En
avril 1945 quand le monde apprend la mort du président des
États-Unis Franklin Delano Roosevelt, les dirigeants nazis enfermés
à Berlin, et Hitler en particulier, se prennent à espérer que les
alliés anglo-saxons vont faire la paix avec le Reich et pourquoi pas
soutenir la Wehrmacht contre l'Armée rouge. Pour beaucoup, cette
croyance en un retournement des alliances, est un signe
supplémentaire de la folie et de la perte du sens de la réalité
d'un IIIe Reich à l'agonie. Pourtant Staline croit, jusqu'à la
capitulation allemande, en cette possibilité.
Si la
paranoïa stalinienne est démentie par les faits, le 8 mai 1945,
alors que les peuples du monde se réjouissent de la fin de la guerre
en Europe et de l’écrasement du nazisme, l'un des principaux
artisans de cette victoire est inquiet. Le Premier ministre
britannique, Winston Churchill, envisage en effet une nouvelle guerre
où les Alliés occidentaux s'opposeraient désormais aux
Soviétiques. La méfiance du maître du Kremlin n'est donc pas sans
fondement et surtout elle ne relève pas totalement d'une maladie
mentale propre aux dictateurs.
Churchill
est persuadé que Staline ne tiendra pas les engagements pris à
Yalta et les informations qu’il reçoit lui confirment que les
Soviétiques installent leur pouvoir en Europe orientale,
notamment en Pologne. Il estime alors que seule une épreuve
de force peut faire reculer le Kremlin. Il demande donc à ses
généraux d'établir un plan d'attaque contre son allié soviétique
et fixe comme jour J le 1er juillet 1945. L'opération Unthinkable,
tel est le nom de ce projet, est bien le premier plan stratégique
d'une guerre froide qui s'annonce et la preuve que dès le printemps
1945 les anciens alliés se préparent à une Troisième Guerre
mondiale.
David FRANCOIS
Menace
sur l'Europe.
Bien
avant la fin de la guerre en Europe, Winston Churchill redoute la
menace que l'expansion militaire soviétique fait courir sur
l’équilibre géopolitique du monde de l'après-guerre. Bien avant
la chute de Berlin et la capitulation sans condition de l'Allemagne
ses efforts visent à contrecarrer les desseins hégémoniques
soviétiques. Quand il apprend ainsi que les troupes américaines ont
reçu l'ordre de cesser leur avance sur Berlin, laissant cette
dernière à la merci des Soviétiques, il est furieux. Contrairement
au gouvernement américain qui a toujours refusé l'idée que
l'Europe soit partagée en zones
d'influence, Churchill est conscient qu'il n'en sera pas ainsi. Le
comportement de Staline qui place peu à peu ses hommes dans les
États libérés par l'Armée rouge pour en faire des satellites de
Moscou, au mépris des accords pris à Yalta, est de plus en plus
flagrant. C'est pour cela que le Premier ministre est favorable à ce
que les armées anglo-saxonnes aillent le plus loin vers l'est, afin
de montrer à Staline que ses partenaires occidentaux ne sont pas
dupes et qu'ils souhaitent une application stricte des accords passés
en Crimée. Le maître du Kremlin qui craint toujours de manière
paranoïaque que les Occidentaux ne se mettent in extremis d'accord
avec les Allemands pour se retourner contre les Soviétiques est
particulièrement méfiant envers Churchill contre qui il met en
garde le maréchal Joukov. Mais Churchill est tenu par le refus
américain d'une confrontation avec les Soviétiques. Le président
Roosevelt fait en effet toujours confiance à Staline qu'il estime
être un démocrate avec qui il est possible de s'entendre, notamment
contre les vieilles puissances impériales européennes qui ont fait
la démonstration de leur déclin.
Churchill
a quant à lui toujours été un ferme
adversaire du communisme, comme en 1919 où il a soutenu
l'intervention britannique en Russie dans l'espoir de renverser le
jeune pouvoir bolchevik. Adversaire de toujours de l'impérialisme
rouge il n'a, contrairement à Roosevelt, jamais eu confiance en
Staline. En 1941, il a ainsi pensé qu'une fois a guerre terminée
les États-Unis et l'Empire britannique formeraient le bloc militaire
et économique le plus puissant au monde tandis que l'URSS affaiblie
aurait besoin de l'aide anglo-saxonne pour se reconstruire. Mais en
1945, il constate que cette prévision est fausse puisque les
Soviétiques sont beaucoup plus puissants qu'il n'aurait pu le
craindre tandis que les Américains sont réticents à s'engager en
Europe une fois l'Allemagne vaincue. Churchill se rend alors
rapidement compte que Staline n'a aucunement l'intention de respecter
les accords de Yalta.
La jonction entre Américains et Soviétiques en avril 1945 (via virtualmuseum.ca)
Alors
que les troupes soviétiques s’apprêtent à s'élancer à partir
de l'Elbe en direction de l'ouest, le Premier ministre britannique
fait part de ses inquiétudes dans une lettre au responsable du
Foreign Office, Anthony Eden. Il craint l'invasion de l'Europe par
les Russes qui selon lui ne manqueront pas de placer l'est du
continent, de la Baltique à la Yougoslavie, de la Bulgarie à
l'Autriche, sous leur domination. Pour contrecarrer ce péril,
Churchill préconise donc une politique de plus grandes fermetés
envers l'URSS, ce qui signifie aussi qu'il est nécessaire de se
préparer à une épreuve de force. Cette dernière doit d'abord être
diplomatique mais nécessite une coopération étroite avec une
administration Roosevelt toujours bienveillante envers les
Soviétiques.
Staline
est conscient de l'hostilité de Churchill et c'est peut-être pour
cela qu'il pousse ses généraux à s'emparer de Berlin le plus
rapidement possible et d'occuper la totalité des zones qui lui ont
été attribuées à Yalta. Il s'agit
pour lui de porter le plus loin à l'ouest le glacis défensif qui
doit éviter à l'URSS un nouveau Barbarossa. Staline peut-être
d'autant plus inquiet que le front occidental s'effondre
littéralement, facilitant l'avancée des Occidentaux vers l'est, là
où le front allemand reste encore solide. Les troupes britanniques
et américaines ne vont-elles pas alors prendre la relève de la
Wehrmacht pour contenir la menace soviétique sur l'Europe ? Le
bombardement de Dresde par l'aviation anglo-saxonne
dans la nuit du 11 au 12 février 1945 n'a-t-il pas pour but de
détruire le potentiel industriel d'une des principales villes
allemandes de la zone d'occupation soviétique ? N'est-ce pas
aussi un moyen de détruire les ponts sur l'Elbe afin de ralentir
l'avance soviétique et aussi une démonstration de force afin de
montrer ce dont est capable la flotte aérienne occidentale ? Et
le bombardement d'Oranienburg en avril n'a-t-il pas pour objectif de
détruire les laboratoires allemands qui travaillent sur l'uranium et
qui pourraient tomber aux mains de l'armée rouge ? La Grande
Alliance apparaît de plus en plus fragile à mesure qu'approche la
fin du IIIe Reich.
Les
choses changent peu après le 12 avril 1945 et la mort de Roosevelt.
Harry Truman, le nouveau président américain, s'il se montre
beaucoup plus ferme que son prédécesseur dans ses rapports avec
Staline, ne veut en aucune manière d'un affrontement avec l'URSS que
ce soit à propos de la Pologne ou d'un autre pays européen. Les
craintes de Churchill rencontrent peu d'écho, y compris en
Grande-Bretagne où pendant quatre ans la population a vu dans les
Soviétiques des frères d'armes et des héros.
Staline et Churchill à Yalta (via dailymail.co. uk)
Le 8
mai 1945 à 15 h, quand il s'adresse au peuple britannique par la
radio pour lui annoncer la capitulation sans conditions de
l'Allemagne, Churchill appelle ses concitoyens à une période de
réjouissance mais il les met également en garde et leur demande de
ne pas relâcher leurs efforts alors que le Japon n'est pas
encore vaincu. Ce soir-là s'il
fait une apparition devant la foule sur le balcon de Whitehall il
passe le reste de la soirée à ne parler que de la menace que l'URSS
fait peser sur l'Europe. Il s’inquiète alors surtout sur le sort
de la Pologne. Le lendemain quand Feodor Gusev, ambassadeur de
l'Union soviétique à Londres, est reçu à déjeuner par le Premier
ministre, ce dernier lui énumère un
catalogue de griefs britanniques qui concerne d'abord la situation en
Pologne mais également le cas du port Trieste dont
les partisans yougoslaves menacent de s'emparer. Il récrimine
également sur l'impossibilité pour les représentants britanniques
d'entrer à Prague, Vienne et Berlin.
Peu à
peu la situation se tend entre les partenaires de la coalition
antihitlérienne. Dans la zone d'occupation soviétique en Allemagne,
les représentants des alliés occidentaux sont de plus en plus
surveillés et entravés dans leur mouvement tandis que l'ensemble de
la zone se ferme aux observateurs et journalistes étrangers. Surtout
Staline n'oublie pas ce que fut l'antienne de la propagande nazie en
avril et début mai 1945 : convaincre les Occidentaux de la
nécessité de s'allier à l'Allemagne contre le péril bolchevik. Le
2 mai, le ministre de la Guerre du gouvernement de l'amiral Dönitz,
le comte
Schwerin von Krosigk, met en garde contre la perte des riches terres
agricoles à l'est de l'Elbe qui fait courir le risque d'une famine
pour l'Europe. Cela ne peut que favoriser la bolchevisation de
l'Europe que les Soviétique préparent depuis vingt-cinq ans et qui
ne peut être que le prélude à celle du monde. Un an avant le
célèbre discours de Churchill à Fulton en mars 1946, Schwerin von
Krosigk parle d'ailleurs du « rideau de fer » qui avance
à l'est et derrière lequel se produit une œuvre de destruction
soigneusement cachée au monde.
Fraternisation entre GI's et Frontoviki (via picturesofwar.net)
Le
Kremlin est également conscient que le nouveau président des
États-Unis, Harry Truman est plus réservé que son prédécesseur
envers la politique soviétique. Mais si le président
Truman est désormais d'accord avec Churchill pour montrer plus de
fermeté envers Staline, les moyens manquent aux Occidentaux dans le
bras de fer qui s'annonce. Pour Churchill néanmoins il en reste
encore un : le recours aux armes. Il faut selon lui justement
profiter du moment où les ressources de l’Union Soviétique sont
épuisées, les lignes de ravitaillement de l'armée rouge étirées
et son matériel usé, pour contraindre Moscou à se soumettre aux
volontés des Anglo-Saxons.
A
l'étonnement des membres de son cabinet, Churchill, dans les jours
qui suivent la capitulation allemande, veut savoir si les forces
anglo-américaines sont en capacité de lancer une offensive pour
repousser les Soviétiques. Il demande donc aux experts militaires de
se pencher sur la question et fixe un terme à l'attaque : le
1er juillet 1945.
Le
Foreign Office, à la notable exception d'Anthony Eden, est effrayé
par cet excès de bellicisme de Churchill. C'est aussi le cas de Sir
Alan Brooke, le chef d'état-major général de l'Empire, le plus
haut responsable militaire britannique. Mais le commandement obéit
au Premier ministre et examine différents scénarios pour une action
militaire contre les Soviétiques. Le 22 mai il remet à Churchill le
fruit de ses travaux qui porte le nom d'opération Unthinkable.
Un
scénario pour la Troisième Guerre mondiale.
Le
document de 29 pages qui est remis à Churchill résume les
conclusions des experts militaires britanniques sur la possibilité
d'une attaque contre les Soviétiques à partir du 1er juillet 1945.
L'hypothèse de départ sur laquelle repose l'ensemble du plan
s'appuie sur l'idée préalable que les opinions publiques
britanniques et américaines soutiennent l'attaque et que les Alliés
occidentaux disposent de l'assistance de troupes polonaises et
allemandes. L'objectif final n'est pas un nouveau Barbarossa et la
destruction de l'URSS mais plutôt de faire plier Staline afin qu'il
accepte les conditions occidentales sur le sort de la Pologne. Les
auteurs du plan préviennent d'ailleurs qu'une défaite soviétique
par le biais de l'invasion de l'URSS est fortement improbable car
rien n'indique que les Anglo-saxons réussiront là où les Allemands
ont échoué quatre ans plus tôt. La seule option victorieuse
crédible qui puisse être alors envisagée
est celle d'une défaite soviétique en Europe centrale où seulement
un tiers des unités de l'armée rouge sont de qualités équivalentes
à celles des Britanniques et des Américains. Mais là aussi le pari
est risqué puisque les Soviétiques sont malgré tout trois fois
plus nombreux que les Occidentaux. Ils disposent également sur ce
champ d'opération d'un commandement compétent. Mais l'hypothèse
d'une défaite russe partielle en Europe de l'Est semble la meilleure
même si le potentiel militaire soviétique ne sera pas dans ce cas
anéanti ce qui laisse planer le risque d'une prolongation du
conflit.
Les
militaires britanniques insistent sur le fait que l'essentiel du
combat sera continental puisque la flotte aérienne soviétique est
incapable de rivaliser avec les Anglo-saxons tout comme sa flotte
sous-marine. Si le combat principal aura donc lieu en Europe central
ses répercussions seront mondiales. En Europe les Soviétiques
risquent d'occuper la Norvège au nord, la Grèce et la Turquie au
sud. En Iran et en Irak, les trois brigades indiennes ne pourront
faire le poids face aux 11 divisions soviétiques qui prendront sans
difficultés le contrôle des zones pétrolifères. Cette perte sera
un coup rude pour les Occidentaux d'autant que les Soviétiques ne
manqueront pas de provoquer des troubles au Moyen-Orient. Dans le
Pacifique, si l'alliance soviéto-japonaise ne peut permettre à
l'armée nippone de reprendre le terrain perdu, les opérations
contre le Japon devront néanmoins être reportées.
Les
Occidentaux peuvent s'appuyer sur leur indéniable supériorité
aérienne. Si le bombardement des zones industrielles soviétiques
est difficilement envisageable en raison de leur dispersion sur un
vaste territoire et de l'éloignement des bases aériennes
occidentales, principalement en Angleterre, la puissance
anglo-saxonne pourra causer des dégâts aux lignes
d'approvisionnements soviétiques. Pour les militaires cette
supériorité aérienne doit appuyer une offensive terrestre en
Allemagne du nord et profiter de la suprématie navale occidentale
dans la Baltique.
Le
plan prévoit de chasser les Soviétique de l'est de l'Allemagne et
finalement hors de Pologne. Pour cela les analystes envisagent
l'utilisation de
33 divisions d'infanterie britanniques et américaines et de 14
divisions blindées pour percer près de Dresde, puis avancer vers
l'est avec le soutien de 10 divisions polonaises. Cela représente
prés de la moitié de la centaine de divisions, soit 2 500 000
hommes, alors à la disposition des Américains, des Britanniques et
des Canadiens en Europe. Avec un rapport de forces défavorables aux
Occidentaux de 4 contre 1 dans l'infanterie et de 2 contre 1 pour les
blindés, le plan Unthinkable prévoit donc d'utiliser au maximum 100
000 anciens soldats de la Wehrmacht pour l'attaque surprise.
Le
1er juillet l'attaque occidentale doit se dérouler sur deux axes,
l'un en direction de Stettin au nord qui doit se poursuivre sur
Schneidemulh et Bygdoszcz, le second au sud dans l'axe Leipzig-
Poznan- Breslau. Les analystes britanniques ne cachent pas les
risques de ce plan.
Il
est ainsi très possible que face à l'énorme supériorité
soviétique en hommes et en chars les Anglo-américains ne puissent
percer. Il est également possible que face à une offensive
occidentale les Soviétiques lancent des attaques à partir de la
Yougoslavie et en Autriche. Dans le cas d'une percée sur la ligne
Oder-Neisse afin d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau la situation des
Occidentaux peut vite devenir précaire en raison de la menace d'une
tentative d'encerclement soviétique à partir du saillant que forme
la Bohême et de la Moravie. L'avancée occidentale pose aussi le
problème de l'allongement des lignes de ravitaillements alors que
l'hiver approchera et que les Soviétiques organiseront des sabotages
en France, en Belgique et aux Pays-Bas avec l'aide des communistes
locaux. Dans ces conditions les analystes militaires insistent sur la
nécessité d'infliger, avant d'atteindre la ligne Dantzig-Breslau,
une sérieuse défaite aux Soviétiques pour les amener à se
soumettre, au risque de devoir supporter une guerre longue dans une
position défavorable.
Les maréchaux Montgomery, Joukov, Vassilievski et Rokossovski à Berlin en 1945 (via picturesofwar.net)
Les
plans élaborés par les spécialistes militaires expriment en effet
de fortes réserves sur la possibilité même de s'en prendre à
l'URSS. Ils soulignent en premier que les Soviétiques sont
susceptibles de recourir aux mêmes tactiques employées avec succès
contre les Allemands en s'appuyant sur l'immensité du territoire
soviétique. Pour eux il sera en effet nécessaire de pénétrer en
Russie pour rendre toute résistance impossible au cas où un succès
en Pologne ne ferait pas plier Staline. Au niveau des effectifs les
planificateurs estiment qu'outre les 47 divisions d'infanterie et les
14 divisions blindées nécessaires à l'offensive, 40 autres
divisions doivent rester en réserve pour des taches défensives ou
d’occupation. Ils ajoutent que malgré cette importante
mobilisation les Soviétiques peuvent rassembler deux fois plus de
soldats et de blindés. Si le plan Unthinkable s'appuie sur
l'hypothèse d'une participation allemande les spécialistes
britanniques estiment quand même que les vétérans de la Wehrmacht
qui ont déjà fait la dure expérience du front de l'Est n'auront
guère envie de recommencer. Au final ils estiment que la possibilité
même de libérer la Pologne est mince. Pour eux le lancement d'une
offensive contre les Soviétiques est hasardeux et nécessite d'être
prêt à s'engager dans une guerre totale, longue et coûteuse.
Surtout
les militaires britanniques estiment qu'un soutien américain est
indispensable pour réussir. Si ces derniers préfèrent retirer
leurs forces d'Europe pour les transférer dans le Pacifique
l'ensemble du plan Unthinkable est compromis. Le général Brooke
écrit ainsi dans son journal que si l'idée d'une attaque contre les
Russes est « fantastique » ses chances de réussite sont
nuls et que les Soviétiques sont dorénavant tout puissants en
Europe.
Churchill
recule.
Le
plan général élaboré par les militaires est remis à Winston
Churchill le 8 juin avec une note où les auteurs du texte mettent en
garde qu'à compter du moment où les hostilités auront commencé
les Britanniques seraient engagés dans une guerre longue et coûteuse
avec pour seul espoir de vaincre les Soviétiques l'aide
indispensable des États-Unis. Le Premier ministre semble alors
comprendre que sans l'aide américaine, la Grande-Bretagne risque de
se retrouver dans la même situation qu'en 1940 puisque les
Soviétiques ont en Europe la capacité militaire d'atteindre les
rivages de la mer du Nord et de l'Atlantique à l'ouest. Il demande
donc dans une nouvelle note d'établir une étude sur les moyens de
défendre les Îles britanniques dans l'hypothèse où les Pays-Bas
et la France seraient incapables de résister à une avancée
soviétique. Il ajoute également que le nom de code du projet,
Unthinkable, doit être maintenu afin que les états-majors impliqués
dans sa conception se rendent bien compte qu'il ne s'agit là que de
mesures de précaution dans l'éventualité d'un « événement
hautement improbable ». Churchill doute face à la perspective
de revivre le cauchemar de 1940.
Churchill, un Premier ministre de combat (via Larousse.fr)
Les
militaires répondent au Premier ministre, dans un rapport du 17
juillet, que selon les renseignements dont ils disposent si l'Armée
rouge venait à atteindre les rives de la Manche, les forces navales
soviétiques sont insuffisantes actuellement pour rendre probable un
débarquement à court terme. Il semble également qu'une bataille
aérienne dans le ciel de l'Angleterre à l'image de celle de l'été
1940 soit exclue. Le plus probable alors est que les Soviétiques
procèdent à des bombardements massifs à l'aide de fusées plus
puissantes que les V1 et les V2. Pour parer ce risque il ne faudrait
pas moins de 230 escadrons de chasse et 300 escadrons de bombardiers.
Il est également envisagé de tenir une tête de pont sur le
continent pour avoir une base de départ pour de futures opérations
mais aussi de fixer des troupes soviétiques. Les militaires
proposent qu'elle soit établie soit au Danemark, à l'ouest de la
Hollande, au Havre, dans la presqu’île du Cotentin ou en Bretagne.
L'avantage militaire en Europe appartient bien aux Soviétiques à
l'été 1945.
Quelques
jours plus tard lors de la conférence de Potsdam le président
Truman indique à Churchill qu'il n'y a aucune possibilité que les
Américains essayent de chasser par la force les Soviétiques de
Pologne ou menacent simplement Moscou ce qui enterre définitivement
le projet Unthinkable. Pour les États-Unis ce qui compte après la
capitulation allemande, c'est avant tout de mettre fin aux combats
dans le Pacifique, combats qui sont de plus en plus coûteux en vies
humaines à mesure que les GI's s'approchent de l'archipel du Japon.
Et le gouvernement américain est alors persuadé que l'entrée en
guerre de l'URSS, comme le promet Staline à la conférence, ne peut
qu’accélérer la victoire alliée en Extrême-Orient. C'est
également le jour où débute la rencontre des trois Grands à
Potsdam que le 16 juillet au Nouveau-Mexique le premier essai de
bombe atomique américaine a lieu. L'arme nucléaire bouleverse les
équilibres politiques et militaires. D'ailleurs quand à Potsdam il
apprend la réussite de l'essai américain Churchill confie à Brooke
qu'il est temps de menacer Staline de raser Moscou, Stalingrad puis
Kiev pour l'amener sur les positions des Occidentaux. Ces derniers
reprennent l'avantage dans le rapport de force qui s'installe peu à
peu entre les anciens Alliés.
Mais
Churchill est déjà hors-jeu. La défaite électorale du Premier
ministre lors des élections générales du 5 juillet 1945 l'oblige
en effet à laisser le pouvoir aux travaillistes et semble mettre
définitivement fin au bellicisme des dirigeants britanniques. Mais
l'hostilité de Churchill contre les Soviétiques laisse des traces
et participe de la dégradation des relations internationales.
Au
conseil interallié de Berlin, les Soviétiques ne cessent en effet
de dénoncer les Britanniques qui ne respectent pas la décision de
la conférence de Potsdam de dissoudre ce qui reste de l'armée
allemande. Le 20 novembre 1945, Joukov dénonce ainsi la présence
d'unités organisées de la Wehrmacht dans la zone britannique. Bernard Montgomery est outré par ces propos. Mais à l'automne 1945 sur les
deux millions de soldats allemands qui se sont rendus aux Anglais
près d'un million ont été libérés pour travailler dans les
champs ou les mines dans le cadre des programmes « Barleycorn»
et «Coalscuttle ». Si 400 000 sont envoyés en zone américaine
environ 700 000 sont encore détenus. Montgomery expliquera plus tard
qu'il ne savait où disperser une telle masse d'homme alors que le
gouvernement britannique exigeait dans le même temps que 225 000
prisonniers travaillent pour la Grande-Bretagne au titre des
réparations des dommages de guerre. De manière plus convaincante,
le maréchal explique que les Allemands qui se sont rendus à la fin
de la guerre n'ont pas été officiellement reconnus comme des
prisonniers de guerre ce qui aurait empêché de les utiliser comme
main-d'œuvre. Ils sont donc restés sous les ordres de leurs
officiers au sein de groupes de service, les Dienstgruppen, pour
effectuer différents travaux. Sous le couvert de ces Dienstgruppen
les structures de base de l'armée allemande ont donc été
maintenues ce qui a entraîné les protestations soviétiques
obligeant les autorités britanniques à libérer les prisonniers
allemands entre le 10 décembre 1945 et le 20 janvier 1946.
Churchill et Truman en 1946 (via Wikipedia)
Il
semble que les Soviétiques aient été rapidement au courant des
projets de Churchill. Si le secret le plus absolu entoure en effet
l'élaboration des plans de guerre contre l'URSS, la présence de
nombreux espions du NKVD au cœur de l'appareil d’État britannique
permet à Staline d’être informé de ce que trame son allié
anglais. Ainsi Moscou reçoit la copie d'une directive envoyée au
maréchal Montgomery, commandant en chef des troupes britanniques en
Allemagne, lui demandant de stocker les armes allemandes prises afin
de les utiliser plus tard. Ce dernier, dans une note rédigée en
juin 1959, raconte que le 14 mai 1945 il est rentré à Londres par
avion pour rendre compte des problèmes d’administration qu'il
rencontre dans la zone d'occupation britannique. Le 22 mai, à
Downing Street, le Premier ministre lui demande de ne pas détruire
les deux millions d'armes récupérés qui pourraient bien servir
contre les Soviétiques avec l'aide des Allemands. Au lendemain de la
création de la commission de contrôle interalliée pour l'Allemagne
le 5 juin, Montgomery demande par télégramme le 14 juin de
nouvelles instructions au ministre de la Guerre à Londres. Il ne
reçoit aucune réponse ce qui l'étonne peu puisque le gouvernement,
qui attend le résultat des élections générales imminentes,
expédie les affaires courantes sans prendre de décisions. Une
semaine plus tard, le maréchal prend l'initiative de donner l'ordre
de détruire les armes stockées.
Le
plan Unthinkable est loin de n’être qu'un simple exercice de
prospective militaire, une sorte de Kriegspiel sur papier pour
amateur d'uchronie. Il révèle qu'aux derniers jours de la Seconde
Guerre mondiale, les vainqueurs, à l'exception notable des
États-Unis, commencent à envisager les modalités d'un prochain
conflit. A l'aune de cette préparation il est possible d'avancer
qu'en détruisant Dresde les Occidentaux ont peut-être
cherché
à intimider les Soviétiques qui en réponse ont attaqué de front
Berlin afin de montrer leur puissance de feu. L'élaboration du plan
Unthinkable n'est donc qu'une étape de plus dans la préparation
d'un nouveau conflit.
Churchill
ne s'est jamais fait d'illusions sur les intentions de Staline et à
cet égard il apparaît en avance sur son temps. Mais la supériorité
militaire soviétique en Europe au printemps 1945 et le refus
américain de s'engager à nouveau sur ce terrain d'opération signe
la fin des projets militaires de Churchill avant que l'explosion de
la bombe atomique américaine à Los Alamos ne transforme
radicalement la donne.
En
août 1946 les responsables militaires américains craignent
suffisamment un conflit avec les Soviétiques pour planifier un
conflit sur le sol européen et se souviennent alors des projets du
Vieux Lion. A Londres les autorités dépoussièrent donc le plan
Unthinkable qui fait alors sa réapparition. En mai-juin 1945
beaucoup de ceux qui connaissaient son existence pensaient qu'il
était le fruit d'un individu resté trop longtemps au pouvoir. Mais
un an plus tard la montée des tensions entre les anciens Alliés a
poussé les responsables américains à reprendre le chemin qu'avait
dû abandonner Churchill. Premier plan militaire de la Guerre froide,
le plan Unthinkable est resté pendant un demi-siècle un secret
d’État avant que les archives nationales britanniques ne
déclassifient et publient les documents en 1998.
Documents
et bibliographie.
Le
dossier
déclassifié du plan Unthinkable est consultable sur le site des
archives nationales britanniques à l'adresse suivante:
Bob
Fenton, « The secret strategy to launch attack on Red Army »,
The Telegraph, 1er octobre 1998.
Max
Hastings, « Operation Unthinkable: How Churchill wanted to
recruit defeated Nazi troops and drive Russia out Eastern Europe »,
Daily Mail, 26 aout 2009.
Christopher
Kwnoles, « Operation Unthinkable », How it Realy was,
septembre 2009
(http://howitreallywas.typepad.com/how_it_really_was/2009/09/operation-unthinkable.html)
David
Reynolds, In Command of History: Churchill Fighting and Writing
the Second World War, Allen Lane, 2004.
David
Reynolds, From World War to Cold War: Churchill, Roosevelt, and
the International History of the 1940's, Oxford University Press,
2006.
Julian
Lewis, Changing Direction: British Military Planning for Post-war
Strategic Defence, Routledge, 2008.
A
paraître:
Jonathan Walker, Operation Unthinkable: The Third World War:
British Plans to Attack the Soviet Empire 1945, History Press,
2013.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire