Au
milieu de 1917 l'armée russe est à la croisée des chemins. En
mars1
les soldats de la garnison de Petrograd ont refusé d'obéir aux
ordres de leurs supérieurs et se sont mutinés accélérant la chute
du régime tsariste. L'armée entame alors sa troisième année de
guerre dans l'incertitude au milieu d'un pays en crise où l'ensemble
de la société se divise entre partisans de la poursuite du conflit
contre les Empires centraux et ceux qui demandent la paix.
C'est
dans une situation de crise morale, mais aussi politique, économique,
sociale et militaire qu'en mai 1917 le socialiste modéré Alexandre
Kerensky devient ministre de la Guerre dans le gouvernement
provisoire. C'est un partisan de la poursuite de la guerre au nom de
la parole donnée aux alliés britanniques, français et, depuis
avril, américains, mais également au nom d'une Révolution russe
qui doit, selon lui, s'inspirer de l'exemple français pour redresser
le pays et former une armée révolutionnaire comme en l'an II. La
chute du tsarisme permet en effet à l'Entente d’apparaître
dorénavant comme le camp de la démocratie contre des Empires
autocratiques. La guerre n'est plus celle du tsar mais celle du
peuple et de la démocratie russe pour libérer le territoire occupé
par l'ennemi.
C'est
dans ce contexte que Kerensky se décide à organiser une grande
offensive. Sa réussite doit ranimer l'ardeur guerrière russe, unir
la nation, renforcer la jeune démocratie et rassurer les Alliés
occidentaux. Et pourquoi pas amener la fin du conflit alors que sur
le front occidental, le nouveau généralissime français, Robert
Nivelle, prépare une offensive qu'il espère décisive. Mais dans la
situation de la Russie à l'été 1917, cette offensive est bien plus
qu'une simple opération militaire. De son résultat dépend la
survie de l'État et de la société russe, l'avenir de l'armée et
de la Révolution démocratique de Février.
David FRANCOIS
La
promesse aux Alliés
Les
15 et 16 novembre 1916 lors de la conférence interalliée de
Chantilly, les Britanniques et les Français demandent aux Russes de
préparer une nouvelle offensive pour l'année 1917. Les Alliés sont
en effet persuadés que cette année peut être décisive pour
vaincre les empires centraux. De son coté le gouvernement du Tsar
sait que sa légitimité internationale et surtout le soutien
financier anglais et français dépendent de sa capacité à honorer
les obligations prises envers ses partenaires. Le 31 décembre 1916,
les différents commandants des fronts russes se réunissent au
quartier-général de Moguilev pour discuter des opérations à
venir2.
Ils tombent d'accord pour rejeter l'idée d'une attaque en février
malgré les promesses faites aux Occidentaux. Une opération à cette
date est jugée par eux impossible. Elle ne peut avoir lieu qu'en mai
quand l'armée aura reçu les livraisons d'artilleries britanniques
indispensables et qu'elle aura été réorganisée pour la rendre
plus maniable. En attendant les Russes ne peuvent aider leurs
partenaires que par des opérations limitées. Les généraux tombent
néanmoins d'accord sur la zone d'où doit partir la future
offensive: le front sud-ouest.
Le
manque de troupes allemandes dans ce secteur et la concentration de
troupes russes dans la Roumanie voisine doivent favoriser une
offensive sur ce front. Le plan prévoit alors une action sur l'axe
Lemberg-Sighet des 11e, 7e et 8e armées renforcées par des unités
venant de Roumanie. Pour soutenir cette attaque, des opérations de
diversion sont prévues dans le nord vers Vilnius et Riga et dans la
Dobroudja en Roumanie. Ce plan est approuvé le 6 février 1917 par
le général Mikhaïl Alexeïev le chef d'état-major de l'armée
impériale. Le même mois le général Alexeï Broussilov qui
commande le front sud-ouest réunit les chefs des trois armées qui
doivent participer à l'opération. Les 7e et 11e armées doivent
avancer vers le nord-ouest en direction de Lemberg, l'armée spéciale
doit marcher vers Vladimir, Volinsk et Kovel tandis que les troupes
d'assaut de la 8e armée reçoivent pour mission de soutenir le front
roumain au moment où ce dernier doit participer à l'offensive3.
A l'exception de l'élimination de l'armée spéciale, ce plan est
celui qui sera finalement mis en œuvre durant l'été suivant.
En
février 1917, lors d'une nouvelle conférence interalliée tenue à
Petrograd, la seule sur le sol russe de toute la guerre, les généraux
de l'Entente s'accordent pour retarder la principale offensive alliée
en avril. Il s'agit à la fois de répondre à la demande russe de
repousser la campagne mais aussi au changement de plan à l'Ouest
suite à la nomination du général Nivelle à la tête de l'armée
française.
Le
18 mars, c'est à dire après la Révolution de Février et
l'abdication du tsar, Alexeïev, toujours commandant en chef, rejette
à nouveau la demande française d'une offensive de printemps. Il
justifie sa décision par le mauvais état des routes mais surtout
par l'effondrement de la discipline militaire. La plupart des autres
officiers supérieurs sont du même avis que lui et pense qu'aucune
offensive n'est possible avant juillet. Le seul qui n'est pas du même
avis est Broussilov. Son optimisme alors qu'il commande le front d'où
doit partir l'offensive persuade finalement Alexeïev d'avancer la
date de l'offensive.
Soldats ruses en 1917 (source: Wikipedia.org)
Une
armée russe à la dérive.
Avec
la Révolution de Février la discipline s'est effondrée au sein de
l'armée russe. Les soldats ne font plus confiance aux officiers
qu'ils rendent responsables des hécatombes subies dans les premières
années de la guerre. L'immensité des pertes a d'ailleurs
profondément modifié la composition de l'armée, aussi bien de la
troupe que du corps des officiers. Si la grande majorité des soldats
sont toujours des paysans, en 1916 ce sont surtout des hommes d'age
moyen et des nouvelles recrues avec une faible instruction militaire
qui sont envoyés à l'avant. Le changement est plus profond encore
chez les officiers notamment dans les grades les plus bas, ceux qui
ont été décimés au début du conflit. Au-dessous du grade de
capitaine les officiers sortent désormais d'académies créées
durant le conflit et qui n'exigent que quatre ans de scolarité et
quatre mois de service actifs pour y avoir accès. La plupart des
officiers qui sortent de ces établissements viennent alors
majoritairement de la paysannerie ou des classes moyennes inférieures
et sont d'esprit libéral contrairement aux officiers supérieurs qui
se plaignent du manque de caractère militaire de ces nouveaux
officiers qui arrivent sur le front à la tête de renforts de piètre
qualité4.
Le
commandement subit également de profonds changements après la
Révolution puisque de nombreux généraux sont limogés tandis que
d'autres changent de commandement. Broussilov remplace Alexeïev le 4
juin à la tête de l'armée russe. Pour le front sud-ouest le
nouveau commandant le général Gutor prend ses fonctions seulement
trois semaines avant le début de l'offensive d'été. Au sein de ce
front les commandants des 11e et 7e armées sont remplacés. A la
tête de la 8e armée Lavr Kornilov remplace Alexeï Kaledine le 25
mai. Sur les autres fronts Denikine prend la direction du front ouest
le 21 juin soit 10 jours avant le début l'offensive, sur le front
nord Dragomirov remplace Klembovski et sur le front roumain
Chtcherbatchev remplace Sajarov5.
La
Révolution a également accru l'opposition des soldats à la guerre.
Les espoirs d'amélioration de la condition de vie de la troupe ont
été vite déçus d'autant que beaucoup de soldats espéraient que
la chute du tsarisme signifierait le retour de la paix. Le nombre de
désertions augmente ainsi que celui des soldats qui se font porter
malades et ne retournent pas dans leurs unités. L'ordre n°1 du
gouvernement provisoire a, il est vrai, considérablement affaibli le
pouvoir de l'encadrement sur la troupe tout en donnant de
l'importance aux différents soviets élus par les soldats. Il
garantit en effet l'essentiel des droits civils des soldats et
conditionne l'obéissance aux ordres de la commission militaire du
gouvernement à l'accord du Soviet de Petrograd. L'abolition de la
peine de mort le 25 mars et la présence de nombreux agitateurs
révolutionnaires, notamment bolcheviks, dans les unités contribuent
également à favoriser la propagation des idées défaitistes dans
l'armée. Les mutineries sont alors fréquentes et certains officiers
sont même tués, victimes du mécontentement croissant de la troupe.
L'ordre n°8, appelé aussi Déclaration des droits des soldats,
amplifie ces tendances car il autorise à quitter son unité en
dehors du service et enlève aux officiers tout pouvoir disciplinaire
en dehors des combats. Quand le gouvernement provisoire cherche
finalement à faire marche arrière en décidant le 12 juin de
dissoudre les unités les plus indisciplinées il ne fait qu'empirer
la situation: il faut en effet plusieurs mois pour que cette décision
soit effective et en attendant des soldats voient dans
l'insubordination le meilleur moyen d'éviter les combats.
Le
gouvernement encourage la formation des unités de volontaires qui
voient alors le jour et où s'enrôlent majoritairement des hommes de
la classe moyenne mais aussi des officiers qui veulent quitter les
unités régulières où les soldats se mutinent. Le plus célèbre
de ces régiments est certainement le bataillon féminin de la Mort
créé par Maria Botchkareva. Le gouvernement met aussi en place les
commissaires de l'armée et recrute pour ce corps de jeunes officiers
démocrates. Ces derniers doivent faciliter les relations entre les
soviets et les officiers et faire ainsi le lien entre la démocratie
et l'armée. Le pouvoir est profondément convaincu qu'il peut ainsi
réussir à rétablir le potentiel militaire russe en développant
l'idée qu'un dernier sursaut d'héroïsme est le meilleur moyen de
mettre fin à la guerre6.
Malgré
ces mesures, l'envoie de renforts sur le front n'est toujours pas
chose aisée. En mai et juin, si près de 1 900 compagnies de 250
hommes chacune sont envoyés à l'avant, cela ne représente que la
moitié des troupes demandées par les généraux alors que le nombre
de désertions reste élevé. La préparation de l'offensive a
également des répercussions à l'arrière. Dans certaines villes
des émeutes éclatent tandis qu'à Petrograd la garnison, qui a reçu
la promesse de ne pas être envoyé sur le front, s'inquiète et se
radicalise. Elle perd alors peu à peu confiance dans les socialistes
modérés qui dirigent le pays à travers le gouvernement provisoire
et le Soviet de Petrograd. La situation de l'armée reste donc
toujours précaire et de nombreuses unités ne veulent plus se
battre.
C'est
à ce moment que le général Nivelle informe Alexeïev que
l'offensive doit débuter sur le front occidental le 8 avril et
demande que l'attaque russe débute à ce moment-là. Mais le rapport
sur la situation politique et militaire envoyé par le ministre de la
Défense Alexandre Goutchkov alarme le commandant en chef qui impose
l'idée qu'une offensive est impossible au printemps et qu'il faut
repousser les opérations en juillet. Les commandants de front sont
convaincus de pouvoir tenir le front mais pas de se lancer dans une
attaque. Le 18 mars l'état-major propose finalement de repousser
l'offensive afin de pouvoir ramener l'ordre dans les unités.
Le général Broussilov (source: Wikipedia.org)
Une
offensive éminemment politique.
Le
gouvernement provisoire souhaite répondre aux obligations
contractées envers les Alliés mais il est conscient que cette
politique provoque le mécontentement des soldats qui ont vu dans la
Révolution le moyen d'obtenir la fin du conflit. Le 17 mars le
Soviet de Petrograd se prononce pour une paix sans annexions, ni
indemnités et pour un défensisme révolutionnaire. Il finit
néanmoins par soutenir l'idée d'offensive mais de manière
prudente, en avançant l'idée que cela peut faire avancer les
négociations de paix. Pour la majorité des partis un succès
militaire doit renforcer la diplomatie russe et ses efforts en faveur
d'un règlement négocié du conflit. Et puis la reprise des combats
doit également faciliter l'obtention de prêts nécessaires pour
éviter la faillite du pays7.
Le
18 mai le nouveau gouvernement provisoire annonce qu'il fait siens
les objectifs définis par le Soviet de Petrograd: promouvoir une
paix sans annexions, démocratiser l'armée et lancer une offensive
pour défendre la démocratie menacée. Il réussit à convaincre les
principaux partis de la nécessité de l'opération et Kerensky, le
nouveau ministre de la Guerre, se rend sur le front afin de
galvaniser les troupes et d'organiser l'offensive promise aux alliés.
Jugé trop pessimiste, il remplace à la tête de l'armée Alexeïev
par Broussilov.
A
Petrograd, Kerensky doit faire face à la fois à l'opposition des
bolcheviks qui veulent mettre fin immédiatement à la guerre et aux
doutes qui agitent les autres partis révolutionnaires. Il rappelle
alors les obligations de la Russie vis-à-vis de ses alliés et
ajoute que les représentants français et britanniques en Russie ont
demandé au gouvernement provisoire de tenir le front jusqu'en
octobre. Une offensive russe limitée doit permettre de continuer à
maintenir des divisions austro-allemandes à l'Est et donner le temps
aux troupes américaines de se déployer pour vaincre l'Allemagne.
Pour Kerensky la Révolution russe n'est pas non plus sans effet dans
les rangs de l'adversaire. Dans l'armée autrichienne les unités
slaves s'agitent tellement sur le front sud-ouest que le commandement
doit les transférer sur le front italien. La légion polonaise de
Pilsudski a cessé de combattre tandis que les gouvernements ottomans
et bulgares lancent des signaux de paix. La situation lui apparaît
donc favorable pour forcer l'impasse militaire dans laquelle se
trouve la Russie.
Kerensky
se montre suffisamment persuasif, car le 15 juin, le congrès
national des soviets, où les bolcheviks refusent de prendre part au
vote, approuve l'offensive. La majorité du Soviet de Petrograd
espère que la défense de la Russie démocratique permettra l'union
du peuple comme ce fut le cas lors de la Révolution française, le
modèle révolutionnaire par excellence des démocrates et
socialistes russes. Mais sur le front certains soviets de soldats
débattent encore pour savoir si leurs unités doivent participer à
l'action.
Kerensky
incarne alors un patriotisme révolutionnaire naissant tandis que se
développe autour de sa personne un véritable culte. Paradoxalement
c'est la droite et les libéraux qui le soutiennent avec l'idée
qu'une offensive est seule susceptible de rétablir l'ordre et la
discipline. Les leaders du socialisme alliés viennent aussi
renforcer le moral des Russes. Albert Thomas pour la SFIO, Émile
Vandervelde pour le Parti ouvrier belge et Arthur Henderson pour le
Labour britannique font le voyage sur le front russe.
Kerensky sur le front (source: soviethistory.org)
La
préparation de l'offensive d'été.
Lors
de la réunion des commandants des fronts le 11 juin, Broussilov
constate que les soldats des fronts nord-ouest et ouest, qui
s'étendent de Riga à la Galicie, ne sont pas sûrs
et ne souhaitent pas participer à une offensive. Contrairement au
front sud-ouest, relativement éloigné des villes révolutionnaires,
ils sont frappés par la démoralisation. Broussilov en tire la
conclusion que l'offensive doit être limitée au seul front
sud-ouest où son autorité sur les hommes est encore intacte.
L'objectif
stratégique que se fixe le général en chef est de causer le plus
de dommages aux Austro-hongrois en Galicie et pourquoi pas les forcer
ainsi à mettre fin aux hostilités. Sur le plan tactique,
l'offensive a pour but de s'emparer de Lemberg (Lvov) et de couper
les communications entre l'Allemagne, le sud de l'Autriche-Hongrie et
le front roumain. Alexeïev sait qu'il ne peut compter sur le soutien
d'actions de diversion sur le front nord et que ses réserves sont
faibles puisque depuis avril les unités ont vu leurs effectifs
baissés entre 1/3 et la moitié en raison des désertions.
Trois
semaines avant le début de l'offensive, Kerensky et Broussilov
sélectionnent les officiers qui doivent commander lors de
l'opération. Si le militaire privilégie les compétences, le
ministre fait ses choix sur des critères politiques. La majorité
des commandants des armées, corps d'armée et divisions est ainsi
remplacée. Mais Broussilov et Kerensky doivent faire face à un
nouveau phénomène: la démission en masse des officiers. Ces
derniers craignent que les combats ne déciment à nouveau le corps
des officiers. Ils prétextent alors le besoin de repos ou suivent
tout simplement les déserteurs pour rentrer chez eux. Le résultat
de ce phénomène a sa traduction dans l'armée où des unités se
retrouvent alors commandées par des sous-officiers non préparés ou
par des officiers élus par les soldats. Ces derniers restent en
majorité indécis face à la perspective de reprendre le combat.
Kerensky doit d'ailleurs aller à nouveau sur le front le 27 juin
pour encourager les troupes. Dans la soirée la préparation
d'artillerie débute.
Le
pari de Kerensky semble néanmoins réussir. Dès que le canon se
fait entendre, les soldats se montrent plus combatifs. Ils se rendent
dans les magasins militaires pour s'approvisionner en munitions,
armes et nourritures et pour certains changer d'uniforme. Mais les
membres des soviets de soldats se demandent toujours pourquoi ils
devraient aller risquer leur vie alors que la fin de la guerre semble
si proche. Tandis que les obus s'abattent sur les tranchées
autrichiennes, Kerensky est encore obligé d’enchaîner les
réunions et meetings sur le front pour convaincre les hommes. Il y
réussit en ridiculisant et en accusant de lâcheté ceux qui doutent
du bien fondé de l'offensive. Les tirs de l'artillerie ne cessent de
croître et Kerensky décide d'attendre le début de la bataille au
milieu de la 11e armée.
Depuis
la Révolution de février, les Puissances centrales ont adopté une
position attentiste sur le front russe. Les États-majors interdisent
toute action offensive et les soldats ne doivent répondre par les
armes que dans le cas d'une attaque russe caractérisée. Il s'agit
ainsi de favoriser la désintégration de l'armée ennemie. Le front
de l'Est est donc relativement calme depuis le début de l'année. Si
l'usage de la force est interdit, la fraternisation ne l'est pas et
les soldats des deux camps se retrouvent dans le no man's land pour
échanger des cadeaux ou parler de la guerre. Les soldats
austro-allemands ont même reçu pour instruction de favoriser les
désertions ou à défaut de parler du conflit comme de la poursuite
de la guerre du tsar où la vie des soldats russes est sacrifiée au
profit des Français et des Britanniques.
Dès
le début de juin les Allemands sont conscients d'un changement au
sein de l'armée russe. Les observations aériennes confirment les
préparatifs d'offensive. Il est vrai que ces derniers se font en
plein jour et sans camouflage contrairement a ce qu'avait organisé
Broussilov pour l'offensive de l'année précédente. En juin 1917 il
est donc clair que les Russes ont l'intention d'attaquer les
Austro-Hongrois en Galicie afin de s'emparer de Lemberg et pourquoi
pas encercler les troupes allemandes de l'armée Sud qui se trouve au
centre de ce front.
Le
29 juin, l'armée russe n'a sans doute jamais été aussi bien
préparée pour une
offensive. Les deux axes principaux de l'attaque doivent avoir lieu
au nord et au sud du front sud-ouest. Dans le nord la 11e armée doit
attaquer la 2e armée austro-hongroise à sa jonction avec l'armée
Sud allemande. Dans le sud la 8e armée a pour mission d'attaquer à
la jonction des 3e et 7e armées austro-hongroises. Pendant ce temps
la 7e armée russe doit affronter l'armée Sud pour l'empêcher de
renforcer son allié au nord et au sud. Bien que l'ensemble du front
s'étende sur prés de 200 km de long, les percées doivent se
réaliser sur des espaces de moins de 50 km chacun. L'essentiel de
l'attaque repose donc sur les 11e et 7e armées.
Broussilov
a alors sous ses ordres 40 divisions d'infanterie et 8 de cavalerie
avec de forts contingents de Finlandais, de Sibériens et de
Caucasiens. Il utilise 800 canons légers, 158 canons moyens et 370
canons lourds. Face à lui se trouvent 26 divisions d'infanterie, une
brigade de cavalerie et 988 pièces d'artillerie dont seulement 60 de
gros calibres. La plupart des pièces d'artilleries russes sont
arrivées récemment par Arkhangelsk et Mourmansk et sont de
fabrications britanniques ou japonaises. Les Russes ne manquent pas
non plus d'armes légères fournies en abondance par le Japon et les
États-Unis. Cette arrivée massive d'armes permet une intense
préparation d'artillerie. Les Allemands remarquent ainsi que c'est
la plus intense et la plus longue réalisée par les Russes depuis le
début de la guerre. Mais les obus russes tombent sur des tranchées
vides. Les Austro-Allemands ont en effet été prévenus
par des déserteurs et les journaux de Petrograd de l'offensive et
ils ont fait évacuer les positions. Le tir de barrage dure deux
jours et curieusement l'adversaire ne répond pas.
Les
succès russes.
Quand
l'artillerie russe se tait dans la matinée du 1er juillet, l'heure
de vérité sonne pour la Russie. Les soldats vont-ils sortir des
tranchées pour aller à l'attaque ? Ils sortent et s'élancent dans
le no man's land mais sans appui d'artillerie. D'ailleurs aucun canon
russe ne répond quand les canons autrichiens entrent à nouveau en
action. Au nord, sachant que la 19e division austro-hongroise est
essentiellement composée de soldats tchèques, le commandement de la
11e armée russe a fait venir sur le front un bataillon d'anciens
prisonniers de guerre tchèques. Le dialogue s'engage par-dessus le
no man's land et quand l'assaut commence les 3 000 hommes de la 19e
division se rendent aux Russes. Le front que tient la 2e armée
autrichienne est percé et la résistance est faible. Le régiment
Zoraisky prend le village de Presovce tandis que la division
finlandaise aidée par la brigade tchèque s'empare des hauteurs de
Zborov et Korshiduv pour y aménager des positions. Le premier jour
de l'offensive les Russes font sur cette partie du front prés de 18
000 prisonniers, s'emparent de 21 canons et 16 mitrailleuses mais
rapidement, dans la journée, la 11e armée ne progresse plus que
lentement en direction de Zolotchiv8.
Au
centre du dispositif la 7e armée russe est la plus puissante des
trois armées engagées dans l'offensive. Elle compte 20 divisions
d'infanterie et quatre de cavalerie ce qui est jugé nécessaire pour
affronter l'armée Sud avec ses 10 divisions d'infanterie, soit 6
divisions allemandes, 3 divisions austro-hongroises et une division
turque. Dans le secteur de la 7e armée l'attaque est plus difficile
en raison du relief et des épaisses forets qui cachent les
fortifications autour de Berejany ,que ni l'aviation, ni l'artillerie
russe ne peuvent détruire. La 11e armée doit donc aider à prendre
cette ville par le nord après s'être emparé de celle de Koniuchy.
Mais les soldats qui pénètrent dans cette ville s'enivrent plutôt
que d'avancer et les mitrailleuses allemandes cachées dans les bois
arrêtent les unités russes. Après trois jours de calme, la lutte
reprend au nord le 6 juillet. Les combats sont féroces et les
tranchées changent plusieurs fois de mains. Les Allemands sont
arrêtés par la 11e armée mais la 7e armée n'arrive plus à
avancer vers Berejany dès le deuxième jour de l'offensive, en
partie à cause du terrain difficile, de la résistance de l'ennemi
mais aussi des refus des soldats de continuer le combat. Les pertes
sont lourdes, la 7e armée n'est parvenue à progresser que de
quelques kilomètres sans faire de prisonniers, ni prendre de
matériels ennemis. L'armée allemande Sud a reculé mais elle a tenu
le choc initial. La 7e armée reçoit alors pour seule mission de
soutenir les opérations de la 11e armée.
Malgré
ses difficultés certaines unités continuent à progresser. C'est le
cas au sud de la 8e armée commandée par Kornilov. Ses huit
divisions d'infanterie et quatre d'artillerie attaquent le 7 juillet
la 3e armée austro-hongroise qui ne compte que six divisions
d'infanterie. Elle brise les lignes ennemies après deux jours de
combats, faisant plus de 7 000 prisonniers et détruisant les
positions de la 3e armée autrichienne. Le 10 juillet, le 12e corps
qui fait partie de cette 8e armée coupe la ligne ferroviaire de
Lemberg à Stanislau tandis qu'une partie des troupes traverse le
Dniestr. Le lendemain une autre unité bouscule les Autrichiens et
s'empare de Kalush. Mais les soldats, là aussi ivres, se livrent à
des exactions et le commandement doit envoyer des unités cosaques à
l'avant pour repousser une contre-attaque allemande. Renforcé par
une division de cavalerie bavaroise, deux bataillons d'infanterie et
un train blindé, les soldats autrichiens tentent de reprendre la
ville. La contre-attaque semble réussir mais les Russes, supérieurs
en nombre, se battent à la baïonnette maison par maison et
repoussent les assaillants. Les 12e et 16e corps atteignent la
rivière Lomnitza capturant plusieurs milliers de prisonniers mais
les fortes pluies et l'arrivée de nouveaux renforts allemands
stoppent l'avancée de la 8e armée.
Les
opérations de soutien sur les autres fronts sont quant à elle des
échecs complets. Sur le front nord, quatre des six divisions de la
5e armée qui doivent participer aux opérations refusent de
combattre. Une division s'empare de deux lignes allemandes avant de
revenir sur ses positions de départ. Sur le front ouest les unités
refusent aussi d'avancer. Le commandant de la 2e armée avoue qu'il
ne peut mener que des actions défensives mais Denikine ordonne
néanmoins d'attaquer en s'appuyant sur les troupes de choc, les
unités de volontaires et les régiments fiables. La faiblesse des
renforts et l'arrivée de troupes allemandes fraîches freinent puis
stoppent la progression effectuée par ces unités. Au sud, sur le
front roumain, l'attaque lancée le 23 juillet n'a pour but que de
couvrir la retraite du front sud-ouest. Malgré la nécessité de
consulter les soviets des unités avant l'attaque, les forces russes
et roumaines réussissent à avancer d'une vingtaine de kilomètres
et s'emparent d'une centaine de pièces d'artillerie avant que
Kerensky ne donne l'ordre de mettre fin à l'attaque.
Les
Empires centraux ne semblent pas au début vraiment s'inquiéter de
l'offensive russe. Quand Erich von Ludendorff demande à Max
Hoffmann, le chef d'état-major allemand pour le front Est, s'il
pense possible de marcher sur Tarnopol et le nombre de divisions
nécessaires pour cela, ce dernier répond que l'opération lui
semble possible avec seulement 4 divisions. Ludendorff promet 6
divisions qui doivent arriver dans les 14 jours du front occidental.
Hoffmann quant à lui espère que l'offensive russe dure de 8 à 10
jours, suffisamment pour étendre les lignes de ravitaillement
jusqu'à leur point de rupture. Mais il ne suffit en réalité que de
quelques jours pour que l'attaque russe montre des signes de
faiblesse.
Quatre
divisions allemandes, les 1er et 2e divisions de la Garde et les 5e
et 6e divisions commencent à arriver du front occidental le 9
juillet et sont envoyées devant la 11e armée russe. Les deux
divisions de la Garde doivent être à la pointe de la
contre-offensive dont le début est fixé au 15 juillet puis reporter
au 19 en raison des fortes précipitations.
Durant
les 8 jours de l'offensive, la 8e armée a réussi à former un
saillant de 90 kilomètres de large et de 64 kilomètres de
profondeur dans le front adverse. Ce saillant a repoussé la 3e armée
autrichienne sur le flanc de l'armée Sud. Menacée d'encerclement
cette dernière, au lieu de battre en retraite selon la logique
militaire, reste sur ses positions. Si elle avait reculé il est
évident que l'offensive russe aurait été un grand succès. La 7e
armée autrichienne dont les communications avec la 3e armée sont
presque coupées tient également ses positions et le saillant,
plutôt que de devenir le moyen de vaincre l'armée Sud devient alors
un piège pour les Russes.
L'offensive Kerensky (source: Wikipedia.org)
La
contre-offensive des Puissances centrales.
Après
ces succès initiaux l'offensive russe est paralysée par les
mutineries et les refus d'obéissance. L'arrivée de renforts
allemands et la mauvaise planification de l'opération par
l’État-major russe ajoutent également leurs effets. Le 15 juillet
l'offensive s'arrête définitivement. Au sud du saillant la 7e armée
autrichienne n'a personne à affronter face à elle. Le 15 juillet,
des patrouilles sondent les défenses russes le long de la Lomnitza.
Elles découvrent que les troupes adverses se sont retirées pour
prendre position le long de la Lodziany. Sentant que les positions
ennemies sont peu défendues les Autrichiens attaquent le long d'un
axe allant de Novica sur la Lodziany à Kraisne. Novica est prise
mais des réserves russes fraîches contre-attaquent et reprennent la
ville. Mais des unités bavaroises et croates conservent les hauteurs
qui dominent la ville. Deux tentatives pour les déloger échouent
obligeant les Russes à abandonner Novica et Kalush le 16 juillet.
Au
nord les 1ere et 2e divisions de la Garde bousculent les défenses
russes à Berejany le 19 juillet à l'endroit où le saillant rejoint
le front tenu par la 7e armée russe. Poussés au nord et au sud les
Russes se retirent à l'ouest de Halytch. Pour éviter que la
retraite ne se transforme en déroute, le commandement envoie en
avant des régiments caucasiens. Ces troupes fraîches encouragent
les soldats en retraite à faire demi-tour et pendant quelque temps
les troupes austro-allemandes sont stoppées mais rapidement elles
reprennent leur marche en avant. A une trentaine de kilomètres au
sud de Brody, les divisions allemandes sont momentanément retardées
mais la retraite du 607e régiment Mlynovsky provoque par un effet
domino le recul de toutes les unités sur le front. Une brèche de 40
kilomètres s'ouvre alors dans laquelle s'engouffrent les soldats des
Empires centraux.
Le
21 juillet, les Allemands atteignent la rivière Seret et approchent
de Tarnopol. De brèves contre-attaques prés de Terebovlia les 21 et
23 juillet permettent de rompre le front allemand. Mais la puissance
des tirs de l'artillerie allemande oblige les Russes a reculer. La 2e
division de la Garde entre dans Tarnopol après deux jours de
combats. Dans le saillant, les troupes caucasiennes de la 8e armée
ne sont pas en mesure de contenir les Autrichiens. Le 22 juillet, le
saillant n'est plus qu'un souvenir. Avec la chute de Tarnopol la 8e
armée recule jusque derrière la frontière de 1914. Trois jours
plus tard elle prend position entre le Dniestr et le Prout à l'est
de Czernowitz. Les Austro-allemands parviennent néanmoins à briser
le front russe à quelques endroits et prennent Czernowitz même si
l'ensemble du front russe tient toujours. Au final les Allemands et
les Autrichiens ont avancé de 150 kilomètres en 10 jours.
Coté
russe la retraite se transforme parfois en chaos. En une nuit les
bataillons de choc de la 11e armée arrêtent 12 000 déserteurs prés
de la ville de Volotchinsk alors que des soldats tournent leurs armes
contre les officiers qui veulent les contraindre à retourner au
combat9.
Des hommes se livrent au pillage et des Juifs sont tués. Surtout les
60 000 victimes de l'offensive ont privé le commandement russe de
ses troupes les plus fidèles tandis que le mauvais état d'esprit
des renforts amplifie le désordre sur le front. Les 28 et 29e
divisions qui s'étaient engagées
à participer à l'offensive se retirent tandis que les régiments
Ismailoveski, Jaeger et de Moscou abandonnent Tarnopol. Les soviets
de régiment répondent aux critiques face à ces abandons de poste
en mettant en avant les conditions de vie des soldats et le niveau
élevé des pertes. Ainsi la 6e division de Grenadiers qui débute
l'offensive avec 3 400 hommes a perdu 95 officiers et 2 000 soldats
quand elle atteint Tarnopol. Pendant ce temps à l'ouest les Français
et les Britanniques lancent une offensive sur Passchendaele mais trop
tard pour soulager l'allié russe.
Un
désastre politique.
A
Petrograd où les premières victoires ont été fêtées par la
population, l'échec final entraîne le découragement tandis que
l'opinion cherche des responsables à ce nouveau désastre. Dès le
12 juillet la capitale est informée que des unités désertent. Avec
l'accord des soviets de soldats, les commandants reçoivent la
permission de tirer sur les déserteurs mais cette mesure donne
finalement peu de résultats.
Pour
Kerensky qui pensait que l'armée était capable de poursuivre la
guerre, la fin de l'offensive est un échec cuisant. Il décide alors
de remplacer Broussilov par le chef de la 8e armée, le général
Lavr Kornilov. Puis il se lance dans la recherche de contact avec
l'adversaire, notamment par le biais de la Suède, car il est
conscient que la poursuite du conflit ne peut amener qu'à la
disparition de la jeune République. Au final l'armée russe a perdu
prés de 40 000 morts, 3 000 prisonniers et 20 000 blessés.
L'échec
de l'offensive est donc une catastrophe politique majeure pour le
gouvernement provisoire. Il en ressort affaibli tandis que l'armée
se disloque définitivement. Pour rétablir l'ordre, Kerensky
rétablit la peine de mort, la censure, et abroge dans la pratique
les droits donnés par l'ordre n°8. Ces décisions ne font
qu’accroître la colère de la troupe. Alors que l'offensive devait
rétablir la disciplinaire militaire cette dernière s'est
désintégrée. Les désertions augmentent toujours ce qui entraîne
dans les campagnes la montée des confiscations des domaines par des
paysans de retour de front: l'anarchie croit à travers la Russie.
Les
espoirs de victoire afin de négocier une paix en position de force
s'évanouissent. Surtout l'échec de l'offensive radicalise les
positions et polarise la société russe. Les classes moyennes et
supérieures qui veulent le retour à l'ordre se tournent désormais
vers le général Kornilov et sa tentative de coup d'État. Chez les
soldats au contraire le processus de radicalisation les conduit vers
les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche.
Surtout un nombre de plus en plus important de soviets est désormais
dominé par des délégués opposés à la poursuite de la guerre. Le
gouvernement provisoire une fois discrédité par la défaite, la
voie est enfin libre pour les bolcheviks de Lénine. Quatre mois
après l'offensive ratée de juillet, les gardes rouges s'emparent
finalement du Palais d'Hiver pour chasser Kerensky et les débris du
gouvernement provisoire.
Conclusion.
En
Russie l'échec de l'offensive Kerensky accélère le processus
révolutionnaire. Mais dès le départ l'offensive était un effort
trop important pour une armée russe au bord de l'effondrement.
Malgré son armement supérieur elle échoue totalement, perd le peu
de terrain gagné mais surtout elle recule loin derrière ses lignes
de départ. Le gouvernement est alors complètement discrédité et
ne dispose plus d'une force capable de défendre la démocratie. La
guerre d'attrition moderne a eu raison de la Russie.
La situation russe s'inscrit ainsi dans un processus qui dépasse les
seules frontières de l'ancien Empire des tsars. Au même moment en
France la désastreuse offensive sur le Chemin des Dames en avril
provoque les mutineries dans l'armée française. Mais la crise est
surmontée durant l'été. Peut-on dire alors que les dirigeants
alliés et Nivelle, qui voulaient faire de 1917 l'année décisive,
furent à la fois responsable des mutineries sur le front occidental
mais également de la révolution d'Octobre par leur insistance pour
que l'allié russe lance une dernière offensive ? A voir.
Bibliographie.
-Louis
Erwin Heenan, Russian Democracy's Fatal Blunder : The Summer
Offensive of 1917, Praeger, 1987.
-Robert
Feldman, « The Russian General Staff and the June 1917
Offensive » Soviets Studies, n°4, 1968.
-Norman
Stone, Eastern Front, 1914-1917, Penguin Global, 2004.
-Nik
Cornish, The Russian Army and the First World War, Stroud
Tempus, 2006.
-Orlando
Figes, La Révolution russe. 1891-1924: la tragédie d'un peuple,
Denoel, 2007.
1 Par
commodité nous donnons les dates selon le calendrier grégorien. En
1917, la Russie utilise toujours le calendrier julien qui retarde de
13 jours sur le calendrier grégorien. Ce dernier sera
officiellement adopté par la Russie soviétique le 31 janvier 1918.
2 Louis
Erwin Heenan, Russian Democracy's Fatal Blunder : The Summer
Offensive of 1917, Praeger, 1987, p. 15.
3 Heenan,
op. cit. p. 10
4 Heenan,
op cit, p. 66.
5 Robert
Feldman, « The Russian General Staff and the June 1917
Offensive » Soviets Studies, n°4, 1968, p. 535-536.
6 Orlando
Figes, La Révolution russe, la tragédie d'un peuple, Denoel, 2007,
pp. 520-521.
7 Figes,
op.cit, p. 518.
8 Pour
le récits des opérations lors de l'offensive russe de l'été 1917
nous nous appuyons sur Heenan, op.cit et sur Norman
Stone, Eastern
Front, 1914-1917,
Penguin Global, 2004.
9 Figes,
op cit. p. 527.
Très intéressant, synthétique et efficace. Merci.
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