Stéphane
Mantoux est agrégé d’histoire, anime le blog Historicoblog3 et a cofondé les
blogs l’autre côté de la colline et U235. Il collabore de longue date avec
plusieurs titres de la presse spécialisée en histoire militaire et de défense
et a déjà publié une Offensive du Têt paru
chez Tallandier en 2013. Dans son second livre, publié par les éditions Lemme
edit dans leur collection Illustoria, Stéphane Mantoux propose une synthèse sur
les guerres ayant marqué l’histoire du Tchad contemporain et a bien voulu répondre à nos questions sur son ouvrage.
Pouvez-vous nous éclairer sur l’histoire en général - et aussi sur sa
dimension militaire - du Tchad précolonial ?
Le Tchad précolonial est composé de plusieurs espaces différents, qui
pour certains sont en relation entre eux, mais pas forcément. La colonisation
française va regrouper des territoires parfois bien différents. Au royaume du
Kanem, au nord-ouest du pays, islamisé dès le VIIIème siècle, s'oppose le
royaume du Baguirmi, constitué autour de ce qui est aujourd'hui N'Djamena au
XVIème siècle, et le royaume du Ouaddaï, apparu dans l'est du Tchad au XVIIème
siècle. De nombreuses populations tchadiennes vivent aussi sans structure
centralisée, comme les royaumes ou les empires. Les Toubous du Tibesti sont à
part, dirigés par un chef spirituel, le Derdeï, et sont de redoutables pillards
du désert. L'art de la guerre est encore dominé, par certains royaumes, par une
cavalerie plus ou moins lourde, et dans d'autres par des fantassins. L'arrivée
des Arabes au XIXème siècle (tribus libyennes du sud, Sénoussiya, Rabah, chef
de guerre soudanais qui se taille un empire dans le Tchad actuel) introduit
plus massivement les armes à feu, parfois déjà un peu présentes, et
l'artillerie.
De quelle manière fut implémentée puis structurée la colonisation
française ?
La colonisation française s'est faite par à-coups, sans plan préétabli.
Elle est parfois le fait d'officiers en quête de gloire ou d'opportunités
saisies, sans discussion avec la métropole, par les représentants coloniaux. Ce
qui explique qu'elle s'étale de la décennie 1890 jusqu'au déclenchement de la
Première Guerre mondiale, quasiment. Les Français doivent d'abord défaire Rabah
(1899-1900), hostile à la présence française qui débouche après le lancement de
trois missions d'explorations simultanées en 1897. Si Rabah s'est montré
agressif à l'égard des Français, ce sont en revanche ces derniers qui prennent
l'initiative d'engager les hostilités contre la Sénoussiya, qui était plutôt dans
une posture attentiste et quelque peu défensive. C'est un des exemples
d'initiatives prises par certains officiers français, avec plus ou moins de
bonheur car l'affrontement dure une dizaine d'années (1902-1913). Pendant la
Grande Guerre, de la même façon, c'est du commandement français, en 1916, que
vient le rattachement par la force au Tchad du Dar Sila, un petit sultanat
voisin du Ouaddaï, à l'est.
Quelles ont été les impacts de cette histoire sur l’histoire du pays
après l’indépendance ?
La colonisation française, qui reste longtemps sous l'autorité
militaire, ne passe aux autorités civiles que dans les années 1920. Le Tchad
est une plate-forme stratégique, surtout à partir de la Seconde Guerre
mondiale. La France n'y exploite pas de ressources, bien qu'elle y ait
développé, par la contrainte, la culture du coton, dans le sud du pays. Faute
d'effectifs et d'intérêt, elle s'est largement appuyée sur les structures
traditionnelles. Les Français ont favorisé le sud du Tchad, ouvert aux écoles
chrétiennes et à l'instruction, de même qu'au recrutement pour l'armée -des
Saras, du sud tchadien, font partie des tirailleurs « sénégalais »
de l'armée française. Le nord musulman a été plus rétif à la colonisation
française et n'a pas profité des opportunités offertes par la colonisation,
certes plus limitées dans cette région. Ce déséquilibre sera ensuite lourd de
conséquences pour l'histoire du pays.
Pourriez-vous nous présenter les principaux acteurs tchadiens de la
longue guerre civile qui déchira le pays ?
Ils sont nombreux, aussi vais-je résumer assez rapidement. François
Tombalbaye est le premier acteur : premier président du Tchad, de 1962 à
1975, membre éminent du PPT, parti politique né à la fin de la colonisation
française, il impose un pouvoir autoritaire sur le pays, basé également sur un
groupe de Sudistes au pouvoir. Son régime provoque la naissance de plusieurs
rébellions : la première véritablement structurée est le FROLINAT (Front
de Libération Nationale), né en 1966 au Soudan, d'inspiration marxiste, créé
par des étudiants formés à l'étranger et qui regroupe des éléments du
centre-est du pays. Le Tibesti, resté sous administration française jusqu'en
1965, connaît des troubles dès cette année-là et les Toubous se révoltent
ouvertement dès 1968, entraînant une première intervention française d'ailleurs
très peu médiatisée. On appellera cette force de Toubous la 2ème armée du
FROLINAT, par opposition à la 1ère armée née dans le centre-est. A sa tête,
Goukouni Oueddeï, fils du Derdeï, et Hissène Habré, venu plus tard, qui
s'opposeront par la suite. L'ANT, l'Armée Nationale Tchadienne, formée par la
France, joue également un rôle important dans la suite des événements :
c'est de ses rangs que vient le coup d'Etat qui renverse le président Tombalbaye,
en avril 1975. Pour la suite des événements, particulièrement complexes, les
mouvements rebelles et les forces gouvernementales éclatant parfois en
plusieurs factions, je renvoie à mon livre et surtout à sa bibliographie.
Pourriez-vous nous décrire le rôle joué par la Libye ? Quelles étaient
les motifs de son intervention dans le pays ?
Kadhafi a pris le pouvoir en 1969. Il hérite d'une situation induite
par le roi Idriss Ier, qui avait tacitement soutenu les rebelles du FROLINAT.
Il poursuit ce soutien, d'abord aux rebelles de la 1ère armée du centre-est,
avec lesquels il est plus en phase. Pour Kadhafi, le Tchad représente, selon
les mots de Florian Séné, un « test de puissance » : le
pays regroupe les 3 cercles de sa vision géopolitique, inspirée de celle de
Nasser, le nationalisme arabe, l'intervention en Afrique centrale et
subsaharienne, et l'islam. Rejeté par Nimeiry, le dictateur soudanais, qui
refuse un projet d'union avec la Libye, Kadhafi entre en discussion dès 1972
avec Tombalbaye, qui de son côté veut marquer ses distances avec la France, qui
vient pourtant de mener l'opération Limousin contre les rebelles.
L'année suivante, Kadhafi fait occuper par ses troupes la bande d'Aouzou, au
nord du Tchad, se basant sur une revendication italienne non satisfaite sous
Mussolini, après un traité non ratifié avec Laval, alors Premier Ministre
français. Kadhafi stoppe plus ou moins son soutien aux rebelles ; il ne
reprend vraiment qu'en 1977, mais cette fois, Kadhafi appuie non pas la 1ère
armée, disloquée par l'intervention française et peu efficace, mais les Toubous
de la 2ème armée, devenus l'élément moteur de la rébellion. Ce faisant, il
précipite l'intervention française en 1978 et contribue grandement à
l'internationalisation du conflit.
De même, pourriez-vous revenir sur l’implication d’autres acteurs
étrangers, à commencer par la France, mais aussi les USA, l’Egypte voir le
Soudan ou l’Arabie saoudite ?
La France intervient d'abord pour des motifs stratégiques. Il s'agit de
conserver la plate-forme que constitue le Tchad pour les déploiements
extérieurs, et de maintenir un régime « ami », celui de
Tombalbaye. Après la chute de ce dernier, les Français vont avoir une position
ambiguë : il s'agit de ne pas affronter Kadhafi directement, le plus possible,
tout en soutenant un acteur tchadien capable de durer. Progressivement la
France parraine Hissène Habré, ce qui commence à se voir durant l'opération Tacaud
(1978-1980). Devant l'intervention libyenne, la France n'a pas écarté une
éventuelle partition du Tchad ou même un système fédéral (Valéry Giscard
d'Estaing), ce qui montrait chez ce dernier une grave méconnaissance des
réalités et des acteurs locaux. La France appuie militairement le régime
d'Hissène Habré à travers les opérations Manta et Epervier, mais
avec un minimum de postures offensives : ce sont les Tchadiens
gouvernementaux qui chassent les Libyens et lancent pour finir un raid à
l'intérieur de la Libye en septembre 1987, ce qui suscite d'ailleurs
l'inquiétude à Paris et entraîne l'accélération des négociations. Les
Etats-Unis n'ont qu'un rôle mineur : ils interviennent discrètement sous
Reagan, à partir de 1981, fournissant surtout une aide matérielle (certes
impressionnante) et des renseignements (photos satellites) à Hissène Habré. Ils
sont plus impliqués dans l'affrontement direct avec la Libye, qui débouche
finalement sur l'opération El Dorado Canyon en avril 1986. Ils laissent le premier rôle au
Tchad même à la France. L'Egypte et l'Arabie Saoudite ont également fourni une
aide matérielle et logistique à Hissène Habré. Le Soudan a un rôle plus
complexe. Kadhafi, devenu hostile à Nimeiry, le dictateur soudanais, tente de
le renverser en pilotant un coup d'Etat de rebelles soudanais, qui échoue, en
1976. Dès lors Nimeiry soutient le plus anti-libyen des rebelles tchadiens,
Hissène Habré. Le Darfour, déjà utilisé par les rebelles comme base arrière, et
qui en subit les conséquences, est alors disputé entre les rebelles tchadiens
puis les Libyens, qui s'y installent en force avec la chute de Nimeyri en 1985.
Les graines du futur conflit au Darfour ont pour certaines été semées durant
cette période.
Comment les guerres du Tchad s'intègrent-elles dans le conflit
Est-Ouest qui domine la période ?
Elle s'y intègre à vrai dire à la marge, même si le conflit
s'internationalise du fait des Libyens en 1978. Kadhafi agit de son propre
chef : s'il bénéficie du soutien soviétique en termes d'équipement (et
tout est relatif), Moscou n'a jamais appuyé militairement l'effort libyen, au
contraire de son intervention massive pour soutenir l'Ethiopie contre la
Somalie durant la guerre de l'Ogaden (1977-1978). Tout au plus des pilotes du
bloc de l'est manœuvrent les appareils les plus sophistiqués de Kadhafi (ou les
autres, car la Libye manque de pilotes qualifiés), et certains conseillers
militaires seront tués sur la base libyenne attaquée par Hissène Habré en
septembre 1987. A l'ouest, c'est surtout la France qui est concernée par le
conflit tchadien, avec ses déploiements militaires, son aide logistique et
l'encadrement des forces tchadiennes ; et les Etats-Unis, qui comme on l'a
dit, sont plus concernés par la Libye à proprement parler que par le Tchad. Le
conflit a également une dimension « secrète », faite
d'opérations spéciales parfois relativement peu connues faute de sources encore
disponibles.
Sur le plan opératif et tactique, quels étaient les particularités des
acteurs militaires tchadiens, pourriez-vous nous décrire plus en détail les
fameux « Rezzou - TGV » ?
Les Toubous adoptent en fait les outils modernes à leur art de la
guerre traditionnel. Ils bénéficient notamment de la motorisation massive
fournie par les Libyens, avec 700 Toyotas fournies en 1977-1978. Ces
véhicules armés improvisés, les fameux technicals, sont équipés de
pièces antiaériennes, et surtout, dans le cas tchadien, de missiles antichars,
voire de missiles sol-air en plage arrière, avec des combattants embarqués. Sur
le plan tactique, le rezzou TGV consiste en une charge frontale des véhicules
ainsi pourvus, tirant en tir tendu, sur une colonne adverse. Les Toubous
recherchent l'imbrication avec la colonne ennemie pour effectuer des tirs à
courte portée, très létaux -les pertes peuvent être également lourdes du côté
des assaillants. Ces tactiques ne se développent vraiment qu'à partir de
1983-1984, quand Hissène Habré constate l'inefficacité d'une structure trop
conventionnelle, car inférieure, contre les Libyens. Ses forces armées sont
donc réorganisées, et rééquipées avec le matériel fourni par la France et les
Etats-Unis. Le rezzou motorisé avec technicals permet une grande
mobilité, une grande souplesse, et autorise aussi d'atteindre des objectifs
opératifs et non plus tactiques, comme le montre la campagne des premiers mois
de 1987 où deux grandes bases libyennes du nord du Tchad sont attaquées et
prises successivement, forçant les Libyens à se retirer dans la bande d'Aouzou,
qui sera elle-même attaquée ensuite.
Quelle fut la performance des forces libyennes, pourriez-vous nous
éclairer sur les raison de leur brusque effondrement en 1987 ?
La performance libyenne est contrastée. La première intervention
directe, en 1980, est assez remarquable : un déploiement aérotransporté à
partir de la bande d'Aouzou, une grande force conventionnelle qui permet aux
soutiens tchadiens des Libyens de chasser Hissène Habré de N'Djamena grâce
notamment à la puissance de feu impressionnante du dispositif. Si les Français
déclenchent l'opération Manta, en août 1983, c'est que l'aviation
libyenne a montré son efficacité pour appuyer la reconquête du Tchad par le
GUNT de Goukouni Oueddeï soutenu par des troupes libyennes. D'ailleurs
l'aviation libyenne, bien que contenue par la présence française, est à
l'origine des plans tchadiens de 1987 visant, aussi, à neutraliser les bases
d'où partent les appareils libyens. En 1986-1987, les Libyens subissent de
sévères défaites. La faute, peut-être, à une organisation conventionnelle mal
taillée pour affronter la guerre mise en œuvre par les Tchadiens. Le
commandement, pour des raisons qui relèvent aussi de la politique et de
l'omniprésence de Kadhafi, n'a pas toujours été à la hauteur. Surtout, les
Libyens ont peiné à entraîner, encadrer et nourrir des alliés tchadiens qui
leur auraient bien utiles sur le théâtre d'opérations, au point de perdre
jusqu'au soutien de Goukouni Oueddeï en 1986. Car ils ont surtout été
incapables de s'adapter au type de guerre imposé par les Tchadiens, sauf en de
trop rares occasions, comme dans la bande d'Aouzou en 1987.
Pourriez-vous nous éclairer sur les conséquences de cette longue guerre
sur la politique régionale actuelle ?
La guerre elle-même a, comme je l'ai dit, contribué, par exemple, à la
déstabilisation du Soudan. Concernant la Libye, les rêves de grandeur de
Kadhafi ont été brisés, et il ne mènera plus d'expéditions extérieures
comparables à celle-là, son armée ayant été sévèrement corrigée. En revanche,
Kadhafi va appuyer, paradoxalement, son ancien adversaire Idriss Déby, brouillé
avec Hissène Habré, et qui renverse ce dernier par un nouveau rezzou est-ouest
en décembre 1990. Déby dirige toujours le Tchad, plus de 25 ans plus tard. Le
Tchad, secoué par la violence et la guerre civile quelques années après son
indépendance, reste donc toujours sous l'emprise de militaires et d'anciens
rebelles ayant fait leurs armes durant cette période. Déby a déjà échappé
lui-même à plusieurs offensives de rebelles contre son régime, dont la plus
menaçante, en 2008, n'a pu être écartée que grâce au soutien français et
libyen, notamment. Quant à Kadhafi, il a finalement disparu en octobre 2011,
emporté par la révolution qui a mis à bas son régime en Libye.
Quelles sont les leçons que les militaires français ont retenu des
conflits tchadiens pour leurs interventions ultérieures en Afrique et ailleurs
?
C'est un aspect que je n'ai pas trop abordé dans le livre. Ce qui est
frappant, c'est déjà de constater que l'armée française ne semble pas trop
tirer les enseignements d'une intervention du Tchad à l'autre : les
lacunes remarquées pendant Limousin se retrouvent en partie pendant Tacaud.
L'opération Manta a été décriée dans un ouvrage resté célèbre, écrit
sous pseudonyme par le colonel Spartacus. Seule l'opération Epervier, à
composante essentiellement aérienne, semble être restée comme un modèle, malgré
des carences, notamment en termes de protection sol-air des bases françaises au
Tchad. Il est cependant évident que l'armée française a pu bénéficier d'un
retour d'expérience de ses engagements en milieu désertique : aujourd'hui
encore, l'armée française fait entraîner bon nombre de ses hommes au Tchad, où
le dispositif Epervier, depuis renommé, est resté en place jusqu'en...
2014 !
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