Les
hommes corps-francs du Regiment de Potsdam sous les ordres du major
von Stephani sont prêts à passer à l'action. Pendant que les
soldats se mettent en route, le major est déjà parti en
reconnaissance observer l'édifice que sa troupe doit conquérir dans
la journée. C'est déguisé en révolutionnaire que l'ancien
officier de l'armée impériale pénètre dans l'immeuble qui abrite
le siège du quotidien social-démocrate le Vorwärts. Sous le
prétexte de s'engager dans les milices rouges il parvient à
parcourir sans encombre les différents bureaux et peut donc
minutieusement inspecter le bâtiment avant de rejoindre ses hommes
qui ont déjà pris position. Il demande alors aux Spartakistes qui
occupent l'immeuble de se rendre. Ces derniers refusent une telle
proposition et s'en remettent au sort des armes pour juger de l'issue
du conflit. Les mitrailleuses, obusiers et mortiers du corps-francs
de von Stephani entrent alors en action. La bataille pour Berlin
commence.
Cette
bataille qui, aux premiers jours de l'année 1919, ensanglante la
capitale du Reich est à l'origine de deux mythes. Le premier veut
que ce soulèvement ouvrier soit l'œuvre délibérée des
Spartakistes, ceux là qui ont créé fin décembre le Parti
communiste allemand, estimant le moment venu d'installer le
bolchevisme en Allemagne. Le second fait la part belle aux
corps-francs présentés comme cette troupe invincible, ayant repris
Berlin et ainsi sauvé l'Allemagne du péril communiste. Comme tous
les mythes, ils présentent une part minime de vérité et beaucoup
d'exagération et d'occultation. L'étude de cette insurrection et
des combats de rue qu'elle provoque, la première du XX° siècle
dans une capitale de l'Europe occidentale, peut seule permettre de
casser les mythes patiemment entretenus et de mieux appréhender les
débuts d'un aspect fondamental de l'art militaire: la
contre-insurrection en milieu urbain.
David FRANCOIS
Aux origines du drame.
La
guerre civile qui ensanglante la capitale du Reich à la fin 1918
prend sa source quelques mois plus tôt, en septembre, quand les
chefs de l'armée allemande prennent conscience que leur pays n'a
plus aucune possibilité de gagner la guerre contre les Alliés. Afin
de négocier la reddition dans les meilleures conditions ils
obtiennent la nomination comme Chancelier du libéral prince Max de
Bade. Ce dernier forme alors un gouvernement où pour la première
fois de l'histoire allemande, siège deux sociaux-démocrates,
Friedrich Ebert et Philip Scheidemann. Ces changements politiques
sont pourtant de peu d'effet devant le mécontentement qui étreint
la majorité de la population allemande. Cette dernière est en effet
épuisée par quatre années de guerre où sont tombés plus de 2
millions de soldats tandis que le blocus imposé par les Alliées
alimente une inflation qui aggrave la misère et la pénurie.
La
révolte éclate fin octobre 1918, non pas dans la population civile,
mais chez les marins de la flotte de guerre. Le 29 octobre, à Kiel,
les matelots refusent les ordres d'appareiller pour affronter la
Royal Navy. Après quelques combats avec la police, le 4 novembre,
Kiel est aux mains des insurgés et le drapeau rouge flotte sur les
bâtiments de guerre allemands. Le mouvement de révolte se propage
rapidement aux autres bases maritimes du pays. Il touche aussi les
villes à l'intérieur du pays, notamment la capitale, Berlin. Le 9
novembre la révolte y éclate et les soldats fraternisent avec les
insurgés. Confronté à cet effondrement de l'Empire avec l'annonce
de l'abdication de Guillaume II, le social-démocrate Philipp
Scheidemann, juché sur une fenêtre du Reichstag, proclame la
République tandis qu'au même moment au château royal de Berlin, le
chef des spartakistes Karl Liebknecht proclame quant à lui la
naissance de la République socialiste d'Allemagne. Ces proclamations
républicaines concurrentes symbolisent parfaitement la lutte qui
s'engage alors entre les sociaux-démocrates et la gauche
révolutionnaire et où se joue le sort de l'Allemagne.
Le
parti social-démocrate (SPD) est alors le plus puissant sur la scène
politique allemande. Théoriquement toujours marxiste, il s'est
pourtant orienté vers un réformisme où domine la nécessité d'une
transition démocratique afin de transformer l'Allemagne en une
démocratie libérale. Mais surtout la guerre a fait du SPD un parti
« patriote ». Les sociaux-démocrates ont en effet
accepté le conflit en 1914, appelant à défendre la patrie
allemande, à se battre pour la victoire et votant les crédits
militaires présentés par le pouvoir impérial. Cette attitude
nationaliste et belliciste a rapidement provoqué des remous dans les
rangs entraînant en 1917 une scission qui donne naissance au parti
social-démocrate indépendant (USPD). Ce dernier regroupe des
socialistes de gauche pacifiste mais aussi une aile gauche rassemblée
au sein de la Ligue Spartakus et dont les positions sont proches de
celles des bolcheviks russes.
Affiche de la ligue spartakiste |
La
formation le 10 novembre d'un gouvernement réunissant SPD et USPD,
avec l'accord du conseil des ouvriers de Berlin est un premier
désaveu pour les spartakistes. Les conseils d'ouvriers et de soldats
dans lesquels ils voient des soviets ne les suivent pas. Le nouveau
gouvernement engage rapidement des réformes populaires et surtout
annonce l'élection en janvier 1919 au suffrage universel d'une
assemblée constituante. Cette politique a pour principal objectif
d'empêcher que la situation politique et sociale ne se dégrade et
profite ainsi aux révolutionnaires au premier rang desquels se
trouvent les spartakistes.
Si le
gouvernement semble prendre peu à peu l'ascendant sur ses
adversaires, la situation paraît beaucoup plus difficile à Berlin.
Dans la capitale du Reich les révolutionnaires bénéficient d'une
certaine audience auprès des ouvriers et ils s'appuient sur le
conseil des ouvriers et soldats de la ville pour chercher à disputer
le pouvoir au gouvernement. Le conseil berlinois se pose en effet en
concurrent du gouvernement et se montre très méfiant face à la
perspective de l'élection d'une assemblée constituante qui le
dépouillerait de tout pouvoir. Mais là aussi le bras de fer tourne
très vite au désavantage des révolutionnaires. Ils échouent
d'abord à mettre en place une garde rouge devant la détermination
du gouvernement qui impose la formation d'une troupe de défense
républicaine forte de plusieurs milliers d'hommes. Quand le congrès
national des conseils d'ouvriers et de soldats approuve, le 20
décembre 1918, la politique gouvernementale et avant tout la
convocation de l'Assemblée constituante, les révolutionnaires
berlinois, c'est-à-dire les spartakistes mais aussi les membres du
conseil des ouvriers et les indépendants de la capitale, n'ont plus
comme solution, pour inverser un courant qui leur est défavorable
que de tenter de s'emparer du pouvoir, ce qui passe par le
déclenchement d'une insurrection.
Berlin aux mains des insurgés.
Parmi
les révolutionnaires, les plus radicaux, ceux qui sont fascinés par
l'exemple de l'insurrection armée bolchevique, qui estiment que
seule l'emploi de la violence peut accélérer le cours de l'histoire
prennent de l'influence et cette minorité agissante pousse à
l'affrontement. Elle se regroupe en particulier au sein de la Ligue
des soldats rouges dont l'influence s’accroît tout au long du mois de
décembre.
Berlin et ses environs en 1919 |
Il
est vrai que les signes de décomposition qui touchent alors l'armée
peuvent apparaître encourageant. Les unités qui rentrent du front
semblent disciplinées et obéir à leurs officiers mais sous cette
apparence de solidité les idées révolutionnaires et plus encore le
désir de retrouver sa famille et la vie civile affaiblissent et
sapent la cohésion de l'édifice militaire. Le gouvernement en fait
l'amère expérience au moment où il compte s'appuyer sur les
troupes de retour du front pour reprendre le contrôle de la
capitale. Le 8 décembre, à la demande du maréchal Hindenburg, le
président Ebert accepte ainsi la présence de 10 divisions à Berlin
sous les ordres du général Lequis. Pour les chefs de l'armée, ces
troupes doivent assurer l'ordre en procédant au désarmement des
civils. Ebert, qui craint finalement que cette opération ne se
termine dans le sang, demande aux militaires de se contenter d'un
défilé géant dans les rues de Berlin, qui doit à la fois rassurer
la population et effrayer les révolutionnaires. A la suite du
défilé, qui est un succès, les officiers se rendent vite compte
que les soldats n'ont qu'une envie: retrouver leurs foyers. Plus
graves ils fraternisent avec les ouvriers et écoutent avec sympathie
les discours extrémistes. L'instrument militaire sur lequel
comptaient les autorités pour mettre au pas les révolutionnaires
s'évapore. Pire encore, le pouvoir n'a alors plus de forces
militaires organisés à opposer aux Rouges, alors que ces derniers
peuvent s'appuyer sur la Volksmarinedivision, la Division de marine
du peuple.
Cette
unité est formée à l'origine de matelots mutins venus de Kiel,
courant novembre, pour propager la révolte à Berlin. Bientôt
rejoints par des marins d'autres ports allemands, ils sont alors
plusieurs milliers à occuper les rues de la capitale pour défendre
les acquis de la révolution de novembre. Le gouvernement décide
alors d'utiliser cette troupe comme force de l'ordre et les installe
au Marstall, les écuries du Palais royal. Mais la Division de Marine
se radicalise peu à peu sous l'influence d'un ancien lieutenant
devenu spartakiste, Heinrich Dorrenbach. Ce basculement fragilise
encore plus le gouvernement.
Pourtant
à l'exception de la Volksmarinedivision les révolutionnaires ne
peuvent s'appuyer sur une véritable force armée. La ligue des
soldats rouges, une association regroupant des anciens combattants,
possèdent quelques détachements mais ils sont peu nombreux. La
ligue Spartakus si elle appelle également à la formation de Gardes
rouges, semble bien incapable de les encadrer et encore moins de les
diriger car elle ne possède pas dans ses rangs de véritables
spécialistes militaires. En dehors de ce noyau solide mais faible,
les révolutionnaires peuvent espérer obtenir le soutien des faibles
forces de sécurité placées sous le commandement du préfet de
police, l'indépendant Emil Eichorn. Il reste malgré tout l'espoir,
constamment renouvelé par les rumeurs et les fausses informations
qui ne cessent de circuler, d'un possible ralliement de la garnison
de Spandau où selon certains bruits les révolutionnaires sont
majoritaires. La faiblesse des révolutionnaires est encore accrue
par l'absence d'un véritable état-major capable de coordonner
l'action de ces formations hétéroclites. En définitive, les civils
et les soldats armés qui parcourent les rues de la capitale du
Reich, ce prolétariat en armes de Berlin ne forme en aucun car une
véritable armée. Cette faiblesse s'avère de plus en plus
insurmontable au fur et à mesure qu'il apparaît que le gouvernement
cherche l'épreuve de force.
Le
gouvernement ne peut accepter que la Volksmarinedivision fasse cause
commune avec les révolutionnaires. Fin décembre il demande que les
matelots quittent le cantonnement du Marstall au cœur de la capitale
et réduisent de moitié leur effectif. S'ils refusent, Otto Wels, le
ministre de l'Intérieur, menace de ne plus faire verser les soldes.
Un accord est vite trouvé, mais l'évacuation terminée personne ne
semble décidé à verser les salaires promis. Exaspérés les marins
envahissent la Chancellerie puis marchent sur la Kommandantur.
Durant le trajet se produit un incident qui fait basculer la
manifestation. Les matelots sont en effet mitraillés par une voiture
blindée et répondent par les armes. Devant cette agression, ils
s'emparent de Wels, le ministre de l'Intérieur qu'ils gardent en
otage au Marstall qu'ils ont également réinvesti. Ebert fait appel
à l'armée pour mettre au pas les matelots. Les soldats ont alors
ordre de ramener le calme et de dissoudre la Division de marine.
Milices ouvrières à Berlin |
Le
gouvernement parvient malgré tout à trouver un nouvel accord avec
les marins. Mais dans le même temps, les hommes de la division de la
Garde dirigés par le capitaine Pabst, que personne n'a visiblement
prévenu du compromis passé entre le gouvernement et les mutins, ont
encerclé le Marstall dans le but de libérer les otages par la
force. Le matin du 24 décembre le bâtiment est bombardé pendant
près de deux heures. Le son de la canonnade a aussitôt alerté les
ouvriers berlinois qui se rassemblent et marchent sur le Marstall.
C'est au moment où Pabst accorde aux marins une vingtaine de minutes
de suspension de tir afin de les amener à se rendre, que la foule
arrive et brise les minces cordons de soldats destinés à isoler le
lieu de la bataille. Les soldats de la Garde pris alors à revers par
la foule en furie doivent évacuer tandis que les officiers échappent
de peu au lynchage. Au soir de ce Noël les révolutionnaires sont
victorieux mais ils savent que la partie n'est pas terminée.
Ils
ont pourtant des raisons de se réjouir. Spartakistes et partisans du
conseil des ouvriers et soldats de Berlin dominent la capitale. Des
hommes armés contrôlent les carrefours et les locaux des journaux
comme le Worwärts et le Berliner Tageblatt. Le
gouvernement ne contrôle plus que la Chancellerie et ne semble alors
pouvoir compter sur aucune force organisée.
L'apparition des corps-francs.
La
nomination du député social-démocrate, Gustav Noske en tant que
ministre dans le gouvernement Ebert marque un tournant. Apprécié
par les officiers, Noske, qui durant la guerre fut chargé d'assurer
la liaison entre les socialistes et l'état-major, devient le
responsable des affaires militaires du Reich avec le titre de
commandant en chef et pour tache première de reprendre le contrôle
de Berlin. Pour cela il sait qu'il ne peut compter sur l'armée
traditionnelle qui continue à se débander. Il se tourne alors vers
les quelques unités d'élite encore tenue en main et surtout vers
cette troupe nouvelle, les corps-francs, qui font alors leur première
apparition. C'est en effet le 6 décembre 1918, qu'une première
formation de ce genre a vue le jour quand le général Maercker a
décidé de former au sein de son unité un corps-franc des chasseurs
volontaires destiné à combattre le danger bolchevik. Ces
volontaires présentent plusieurs avantages: ils ont d'abord une
solide expérience des combats, beaucoup ayant appartenu aux sections
d'assaut de l'armée impériale. Ils sont en outre bien payés,
motivés et idéologiquement opposés au bolchevisme. Maercker
s'entoure également d'un état-major apte à conduire une guerre des
rues. Le 24 décembre il dispose ainsi de prés de 4 000 volontaires
installés près de Berlin et qui sont passés en revue le 4 janvier
1919 par le président Ebert et Noske en personne. Le phénomène
prend vite de l'ampleur et début janvier, il existe environ une
douzaine de corps-francs autours de Berlin.
L'offensive
gouvernementale dirigée par Noske débute avec l'affaire Eichorn. Ce
dernier, membre de l'USPD, est depuis la révolution de novembre,
préfet de police de Berlin. Les sympathies qu'il porte aux
révolutionnaires ne peuvent que déplaire à un gouvernement qui
souhaite désormais le remplacer par un homme dévoué au pouvoir. Le
4 janvier 1919, le gouvernement démet Eichorn de son poste mais ce
dernier refuse de s'incliner. Il sait qu'il peut compter sur le
soutien de la population ouvrière ainsi que de l'ensemble des
organisations révolutionnaires. Le 5 janvier une manifestation
géante en sa faveur mobilise plusieurs centaines de milliers de
personnes qui occupent le cœur de Berlin. De nombreux manifestants
sont armés. Le soir, des groupes d'ouvriers armées prennent
l'initiative de s'emparer des locaux du Vorwärts mais
également des principales maisons d'éditions et de presse. De
manière hâtive, des mitrailleuses sont installées pour défendre
ces bâtiments.
Les corps francs dans Berlin |
Le
lendemain des policiers favorables à Eichorn, épaulés par des
civils armés et par de l'artillerie prennent le contrôle des
principales gares et nœuds de communications. Le 8 janvier c'est
l'Imprimerie du Reich qui est occupée. Ces actions, qui sont
essentiellement le fait d'éléments radicaux incontrôlés, n'ont
comme résultat que de durcir le conflit et, paradoxalement,
desservent les révolutionnaires. Aux yeux de l'opinion publique
elles ternissent leur image tandis qu'elles offrent au gouvernement
le prétexte pour intervenir militairement.
Le
succès de la manifestation du 5 est telle que les dirigeants
révolutionnaires, c'est-à-dire les spartakistes, les membres du
conseil des ouvriers et soldats de Berlin et les indépendants de la
capitale, s'interrogent pour savoir si le moment n'est pas venue de
passer à l'offensive. Ils hésitent prétextant qu'ils ne
connaissent pas assez le potentiel militaire sur lequel
l'insurrection peut reposer. Dorrenbach affirme alors que la
Volksmarinedivision et la garnison de Berlin sont dû côté de la
Révolution. Il assure surtout que la garnison de Spandau où se
trouve prés de 2 000 mitrailleuses et 20 canons l'est également.
Fort de ces informations les dirigeants décident que le moment de la
lutte pour le pouvoir, c'est-à-dire celui de l'insurrection armée,
est venue. Le but n'est plus alors de défendre Eichorn mais de
renverser le gouvernement. Un comité révolutionnaire est
immédiatement désigné pour diriger le mouvement, comité où les
spartakistes, qui depuis le 29 décembre ont fondé le Parti
communiste allemand, sont minoritaires.
Le 6
janvier, la capitale du Reich semble aux mains de l'insurrection, le
prolétariat de Berlin occupe les rues et les carrefours de la
capitale. Au Marstall et à la Préfecture de police, des armes sont
données aux ouvriers tandis que des agitateurs parcourent les
casernes pour rallier les soldats. Des camions armés de
mitrailleuses sillonnent les grandes avenues au cœur de Berlin.
La
Chancellerie semble alors un objectif tentant pour les
révolutionnaires. Pour empêcher que le gouvernement ne se retrouve
prisonnier, l'adjudant Suppe qui commande une compagnie du
corps-franc Reinhard, rejoint la Chancellerie qu'il transforme en
camp retranché. Au matin du 6 janvier, les révolutionnaires passent
à l'attaque mais ils sont repoussés par les volontaires. Ces
premiers combats font une vingtaine de morts et une quarantaine de
blessés. A la caserne de Moabit, les 150 hommes restants du
corps-francs Reinhard parviennent également à repousser un assaut
des révolutionnaires. Le gouvernement peut également compter sur la
création au Reichstag d'une milice social-démocrate qui compte
bientôt deux régiments de six compagnies, soit environ 800 hommes.
Mais ces effectifs sont trop faibles pour faire face aux insurgés et
retourner la situation. La police berlinoise et les soldats de la
garnison n'étant pas jugée fiables le gouvernement dispose
finalement de peu de troupes pour reprendre l'initiative. Conscient
que Berlin ne peut être reprise de l'intérieur, Noske veut
s'appuyer sur les troupes loyales qui stationnent prés de la ville.
Il décide alors de les rejoindre et quitte clandestinement une
Chancellerie qui peut d'un instant à l'autre tomber entre les mains
des révolutionnaires. Pour préparer la contre-attaque il installe
son état-major dans un pensionnat pour filles de banlieue à Dahlem.
Noske
parvient à réunir huit corps d'armée en agrégeant différents
corps-francs. Il veut agir vite et en finir avant la tenue des
élections pour l'Assemblée constituante prévues pour le 19
janvier. Pour s'emparer de Berlin et mater l'insurrection il fixe
trois objectifs successifs : prendre le contrôle de la ville
Spandau, surtout de son arsenal, s'emparer ensuite du quartier de la
presse puis faire pénétrer le gros des forces dans le centre de la
capitale afin d'écraser définitivement l'insurrection.
Pendant
ce temps les révolutionnaires tergiversent. Alors qu'une nouvelle
manifestation le 6 janvier réunit une masse considérable d'ouvriers
armés, les dirigeants ne donnent aucune consigne et comptent
toujours sur le ralliement de la garnison de Spandau. La foule des
ouvriers armés, sans ordres, ni direction effective, occupe des
magasins, pille les immeubles appartenant au SPD et, au lieu de se
préparer au combat, brûle dans la rue le matériel électoral
devant servir pour les élections de l'Assemblée constituante. Le
comité révolutionnaire n'agit pas, laissant des milliers de
combattants révolutionnaires assoiffés d'action patienter dans les
rues en attendant des ordres qui ne viennent pas. La journée du 6
janvier marque bien un tournant dans le rapport de forces militaires
entre insurgés et gouvernementaux. La force des insurgés commence
inexorablement à décliner tandis que celle du gouvernement ne fait
que se renforcer.
Noske
rassemble ces troupes sans perdre de temps. Dans la journée du 7,
les premiers éléments des corps-francs prennent position dans les
quartiers encore largement boisés à l'ouest de Berlin. Dans la
caserne de Moabit au nord de la capitale, qui doit servir de base de
lancement des premières opérations de reconquête de Berlin, les
900 hommes du colonel Wilhelm Reinhard attendent eux aussi de passer
à l'action tout comme les 1 200 soldats du régiment de Potsdam
commandé par von Stephani qu'accompagne une compagnie de
mitrailleuse lourde et une batterie d'artillerie.
La conquête de Berlin.
Si
Noske compte parvenir à ses fins grâce aux corps-francs et en
investissant de l'extérieur la ville, à l'instar de ce que fut
l'écrasement de la Commune de Paris, la reconquête de Berlin débute
en réalité au sein même de la ville et sans liaison avec
l'état-major de Noske. En effet, dans Berlin, les soldats du génie
de la Garde, consignés jusque-là dans leur caserne, commencent à
en sortir et se placent sous les ordres du gouvernement. Le 8, ces
soldats, de leur propre initiative, reprennent le contrôle de la
Direction des chemins de fer. Pendant ce temps, sous les ordres du
sergent-major Schulze, des fusiliers de la Garde et des policiers
s'emparent de l'Imprimerie du Reich. Ces forces gouvernementales, qui
ne sont pas des corps-francs, agissent alors sans coordination, ni
direction. La faiblesse de leur puissance de feu conduit d'ailleurs à
des revers. Les cadres du régiment d'infanterie de la Garde échouent
ainsi à reprendre l'agence de presse Wolf et le régiment du
Reichstag subi de lourdes pertes en essayant de s'emparer d'une
imprimerie que les révolutionnaires ont transformée en forteresse.
Ces troupes gouvernementales sont également défaites lors
d'escarmouches à la porte de Brandebourg. Le 9, ces combats autour
de la Wilhelmstrasse et du quartier de la presse.
Des soldats révolutionnaires devant une auto blindée |
Le
10, une partie du corps-franc Reinhard, dirigé par le lieutenant von
Kessel prend la direction de Spandau. Il s'empare de l'hotel de ville
après un bref bombardement. Spandau, lieu stratégique avec son
arsenal et ses usines d'armement, est neutralisé. A Berlin les
bureaux du Rote Fahne, le journal communiste, sont occupés
tandis que les hommes de von Stephani prennent position dans la
caserne des dragons de la Garde et dans le bâtiment des brevets face
au siège du Vorwärts.
Le 11
janvier, après deux heures de bombardement, von Stephani donne aux
combattants installés dans l'immeuble du Vorwärts dix
minutes pour capituler. Sept insurgés sortent alors du bâtiment les
mains en l'air et proposent de discuter d'une trêve. La réponse est
sans appel, les assiégés doivent se rendre sans conditions. Pendant
qu'un des révolutionnaires retourne dans le bâtiment pour apporter
cette réponse, von Stephani, craignant que se répète le fiasco du
Marstall, lance ses hommes à l'assaut. Un détachement s'élance
depuis le bureau des brevets sur la Jacobstrasse et prend l'immeuble
à revers. Mais il est vite bloqué par une haute clôture et se
trouve sous le feu des mitrailleuses rouges. L'usage d'un
lance-flamme est alors nécessaire pour abattre la clôture afin de
permettre aux soldats de s'engouffrer dans l'immeuble où fait
également irruption le premier détachement qui entre par la porte
principale. Les grenades lancées dans le rez de chaussée obligent
les assiégés à se réfugier au premier étage. Rapidement, la
situation étant désespérés ces derniers décident de se rendre.
Prés de 300 prisonniers dont beaucoup sont abattus par les
volontaires des corps-francs qui, dans la journée, reprennent les
immeubles de l'agence de presse Wolff ainsi que différents journaux.
Ce
même 11 janvier, Noske prend la tête d'une colonne d'environ 3 000
volontaires issus des corps-francs des chasseurs de Maercker, du
corps-franc de la Garde et de la Brigade de Fer et qui se dirige vers
le centre de la capitale et la porte de Brandebourg. Des batteries
d'artillerie, des détachements de cavalerie et une poignée de chars
d'assaut accompagnent la troupe. Pendant ce temps des corps-francs
sous la direction des généraux von Roeder et Maercker s'avancent
vers les banlieues sud et ouest de Berlin. La colonne de Noske
traverse quant à elle Berlin sans rencontrer de résistance puis se
sépare en deux. Après cette démonstration de force une partie de
la colonne retourne à Lichterfeld tandis que le reste rejoint à la
caserne de Moabit les hommes de Reinhard qui ont reçu pour mission
de prendre la préfecture de police, le dernier bastion des insurgés,
défendu par 300 révolutionnaires sous les ordres du communiste
Justus Braun.
L'insurrection
est à bout de forces. Les forces sur lesquelles comptaient les
révolutionnaires pour abattre le gouvernement se dérobent. Les
soldats de la garnison accueillent fraternellement les troupes
gouvernementales qui s'emparent de la gare de Silésie. Au Marstall,
les matelots de la Volksmarinedivision décident finalement de rester
neutre et de chasser les spartakistes qui leur demandent de se
battre. Les chefs révolutionnaires et ce qu'ils leur restent de
troupes n'ont plus comme refuge que la Préfecture de police. Ce 11
janvier, le siège du Parti communiste, à la Friedrichstrasse, est
pris par les forces gouvernementales. Rosa Luxembourg et Karl
Liebknecht se réfugient dans le quartier ouvrier de Neukoln.
Au
matin du 12, les hommes de Reinhard rejoignent l'Alexanderplatz où
l'artillerie entre en action pour l'acte final. Les obus qui
s'abattent sur la préfecture de police éventrent les murs. Les
assiégés ripostent. Alors les cadres des fusiliers de la Garde et
les forces de police sous les ordres du sergent-major Schulze passent
à l'attaque et pénètrent dans l'immeuble qui est le théâtre d'un
véritable carnage. Après deux heures de combat, sous le
bombardement qui fait s'écrouler tout un pan de la façade,
l'immeuble est finalement pris, ses occupants pourchassés et
abattus. Quelques rares défenseurs parviennent néanmoins à
s'enfuir par les toits.
Les corps francs devant le siège du journal SPD Worwärts |
Les
principaux points d'appui de l'insurrection sont pris et la ville est
cernée au sud et à l'ouest. Le nettoyage de la capitale commence
par l'occupation des quartiers au sud de la Spree et des quartiers
ouvriers. Les corps-francs reçoivent chacun un secteur à occuper.
Ils forment alors de petites équipes qui s'emparent des carrefours,
y installent des mitrailleuses pour prendre les rues en enfilades.
Les maisons où l'on soupçonne que se cachent des spartakistes sont
fouillés tandis que des autos blindées et des chars patrouillent.
Le couvre-feu empêche les civils de sortir, les rassemblements sont
interdits. La nuit des projecteurs balaient la ville et ceux qu'ils
surprennent deviennent des cibles légitimes pour les tireurs des
corps-francs. Ainsi pendant quatre jours des escarmouches éclatent
encore entre révolutionnaires et soldats.
Le 15
janvier Berlin est aux mains du gouvernement. Déjà le 13, les
comités ouvriers appellent à reprendre le travail. La traque aux
révolutionnaires commence. Le 15 au soir Rosa Luxemburg et Karl
Liebknecht sont pris. Ils sont assassinés dans la nuit par les
hommes des corps-francs. Berlin subit l'occupation des corps-francs
jusqu'aux élections du 19 janvier. Celle-ci passée, ces derniers se
retirent tandis que la Volksmarinedivision est réarmée par Noske
avec l’accord du général Lüttwitz. Pourtant le calme qui règne
à Berlin n'est qu'apparent. Sous la cendre le feu couve et ce
premier chapitre du combat entre révolutionnaires et corps-francs
aura à Berlin un prolongement encore plus sanglant, mais définitif,
en mars 1919.
La
bataille de Berlin en janvier 1919 est entrée dans l'histoire comme
le moment de la première apparition des corps-francs. Toute une
historiographie présente même ces derniers comme la force
indispensable sans qui le gouvernement social-démocrate n'aurait
jamais pu vaincre les révolutionnaires et empêcher finalement que
l'Allemagne ne devienne communiste. Au-delà du fait que la majorité
de la population allemande était favorable au gouvernement, les
révolutionnaires ne disposaient au début de 1919 d'aucune force
militaire organisée. Les communistes allemands ne pouvaient compter
sur une garde rouge ou des régiments comme ce fut le cas pour les
bolcheviks russe en novembre 1917. L'attitude de la
Volksmarinedivision, de la police et des troupes de la garnison de
Berlin qui oscille de la neutralité au ralliement au gouvernement ne
laissent face aux troupes gouvernementales qu'environ un millier
d'insurgés armés. Surtout au côté des corps-francs, le
gouvernement a pu compter sur les troupes de volontaires
sociaux-démocrates mais également sur les forces policières et
militaires de Berlin restées fidèles comme celle du sergent-major
Schulze et qui s'emparent de la préfecture de police. S'il est vrai
que sans la présence des corps-francs la reconquête de Berlin
aurait été plus longue, elle restait inéluctable.
L'utilisation
des corps-francs par le gouvernement SPD a surtout été une erreur
politique. La publicité que les volontaires acquièrent de leur
participation à la bataille de Berlin accélère la prolifération
de nouveaux corps-francs dans toute l'Allemagne pour aboutir à ce
paradoxe que la jeune république n'a pour défenseurs que des
troupes hostiles à la démocratie où se recruteront les cadres du
nazisme. La propagande communiste ne manquera donc pas de rappeler
que les sociaux-démocrates furent les complices des assassins de
Rosa Luxembourg. Et ce sang qui sépare alors les deux partis de
gauche, social-démocrate et communiste, profitera largement au Parti
nazi débarrasser ainsi, au tournant des années 1930, de l'obstacle
d'un front antinazi uni.
Bibliographie
indicative:
Sur la
République de Weimar:
Christian
Baechler, L'Allemagne de Weimar, 1918-1933, Paris, Fayard,
2007.
Sur la
révolution allemande:
Gilbert
Badia, Les spartakistes. 1918, l'Allemagne en révolution,
Bruxelles, Aden, 2008.
Pierre
Broué, Révolution en Allemagne, Paris, éditions de Minuit,
1971.
Sebastian
Haffner, 1918, une révolution trahie, Bruxelles, Complexe,
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