Dans
les années qui ont précédé la guerre de sécession, une guerre
civile a déchiré le territoire du Kansas, ouvert depuis peu à la
colonisation. Son enjeu : l'implantation de l'esclavage dans ce futur
état, et même au-delà : son extension vers l'Ouest. Au point où
l'on se demande si ce n'est pas la petite guerre qui a participé au
déclenchement de la grande ... Cet épisode est connu dans
l’historiographie américaine sous le nom de Bleeding Kansas
(« Le Kansas ensanglanté »).
Jérôme Percheron
Coups de feu dans les rues de Lawrence, Kansas, 1856 https://causesofthecivilwar.wikispaces.com/%E2%80%9CBleeding+Kansas%E2%80%9D |
Un pays, deux sociétés que tout oppose
Les
Etats-Unis du milieu du XIXe siècle sont profondément divisés
entre un Nord industriel, commerçant, traversé par un fort courant
abolitionniste, et un Sud rural et esclavagiste. Leurs intérêts
divergents rendent l’Union de plus en plus fragile.
La métamorphose du Nord
Au
début du XIXème siècle, les Etats très protestants de la
Nouvelle-Angleterre (issus des premières colonies, au Nord-Est des
Etats-Unis), ne bénéficiant pas d’un climat ni d’une terre
propice à une agriculture florissante, misent sur le commerce, les
échanges, et la conquête de l’Ouest pour trouver de nouvelles
ressources. La révolution des transports (les canaux, puis les
routes macadamisées et le chemin de fer) conjuguée à une
industrialisation naissante (énergie hydraulique, puis vapeur)
bénéficiant de la main d’œuvre apportée par l’immigration
européenne, vont réduire les distances et le coût des produits. De
nouvelles villes et usines vont pousser comme des champignons le long
de ces nouvelles voies de communication et l'information va circuler
presque instantanément grâce au télégraphe. En 35 ans, la vie des
habitants du Nord-Est va être totalement bouleversée : en 1815, une
famille produisait dans sa ferme ses propres vêtements, sa propre
nourriture, une bonne partie de ses outils. Les enfants, qui y
travaillaient, n’étaient pratiquement pas scolarisés. Tous les
objets manufacturés utilisés étaient produits dans un rayon d'au
maximum 30 km (1).
En 1850, la famille achète la plupart de ses produits et objets au
lieu de les fabriquer, les parents s’échinent à l'usine ou à
l’atelier et les enfants vont à l'école (la nouvelle économie a
besoin de travailleurs instruits). Les immenses investissements
nécessaires à une économie industrielle et financière en pleine
croissance ne peuvent être assurés que par les banques, notamment
grâce aux capitaux en provenance de la vielle Europe et à partir
de 1848, par l'or de Californie.
Usines à Pittsburgh, 1843. Peinture de W.T. Russel http://teachinghistory.org/history-content/beyond-the-textbook/23923 |
Quand le malheur vient d’une invention : le Sud prend un autre chemin
Aux
Etats Unis, à la fin du XVIIIe siècle, l’esclavage s’étend
encore sur tout le territoire, bien qu’en perte de vitesse. Mais
alors qu’au Nord, une forme de puritanisme (2)
et la nouvelle économie (3)
vont progressivement le faire disparaître, il va connaître une
autre histoire au Sud. Le climat y est très favorable à
l’agriculture du maïs et du coton, et ce dernier nécessite de
nombreuses « petites mains » pour séparer les graines
des fibres. Mais les esclaves coûtent cher (surtout à l’achat) en
regard des cours de cette matière première. Deux évènements vont
tout changer : la croissance exponentielle de la demande en
coton de la part de l’Angleterre, entrée dans la révolution
industrielle dès le début du XIXème siècle, et dont l’industrie
textile en a un besoin avide, et une invention : la machine à
égrener le coton (appelée « cotton gin ») en
1793. D’un coup, séparer les graines des fibres ne nécessite plus
une main d’œuvre nombreuse et peut s’effectuer beaucoup plus
vite. Un certains nombre d’Etats du « Sud profond »
(Texas, Louisiane, Mississipi, Alabama, Géorgie, Floride, Caroline
du sud) misent alors principalement sur le coton. Les terres
cultivées s’étendent, nécessitant finalement toujours plus
d’esclaves. Mais le coton appauvrit les sols, et il faut sans cesse
trouver de nouvelles terres… vers l’Ouest. Le nombre d’esclaves
va alors connaître une croissance sans précédent : de 700 000
en 1790, il va passer à 4 Millions vers 1850, soit un bon tiers de
la population du Sud (4).
Cette dernière ne voit pas l’intérêt d’une économie
industrielle et financière comme le Nord. En effet il lui suffit de
vendre sa matière première à prix d’or, et d’importer tous les
biens de consommation dont elle a besoin (en provenance du Nord mais
aussi d’Europe). Ceci implique des barrières douanières (les
taxes sur les produits en entrée comme en sortie des Etats-Unis) les
plus basses possibles (voir inexistantes), ce qui n’est pas du tout
l’intérêt du Nord qui veut protéger son industrie en plein
essor, concurrencée par ses homologues anglaises et françaises.
Esclaves utilisant la machine à égrener le coton, début du XIXe siècle http://memory.loc.gov/service/pnp/cph/3c00000/3c03000/3c03800/3c03801v.jpg |
Extension de la rivalité vers l’Ouest
La
course entre le Nord et le Sud est lancée : chaque nouveau
territoire conquis à l’Ouest, avant qu’il ne devienne un Etat et
ne demande à entrer dans l’Union, devient une proie pour chaque
camp afin de grossir ses rangs. Le Nord sait bien que si les Etats
dits « libres » (sans esclavage) sont majoritaires, leur
représentation proportionnelle au Sénat leur permettra d’imposer
leurs vues au Sud. Malgré tout, si une majorité d’habitants du
Nord sont favorables à un arrêt de l’extension de l’esclavage,
ce n’est pas pour autant qu’ils sont prêts à vivre côte à
côte avec des Noirs libres. De leur côté, si les Etats
esclavagistes sont les plus nombreux, ils pourront pérenniser
l’esclavage, voire même réintroduire la traite des Noirs depuis
l’Afrique, interdite dès 1808.
Pour
éviter à l’Union de se disloquer sous l’effet de ces forces
contradictoires, un premier compromis est trouvé en 1820 à
l’occasion de l’admission du Missouri : l’esclavage est
autorisé dans cet Etat, mais sera interdit dans tous les futurs
Etats qui pourraient être créés au nord de 36°30 de latitude
(celle de la frontière sud du Missouri). Dans les années qui
suivent, le Sud ne cesse d’essayer de le contourner. Il menace
régulièrement de faire sécession si ses désirs ne sont pas
suivis, notamment après la guerre contre le Mexique de
1847. Celle-ci apporte de nouveaux Etats : le Nouveau
Mexique, l’Utah et la Californie. Chaque camp se les dispute,
jusqu’à ce qu’en 1850, un nouveau compromis permette, suite à
une consultation populaire, aux deux premiers Etats d’être
esclavagistes, en échange d’une Californie « libre ».
La
conquête de l’Ouest est loin d’être terminée. Les immenses
territoires s’étendant du Nord du Texas jusqu’à la frontière
canadienne commencent à être peuplés de colons qui demandent à
faire partie d’un nouvel Etat rattaché à L’Union. De plus, le
projet de chemin de fer transcontinental (qui doit relier les côtes
Est et Ouest des Etats-Unis) se heurte à cette zone de non droit,
sans administration (5).
Le Sud freine toute tentative de débloquer la situation, car selon
le compromis de 1820 ce territoire devrait être « libre ».
C’est alors qu’un sénateur de l’Illinois, qui attend avec
impatience que le chemin de fer passe par sa ville, propose qu’on
laisse les habitants d’un territoire choisir si leur nouvel Etat
sera esclavagiste ou non, en votant pour une assemblée constituante
puis une constitution. Le projet de Loi est adopté en 1854, et porte
le nom des deux futurs Etats qui seront créés à partir de ces
territoires : le Kansas et le Nebraska. Ce dernier est situé
trop au Nord pour jouir d’un climat propice au coton. Le Kansas,
par contre, voisin du Missouri esclavagiste, intéresse beaucoup le
Sud…
Ligne du compromis du Missouri et territoires esclavagistes ou libres http://storiesofusa.com/images/kansas-nebraska-act-1854.jpg |
Une forme de guerre
Free Soilers et Border Ruffians
Au
cours de l’année 1854, des centaines de colons, espérant une vie
nouvelle, quittent la Nouvelle Angleterre à destination du Kansas.
Ces fermiers sont aidés par diverses associations abolitionnistes
qui souhaitent promouvoir le peuplement du nouvel Etat par des
militants anti-esclavagistes, les « Free Soilers ».
Certaines n’hésitent pas à leur procurer des armes, comme les
centaines de fusils Sharp (6)
fournis par le pasteur New-Yorkais Henry Ward Beecher appelés les
« Bibles de Beecher ». Ce dernier n’est autre que le
frère de Harriet Beecher Stowe, auteure du célèbre roman « La
Case de l’Oncle Tom ». Ces colons fondent plusieurs villes au
Kansas, dont leur capitale, Lawrence. N’idéalisons pas toutefois
leur projet. A la différence des abolitionnistes radicaux, l’idée
de mixité raciale est très loin des conceptions du colon moyen (par
simple racisme). La majorité d’entre eux ne veut pas d’un Kansas
ou vivraient en harmonie Blancs et Noirs libres, mais plutôt un Etat
uniquement peuplé de blancs et sans esclavage, non par idéal
abolitionniste, mais parce que les grandes plantations de coton
confisqueraient les terres (7).
Les
Missouriens esclavagistes, qui n’ont que la frontière à franchir,
réagissent en s’appropriant les terres proches de celle-ci. Ils
sont soutenus par tout le Sud : le sénateur du Mississipi, un
certain Jefferson Davis, déclare « Nous nous organiserons.
Nous serons obligés de faire parler les armes, d’incendier et de
pendre, mais ce ne sera pas long. Nous avons l’intention de
‘mormoniser’ les abolitionnistes » (8).
Il fait référence aux Mormons, expulsés par la force du Missouri
une quinzaine d’années plus tôt, ce qui a conduit à leur
installation près du Lac Salé. L’élection d’un représentant
du territoire au Congrès approchant, Atchison, sénateur du
Missouri, prend la tête d’une invasion de milliers de « Borders
Ruffians » (« bandits frontaliers ») chargés
d’intimider les colons et de bourrer les urnes avec leurs votes.
Ces « ruffians » sont en général des Blancs pauvres, ne
possédant pas d’esclaves (les planteurs, propriétaires
d’esclaves, sont une infime minorité de la population du Sud),
mais motivés par leur haine des abolitionnistes (9)
et des yankees (10)
en général. En effet, même pour le plus pauvre des Blancs du Sud,
le fait de savoir qu’il ne sera jamais en bas de l’échelle
sociale, car il y aura toujours les esclaves en-dessous de lui, est
un repère fondamental. L’élection est alors boudée, de gré ou
de force, par les Free Soilers, et un gouvernement ainsi qu’un
représentant pro-esclavagistes sont élus.
Border Ruffians du Missouri entrant au Kansas http://www.economist.com/news/united-states/21599368-missouri-calls-economic-truce-kansas-new-border-war |
En
1855, une seconde élection doit permettre d’élire les
représentants à l’assemblée territoriale, à même de légiférer
et d’élaborer une constitution. La même tactique permet aux
esclavagistes de la remporter haut la main. Un recensement des
véritables habitants du territoire, ordonné par le gouverneur
Reeder (11),
plutôt tolérant envers l’esclavage, montre clairement que les
colons non esclavagistes sont largement majoritaires. Il déclare
publiquement qu’il n’admet pas ces fraudes éhontées et reçoit
alors des menaces de mort de la part des Missouriens. Il en réfère
au président des Etats-Unis… qui le désavoue et le remplace par
un sympathisant esclavagiste, Shannon, qui, en accord avec la
nouvelle assemblée locale, s’empresse d’importer au Kansas le
Code de l’Esclavage du Missouri, ensemble de lois punissant de
prison voire de mort toute opposition à cette institution.
Alors
que les autorités «élues », installées dans la ville de
Lecompton, élaborent et font ratifier une constitution esclavagiste,
les Free Soilers, décidant de ne pas les reconnaître,
rédigent leur propre constitution « libre » et élisent
un gouvernement à Lawrence, non reconnu par le président des
Etats-Unis. Les sympathisants de chaque camp sont armés, sûrs de
leur bon droit et prêt à en découdre … Il ne manque plus qu’une
étincelle.
Le siège de Lawrence
En
novembre 1855, un Free Soiler est assassiné par un Border
Ruffian. Ce dernier est acquitté par la justice locale,
déclenchant une vague de vengeances et de soulèvements. Les
autorités locales décident alors, pour ramener le calme, de se
débarrasser une fois pour toutes des abolitionnistes en attaquant
Lawrence…
Le
sénateur Atchison recrute 1500 Missouriens pour marcher sur la
ville, en faisant dire à son bras droit « Repérez parmi
vous chaque gredin contaminé si peu que ce soit par les idées des
Free Soilers ou des abolitionnistes et exterminez le (…) car vos
vies et vos biens sont en danger»(12).
Ils se retrouvent bientôt face à un millier de défenseurs équipés
de fusils Sharp et même d’un obusier. Le gouverneur Shannon réussi
à s’interposer avec l’aide des maigres troupes fédérales
présentes et, après de laborieuses négociations, convainc les
Missouriens de rentrer chez eux. L’hiver qui suit, rigoureux,
impose une trève. Mais dès le printemps (1856), l’arrivée de
nouveaux colons, acquis aux idées des Free Soilers, exaspère
les esclavagistes qui repartent en direction de Lawrence avec cette
fois 4 canons. Pensant que rester dans la légalité leur attirera à
nouveau les bonnes grâces du gouverneur, les habitants de la ville
décident de ne pas opposer de résistance. Mal leur en prend :
les Border Ruffians, après avoir abusé de whisky, se
répandent dans les rues, détruisent au canon le bâtiment du
gouvernement, incendient les journaux locaux et plusieurs maisons,
sans toutefois faire de victimes parmi la population. Les Free
Soilers réalisent alors que leur projet pour le Kansas ne pourra
se faire en respectant la légalité. Ils décident, comme leurs
adversaires, de recourir délibérément à la violence (13).
Photographie de Lawrence, prise en 1856 http://www.legendsofamerica.com/ks-lawrencesacking.html |
La
nouvelle du « sac » de Lawrence arrive à Washington en
pleine campagne pour les élections présidentielles, opposant
Démocrates, à l’époque tenants de l’indépendance des Etats
par rapport au pouvoir fédéral et plutôt pro-esclavagistes, et
Républicains, partisans d’un Etat fédéral plus fort et sensibles
au arguments des abolitionnistes. Le sénateur républicain Charles
Sumner fait alors un discours resté célèbre intitulé « le
crime contre le Kansas », qui selon lui représente le viol
d’un nouvel Etat vierge par les esclavagistes. Un représentant
démocrate de la Caroline du Sud au congrès, Preston Brooks,
l’apostrophe alors sur ce qu’il considère comme un affront
envers le Sud, et ne contenant plus sa rage, se précipite sur lui en
le frappant à la tête de trente coups du pommeau d’or de sa
canne. Le pauvre Sumner, qui sera retrouvé inanimé dans une mare de
sang, en réchappera mais gardera des séquelles à vie. Tout le Sud
acclame Brooks, qui ne doit acquitter qu’une faible amende grâce à
un Jury acquis à sa cause…
L’usage des armes
Un illuminé s’en va-t-en guerre
John Brown, un abolitionniste radical de Pottawatomie Creek, au
fin-fond du Kansas, père de 20 enfants et convaincu qu’il a reçu
de Dieu la mission d’extirper le mal esclavagiste, veut venger le
« sac » de Lawrence et l’agression de Sumner. Il
considère donc qu’il est temps de faire naitre la terreur chez les
esclavagistes (14).
D’après lui, cinq Free Soliers ont déjà été abattus par
les Missouriens depuis le début des évènements. Il décide alors
de s’en prendre au même nombre de ses ennemis : dans la nuit
du 24 au 25 mai 1856, avec l’aide de ses fils et de complices, il
enlève cinq colons réputés pro-esclavagistes de son voisinage et
les massacre froidement à coups de sabre. Peu de temps après, les
soldats fédéraux, trop peu nombreux pour faire régner la loi,
arrêtèrent toutefois deux de ses fils, mais doivent les relâcher
faute de preuves. Une bande de Border Ruffians fous de rage
dévaste alors la propriété de la famille, qui réussit à
s’échapper et se cacher. Ces meurtres restèrent impunis jusqu’en
1879, date à laquelle les aveux d’un ancien complice de John Brown
permirent de l’identifier comme assassin, ainsi que plusieurs de
ses fils, alors qu’il était devenu entre-temps un martyr pour les
abolitionnistes. En effet, il est l’auteur en 1859 de la célèbre
tentative d’insurrection des esclaves à Harpers Ferry (arsenal
fédéral) en Virginie, ce qui lui vaudra la pendaison cette même
année.
Daguerreotype de John Brown, vers en 1856 http://mejail8-5.wikispaces.com/John+Brown%27s+Raid |
L’armée du Nord
En
Juillet 1856, les abolitionnistes rassemblent une « Armée du
Nord » dans l’Illinois, sous le commandement de James H.
Lane, élu de l’Indiana au Congrès et futur général de l’Union
pendant la guerre de Sécession. Elle est constituée en réalité
de quelques centaines de colons bien équipés, plus motivés par
l’aventure et le pillage que par la cause abolitionniste. Ils
pénètrent au Kansas et commencent à « nettoyer » la
région de Lawrence en entamant la destruction méthodique des
campements de Border Ruffians, encourageant les miliciens Free
Soilers, qui se font nommer les « Jayhawkers »,
à se soulever. En réaction, 1500 Missouriens, traînant plusieurs
canons et commandés par le sénateur Atchinson, se regroupent à la
frontière et se portent à leur rencontre. Ils ont également comme
objectif de débusquer John Brown, qui a été repéré suite à de
nouveaux meurtres de colons esclavagistes dans la petite ville
d’Osawatomie. Une colonne de Borders Ruffians se sépare
alors de la force principale et se dirige vers cette ville. Brown,
ayant recruté une cinquantaine de volontaires, leur a préparé une
embuscade : cachés à la lisière d’un bois bordant la seule
route menant à la ville, ils déclenchent un feu nourri avec leur
fusils Sharp sur les Missouriens, surpris et désorganisés. Mais ces
derniers finissent par se ressaisir et, sous les tirs, parviennent à
mettre en batterie quelques canons qu’ils font tirer à la
mitraille sur les bois, déclenchant la fuite de la bande de Brown.
Cet engagement fait une douzaine de morts, dont un de ses fils. En
représailles, les esclavagistes mettent à sac et incendient
Osawatomie. Finalement, Les Missouriens, regroupés, rencontrent
l’ «armée » abolitionniste à une quinzaine de
kilomètres au Nord de cette ville, mais après quelques accrochages,
chaque camp décide de rentrer dans son fief respectif, Lawrence
pour Lane et le Missouri pour Atchison (15).
Batterie de l'"armée du Nord" imgarcade.com/1/free-soil-party-logo |
L’escalade
dans les violences entraîne une véritable terreur qui se propage
dans tout le Kansas. Dans la ville et le comté de Leavenworth, des
Border Ruffians ivres incendient les maisons des colons non
acquis à leur cause, après en avoir expulsé les familles. Les plus
chanceuses arrivent à fuir la ville, parvenant à se réfugier à
Fort Leavenworth, sous la protection de l’armée fédérale. Les
autres sont entassées dans des bateaux sur la rivière Missouri et
expulsées hors du territoire. Dans le même temps, les nouveaux
migrants qui débarquent à Leavenworth sont contraints de faire
demi-tour sous la menace des armes. Ceux qui n’obéissent pas sont
abattus sur le champ.
Massacre du Marais des Cygnes, 1858 http://www.legendsofkansas.com/civilwarbattles.html |
Point de bascule
Gouverneur : un poste dangereux
L’élection
présidentielle de 1856 porte de justesse au pouvoir un Démocrate,
Buchanan. Décidé à ne pas se faire imposer sa politique par les
différentes parties aux prises au Kansas, il nomme un nouveau
gouverneur pour cet Etat, Geary, avec pour missions de ramener
l’ordre et de traiter impartialement chaque camp. Ce dernier a fait
ses preuves lors de son précédent poste de premier maire de
San-Francisco, ville qui était en proie aux hors-la-loi qu’il a
réussi à mater (16).
Grâce au renfort de nouvelles troupes fédérales, il parvient à
remplir son premier objectif. Constatant que les Free Soilers
et sympathisants sont majoritaires, il demande aux autorités locales
(esclavagistes) de mettre un peu d’eau dans leur vin et d’assouplir
le Code de l’Esclavage. Ces dernières n’en tiennent aucun compte
et même pire, envisagent l’adoption de la constitution définitive
du futur Etat sans le traditionnel référendum populaire qu’ils
risquaient de perdre. Geary se rend compte alors que toute
l’administration du territoire est à la solde des esclavagistes et
ne tarde pas à recevoir, lui aussi, des menaces de mort, qui le
conduisent à démissionner. Arrivé au Kansas en tant que Démocrate
convaincu, les événements vont finalement en faire un Free
Soiler, puis général de l’Union pendant la Guerre de
Sécession…
Le
président nomme alors en 1857 un nouveau gouverneur (le quatrième
en 3 ans), Walker, en espérant que cette fois-ci il le Kansas n’en
viendra pas à bout en quelques mois. Ce dernier, sympathisant
sudiste, comprend malgré tout qu’on ne peut ignorer l’opinion de
la majorité de la population et tente d’imposer le référendum,
cette fois avec le soutien du président. Au Congrès, Les
représentants des Etats du Sud crient alors à la trahison et
menacent de faire sécession (17)...
Le président fini par céder et Walker retire son projet de
référendum, ce qui vaut à Buchanan de perdre le soutien des
Démocrates du Nord. Une nouvelle élection se présente alors au
Kansas : celle du corps législatif. Les candidats
pro-esclavagistes la remportent haut la main, mais Walker apporte la
preuve de nombreuses malversations, bourrage d’urnes et
intimidations de leur part et annule l’élection, ce que les
sudistes s’empressèrent d’ignorer. Le 23 mars 1858, le Sénat,
où les Démocrates sudistes sont majoritaires, ratifient l’entrée
dans l’Union du Kansas en tant qu’Etat esclavagiste.
La victoire par les urnes
La
Conquête de l’Ouest va-t-elle finalement se dérouler sous le
signe de l’esclavage ? 75 ans après son indépendance
chèrement acquise contre le Roi d’Angleterre, le « pays de
la liberté » se prépare à basculer dans l’extension du
travail servile, alors que ce dernier a été aboli depuis 1833 dans
l’Empire britannique…
La
constitution esclavagiste du Kansas est toutefois repoussée à la
Chambre des Représentants (18) grâce à une alliance momentanée entre les Républicains et une
partie des Démocrates du Nord (19).
Devant cette situation de blocage, le gouvernement décide que le
Kansas doit à nouveau voter, et ce par un référendum, sur une
nouvelle assemblée constituante. Sur le terrain, les affrontements
repartent alors de plus belle entre Free Soilers et Borders
Ruffians. Ces derniers, en mémoire des meurtres commis par John
Brown deux ans plus tôt, enlèvent 11 colons supposés
abolitionnistes dans la région de la rivière du Marais de Cygnes et
les exécutent. Brown réapparaît alors et porte la « guerre »
dans le Missouri en tuant un planteur et en libérant ses esclaves,
qu’il emmène au Canada (à l’époque appartenant à l’Empire
britannique) où ils ne pourront pas être poursuivis. Malgré ce
climat explosif, les Free Soilers, de plus en plus nombreux
(et armés) grâce au flot intarissable de migrants, ne se laissent
plus intimider et, après s’être organisés au travers de
l’antenne locale du parti Républicain, se rendent massivement aux
urnes. Ils remportent les deux-tiers des délégués à la nouvelle
convention constitutionnelle de 1859, et le Kansas est enfin admis
dans l’Union en tant qu’Etat libre en 1861. On estime à 157 le
nombre des victimes de cette « mini » guerre civile, bien
qu’il soit difficile de déterminer la part directement due à
celle-ci, et la part due à des violences crapuleuses (20).
Les principaux affrontements https://laguerredesecession.wordpress.com/2012/10/08/la-guerre-du-kansas/ |
Vers la guerre
Toutefois,
le calvaire du Kansas n’est pas prêt de se terminer. Les fantômes
des victimes de ces troubles vont revenir hanter ces terres, qui vont
entrer sans transition dans la guerre de Sécession, vécue sur place
comme un prolongement des affrontements déjà survenus.
En
1857-58, une grave crise économique va secouer les Etats-Unis. En
effet, afin de répondre aux dépenses dues à la guerre de Crimée
(1853-1856), les investissements européens, principalement
britanniques et français, qui irriguaient jusque-là les banques
nord-américaines, sont réorientés vers le vieux continent (21).
Ces banques ne peuvent progressivement plus prêter, ce qui entraîne
une crise de confiance et la fermeture des guichets. Tous les
Américains qui avaient investi au-delà de leur capacité à
rembourser se retrouvent ruinés. Cette crise financière atteint
rapidement l’économie réelle : les entreprises, faute de
pouvoir emprunter, commencent à fermer les unes après les autres,
entraînant chômage massif et misère. Heureusement, l’or de la
Californie injecte de plus en plus de capitaux et l’économie
repart fin 1858.
Le
Sud, peu touché par cette crise qui par sa nature concerne
principalement l’économie industrielle et financière du Nord, est
conforté dans l’idée que se séparer définitivement de ce
dernier est une bonne idée. Au Nord, les Républicains mettent en
avant le problème des taxes douanières insuffisantes, dont le
faible niveau est défendu par les Démocrates et le Sud, comme
principale cause de la crise. Cet argument est économiquement faux,
mais a un grand retentissement dans la population, jouant un rôle
non négligeable dans l’élection présidentielle de 1860. Celle-ci
porte au pouvoir un Républicain du nom d’Abraham Lincoln, qui ne
cache pas ses sympathies abolitionnistes. Les Etats du vieux Sud
considèrent comme un casus belli ce résultat, et, avant même
l’investiture du nouveau président, font sécession en février
1861.
Le
pays va alors s’enfoncer dans la pire guerre de son histoire, dans
laquelle le Kansas ne sera pas épargné. En effet les escarmouches
et autres règlements de compte décrits précédemment vont se
transformer en une guérilla sanglante, frappant indifféremment
civils et militaires. En particulier, la désormais célèbre petite
ville de Lawrence, symbole des abolitionnistes, va subir un sac
d’une tout autre ampleur que celui de 1856. Le 21 août 1863,
environ 400 guérilleros sudistes, parmi lesquels les frères Franck
et Jessie James, venant du Missouri, investissent la ville à l’aube
alors que les habitants dorment encore. Ils entrent de force dans les
maisons, abattant froidement leurs occupants mâles, la plupart
désarmés, puis incendient la ville. 185 hommes et garçons ont été
tués, faisant plus de 200 orphelins et une centaine de veuves(22).
James H. Lane, devenu sénateur du Kansas en 1861 et résident à
Lawrence est la cible numéro un des sudistes. Il réussi à s’enfuir
juste avant le massacre puis organise la poursuite de ces derniers.
Conclusion
Cet
épisode tragique illustre à quel point la question de l’esclavage
et son modèle économique déchire l’Union et est la mère des
causes de la guerre de Sécession. Il nous montre aussi qu’une
volonté de captation de ressources (un nouveau territoire vierge à
l’Ouest), rejoint des idéologies (certaines respectables, comme
l’abolitionnisme, d’autre moins, comme la « pureté
raciale » sur un territoire ou encore l’esclavagisme comme
principe), moyens bien plus efficaces que l’argument économique
pour « recruter » pour sa cause. Ces causes finissent par
s’entremêler au service d’intérêts économiques divergents.
Chaque camp est alimenté par des puissances « extérieures »
(ici les Etats du Nord ou du Sud), ce qui prolonge la guerre. D’autre
part, le populisme comme moyen de manipulation des masses (par
exemple les Sénateurs Atchison et Davis, laissant entendre aux
Missouriens que les colons du Nord sont tous des abolitionnistes,
venus pour prendre leurs biens et leur vies) permet d’instiller aux
populations civiles la peur puis la haine de l’autre et les
conduire aux pires exactions. C’est finalement un schéma que l’on
peut observer dans maintes guerres civiles.
Bibliographie
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McPherson, La guerre de Sécession : 1861-1865, R. Laffont,
Paris, 1991
G.C.
Ward, The Civil War: An Illustrated
History, Knopf, New-York, 1990
Thomas
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Kansas, Stackpole Books, Mechanicsburg,
1998
Jay
Monaghan, Civil war on the Western
Border 1854-1865, University of
Nebraska Press, 1984
Hugh
Dunn Fisher, The Gun and the Gospel:
Early Kansas and Chaplain Fisher,
Medical Century Company, 1897, Nabu Press, 2011
Historia
thématique n°94, La guerre de Sécession , Mars-Avril 2005,
Gérard
Hawkins, Le Kansas ensanglanté,
Confederate Historical Association of Belgium,
http://chab-belgium.com/pdf/french/Kansas%20ensanglante.pdf
1.
James M. McPherson, La guerre de Sécession
: 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 20
2.Principalement les courants Quakers et
Méthodistes
3.Selon Adam Smith (1723-1790), père du
libéralisme économique, le capitalisme a besoin de travailleurs
salariés (cherchant ainsi à s’améliorer par crainte de perdre
leur emploi) et instruits (sachant s’adapter), plutôt que des
esclaves.
4.Bertrand Van Ruymbeke, Le Sud veut être
maître chez lui, In : Historia thématique n°94,
Mars-Avril 2005, p. 40
5.James M. McPherson, La guerre de Sécession
: 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 136
6.Fusil à un coup conçu en 1848,
révolutionnaire pour l’époque car à la fois à canon rayé et à
chargement par la culasse, tout en restant d’une grande fiabilité.
7.Gérard Hawkins, Le
Kansas ensanglanté, Confederate
Historical Association of Belgium,
http://chab-belgium.com/pdf/french/Kansas%20ensanglante.pdf,
p.16
8.G.C. Ward, The
Civil War: An Illustrated History,
Knopf, New-York, 1990 , p.21
9. James M. McPherson, La guerre de Sécession
: 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 162
10. Yankee : habitant du Nord
11. Le gouverneur d’un territoire
(et non d’un Etat) est nommé par le président des Etats-Unis
12. James M. McPherson, La guerre de Sécession
: 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 163
13. Thomas Goodrich, War
to the knife, Bleeding Kansas,
Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998, p. 120
14. Thomas Goodrich, War
to the knife, Bleeding Kansas,
Stackpole Books, Mechanicsburg, 1998, p. 123
15.Jay Monaghan, Civil
war on the Western Border 1854-1865,
University of Nebraska Press, 1984, p.82
16. James M. McPherson, La guerre de Sécession
: 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, p. 179
17. Ce qui n’est pas prévu par la constitution
18. Le Sénat et la Chambre des représentants sont
les deux assemblées législatives qui constituent le Congrès et
siègent au Capitole à Washington.
19. Ibid, p.187
20. Dale E. Watts, How
bloody was Beeding Kansas ?, Kansas
History: A Journal of the Central Plains,18, Summer 1995, p. 123
21. James M. McPherson, La guerre de Sécession
: 1861-1865, R. Laffont, Paris, 1991, pp. 208-210
22.Hugh Dunn Fisher,
The Gun and the Gospel: Early Kansas and Chaplain Fisher,
Medical Century Company, 1897, Nabu Press, 2011, p. 191
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