter les raids arabes sur le sud-ouest
de l'Iran à partir des îles du Golfe Persique. Une fois monté sur
le trône, Shapour lance la cavalerie des Savarans contre les
raiders arabes, qui sont défaits, puis les fait monter sur des
bateaux pour attaquer leur repères. Les prisonniers sont traités
sans ménagement : d'après une source, ils sont convoyé dans
le désert attaché par une corde qui leur transperce l'épaule.
S'inspirant du système romain, les Sassanides construisent un fossé
pour se protéger de futures incursions et s'allient aux Lakhmides,
tribu arabe dominante des plaines de Mésopotamie, qu'ils forment et
équipent comme les Savarans.
Argenterie sassanide représentant probablement Shapour II dans une scène classique de chasse-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/22/British_Museum_Shapur_II_Plate.jpg |
Constantin
ayant favorisé le christianisme au sein de l'Empire à partir de
312, l'Arménie devient à son tour chrétienne, ce que les
Sassanides interprètent comme une menace. L'armée perse privilégie
désormais le cavalier ultra-lourd destiné au contact, avec épée,
dagues, massues, pour percer les lignes de fantassins romains,
soutenus par des archers montés. Les contacts avec les Koushans, à
l'est de l'empire sassanide, amènent à intégrer des éléphants de
guerre. La poliorcétique perse est également sophistiquée.
En
337-338, l'armée sassanide franchit le Tigre et vient assiéger
Nisibe et Singare. Les Perses détournent les eaux de la rivière
Mygdonius pour faire s'écrouler les remparts de Nisibe, sans succès.
Deux mois plus tard, les Sassanides doivent se replier pour faire
face à une invasion des Chionites, à l'est de leur empire. La
frontière n'est pacifiée qu'en 357, laissant le temps aux Romains
de se réorganiser. Mais Shapour peut désormais compter sur le
renfort de ces mêmes Chionites, et les Albaniens du Caucase
fournissent également une excellente cavalerie.
Carte de l'expédition perse de Julien en 363 sur laquelle on distingue aussi les lieux évoqués en 359.-Source : http://usna.edu/Users/history/abels/hh381/Julian_Persian_Campaign_363.png |
Le
récit d'Ammien Marcellin commence au chapitre 4 du livre XVIII et se
termine au chapitre 9 du livre XIX. Ammien est avec Ursicin, maître
de la milice, à Samosate. C'est là qu'ils apprennent la défection
d'Antonin, probablement sur un rapport du duc de Mésopotamie,
Cassianus. Sabinianus devient magister equitum per Orientem ;
Ursicin est rappelé auprès de l'empereur Constance II pour
remplacer Barbation, qui vient d'être mis à mort pour tentative
d'usurpation. Ursicin rencontre Sabinianius en Cilicie, part pour
Sirmium mais reçoit un contre-ordre en Thrace : il doit
rejoindre Sabinianius à Edesse. A la fin du printemps 359, Ursicin
se trouve à Nisibe, dont il s'échappe de justesse pour gagner
Amida. Recevant le message urgent de Procope, il envoie Ammien en
reconnaissance en Gordyène en juin-juillet. Ordre est donné de
brûler les récoltes de Mésopotamie. Ursicin tente de gagner
Samosate pour coordonner la résistance ; Ammien se réfugie à
Amida dont le siège commence le 25 juillet 359.
Antonin,
un protecteur domestique au service du duc de Mésopotamie, est donc
passé à l'ennemi. Ancien marchand, criblé de dettes, il choisi de
passer à la Perse pour éviter les poursuites financières. C'est à
ce moment-là que Constance II remplace Ursicin par Sabinianius,
qu'Ammien Marcellin n'apprécie guère. En réalité, l'empereur n'a
pas encore abandonné toute possibilité de négociation et fait
appel à une personnalité moins tranchée : c'est probablement
ainsi qu'il faut interpréter ce changement. Cependant, Shapour
accélère ses préparatifs et l'empereur, inquiet, rappelle
finalement Ursicin, qui gagne Edesse, puis Nisibe, poste avancé en
Mésopotamie, pour observer la progression des Perses qui ont franchi
le Tigre.
Ammien
Marcellin sort de la cité pour éclairer le chemin de la troupe
romaine, menacé par les pillards que l'armée perse a envoyé en
avant. Il manque d'être capturé par un parti de cavalerie ennemie
et prévient le reste de la formation, de loin, près d'un fortin en
ruines, en relevant le bras et en agitant les pans de son manteau,
signe apparemment usuel dans l'armée romaine pour indiquer la
présence de l'ennemi. Pour échapper à leurs poursuivants, les
cavaliers romains attachent une lampe sur un cheval sans cavalier et
le lance dans une certaine direction, de nuit, pendant qu'ils en
prennent une autre. En chemin, les cavaliers romains découvrent un
espion perse qui est en fait un transfuge de l'armée romaine
originaire de Gaule : ils le font parler avant de l'exécuter.
Le
détachement arrive à Amida, principale place forte en Mésopotamie.
Ammien reçoit alors un message du notaire Procope, qui fait partie
d'une ambassade envoyée en Perse pour négocier, sous les ordres du
comte Lucillianus. Le message dit ceci : « Ayant
éloigné les délégués des Grecs, peut-être même dans
l'intention de les exécuter, le roi au long règne, qui ne se
contente pas de l'Hellespont, après avoir jeté des ponts sur le
Granique et le Rhyndace, viendra escorté de nations nombreuses pour
envahir l'Asie ; naturellement irritable et fort cruel, il est
encore encouragé et enflammé par le successeur d'Hadrien, l'ancien
empereur romain ; la Grèce est bel et bien morte, si elle n'y
prend garde. » . Ammien prétend que le texte a été
difficile à déchiffrer10,
ce qui est sans doute une boutade à l'intention du notaire : on
comprend en effet que l'ambassade romaine (les délégués des Grecs)
a échoué, que Shapour II (le roi au long règne) est décidé à
envahir l'Orient romain en passant sur l'Anzabe et le Tigre (le
Granique et le Rhyndace), et qu'il est conseillé et encouragé par
Antonin (le successeur d'Hadrien), le transfuge romain.
C'est
alors qu'Ammien Marcellin est envoyé chez le satrape de Gordyène
(un district d'Arménie contrôlé par les Perses), Jovinianus, qui a
autrefois séjourné en Syrie comme otage et qui n'a apparemment plus
que l'envie d'y retourner, avec un centurion expérimenté. Sur le
conseil du satrape, Ammien et le centurion se postent dans les
montagnes, pour observer l'approche de l'armée perse. Au bout de
trois jours, les deux hommes voient arriver Shapour et ses troupes,
accompagnés de ses alliés chionites et de leur roi, Grumbatès.
Ammien estime à trois jours le temps de franchissement de l'armée
perse par un pont sur l'Anzabe, puis revient à Amida. Après avoir
envoyé des cavaliers au duc et au gouverneur de Mésopotamie, les
récoltes sont détruites ; Carrhes, dont les remparts sont trop
endommagés, est évacuée, de même que les habitants menacés. Des
tribuns accompagnés de protecteurs domestiques garnissent les gués
de l'Euphrate de fortins, de pieux acérés et de pièces
d'artillerie.
Les
neiges ayant fondu et gonflé les eaux de l'Euphrate, et devant la
politique de terre brûlée des Romains, Shapour, conseillé par
Antonin, infléchit la route de son armée. Ursicin, accompagné
d'Ammien, tente de gagner Samosate pour couper les ponts importants
de Zeugma et Capersana. Mais deux turmes de cavalerie illyrienne qui
gardent les cols (environ 700 hommes nous dit Ammien) manquent de
vigilance et 20 0000 Perses parviennent à se glisser dans les
hauteurs environnant Amida. Ursicin et son détachement sont
attaqués. Les Romains, pressés par la cavalerie perse, sont pour
partie jetés dans le Tigre, ou dispersés. Ammien cherche à gagner
Amida, après avoir essayé de retirer une flèche qui a percé la
cuisse du protecteur Verennianus. Mais il doit passer la nuit sous
les remparts, à côté du cadavre d'un Perse dont la tête a été
fendue en deux par un violent coup d'épée. Le lendemain, il entre
par une poterne à Amida, qui regorge de réfugiés.
La
ville est entourée par un coude du Tigre à l'est, par un affluent
du fleuve au nord-est, par le Taurus au nord, et à l'ouest se trouve
la région de la Gumathène. La garnison est composée de la Vème
légion Parthique, créée par Dioclétien, permanente (avec une
turme de cavalerie), renforcée de deux légions (environ 2 000
hommes) d'anciens partisans de Magnence, l'usurpateur gaulois, et de
son frère Décence, de la XXXème légion Ulpia Victrix, de
la X Fortenses, d'une turme des comes sagittarii11,
et des Superventores et des Praeventores12,
qui se sont regroupés dans la cité. Ces derniers sont commandés
par Aelianus, qui a combattu à la bataille de Singare comme
protecteur avant de passer tribun puis comes rei militaris13.
En tout, 7 à 8 000 hommes, probablement.
Source : http://www.mediterranee-antique.info/Auteurs/Fichiers/ABC/Chapot/Euphrate/EUP_34_05.gif |
Trois
jours plus tard, l'armée perse arrive sous les murs d'Amida. Shapour
parade avec les personnages importants de son armée devant les
portes de la ville, mais suffisamment près pour que ses vêtements
soient déchirés par des carreaux de scorpions, ce qui le plonge
dans une grande colère, d'après Ammien, et le pousse à
entreprendre le siège au plus vite. Le lendemain, le roi des
Chionites, Grumbatès, s'avance jusqu'aux murailles pour proposer la
reddition aux défenseurs ; mais son fils est abattu par le
trait d'un scorpion, et les Perses doivent attendre la nuit pour
aller chercher le corps. Après l'incinération du corps et deux
jours de repos, les Perses passent à l'attaque. Ammien évoque « une
quintuple rangée de boucliers [qui] ceinture la cité ».
Les Chionites sont à l'est de la muraille ; les Kouchans
(vassaux des Perses, à l'est de l'Iran) au sud ; les Albaniens
au nord et les Ségestans (sans doute les Saces, autres vassaux de
l'est de l'empire) à l'ouest, et, selon l'historien, mettent en
ligne des éléphants.
Source : Adrien GOLDSWORTHY, Les guerres romaines 281 av. J.-C.-476 ap. J.-C., Atlas des Guerres, Paris, Autrement, 2001, p.191. |
Le
choc est terrible. Les Romains fracassent les crânes des Perses avec
des pierres jetées du haut des remparts. Les scorpions clouent les
assaillants au sol de par la force des carreaux. Côté perse, les
archers envoient des nuées de flèches sur la ville, et les machines
de siège romaines capturées à Singare sont également employées.
Les assauts durent deux jours. Amida abrite en tout, soldats et
civils confondus, 20 000 personnes. Les médecins, côté romain,
soignent en priorité les blessés légers et renoncent à traiter
les défenseurs percés de plusieurs flèches, qui sont à terme
condamnés. De l'extérieur, Ursicin souhaite rassembler des troupes
légères pour harceler les assiégeants. Mais, selon Ammien, il en
est empêché par la frilosité de Sabinianus. Dans la place, les
corps en décomposition, que l'on ne peut enterrer, attirent les
moustiques, porteurs du paludisme : une épidémie se déclenche
qui dure dix jours, moment où la pluie exerce un effet salvateur.
Les
Perses construisent alors des mantelets et des galeries couvertes
pour approcher le rempart. Ils édifient des terrasses et font
avancer des tours « bardées de fer », d'après
Ammien, pourvues d'une baliste au sommet pour nettoyer le sommet de
la muraille de ses défenseurs. Les légions gauloises de Magnence ne
sont, selon le récit de l'historien, d'aucune utilité, car
habituées au combat en rase-campagne et non à la guerre de siège :
elles ne savent faire que des sorties coûteuses. Au sud du rempart
se trouve une tour surmontant un précipice. Une voûte a été
creusée au pied de celui-ci avec un escalier menant jusqu'au
terre-plein de la cité, pour aller puiser de l'eau. Accompagnés par
un habitant de la ville passé à l'ennemi, 70 archers perses se
glissent de nuit par le passage et gagnent la troisième plate-forme
de la tour, et s'y cachent jusqu'au matin. Ils brandissent alors un
étendard rouge. C'est le signal convenu : l'armée perse
s'attaque aux remparts tandis que les archers font le maximum de
bruit et tirent toutes leurs flèches pour désorienter les
défenseurs. Ammien et les autres protecteurs domestiques font
déplacer 5 scorpions à portée de la tour : les carreaux ont
tôt fait d'éliminer les archers perses, parfois embrôchés deux
par deux sur les traits !
Le
lendemain, les défenseurs peuvent voir les Perses qui emmènent les
habitants du fort de Ziata, à 50 km au nord, qui vient de tomber.
Les Perses ont coutume depuis le IIIème siècle de déporter les
prisonniers romains pour peupler des parties de leur empire et
développer des villes ou réaliser des travaux d'importance. Les
femmes âgées qui ne peuvent pas suivre ont les mollets ou les
jarrets sectionnés. Les légions gauloises, ulcérées à la vue de
ce spectacle, n'en peuvent plus : les hommes, selon Ammmien,
frappent les portes à coups d'épées pour réclamer le droit de
faire, à nouveau des sorties (ils avaient déjà attaqué les
travaux de terrassement perses). Pour calmer leur colère, on prévoit
donc un projet de sortie nocturne contre les avant-postes ennemis, et
si possible le camp. Parallèlement, les Romains construisent deux
levées de terre pour arriver à la même hauteur que les terrasses
perses édifiées à l'extérieur du rempart.
Pendant
la nuit, les Gaulois sortent finalement par une poterne, armés de
haches et d'épées, éliminent les sentinelles et jettent la
confusion dans le camp perse. Puis, submergés par les gardes qui se
sont repris, ils se replient dans la ville sous la protection des
engins de siège qui tirent à vide, le bruit du mécanisme des
machines suffisant à dissuader les Perses d'approcher dans le noir.
En l'honneur de cette sortie, Constance II fera bâtir pour leurs
officiers instructeurs (campidoctores) des statues dans la
ville d'Edesse. Les Gaulois ont perdu 400 hommes mais ont réussi à
tuer des satrapes et des hauts dignitaires ; une trêve est
conclue pendant trois jours, l'armée perse ayant besoin de se
réorganiser.
Les
Perses font alors avancer des engins protégés par les tours et la
cavalerie cuirassée, les clibanaires. Les machines romaines sèment
la mort parmi les assaillants. Les balistes placées au sommet des
tours perses infligent néanmoins des pertes dans les rangs des
défenseurs. Les Romains regroupent quatre balistes qui détruisent
les jointures des tours et les font s'effondrer. Les éléphants sont
rendus fous par des projectiles enflammés. Shapour, venu encourager
ses soldats, voit son escorte criblée de traits. Mais le lendemain,
alors que les combats reprennent sur les terrasses, avec l'infanterie
perse qui monte à l'assaut, un des remblais de terre romains
s'effondre, peut-être sapé par les Perses, et l'intervalle avec la
terrasse extérieure est comblé par les débris. Les Perses peuvent
alors pénétrer dans la cité et le massacre commence. Ammien, qui a
réussi à s'échapper à la nuit tombée avec deux compagnons, gagne
Mélitène, en Arménie, après un chemin semé d'embûches. Il y
retrouve Ursicin, qui rejoint ensuite Antioche.
Les murs d'Amida, bâtis par Constance II et renforcés plus tard par Valentinien Ier.-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f2/Diyarbakirwalls2.jpg |
Les
Perses ne vont cependant pas plus loin et se contentent de la prise
d'Amida. Ils pendent le comte Aelianus et les tribuns qui ont
organisé la défense, emmènent comme captifs les officiers
d'intendance du maître de la cavalerie14,
Jacobus et Cesius, et exécutent tous les soldats romains originaires
de l'ouest du Tigre, qu'ils considèrent comme une terre perse. Le
siège a duré 73 jours et s'est révélé très coûteux :
d'après Ammien, le notaire Diskénès décompte 30 000 morts perses,
sur un effectif que l'auteur estime à 100 000 hommes. Les Sassanides
ne seront en mesure d'exploiter ce succès qu'en 360, l'année
suivante.
Le
siège d'Amida : une expérience de la guerre dans l'Antiquité
Tardive15
Il
faut d'abord noter que les assiégeants perses sont incomparablement
supérieurs en nombreux aux défenseurs romains, dans une proportion,
selon Ammien, d'au moins 10 contre 1. Et encore : la garnison
d'Amida (une légion et une turme de cavalerie) a été renforcée
par six autres légions et une schole palatine. Mais les
fortifications et la participation des habitants à la défense de la
cité équilibrent le ratio. Les sièges de l'Antiquité Tardive
restent coûteux et souvent favorables aux défenseurs16.
L'assiégeant
doit encercler la ville pour tenter de couper son ravitaillement et
instaurer un blocus, puis la prendre par des mines, des terrasses, en
fracassant les portes à coups de béliers, en submergant le rempart
avec des tours d'assaut soutenues par l'artillerie. Côté assiégé,
les sorties sont fréquentes, comme le montre l'exemple des légions
gauloises d'Amida. Pour les combattants, la visibilité pendant les
combats peut-être limitée, même s'il ne faut pas prendre au pied
de la lettre les « pluies de flèches » d'Ammien
qui obscurcissent le ciel. La nuit est un moment idéal pour agir
comme le montre le commando des 70 archers perses ou la sortie des
Gaulois.
Les
défenseurs doivent veiller à soigner les blessés et à éviter les
épidémies. Ammien est remarquablement précis sur les traitements
des blessés, puisqu'il indique que les médecins laissent agoniser
les hommes percés par un nombre trop grand de flèches pour
s'occuper de ceux qui ont une chance de survivre. La fatigue prélève
sa dîme sur les combattants : d'ailleurs les jours de trêve ou
d'accalmie suivent fréquemment les affrontements les plus violents.
Les Gaulois profitent de la fatigue des sentinelles perses qui
manquent de sommeil pour infiltrer le camp.
Le
siège est aussi une opération psychologique. Shapour II épargne
volontairement les défenseurs de deux fortins proches d'Amida pour
inciter la garnison de la ville à se rendre. Il fait entourer la
ville avec ses troupes pour montrer aux défenseurs la puissance de
son armée, et parade avec les hauts dignitaires et les rois alliés.
Pour se donner du courage, chaque camp s'encourage par des slogans :
d'après Ammien, les Romains louent le pouvoir de l'empereur
Constance II et les Perses celui du Roi des Rois. Cela n'empêche pas
les réflexes particularistes : Ammien n'apprécie pas les
Gaulois, qui sont clairement étrangers au contexte oriental en
raison de leur transfert pour motif politique, mais tout est mis en
oeuvre pendant leur sortie pour faciliter leur retraite. La cité est
toujours à la merci d'une trahison, comme le montre le cas du
transfuge qui conduit les archers perses au sommet de la tour par le
passage souterrain.
Le
siège, c'est aussi un énorme vacarme. Ammien évoque les cornes des
Perses, le premier jour de combat, le bruit mécanique des machines,
le barrissement des éléphants, les sons des projectiles et même
les pleurs des Perses qui se lamentent sur la mort de leurs
camarades. Mais le siège peut aussi connaître des moments de
silence : le premier jour, les Perses, déployés dans une
démonstration de force, ne font pas un bruit, probablement pour
impressionner par leur discipline. Les archers perses mènent leur
opération commando dans le silence le plus complet et ne se
dévoilent qu'à l'aube.
Ammien
Marcellin et l'écriture de l'histoire militaire
Ammien
Marcellin, une des sources majeures sur l'Empire romain du IVème
siècle, a longtemps laissé les historiens indifférents, moins dans
le monde franco-allemand qu'anglo-saxon, cependant17.
Le travail qui lui consacre E.A. Thompson en 1947 s'intéresse
surtout aux sources de l'écriture d'Ammien (en particulier sur le
récit de la campagne en Perse de Julien l'Apostat) et sur le
contexte de rédaction des Res Gestae, sous le règne de
l'empereur Théodose Ier. D'abord considéré comme le porte-parole
du Sénat païen et de ceux tournés vers le passé glorieux de Rome,
Ammien Marcellin est aujourd'hui considéré sous un angle plus
nuancé, que ce soit dans la façon qu'il a d'aborder la religion ou
même les barbares. On pourtant remis en cause la pertinence de cette
source sur le plan militaire, certains le qualifiant même de
« romantique », d'autres défendant au contraire
le tableau précis dressé par Ammien Marcellin.
Blockley,
en 1975, montre dans son travail que l'ancien officier romain
concentre son récit autour des personnages clés que sont les
empereurs, censés incarner les vertus ou les vices, la façon dont
il s'inspire de la tradition héllénistique et la manière aussi,
dont il utilise des exempla tirés de l'histoire
gréco-romaine. D'autres au contraire voient dans le portrait des
empereurs la prépondérance de la notion de civilitas
romaine. On s'écharpe aussi pour savoir si Ammien reflète,
finalement, davantage la grécité que la romanité.
Ammien
Marcellin a été un protecteur domestique entre 354 et 36318.
Il existe deux catégories de protecteurs domestiques dans l'armée
romaine du IVème siècle. La première est constituée, depuis le
IIIème siècle, d'hommes sortis du rang. Quand ils sont promus, ces
hommes reçoivent généralement le commandement de formations de
moyenne importance. Par des papyrus, on connaît bien la carrière de
Flavius Abinneus, promu protecteur domestique vers 337-338 après 33
ans (!) de service et qui accompagne les envoyés des Blemmyes, un
peuple nubien, à Constantinople. Trois ans plus tard, il devient
préfet de la garnison de Dionysias en Haut-Egypte. Les protecteurs
domestiques ont des pouvoirs de police. Ils contrôlent les
expéditions de marchandises, recherchent les déserteurs,
accompagnent les collecteurs de taxes, ou assurent la construction ou
l'entretien de bâtiments publics importants.
Vers
350, de jeunes hommes sans expérience militaire préalable se voient
confiés aux protecteurs domestiques, qui à cette époque sont
regroupés dans une schola commandée par un comte des
domestiques (comes domesticorum), qui apparaît pour la
première fois en 346. Ces jeunes hommes sont en fait préparés à
exercer d'importantes fonctions militaires et sont issus de familles
distinguées dans le milieu civil ou par les armes : Ammien
vient d'un milieu curial. Les protecteurs domestiques sont divisés
en quatre écoles, iuniores et seniores, dans
l'infanterie et la cavalerie. Certains servent avec le comitatus
(l'armée de campagne) mais la plupart exerce des fonctions
d'état-major auprès des maîtres des soldats. Ursicin prend avec
lui 10 protecteurs domestiques quand l'empereur Constance II lui
demande d'éliminer la rébellion de Silvanus en Gaule. Ces
protecteurs domestiques semblent bénéficier de perspectives de
carrière beaucoup plus intéressantes que ceux sortis du rang :
on sait par un document du règne de l'empereur Anastase (491-518)
qu'ils recevaient 126 sous par an, dix fois la paie d'un travailleur
manuel19.
On
ne sait pas très bien si Ammien quitte ce corps en 359, après le
siège d'Amida, ou bien après l'échec de l'expédition perse de
Julien l'Apostat, en 363. Les protecteurs domestiques meurent
fréquemment au combat, comme on peut le voir sur les inscriptions.
Ammien lui-même échappe plusieurs fois à la mort, quand il
s'enfuit de Nisibe poursuivi par la cavalerie perse, en gagnant Amida
ensuite, et pendant le siège lui-même. Il faut dire que les
protecteurs domestiques remplissent souvent des missions dangereuses.
Ammien a été aussi en contact avec des gens de son milieu, comme le
notaire Procopius, qui fait partie de l'ambassade du comte
Lucillianus envoyé négocier auprès de Shapour II et qui envoie un
message codé pour prévenir du danger d'invasion. Il y a aussi
Antonin, l'ancien protecteur domestique passé aux Perses, ancien
proche du duc de Mésopotamie, qui parle à la fois latin et grec et
qui est capable de renseigner Shapour sur tout le dispositif
militaire romain en Orient, ce qui montre l'étendue des
renseignements auxquels ces personnes avaient accès. Antonin a suivi
un cursus civil pour une autre catégorie de protecteurs20.
Dans
son récit, Ammien Marcellin accorde toujours une place importante à
la question logistique : on voit ainsi le transfuge Antonin
faire la liste aux Perses des stocks d'approvisionnement qui, une
fois pris, pourraient mettre les Romains en difficulté. Ammien est
aussi très au fait de la construction et de l'emplacement des ponts,
une tâche que devait fréquemment remplir les protecteurs. Envoyé
auprès du satrape Jovinianus, qui ne cherche qu'à passer aux
Romains, il observe l'armée perse franchir le Tigre sur un pont de
bateaux vers l'Osrhoène, ce qui permet de faire évacuer les cités
avec des remparts en trop mauvais état et de brûler les récoltes.
Le plan perse prévoit de traverser l'Euphrate pour attaquer les
cités d'Euphratésie. Quand la fonte des neiges et la terre brûlée
empêche de traverser les gués, Shapour se retourne vers ceux du
Haut-Euphrate, à l'ouest d'Amida. Les tribuns, qui commandent les
formations de cavalerie du duc de Mésopotamie, protègent les gués
avec des pieux acérés et de l'artillerie légère : ils sont
accompagnés de protecteurs sortis du rang qui connaissent
probablement l'art de la fortification. Ursicin et ses protecteurs,
dont Ammien, à Samosate, cherchent ensuite à couper deux autres
ponts importants à Zeugma et Capersana. Une autre tâche cruciale
des protecteurs est la direction de l'artillerie pendant un siège.
Amida est largement pourvue en machine de siège projetant des
pierres (balistes) ou des carreaux (scorpions)21.
Ces engins ont sans doute provoqué de lourdes pertes parmi les
assiégeants, qui laissent, selon le rapport du notaire Diskénès
fait à l'empereur, 30 000 tués devant la ville. Les protecteurs
guident le tir des artilleurs et planifient l'utilisation des pièces
durant les réunions d'état-major.
Conclusion
Les
livres XVIII-XIX, où se trouve le récit du siège d'Amida, sont
marqués par les récits militaires22.
D'après Guy Sabbah, le traducteur des livres aux Belles Lettres, la
description de l'invasion perse et du siège d'Amida est là pour
montrer les difficultés de l'empereur Constance II face aux
Sassanides en comparaison des succès du César Julien en Gaule. Tout
est fait pour que Julien apparaisse comme seul recours face à la
menace perse : c'est donc une savante construction à laquelle
nous avons à faire. Cependant, ces passages comptent aussi parmi
ceux où Ammien Marcellin rend le plus compte d'un vécu : il a
été témoin des événements rapportés, il a pu interroger de
nombreux autres acteurs. Ammien se rattache ainsi plutôt à
l'historiographie de tradition grecque, orientée vers une exigence
de vérité plutôt que par une finalité moralisatrice, patriotique
ou littéraire.
Bibliographie :
Source :
Guy
SABBAH, Ammien Marcellin. Histoires Livres XVII-XIX, CUF,
Paris, Les Belles Lettres, 2002.
Ouvrages
ou articles :
« INTRODUCTION »,
Jan Willem DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its
Historian. Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999,
p.1-13.
Kaveh
FARROKH, Sassanian Elite Cavalry AD 224-642, Elite 110,
Osprey, 2005.
Kaveh
FARROKH, Shadows in the Desert. Ancient Persia at War, Osprey,
2007.
Adrien
GOLDSWORTHY, Les guerres romaines 281 av. J.-C.-476 ap. J.-C.,
Atlas des Guerres, Paris, Autrement, 2001.
Noël
LENSKI, « Two Sieges at Amida (AD 359 and 502-503) and the
Experience of Combat in the Late Roman Near East », in Ariel S.
LEWIN and Pietra PELLEGRINI (dir.), The Late Roman Army in the
Near East from Diocletian to the Arab Conquest, 2007, p.219-236.
David
NICOLLE et Angus MCBRIDE, Sassanian Armies. The Iranian Empire
early 3rd to mid-7th centuries AD, Montvert Publications, 1996.
Philippe
RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris,
Economica, 2005.
Frank
TROMBLEY, « IAMMIANUS MARCELLINUS AND FOURTH-CENTURY WARFARE. A
protector’s approach to historical narrative », Jan Willem
DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its Historian.
Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999, p.16-26.
1Ammien
Marcellin a écrit les Res Gestae (Histoires). Elles
commençaient au règne de Nerva (98 ap. J.-C.) mais les 13 premiers
livres sont perdus. Il reste les livres XIV à XXXI, l'oeuvre se
terminant avec la défaite romaine d'Andrinople en 378.
2Beate
DIGNAS et Engelbert WINTER, Rome and Persia in Late Antiquity.
Neighbours and Rivals, CAMBRIDGE UNIVERSITY PRESS, 2007, p.9-32.
3Philippe
RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris,
Economica, 2005, p.33-41.
4Philippe
RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris,
Economica, 2005, p.47-57.
5Philippe
RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris,
Economica, 2005, p.57-79.
6Philippe
RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris,
Economica, 2005, p.143-158 et 171-215.
7David
NICOLLE et Angus MCBRIDE, Sassanian Armies. The Iranian Empire
early 3rd to mid-7th
centuries AD, Montvert Publications, 1996.
8Kaveh
FARROKH, Sassanian Elite Cavalry AD 224-642, Elite 110,
Osprey, 2005.
9Kaveh
FARROKH, Shadows in the Desert. Ancient Persia at War,
Osprey, 2007, p.198-208.
10Il
fournit d'ailleurs lui-même l'explication, livre XVIII, chapitre 6,
17-19.
11Les
comes sagittarii (Comtes Archers) sont une schole palatine.
12Des
troupes frontalières apparemment spécialisées dans la
reconnaissance tactique.
13Grade
inférieur à celui de maître de la milice, il est généralement
lié au commandement de troupes frontalières.
14Qu'Ammien
considère comme des protecteurs domestiques.
15Noël
LENSKI, « Two Sieges at Amida (AD 359 and 502-503) and the
Experience of Combat in the Late Roman Near East », in Ariel
S. LEWIN and Pietra PELLEGRINI (dir.), The Late Roman Army in the
Near East from Diocletian to the Arab Conquest, 2007, p.219-236.
16Philippe
RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris,
Economica, 2005, p.257-271.
17« INTRODUCTION »,
Jan Willem DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its
Historian. Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999,
p.1-13.
18Frank
TROMBLEY, « IAMMIANUS MARCELLINUS AND FOURTH-CENTURY WARFARE.
A protector’s approach to historical narrative », Jan Willem
DRIJVERS et David HUNT, The Late Roman World and its Historian.
Interpreting Ammianus Marcellinus, Routledge, 1999, p.16-26.
19On
ne dispose par contre d'aucun document sur leur solde au IVème
siècle.
20Philippe
RICHARDOT, La fin de l'armée romaine 284-476, Paris,
Economica, 2005, p.35.
21Le
débat sur les termes latins désignant les machines de guerre
romaines est immense. Dans le récit d'Ammien Marcellin cependant,
la confusion des termes n'empêche pas de distinguer les machines
tirant des boulets de celles tirant des carreaux géants, ou plus
petits.
22Introduction
in Guy SABBAH, Ammien Marcellin. Histoires Livres XVII-XIX,
CUF, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p.8-28.
Bonjour Stéphane et félicitations pour cet article que j'ai dévoré de bout en bout!
RépondreSupprimerJuste une demande quant à un passage très précis qui peut être le fruit d'une coquille involontaire ou de mon ignorance :
« et les Albains du Caucase fournissent également une excellente cavalerie. »
S'agit-il des Albains ou des Alains?
Merci par avance de ton retour ;-)
Yannick
Hello Yannick,
RépondreSupprimerPetite coquille mais rien à voir avec les Alains : je parlais en fait de l'Albanie du Caucase, qui à l'époque recouvre le territoire de l'Azerbaïdjan et d'une partie du Daguestan, je crois.
Il faut donc que je mette Albaniens, ce serait peut-être mieux.
++
superbe article, ça fait plaisir d'un lire des comme ça sur lesquels manifestement l'auteur a passé du temps ;-)
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