mercredi 1 avril 2015

Interview de Stéphane Mantoux; Les Guerres du Tchad


Stéphane Mantoux est agrégé d’histoire, anime le blog Historicoblog3 et a cofondé les blogs l’autre côté de la colline et U235. Il collabore de longue date avec plusieurs titres de la presse spécialisée en histoire militaire et de défense et a déjà publié une Offensive du Têt paru chez Tallandier en 2013. Dans son second livre, publié par les éditions Lemme edit dans leur collection Illustoria, Stéphane Mantoux propose une synthèse sur les guerres ayant marqué l’histoire du Tchad contemporain et a bien voulu répondre à nos questions sur son ouvrage.
 
Propos receuillis par David FRANCOIS et Adrien Fontanellaz



Pouvez-vous nous éclairer sur l’histoire en général - et aussi sur sa dimension militaire - du Tchad précolonial ?

Le Tchad précolonial est composé de plusieurs espaces différents, qui pour certains sont en relation entre eux, mais pas forcément. La colonisation française va regrouper des territoires parfois bien différents. Au royaume du Kanem, au nord-ouest du pays, islamisé dès le VIIIème siècle, s'oppose le royaume du Baguirmi, constitué autour de ce qui est aujourd'hui N'Djamena au XVIème siècle, et le royaume du Ouaddaï, apparu dans l'est du Tchad au XVIIème siècle. De nombreuses populations tchadiennes vivent aussi sans structure centralisée, comme les royaumes ou les empires. Les Toubous du Tibesti sont à part, dirigés par un chef spirituel, le Derdeï, et sont de redoutables pillards du désert. L'art de la guerre est encore dominé, par certains royaumes, par une cavalerie plus ou moins lourde, et dans d'autres par des fantassins. L'arrivée des Arabes au XIXème siècle (tribus libyennes du sud, Sénoussiya, Rabah, chef de guerre soudanais qui se taille un empire dans le Tchad actuel) introduit plus massivement les armes à feu, parfois déjà un peu présentes, et l'artillerie.

De quelle manière fut implémentée puis structurée la colonisation française ?

La colonisation française s'est faite par à-coups, sans plan préétabli. Elle est parfois le fait d'officiers en quête de gloire ou d'opportunités saisies, sans discussion avec la métropole, par les représentants coloniaux. Ce qui explique qu'elle s'étale de la décennie 1890 jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale, quasiment. Les Français doivent d'abord défaire Rabah (1899-1900), hostile à la présence française qui débouche après le lancement de trois missions d'explorations simultanées en 1897. Si Rabah s'est montré agressif à l'égard des Français, ce sont en revanche ces derniers qui prennent l'initiative d'engager les hostilités contre la Sénoussiya, qui était plutôt dans une posture attentiste et quelque peu défensive. C'est un des exemples d'initiatives prises par certains officiers français, avec plus ou moins de bonheur car l'affrontement dure une dizaine d'années (1902-1913). Pendant la Grande Guerre, de la même façon, c'est du commandement français, en 1916, que vient le rattachement par la force au Tchad du Dar Sila, un petit sultanat voisin du Ouaddaï, à l'est.

Quelles ont été les impacts de cette histoire sur l’histoire du pays après l’indépendance ?

La colonisation française, qui reste longtemps sous l'autorité militaire, ne passe aux autorités civiles que dans les années 1920. Le Tchad est une plate-forme stratégique, surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale. La France n'y exploite pas de ressources, bien qu'elle y ait développé, par la contrainte, la culture du coton, dans le sud du pays. Faute d'effectifs et d'intérêt, elle s'est largement appuyée sur les structures traditionnelles. Les Français ont favorisé le sud du Tchad, ouvert aux écoles chrétiennes et à l'instruction, de même qu'au recrutement pour l'armée -des Saras, du sud tchadien, font partie des tirailleurs « sénégalais » de l'armée française. Le nord musulman a été plus rétif à la colonisation française et n'a pas profité des opportunités offertes par la colonisation, certes plus limitées dans cette région. Ce déséquilibre sera ensuite lourd de conséquences pour l'histoire du pays.

Pourriez-vous nous présenter les principaux acteurs tchadiens de la longue guerre civile qui déchira le pays ?

Ils sont nombreux, aussi vais-je résumer assez rapidement. François Tombalbaye est le premier acteur : premier président du Tchad, de 1962 à 1975, membre éminent du PPT, parti politique né à la fin de la colonisation française, il impose un pouvoir autoritaire sur le pays, basé également sur un groupe de Sudistes au pouvoir. Son régime provoque la naissance de plusieurs rébellions : la première véritablement structurée est le FROLINAT (Front de Libération Nationale), né en 1966 au Soudan, d'inspiration marxiste, créé par des étudiants formés à l'étranger et qui regroupe des éléments du centre-est du pays. Le Tibesti, resté sous administration française jusqu'en 1965, connaît des troubles dès cette année-là et les Toubous se révoltent ouvertement dès 1968, entraînant une première intervention française d'ailleurs très peu médiatisée. On appellera cette force de Toubous la 2ème armée du FROLINAT, par opposition à la 1ère armée née dans le centre-est. A sa tête, Goukouni Oueddeï, fils du Derdeï, et Hissène Habré, venu plus tard, qui s'opposeront par la suite. L'ANT, l'Armée Nationale Tchadienne, formée par la France, joue également un rôle important dans la suite des événements : c'est de ses rangs que vient le coup d'Etat qui renverse le président Tombalbaye, en avril 1975. Pour la suite des événements, particulièrement complexes, les mouvements rebelles et les forces gouvernementales éclatant parfois en plusieurs factions, je renvoie à mon livre et surtout à sa bibliographie.

Pourriez-vous nous décrire le rôle joué par la Libye ? Quelles étaient les motifs de son intervention dans le pays ?

Kadhafi a pris le pouvoir en 1969. Il hérite d'une situation induite par le roi Idriss Ier, qui avait tacitement soutenu les rebelles du FROLINAT. Il poursuit ce soutien, d'abord aux rebelles de la 1ère armée du centre-est, avec lesquels il est plus en phase. Pour Kadhafi, le Tchad représente, selon les mots de Florian Séné, un « test de puissance » : le pays regroupe les 3 cercles de sa vision géopolitique, inspirée de celle de Nasser, le nationalisme arabe, l'intervention en Afrique centrale et subsaharienne, et l'islam. Rejeté par Nimeiry, le dictateur soudanais, qui refuse un projet d'union avec la Libye, Kadhafi entre en discussion dès 1972 avec Tombalbaye, qui de son côté veut marquer ses distances avec la France, qui vient pourtant de mener l'opération Limousin contre les rebelles. L'année suivante, Kadhafi fait occuper par ses troupes la bande d'Aouzou, au nord du Tchad, se basant sur une revendication italienne non satisfaite sous Mussolini, après un traité non ratifié avec Laval, alors Premier Ministre français. Kadhafi stoppe plus ou moins son soutien aux rebelles ; il ne reprend vraiment qu'en 1977, mais cette fois, Kadhafi appuie non pas la 1ère armée, disloquée par l'intervention française et peu efficace, mais les Toubous de la 2ème armée, devenus l'élément moteur de la rébellion. Ce faisant, il précipite l'intervention française en 1978 et contribue grandement à l'internationalisation du conflit.

De même, pourriez-vous revenir sur l’implication d’autres acteurs étrangers, à commencer par la France, mais aussi les USA, l’Egypte voir le Soudan ou l’Arabie saoudite ?

La France intervient d'abord pour des motifs stratégiques. Il s'agit de conserver la plate-forme que constitue le Tchad pour les déploiements extérieurs, et de maintenir un régime « ami », celui de Tombalbaye. Après la chute de ce dernier, les Français vont avoir une position ambiguë : il s'agit de ne pas affronter Kadhafi directement, le plus possible, tout en soutenant un acteur tchadien capable de durer. Progressivement la France parraine Hissène Habré, ce qui commence à se voir durant l'opération Tacaud (1978-1980). Devant l'intervention libyenne, la France n'a pas écarté une éventuelle partition du Tchad ou même un système fédéral (Valéry Giscard d'Estaing), ce qui montrait chez ce dernier une grave méconnaissance des réalités et des acteurs locaux. La France appuie militairement le régime d'Hissène Habré à travers les opérations Manta et Epervier, mais avec un minimum de postures offensives : ce sont les Tchadiens gouvernementaux qui chassent les Libyens et lancent pour finir un raid à l'intérieur de la Libye en septembre 1987, ce qui suscite d'ailleurs l'inquiétude à Paris et entraîne l'accélération des négociations. Les Etats-Unis n'ont qu'un rôle mineur : ils interviennent discrètement sous Reagan, à partir de 1981, fournissant surtout une aide matérielle (certes impressionnante) et des renseignements (photos satellites) à Hissène Habré. Ils sont plus impliqués dans l'affrontement direct avec la Libye, qui débouche finalement sur l'opération El Dorado Canyon en  avril 1986. Ils laissent le premier rôle au Tchad même à la France. L'Egypte et l'Arabie Saoudite ont également fourni une aide matérielle et logistique à Hissène Habré. Le Soudan a un rôle plus complexe. Kadhafi, devenu hostile à Nimeiry, le dictateur soudanais, tente de le renverser en pilotant un coup d'Etat de rebelles soudanais, qui échoue, en 1976. Dès lors Nimeiry soutient le plus anti-libyen des rebelles tchadiens, Hissène Habré. Le Darfour, déjà utilisé par les rebelles comme base arrière, et qui en subit les conséquences, est alors disputé entre les rebelles tchadiens puis les Libyens, qui s'y installent en force avec la chute de Nimeyri en 1985. Les graines du futur conflit au Darfour ont pour certaines été semées durant cette période.

Comment les guerres du Tchad s'intègrent-elles dans le conflit Est-Ouest qui domine la période ?

Elle s'y intègre à vrai dire à la marge, même si le conflit s'internationalise du fait des Libyens en 1978. Kadhafi agit de son propre chef : s'il bénéficie du soutien soviétique en termes d'équipement (et tout est relatif), Moscou n'a jamais appuyé militairement l'effort libyen, au contraire de son intervention massive pour soutenir l'Ethiopie contre la Somalie durant la guerre de l'Ogaden (1977-1978). Tout au plus des pilotes du bloc de l'est manœuvrent les appareils les plus sophistiqués de Kadhafi (ou les autres, car la Libye manque de pilotes qualifiés), et certains conseillers militaires seront tués sur la base libyenne attaquée par Hissène Habré en septembre 1987. A l'ouest, c'est surtout la France qui est concernée par le conflit tchadien, avec ses déploiements militaires, son aide logistique et l'encadrement des forces tchadiennes ; et les Etats-Unis, qui comme on l'a dit, sont plus concernés par la Libye à proprement parler que par le Tchad. Le conflit a également une dimension « secrète », faite d'opérations spéciales parfois relativement peu connues faute de sources encore disponibles.

Sur le plan opératif et tactique, quels étaient les particularités des acteurs militaires tchadiens, pourriez-vous nous décrire plus en détail les fameux « Rezzou - TGV » ?

Les Toubous adoptent en fait les outils modernes à leur art de la guerre traditionnel. Ils bénéficient notamment de la motorisation massive fournie par les Libyens, avec 700 Toyotas fournies en 1977-1978. Ces véhicules armés improvisés, les fameux technicals, sont équipés de pièces antiaériennes, et surtout, dans le cas tchadien, de missiles antichars, voire de missiles sol-air en plage arrière, avec des combattants embarqués. Sur le plan tactique, le rezzou TGV consiste en une charge frontale des véhicules ainsi pourvus, tirant en tir tendu, sur une colonne adverse. Les Toubous recherchent l'imbrication avec la colonne ennemie pour effectuer des tirs à courte portée, très létaux -les pertes peuvent être également lourdes du côté des assaillants. Ces tactiques ne se développent vraiment qu'à partir de 1983-1984, quand Hissène Habré constate l'inefficacité d'une structure trop conventionnelle, car inférieure, contre les Libyens. Ses forces armées sont donc réorganisées, et rééquipées avec le matériel fourni par la France et les Etats-Unis. Le rezzou motorisé avec technicals permet une grande mobilité, une grande souplesse, et autorise aussi d'atteindre des objectifs opératifs et non plus tactiques, comme le montre la campagne des premiers mois de 1987 où deux grandes bases libyennes du nord du Tchad sont attaquées et prises successivement, forçant les Libyens à se retirer dans la bande d'Aouzou, qui sera elle-même attaquée ensuite.

Quelle fut la performance des forces libyennes, pourriez-vous nous éclairer sur les raison de leur brusque effondrement en 1987 ?

La performance libyenne est contrastée. La première intervention directe, en 1980, est assez remarquable : un déploiement aérotransporté à partir de la bande d'Aouzou, une grande force conventionnelle qui permet aux soutiens tchadiens des Libyens de chasser Hissène Habré de N'Djamena grâce notamment à la puissance de feu impressionnante du dispositif. Si les Français déclenchent l'opération Manta, en août 1983, c'est que l'aviation libyenne a montré son efficacité pour appuyer la reconquête du Tchad par le GUNT de Goukouni Oueddeï soutenu par des troupes libyennes. D'ailleurs l'aviation libyenne, bien que contenue par la présence française, est à l'origine des plans tchadiens de 1987 visant, aussi, à neutraliser les bases d'où partent les appareils libyens. En 1986-1987, les Libyens subissent de sévères défaites. La faute, peut-être, à une organisation conventionnelle mal taillée pour affronter la guerre mise en œuvre par les Tchadiens. Le commandement, pour des raisons qui relèvent aussi de la politique et de l'omniprésence de Kadhafi, n'a pas toujours été à la hauteur. Surtout, les Libyens ont peiné à entraîner, encadrer et nourrir des alliés tchadiens qui leur auraient bien utiles sur le théâtre d'opérations, au point de perdre jusqu'au soutien de Goukouni Oueddeï en 1986. Car ils ont surtout été incapables de s'adapter au type de guerre imposé par les Tchadiens, sauf en de trop rares occasions, comme dans la bande d'Aouzou en 1987.

Pourriez-vous nous éclairer sur les conséquences de cette longue guerre sur la politique régionale actuelle ?

La guerre elle-même a, comme je l'ai dit, contribué, par exemple, à la déstabilisation du Soudan. Concernant la Libye, les rêves de grandeur de Kadhafi ont été brisés, et il ne mènera plus d'expéditions extérieures comparables à celle-là, son armée ayant été sévèrement corrigée. En revanche, Kadhafi va appuyer, paradoxalement, son ancien adversaire Idriss Déby, brouillé avec Hissène Habré, et qui renverse ce dernier par un nouveau rezzou est-ouest en décembre 1990. Déby dirige toujours le Tchad, plus de 25 ans plus tard. Le Tchad, secoué par la violence et la guerre civile quelques années après son indépendance, reste donc toujours sous l'emprise de militaires et d'anciens rebelles ayant fait leurs armes durant cette période. Déby a déjà échappé lui-même à plusieurs offensives de rebelles contre son régime, dont la plus menaçante, en 2008, n'a pu être écartée que grâce au soutien français et libyen, notamment. Quant à Kadhafi, il a finalement disparu en octobre 2011, emporté par la révolution qui a mis à bas son régime en Libye.

Quelles sont les leçons que les militaires français ont retenu des conflits tchadiens pour leurs interventions ultérieures en Afrique et ailleurs ?

C'est un aspect que je n'ai pas trop abordé dans le livre. Ce qui est frappant, c'est déjà de constater que l'armée française ne semble pas trop tirer les enseignements d'une intervention du Tchad à l'autre : les lacunes remarquées pendant Limousin se retrouvent en partie pendant Tacaud. L'opération Manta a été décriée dans un ouvrage resté célèbre, écrit sous pseudonyme par le colonel Spartacus. Seule l'opération Epervier, à composante essentiellement aérienne, semble être restée comme un modèle, malgré des carences, notamment en termes de protection sol-air des bases françaises au Tchad. Il est cependant évident que l'armée française a pu bénéficier d'un retour d'expérience de ses engagements en milieu désertique : aujourd'hui encore, l'armée française fait entraîner bon nombre de ses hommes au Tchad, où le dispositif Epervier, depuis renommé, est resté en place jusqu'en... 2014 !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire