jeudi 3 septembre 2015

Janvier 1919 : Feu sur Berlin la Rouge.

Les hommes corps-francs du Regiment de Potsdam sous les ordres du major von Stephani sont prêts à passer à l'action. Pendant que les soldats se mettent en route, le major est déjà parti en reconnaissance observer l'édifice que sa troupe doit conquérir dans la journée. C'est déguisé en révolutionnaire que l'ancien officier de l'armée impériale pénètre dans l'immeuble qui abrite le siège du quotidien social-démocrate le Vorwärts. Sous le prétexte de s'engager dans les milices rouges il parvient à parcourir sans encombre les différents bureaux et peut donc minutieusement inspecter le bâtiment avant de rejoindre ses hommes qui ont déjà pris position. Il demande alors aux Spartakistes qui occupent l'immeuble de se rendre. Ces derniers refusent une telle proposition et s'en remettent au sort des armes pour juger de l'issue du conflit. Les mitrailleuses, obusiers et mortiers du corps-francs de von Stephani entrent alors en action. La bataille pour Berlin commence.

Cette bataille qui, aux premiers jours de l'année 1919, ensanglante la capitale du Reich est à l'origine de deux mythes. Le premier veut que ce soulèvement ouvrier soit l'œuvre délibérée des Spartakistes, ceux là qui ont créé fin décembre le Parti communiste allemand, estimant le moment venu d'installer le bolchevisme en Allemagne. Le second fait la part belle aux corps-francs présentés comme cette troupe invincible, ayant repris Berlin et ainsi sauvé l'Allemagne du péril communiste. Comme tous les mythes, ils présentent une part minime de vérité et beaucoup d'exagération et d'occultation. L'étude de cette insurrection et des combats de rue qu'elle provoque, la première du XX° siècle dans une capitale de l'Europe occidentale, peut seule permettre de casser les mythes patiemment entretenus et de mieux appréhender les débuts d'un aspect fondamental de l'art militaire: la contre-insurrection en milieu urbain.

David FRANCOIS



Aux origines du drame.

La guerre civile qui ensanglante la capitale du Reich à la fin 1918 prend sa source quelques mois plus tôt, en septembre, quand les chefs de l'armée allemande prennent conscience que leur pays n'a plus aucune possibilité de gagner la guerre contre les Alliés. Afin de négocier la reddition dans les meilleures conditions ils obtiennent la nomination comme Chancelier du libéral prince Max de Bade. Ce dernier forme alors un gouvernement où pour la première fois de l'histoire allemande, siège deux sociaux-démocrates, Friedrich Ebert et Philip Scheidemann. Ces changements politiques sont pourtant de peu d'effet devant le mécontentement qui étreint la majorité de la population allemande. Cette dernière est en effet épuisée par quatre années de guerre où sont tombés plus de 2 millions de soldats tandis que le blocus imposé par les Alliées alimente une inflation qui aggrave la misère et la pénurie.

La révolte éclate fin octobre 1918, non pas dans la population civile, mais chez les marins de la flotte de guerre. Le 29 octobre, à Kiel, les matelots refusent les ordres d'appareiller pour affronter la Royal Navy. Après quelques combats avec la police, le 4 novembre, Kiel est aux mains des insurgés et le drapeau rouge flotte sur les bâtiments de guerre allemands. Le mouvement de révolte se propage rapidement aux autres bases maritimes du pays. Il touche aussi les villes à l'intérieur du pays, notamment la capitale, Berlin. Le 9 novembre la révolte y éclate et les soldats fraternisent avec les insurgés. Confronté à cet effondrement de l'Empire avec l'annonce de l'abdication de Guillaume II, le social-démocrate Philipp Scheidemann, juché sur une fenêtre du Reichstag, proclame la République tandis qu'au même moment au château royal de Berlin, le chef des spartakistes Karl Liebknecht proclame quant à lui la naissance de la République socialiste d'Allemagne. Ces proclamations républicaines concurrentes symbolisent parfaitement la lutte qui s'engage alors entre les sociaux-démocrates et la gauche révolutionnaire et où se joue le sort de l'Allemagne.

Le parti social-démocrate (SPD) est alors le plus puissant sur la scène politique allemande. Théoriquement toujours marxiste, il s'est pourtant orienté vers un réformisme où domine la nécessité d'une transition démocratique afin de transformer l'Allemagne en une démocratie libérale. Mais surtout la guerre a fait du SPD un parti « patriote ». Les sociaux-démocrates ont en effet accepté le conflit en 1914, appelant à défendre la patrie allemande, à se battre pour la victoire et votant les crédits militaires présentés par le pouvoir impérial. Cette attitude nationaliste et belliciste a rapidement provoqué des remous dans les rangs entraînant en 1917 une scission qui donne naissance au parti social-démocrate indépendant (USPD). Ce dernier regroupe des socialistes de gauche pacifiste mais aussi une aile gauche rassemblée au sein de la Ligue Spartakus et dont les positions sont proches de celles des bolcheviks russes.

Affiche de la ligue spartakiste


La formation le 10 novembre d'un gouvernement réunissant SPD et USPD, avec l'accord du conseil des ouvriers de Berlin est un premier désaveu pour les spartakistes. Les conseils d'ouvriers et de soldats dans lesquels ils voient des soviets ne les suivent pas. Le nouveau gouvernement engage rapidement des réformes populaires et surtout annonce l'élection en janvier 1919 au suffrage universel d'une assemblée constituante. Cette politique a pour principal objectif d'empêcher que la situation politique et sociale ne se dégrade et profite ainsi aux révolutionnaires au premier rang desquels se trouvent les spartakistes.

Si le gouvernement semble prendre peu à peu l'ascendant sur ses adversaires, la situation paraît beaucoup plus difficile à Berlin. Dans la capitale du Reich les révolutionnaires bénéficient d'une certaine audience auprès des ouvriers et ils s'appuient sur le conseil des ouvriers et soldats de la ville pour chercher à disputer le pouvoir au gouvernement. Le conseil berlinois se pose en effet en concurrent du gouvernement et se montre très méfiant face à la perspective de l'élection d'une assemblée constituante qui le dépouillerait de tout pouvoir. Mais là aussi le bras de fer tourne très vite au désavantage des révolutionnaires. Ils échouent d'abord à mettre en place une garde rouge devant la détermination du gouvernement qui impose la formation d'une troupe de défense républicaine forte de plusieurs milliers d'hommes. Quand le congrès national des conseils d'ouvriers et de soldats approuve, le 20 décembre 1918, la politique gouvernementale et avant tout la convocation de l'Assemblée constituante, les révolutionnaires berlinois, c'est-à-dire les spartakistes mais aussi les membres du conseil des ouvriers et les indépendants de la capitale, n'ont plus comme solution, pour inverser un courant qui leur est défavorable que de tenter de s'emparer du pouvoir, ce qui passe par le déclenchement d'une insurrection.


Berlin aux mains des insurgés.

Parmi les révolutionnaires, les plus radicaux, ceux qui sont fascinés par l'exemple de l'insurrection armée bolchevique, qui estiment que seule l'emploi de la violence peut accélérer le cours de l'histoire prennent de l'influence et cette minorité agissante pousse à l'affrontement. Elle se regroupe en particulier au sein de la Ligue des soldats rouges dont l'influence s’accroît tout au long du mois de décembre.

Berlin et ses environs en 1919


Il est vrai que les signes de décomposition qui touchent alors l'armée peuvent apparaître encourageant. Les unités qui rentrent du front semblent disciplinées et obéir à leurs officiers mais sous cette apparence de solidité les idées révolutionnaires et plus encore le désir de retrouver sa famille et la vie civile affaiblissent et sapent la cohésion de l'édifice militaire. Le gouvernement en fait l'amère expérience au moment où il compte s'appuyer sur les troupes de retour du front pour reprendre le contrôle de la capitale. Le 8 décembre, à la demande du maréchal Hindenburg, le président Ebert accepte ainsi la présence de 10 divisions à Berlin sous les ordres du général Lequis. Pour les chefs de l'armée, ces troupes doivent assurer l'ordre en procédant au désarmement des civils. Ebert, qui craint finalement que cette opération ne se termine dans le sang, demande aux militaires de se contenter d'un défilé géant dans les rues de Berlin, qui doit à la fois rassurer la population et effrayer les révolutionnaires. A la suite du défilé, qui est un succès, les officiers se rendent vite compte que les soldats n'ont qu'une envie: retrouver leurs foyers. Plus graves ils fraternisent avec les ouvriers et écoutent avec sympathie les discours extrémistes. L'instrument militaire sur lequel comptaient les autorités pour mettre au pas les révolutionnaires s'évapore. Pire encore, le pouvoir n'a alors plus de forces militaires organisés à opposer aux Rouges, alors que ces derniers peuvent s'appuyer sur la Volksmarinedivision, la Division de marine du peuple.

Cette unité est formée à l'origine de matelots mutins venus de Kiel, courant novembre, pour propager la révolte à Berlin. Bientôt rejoints par des marins d'autres ports allemands, ils sont alors plusieurs milliers à occuper les rues de la capitale pour défendre les acquis de la révolution de novembre. Le gouvernement décide alors d'utiliser cette troupe comme force de l'ordre et les installe au Marstall, les écuries du Palais royal. Mais la Division de Marine se radicalise peu à peu sous l'influence d'un ancien lieutenant devenu spartakiste, Heinrich Dorrenbach. Ce basculement fragilise encore plus le gouvernement.

Pourtant à l'exception de la Volksmarinedivision les révolutionnaires ne peuvent s'appuyer sur une véritable force armée. La ligue des soldats rouges, une association regroupant des anciens combattants, possèdent quelques détachements mais ils sont peu nombreux. La ligue Spartakus si elle appelle également à la formation de Gardes rouges, semble bien incapable de les encadrer et encore moins de les diriger car elle ne possède pas dans ses rangs de véritables spécialistes militaires. En dehors de ce noyau solide mais faible, les révolutionnaires peuvent espérer obtenir le soutien des faibles forces de sécurité placées sous le commandement du préfet de police, l'indépendant Emil Eichorn. Il reste malgré tout l'espoir, constamment renouvelé par les rumeurs et les fausses informations qui ne cessent de circuler, d'un possible ralliement de la garnison de Spandau où selon certains bruits les révolutionnaires sont majoritaires. La faiblesse des révolutionnaires est encore accrue par l'absence d'un véritable état-major capable de coordonner l'action de ces formations hétéroclites. En définitive, les civils et les soldats armés qui parcourent les rues de la capitale du Reich, ce prolétariat en armes de Berlin ne forme en aucun car une véritable armée. Cette faiblesse s'avère de plus en plus insurmontable au fur et à mesure qu'il apparaît que le gouvernement cherche l'épreuve de force.

Le gouvernement ne peut accepter que la Volksmarinedivision fasse cause commune avec les révolutionnaires. Fin décembre il demande que les matelots quittent le cantonnement du Marstall au cœur de la capitale et réduisent de moitié leur effectif. S'ils refusent, Otto Wels, le ministre de l'Intérieur, menace de ne plus faire verser les soldes. Un accord est vite trouvé, mais l'évacuation terminée personne ne semble décidé à verser les salaires promis. Exaspérés les marins envahissent la Chancellerie puis marchent sur la Kommandantur. Durant le trajet se produit un incident qui fait basculer la manifestation. Les matelots sont en effet mitraillés par une voiture blindée et répondent par les armes. Devant cette agression, ils s'emparent de Wels, le ministre de l'Intérieur qu'ils gardent en otage au Marstall qu'ils ont également réinvesti. Ebert fait appel à l'armée pour mettre au pas les matelots. Les soldats ont alors ordre de ramener le calme et de dissoudre la Division de marine.

Milices ouvrières à Berlin


Le gouvernement parvient malgré tout à trouver un nouvel accord avec les marins. Mais dans le même temps, les hommes de la division de la Garde dirigés par le capitaine Pabst, que personne n'a visiblement prévenu du compromis passé entre le gouvernement et les mutins, ont encerclé le Marstall dans le but de libérer les otages par la force. Le matin du 24 décembre le bâtiment est bombardé pendant près de deux heures. Le son de la canonnade a aussitôt alerté les ouvriers berlinois qui se rassemblent et marchent sur le Marstall. C'est au moment où Pabst accorde aux marins une vingtaine de minutes de suspension de tir afin de les amener à se rendre, que la foule arrive et brise les minces cordons de soldats destinés à isoler le lieu de la bataille. Les soldats de la Garde pris alors à revers par la foule en furie doivent évacuer tandis que les officiers échappent de peu au lynchage. Au soir de ce Noël les révolutionnaires sont victorieux mais ils savent que la partie n'est pas terminée.
Ils ont pourtant des raisons de se réjouir. Spartakistes et partisans du conseil des ouvriers et soldats de Berlin dominent la capitale. Des hommes armés contrôlent les carrefours et les locaux des journaux comme le Worwärts et le Berliner Tageblatt. Le gouvernement ne contrôle plus que la Chancellerie et ne semble alors pouvoir compter sur aucune force organisée.


L'apparition des corps-francs.

La nomination du député social-démocrate, Gustav Noske en tant que ministre dans le gouvernement Ebert marque un tournant. Apprécié par les officiers, Noske, qui durant la guerre fut chargé d'assurer la liaison entre les socialistes et l'état-major, devient le responsable des affaires militaires du Reich avec le titre de commandant en chef et pour tache première de reprendre le contrôle de Berlin. Pour cela il sait qu'il ne peut compter sur l'armée traditionnelle qui continue à se débander. Il se tourne alors vers les quelques unités d'élite encore tenue en main et surtout vers cette troupe nouvelle, les corps-francs, qui font alors leur première apparition. C'est en effet le 6 décembre 1918, qu'une première formation de ce genre a vue le jour quand le général Maercker a décidé de former au sein de son unité un corps-franc des chasseurs volontaires destiné à combattre le danger bolchevik. Ces volontaires présentent plusieurs avantages: ils ont d'abord une solide expérience des combats, beaucoup ayant appartenu aux sections d'assaut de l'armée impériale. Ils sont en outre bien payés, motivés et idéologiquement opposés au bolchevisme. Maercker s'entoure également d'un état-major apte à conduire une guerre des rues. Le 24 décembre il dispose ainsi de prés de 4 000 volontaires installés près de Berlin et qui sont passés en revue le 4 janvier 1919 par le président Ebert et Noske en personne. Le phénomène prend vite de l'ampleur et début janvier, il existe environ une douzaine de corps-francs autours de Berlin.

L'offensive gouvernementale dirigée par Noske débute avec l'affaire Eichorn. Ce dernier, membre de l'USPD, est depuis la révolution de novembre, préfet de police de Berlin. Les sympathies qu'il porte aux révolutionnaires ne peuvent que déplaire à un gouvernement qui souhaite désormais le remplacer par un homme dévoué au pouvoir. Le 4 janvier 1919, le gouvernement démet Eichorn de son poste mais ce dernier refuse de s'incliner. Il sait qu'il peut compter sur le soutien de la population ouvrière ainsi que de l'ensemble des organisations révolutionnaires. Le 5 janvier une manifestation géante en sa faveur mobilise plusieurs centaines de milliers de personnes qui occupent le cœur de Berlin. De nombreux manifestants sont armés. Le soir, des groupes d'ouvriers armées prennent l'initiative de s'emparer des locaux du Vorwärts mais également des principales maisons d'éditions et de presse. De manière hâtive, des mitrailleuses sont installées pour défendre ces bâtiments.

Les corps francs dans Berlin


Le lendemain des policiers favorables à Eichorn, épaulés par des civils armés et par de l'artillerie prennent le contrôle des principales gares et nœuds de communications. Le 8 janvier c'est l'Imprimerie du Reich qui est occupée. Ces actions, qui sont essentiellement le fait d'éléments radicaux incontrôlés, n'ont comme résultat que de durcir le conflit et, paradoxalement, desservent les révolutionnaires. Aux yeux de l'opinion publique elles ternissent leur image tandis qu'elles offrent au gouvernement le prétexte pour intervenir militairement.

Le succès de la manifestation du 5 est telle que les dirigeants révolutionnaires, c'est-à-dire les spartakistes, les membres du conseil des ouvriers et soldats de Berlin et les indépendants de la capitale, s'interrogent pour savoir si le moment n'est pas venue de passer à l'offensive. Ils hésitent prétextant qu'ils ne connaissent pas assez le potentiel militaire sur lequel l'insurrection peut reposer. Dorrenbach affirme alors que la Volksmarinedivision et la garnison de Berlin sont dû côté de la Révolution. Il assure surtout que la garnison de Spandau où se trouve prés de 2 000 mitrailleuses et 20 canons l'est également. Fort de ces informations les dirigeants décident que le moment de la lutte pour le pouvoir, c'est-à-dire celui de l'insurrection armée, est venue. Le but n'est plus alors de défendre Eichorn mais de renverser le gouvernement. Un comité révolutionnaire est immédiatement désigné pour diriger le mouvement, comité où les spartakistes, qui depuis le 29 décembre ont fondé le Parti communiste allemand, sont minoritaires.

Le 6 janvier, la capitale du Reich semble aux mains de l'insurrection, le prolétariat de Berlin occupe les rues et les carrefours de la capitale. Au Marstall et à la Préfecture de police, des armes sont données aux ouvriers tandis que des agitateurs parcourent les casernes pour rallier les soldats. Des camions armés de mitrailleuses sillonnent les grandes avenues au cœur de Berlin.

La Chancellerie semble alors un objectif tentant pour les révolutionnaires. Pour empêcher que le gouvernement ne se retrouve prisonnier, l'adjudant Suppe qui commande une compagnie du corps-franc Reinhard, rejoint la Chancellerie qu'il transforme en camp retranché. Au matin du 6 janvier, les révolutionnaires passent à l'attaque mais ils sont repoussés par les volontaires. Ces premiers combats font une vingtaine de morts et une quarantaine de blessés. A la caserne de Moabit, les 150 hommes restants du corps-francs Reinhard parviennent également à repousser un assaut des révolutionnaires. Le gouvernement peut également compter sur la création au Reichstag d'une milice social-démocrate qui compte bientôt deux régiments de six compagnies, soit environ 800 hommes. Mais ces effectifs sont trop faibles pour faire face aux insurgés et retourner la situation. La police berlinoise et les soldats de la garnison n'étant pas jugée fiables le gouvernement dispose finalement de peu de troupes pour reprendre l'initiative. Conscient que Berlin ne peut être reprise de l'intérieur, Noske veut s'appuyer sur les troupes loyales qui stationnent prés de la ville. Il décide alors de les rejoindre et quitte clandestinement une Chancellerie qui peut d'un instant à l'autre tomber entre les mains des révolutionnaires. Pour préparer la contre-attaque il installe son état-major dans un pensionnat pour filles de banlieue à Dahlem.

Noske parvient à réunir huit corps d'armée en agrégeant différents corps-francs. Il veut agir vite et en finir avant la tenue des élections pour l'Assemblée constituante prévues pour le 19 janvier. Pour s'emparer de Berlin et mater l'insurrection il fixe trois objectifs successifs : prendre le contrôle de la ville Spandau, surtout de son arsenal, s'emparer ensuite du quartier de la presse puis faire pénétrer le gros des forces dans le centre de la capitale afin d'écraser définitivement l'insurrection.

Pendant ce temps les révolutionnaires tergiversent. Alors qu'une nouvelle manifestation le 6 janvier réunit une masse considérable d'ouvriers armés, les dirigeants ne donnent aucune consigne et comptent toujours sur le ralliement de la garnison de Spandau. La foule des ouvriers armés, sans ordres, ni direction effective, occupe des magasins, pille les immeubles appartenant au SPD et, au lieu de se préparer au combat, brûle dans la rue le matériel électoral devant servir pour les élections de l'Assemblée constituante. Le comité révolutionnaire n'agit pas, laissant des milliers de combattants révolutionnaires assoiffés d'action patienter dans les rues en attendant des ordres qui ne viennent pas. La journée du 6 janvier marque bien un tournant dans le rapport de forces militaires entre insurgés et gouvernementaux. La force des insurgés commence inexorablement à décliner tandis que celle du gouvernement ne fait que se renforcer.

Noske rassemble ces troupes sans perdre de temps. Dans la journée du 7, les premiers éléments des corps-francs prennent position dans les quartiers encore largement boisés à l'ouest de Berlin. Dans la caserne de Moabit au nord de la capitale, qui doit servir de base de lancement des premières opérations de reconquête de Berlin, les 900 hommes du colonel Wilhelm Reinhard attendent eux aussi de passer à l'action tout comme les 1 200 soldats du régiment de Potsdam commandé par von Stephani qu'accompagne une compagnie de mitrailleuse lourde et une batterie d'artillerie.


La conquête de Berlin.

Si Noske compte parvenir à ses fins grâce aux corps-francs et en investissant de l'extérieur la ville, à l'instar de ce que fut l'écrasement de la Commune de Paris, la reconquête de Berlin débute en réalité au sein même de la ville et sans liaison avec l'état-major de Noske. En effet, dans Berlin, les soldats du génie de la Garde, consignés jusque-là dans leur caserne, commencent à en sortir et se placent sous les ordres du gouvernement. Le 8, ces soldats, de leur propre initiative, reprennent le contrôle de la Direction des chemins de fer. Pendant ce temps, sous les ordres du sergent-major Schulze, des fusiliers de la Garde et des policiers s'emparent de l'Imprimerie du Reich. Ces forces gouvernementales, qui ne sont pas des corps-francs, agissent alors sans coordination, ni direction. La faiblesse de leur puissance de feu conduit d'ailleurs à des revers. Les cadres du régiment d'infanterie de la Garde échouent ainsi à reprendre l'agence de presse Wolf et le régiment du Reichstag subi de lourdes pertes en essayant de s'emparer d'une imprimerie que les révolutionnaires ont transformée en forteresse. Ces troupes gouvernementales sont également défaites lors d'escarmouches à la porte de Brandebourg. Le 9, ces combats autour de la Wilhelmstrasse et du quartier de la presse.

Des soldats révolutionnaires devant une auto blindée


Le 10, une partie du corps-franc Reinhard, dirigé par le lieutenant von Kessel prend la direction de Spandau. Il s'empare de l'hotel de ville après un bref bombardement. Spandau, lieu stratégique avec son arsenal et ses usines d'armement, est neutralisé. A Berlin les bureaux du Rote Fahne, le journal communiste, sont occupés tandis que les hommes de von Stephani prennent position dans la caserne des dragons de la Garde et dans le bâtiment des brevets face au siège du Vorwärts.

Le 11 janvier, après deux heures de bombardement, von Stephani donne aux combattants installés dans l'immeuble du Vorwärts dix minutes pour capituler. Sept insurgés sortent alors du bâtiment les mains en l'air et proposent de discuter d'une trêve. La réponse est sans appel, les assiégés doivent se rendre sans conditions. Pendant qu'un des révolutionnaires retourne dans le bâtiment pour apporter cette réponse, von Stephani, craignant que se répète le fiasco du Marstall, lance ses hommes à l'assaut. Un détachement s'élance depuis le bureau des brevets sur la Jacobstrasse et prend l'immeuble à revers. Mais il est vite bloqué par une haute clôture et se trouve sous le feu des mitrailleuses rouges. L'usage d'un lance-flamme est alors nécessaire pour abattre la clôture afin de permettre aux soldats de s'engouffrer dans l'immeuble où fait également irruption le premier détachement qui entre par la porte principale. Les grenades lancées dans le rez de chaussée obligent les assiégés à se réfugier au premier étage. Rapidement, la situation étant désespérés ces derniers décident de se rendre. Prés de 300 prisonniers dont beaucoup sont abattus par les volontaires des corps-francs qui, dans la journée, reprennent les immeubles de l'agence de presse Wolff ainsi que différents journaux.

Ce même 11 janvier, Noske prend la tête d'une colonne d'environ 3 000 volontaires issus des corps-francs des chasseurs de Maercker, du corps-franc de la Garde et de la Brigade de Fer et qui se dirige vers le centre de la capitale et la porte de Brandebourg. Des batteries d'artillerie, des détachements de cavalerie et une poignée de chars d'assaut accompagnent la troupe. Pendant ce temps des corps-francs sous la direction des généraux von Roeder et Maercker s'avancent vers les banlieues sud et ouest de Berlin. La colonne de Noske traverse quant à elle Berlin sans rencontrer de résistance puis se sépare en deux. Après cette démonstration de force une partie de la colonne retourne à Lichterfeld tandis que le reste rejoint à la caserne de Moabit les hommes de Reinhard qui ont reçu pour mission de prendre la préfecture de police, le dernier bastion des insurgés, défendu par 300 révolutionnaires sous les ordres du communiste Justus Braun.

L'insurrection est à bout de forces. Les forces sur lesquelles comptaient les révolutionnaires pour abattre le gouvernement se dérobent. Les soldats de la garnison accueillent fraternellement les troupes gouvernementales qui s'emparent de la gare de Silésie. Au Marstall, les matelots de la Volksmarinedivision décident finalement de rester neutre et de chasser les spartakistes qui leur demandent de se battre. Les chefs révolutionnaires et ce qu'ils leur restent de troupes n'ont plus comme refuge que la Préfecture de police. Ce 11 janvier, le siège du Parti communiste, à la Friedrichstrasse, est pris par les forces gouvernementales. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht se réfugient dans le quartier ouvrier de Neukoln.

Au matin du 12, les hommes de Reinhard rejoignent l'Alexanderplatz où l'artillerie entre en action pour l'acte final. Les obus qui s'abattent sur la préfecture de police éventrent les murs. Les assiégés ripostent. Alors les cadres des fusiliers de la Garde et les forces de police sous les ordres du sergent-major Schulze passent à l'attaque et pénètrent dans l'immeuble qui est le théâtre d'un véritable carnage. Après deux heures de combat, sous le bombardement qui fait s'écrouler tout un pan de la façade, l'immeuble est finalement pris, ses occupants pourchassés et abattus. Quelques rares défenseurs parviennent néanmoins à s'enfuir par les toits.

Les corps francs devant le siège du journal SPD Worwärts


Les principaux points d'appui de l'insurrection sont pris et la ville est cernée au sud et à l'ouest. Le nettoyage de la capitale commence par l'occupation des quartiers au sud de la Spree et des quartiers ouvriers. Les corps-francs reçoivent chacun un secteur à occuper. Ils forment alors de petites équipes qui s'emparent des carrefours, y installent des mitrailleuses pour prendre les rues en enfilades. Les maisons où l'on soupçonne que se cachent des spartakistes sont fouillés tandis que des autos blindées et des chars patrouillent. Le couvre-feu empêche les civils de sortir, les rassemblements sont interdits. La nuit des projecteurs balaient la ville et ceux qu'ils surprennent deviennent des cibles légitimes pour les tireurs des corps-francs. Ainsi pendant quatre jours des escarmouches éclatent encore entre révolutionnaires et soldats.

Le 15 janvier Berlin est aux mains du gouvernement. Déjà le 13, les comités ouvriers appellent à reprendre le travail. La traque aux révolutionnaires commence. Le 15 au soir Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont pris. Ils sont assassinés dans la nuit par les hommes des corps-francs. Berlin subit l'occupation des corps-francs jusqu'aux élections du 19 janvier. Celle-ci passée, ces derniers se retirent tandis que la Volksmarinedivision est réarmée par Noske avec l’accord du général Lüttwitz. Pourtant le calme qui règne à Berlin n'est qu'apparent. Sous la cendre le feu couve et ce premier chapitre du combat entre révolutionnaires et corps-francs aura à Berlin un prolongement encore plus sanglant, mais définitif, en mars 1919.


La bataille de Berlin en janvier 1919 est entrée dans l'histoire comme le moment de la première apparition des corps-francs. Toute une historiographie présente même ces derniers comme la force indispensable sans qui le gouvernement social-démocrate n'aurait jamais pu vaincre les révolutionnaires et empêcher finalement que l'Allemagne ne devienne communiste. Au-delà du fait que la majorité de la population allemande était favorable au gouvernement, les révolutionnaires ne disposaient au début de 1919 d'aucune force militaire organisée. Les communistes allemands ne pouvaient compter sur une garde rouge ou des régiments comme ce fut le cas pour les bolcheviks russe en novembre 1917. L'attitude de la Volksmarinedivision, de la police et des troupes de la garnison de Berlin qui oscille de la neutralité au ralliement au gouvernement ne laissent face aux troupes gouvernementales qu'environ un millier d'insurgés armés. Surtout au côté des corps-francs, le gouvernement a pu compter sur les troupes de volontaires sociaux-démocrates mais également sur les forces policières et militaires de Berlin restées fidèles comme celle du sergent-major Schulze et qui s'emparent de la préfecture de police. S'il est vrai que sans la présence des corps-francs la reconquête de Berlin aurait été plus longue, elle restait inéluctable.

L'utilisation des corps-francs par le gouvernement SPD a surtout été une erreur politique. La publicité que les volontaires acquièrent de leur participation à la bataille de Berlin accélère la prolifération de nouveaux corps-francs dans toute l'Allemagne pour aboutir à ce paradoxe que la jeune république n'a pour défenseurs que des troupes hostiles à la démocratie où se recruteront les cadres du nazisme. La propagande communiste ne manquera donc pas de rappeler que les sociaux-démocrates furent les complices des assassins de Rosa Luxembourg. Et ce sang qui sépare alors les deux partis de gauche, social-démocrate et communiste, profitera largement au Parti nazi débarrasser ainsi, au tournant des années 1930, de l'obstacle d'un front antinazi uni.


Bibliographie indicative:
Sur la République de Weimar:
Christian Baechler, L'Allemagne de Weimar, 1918-1933, Paris, Fayard, 2007.
Sur la révolution allemande:
Gilbert Badia, Les spartakistes. 1918, l'Allemagne en révolution, Bruxelles, Aden, 2008.
Pierre Broué, Révolution en Allemagne, Paris, éditions de Minuit, 1971.
Sebastian Haffner, 1918, une révolution trahie, Bruxelles, Complexe, 2001.
Alfred Doblin, Novembre 1918, une révolution allemande, Toulouse, Agone, 2009.

Sur les corps-francs:
Jacques Benoist-Mechin, Histoire de l'armée allemande, Paris, Robert Laffont, 1984.
Robert G. L. Waite, Vanguard of nazism, the Free Corps movement in Postwar Germany, 1919-1923, Harvard, Harvard University Press, 1969.
Dominique Venner, Histoire d'un fascisme allemand, les corps-francs du Baltikum, Paris, Pygmalion, 1997.
Carlos Caballero Jurado, The German Freikorps, 1918-23, Londres, Osprey Publishing, 2001.

Ernst von Salomon, Les Réprouvés, Paris, Omnia, 2011.

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