vendredi 1 mai 2015

Guerre et désinformation : les Anges de Mons, 1914.

Les interventions et apparitions surnaturelles ou divines sur les champs de bataille sont choses relativement courantes dans les récits et chroniques de l'Antiquité ou du Moyen Âge. La plus célèbre de ces apparitions a lieu lors de la bataille du Pont Milvius le 23 octobre 312 puisqu'elle décide l'empereur romain Constantin à se convertir au christianisme. Ces récits d'apparitions se font de plus en plus rares au fil des siècles. L'une des dernières recensées a lieu en 1675 lors de la guerre du roi Philippe en Nouvelle-Angleterre. Au moment où la petite ville d'Hadley dans le Massachusetts est sur le point de succomber aux assauts des Indiens, un vieillard armé d'une antique épée apparaît. Il organise la milice, la conduit à l'attaque et à la victoire et puis disparaît aussi subitement qu'il est venu. Le surnaturel semble ensuite déserter le champ de bataille, tout comme il est chassé du reste de la vie sociale par les progrès de la science. C'est pourtant à l'aube de la première guerre industrielle de l'Histoire qu'il refait surface, quelque part en Belgique à l'été 1914.

David FRANCOIS

Durant la Première Guerre mondiale se répand en effet en Grande-Bretagne la croyance qu'une force surnaturelle est intervenue pour venir en aide aux Tommys lors de la retraite de Mons. Depuis, cet épisode, plus connu sous le nom des Anges de Mons, a été interprété de diverses manières. Pour les uns c'est un exemple d'hallucination collective tandis que les plus sceptiques estiment être en présence d'une légende urbaine forme contemporaine du folklore. L'explication du la plus courante avance que des soldats, exténués par des combats difficiles, sans expériences de la guerre et subissant la chaleur, ont interprété l'apparition de nuages comme une intervention divine. Le seul fait solidement établi est que de ce premier engagement britannique est né une légende moderne qui fascine toujours puisqu'en 2001 le Sunday Times annonce que des preuves photographiques prouvant la réalité de l'apparition surnaturelle ont été retrouvés chez un vétéran, William Doidge. Finalement en 2002 un documentaire de la BBC montre qu'il s'agit d'un canular et que Doidge n'a jamais existé.

L'histoire aurait pu s'arrêter là et la légende des Anges de Mons rejoindre la cohorte d'histoires fantastiques qui nourrissent l'imaginaire et la culture populaire. Mais des recherches récentes, notamment celles menées par David Clarke, professeur à l'université de Sheffield, tentent à montrer que derrière la légende et les doutes qu'elle soulève se trouvent plus certainement une opération de propagande plutôt qu'une intervention des puissances supérieures.


La bataille de Mons.
Le 22 août 1914, soit seulement 18 jours après la déclaration de guerre de l'Empire britannique à l'Empire allemand, le corps expéditionnaire britannique (BEF) prend position en Belgique à l'extrême gauche du front franco-anglais. Le BEF, commandé par le général sir John French est composé de deux corps d'armée ayant chacun deux divisions de trois brigades auxquelles s'ajoutent cinq brigades de cavalerie. Le 2e corps, dirigé par le général Horace Smith-Dorrien, occupe alors des positions défensives sur le canal de Condé au niveau de la ville de Mons. Le 1er corps commandé par le général Douglas Haig se trouve quand à lui un peu plus à droite sur la route de Mons à Beaumont. Les 40 000 soldats anglais font alors face à l'aile marchante de l'armée allemande, la 1ere armée du général von Kluck. Cette dernière joue un rôle crucial pour la réussite du plan Schlieffen qui doit permettre à l'Allemagne d'écraser la France en six semaines. Elle doit, après avoir traversée la Belgique, déborder le flanc gauche français et encercler Paris.

L'armée allemande traverse la Belgique en aout 1914


Dans sa marche sur Paris, l'armée de von Kluck trouve sur son chemin la petite force britannique. Les premiers contacts ont lieu le 21 août mais ce n'est que le lendemain que les accrochages se font plus durs. Les Allemands souhaitent alors s'emparer du saillant que forme une boucle du canal Condé au nord de la ville derrière lequel les Britanniques se sont retranchés. Pour y parvenir ils doivent s'emparer des quatre ponts qui traversent le canal au niveau du saillant.

Le 23 aout l'artillerie allemande commence à pilonner les Anglais. Puis quatre bataillons s'élancent pour s'emparer du pont de Nimy défendu par une section de mitrailleuse et une compagnie du 4e bataillon de fusiliers. Les Allemands sont repoussés après avoir subi de lourdes pertes. Le 4e bataillon du régiment de Middlesex et le1er bataillon du régiment des Gordon Highlanders, avec l'aide du régiment des Royal Irish, parviennent à repousser l'ensemble des assauts allemands. Les ponts qui tiennent le saillant restent aux mains des Britanniques. Les Allemands décident alors d'élargir leurs attaques à l'ouest du canal pour envelopper l'adversaire. La pression allemande s'accentue d'heure en heure tandis que les pertes sont de plus en plus sévères chez les Britanniques. La traversée du canal Condé à l'est par des unités de la IXe armée allemande menace le flanc droit anglais. Pour éviter d'être pris au piège la 3e division d'infanterie britannique doit se replier au sud du Mons entraînant la 5e divisions d'infanterie dans sa retraite. Les Allemands parviennent également à construire des ponts sur le canal et font alors passer de nombreuses unités sur la rive sud.

En cette fin août 1914, c'est l'ensemble du front occidental qui reflue. A la suite de la bataille de Charleroi, la 5e armée française de Lanrezac qui se trouve juste à droite des Britanniques recule. Ces derniers courent alors le risque de se retrouver isolés voire même encerclés s'ils ne reculent pas. Le 24 aout, le 2e corps britannique reçoit l'ordre de battre en retraite pour se positionner le long de la route qui va de Valencienne à Maubeuge. Mais là encore afin d'éviter un nouveau débordement sur sa gauche, le BEF doit reculer et quitter la Belgique. La bataille de Mons s'achève et marque la fin de la bataille des frontières.


Naissance d'une légende.
La retraite des troupes du roi Georges V est vécue comme un traumatisme par une opinion publique anglaise conditionnée depuis longtemps à considérer ses soldats comme les meilleures du monde. L'avance allemande est finalement stoppée début septembre sur la Marne avant que les belligérants ne s'enterrent dans une guerre de tranchées qui ne prendra fin qu'au printemps 1918.

A Londres le journaliste et écrivain gallois Arthur Machen, qui a connu un certain succès avec son roman gothique The Great God Pan au début des années 1890, écrit des articles sur les arts et la religion. Il n'hésite pas non plus à écrire également des fictions. Le 29 septembre 1914 il publie ainsi dans le Evening News une nouvelle intitulée « Les Archers » qui évoque le combat désespéré de soldats lors de la bataille de Mons. Parmi les hommes, un des soldats invoque, alors que tout semble perdu, l'esprit de Saint-Georges. Les soldats voient à ce moment apparaître dans le ciel des archers qui soudainement lancent des nuées de flèches tuant des milliers de soldats allemands obligés de se retirer.

Soldats britanniques avant la bataille


Ce récit est clairement une œuvre de fiction. D'ailleurs il ne rencontre aucun écho dans l'opinion publique. Machen est pourtant contacté par deux petites revues spécialisées dans ce qui n'est pas encore appelé le paranormal The Occult Review et The Light. Ces deux publications veulent savoir si le récit de Machen est basé sur des faits réels. Ce dernier assure que ce n'est là qu'une fiction. Pourtant le récit est repris dans des bulletins paroissiaux mais reste toujours largement inconnu.

C'est le 3 avril 1915 que le Hereford Times, un journal provincial publie un article intitulé « Une troupe d'anges », qui pour la première fois utilise l'expression d'Anges de Mons. C'est un récit de seconde main écrit par une certaine Miss Marrable qui dit tenir l'histoire de deux officiers du BEF qui ont vu les anges sauver l'aile gauche britannique lors de la retraite de Mons. Un article similaire paraît le 24 avril dans la revue Light qui affirme lui aussi la présence de forces surnaturelles venues soutenir les soldats de Sa Majesté à Mons. En mai c'est Occult Review qui fait paraître un article sur le même sujet. Ces deux dernières revues sont celles qui ont sollicité Machen en septembre 1914 pour qu'il confirme les faits relatés dans « Les Archers ».

En mai 1915 le texte paru dans le Hereford Times est publié dans le All Saints Parish Church de Bristol un magazine paroissial largement répandu. Le révérend Gilson, le rédacteur en chef, est alors submergé par des dizaines de lettres de correspondants qui demandent qu'on leur envoie un exemplaire du magazine. En juin 1915 c'est le populaire et influent révérend Horton de Manchester qui reprend l'histoire des Anges de Mons dans un sermon. A la suite de ce sermon de nouveaux journaux s’intéressent à cette histoire et publient l'histoire de Miss Marable. En juin le magazine Occult Review commence à publier une série d'articles écrits par Phyliss Campbell, une infirmière qui a servi dans un hôpital de campagne à proximité du front en France et en Belgique au moment de la retraite d’août 1914. Elle affirme avoir entendu de nombreux soldats blessés parler d'entités surnaturelles ayant aidés les troupes anglaises. Elle reprend ensuite ces récits dans un livre publié en 1915 et intitulé Retour du front.

Les différentes versions de l'histoire des Anges de Mons sont reprises par les journaux, les bulletins paroissiaux ainsi que dans les sermons à travers tout le Royaume-Uni. Puis pour confirmer la véracité de l'épisode un petit nombre de vétérans de la retraite de Mons font leur apparition et apportent leurs témoignages. Le plus connu est le soldat Robert Cleaver du 1er régiment du Cheshire qui donne aux journaux un récit détaillé de l'épisode des Anges qu'il affirme avoir vu à Mons. L'histoire des Anges prend une ampleur nouvelle pour se répandre dans tout l'Empire. Elle devient si populaire que douter de sa réalité équivaut vite à un acte de trahison ou une forme d'antipatriotisme.



La croyance selon laquelle à Mons en août 1914 une intervention surnaturelle a sauvé du désastre les forces britanniques perdure longtemps même après 1918. Jusque dans les années 1980 certains historiens reprennent cette histoire sans mettre en doute sa véracité. Les derniers vétérans vivants font même le récit de l'apparition des anges devant les micros de la radio ou les caméras de la télévision britannique.

La question qui se pose alors est de savoir pourquoi et comment l'histoire des anges de Mons est devenue si populaire en 1915 dans une opinion qui dans sa majorité croit à la véracité de l'épisode. Arthur Machen dont « Les Archers » est à l'origine de la légende estime que son récit a progressivement été embellie pour arriver à celui des anges. Quand en août 1915 il publie un recueil de nouvelles comprenant « Les Archers » il prend soin d’insérer une préface où il affirme à nouveau que son récit n'est qu'une fiction qui ne repose sur rien de réel. Pourtant cette mise au point a peu d'effet sur une croyance qui est alors en train de se développer dans toute la société britannique.

Depuis la Grande Guerre, les spécialistes considèrent, à l'instar de Machen, que le récit de ce dernier est à l'origine de la légende des Anges de Mons. Le processus qui s'élabore alors est caractéristique des légendes contemporaines qui satisfont tout autant les besoins religieux que patriotiques qui se font jour avec le déclenchement de la guerre. La légende des Anges de Mons devient une véritable légende urbaine, telle que décrite dans les travaux du sociologue Edgar Morin. Elle naît spontanément, ici à travers une fiction écrite, et s'enrichit d’éléments nouveaux à mesure qu'elle se répand dans la société par le biais du bouche à oreille. Elle devient ainsi rapidement un élément central de la mythologie de la Première Guerre mondiale.

Les spécialistes qui se sont penchés sur l'épisode de la bataille de Mons pour examiner les preuves d'une intervention surnaturelle se sont vite rendu compte que les témoins directs de l'événement sont extrêmement difficiles à localiser. Les témoignages de première main sont toujours sujet à caution à l'image de celui de Robert Cleaver. Ce dernier, dont le récit a été reprit dans les livres et journaux comme pièce centrale prouvant la véracité de l'épisode, n'a intégré en réalité l'armée qu'à la fin août 1914 et n'est arrivé en France que le 22 septembre soit un mois après l'événement dont il aurait été le témoin en Belgique.

Miss Marrable, largement sollicitée après la publication de son article écrit au London Evening News qu'elle ne sait rien des militaires qui ont vu les anges et lui ont livrés leurs récits. Pourtant son histoire continue à être reprise comme authentique si ce n'est que le nom de l'auteur n'est plus alors mentionné. Phyllis Campbell, l'infirmière militaire, est quant à elle incapable de donner des détails sur les soldats qui lui ont parlé des anges. D'ailleurs aucune autre infirmière en Belgique et en France n'a entendu parler des anges. Pour terminer de décrédibiliser cette source les curieux se sont rendu compte que les atrocités allemandes que Phyllis Campbell raconte avec complaisance dans son livre sont en réalité de pures inventions. Même la Société pour la recherche psychique, pourtant friande de phénomènes paranormaux, conclut que l'histoire des anges ne repose que sur des rumeurs.

Pour appuyer la fragilité des témoignages il faut également rappeler qu'aucun document, lettres de soldats, histoires régimentaires, journaux intimes ne mentionnent l'épisode des anges avant avril 1915. Et les témoins oculaires ne font leur apparition qu'à partir du printemps 1915, après la publicité faite dans la presse sur les anges. Si l'épisode avait été réel, qu'il soit le fruit d'une intervention surnaturelle ou d'une hallucination collective, voire d'une mauvaise interprétation de phénomènes naturels, il est impossible que personne ne le mentionne dans une lettre ou les journaux avant avril 1915. Ceux qui ont cherché une preuve de la mention de l'épisode de Mons dans les journaux ou les courriers durant les cinq semaines qui séparent la bataille et la publication du texte de Machen pour prouver la véracité de l'apparition n'ont jamais rien trouvé. Face à cette absence de preuves, les plus croyants ont été jusqu'à avancer que le récit de Machen est un compte rendu de la réalité transmis à l'écrivain par le biais de la télépathie.

L'histoire de la légende des Anges de Mons pourrait s’arrêter là de manière satisfaisante pour tout esprit rationnel. Sa popularité s'explique simplement par le fait qu'elle semble confirmer de manière divine la justesse de la cause alliée à un moment d’extrême inquiétude de la société britannique et permet à celle-ci de mieux accepter les sacrifices demandés pour la poursuite du conflit. D'ailleurs dans les années qui suivent la Grande Guerre la croyance dans l'épisode des Anges s'érode progressivement pour entrer dans le domaine du mythe. Mais grâce aux travaux du professeur David Clarke il est possible d'aller voir un peu plus loin, là encore loin du surnaturel.

Arthur Machen, l'auteur de la nouvelle "Les Archers"



Une opération de désinformation.
En 1931, le brigadier-général John Charteris publie ses mémoires intitulés At GHQ (Au GQG). Charteris fut pendant la guerre l'un des dirigeants des services de renseignements du BEF en France. Il est ainsi devenu l'ami du général Douglas Haig qui le nomme chef du renseignement au Grand Quartier Général du BEF. S'il est peu apprécié par ses autres collègues du BEF, Charteris parvient pourtant à devenir le principal conseiller de Haig. Après la guerre il écrit plusieurs livres sur Haig puis il rassemble l'ensemble des lettres qu'il a envoyées à sa femme durant la guerre pour former At GHQ.

Au sein de cette correspondance reproduite et publiée le lecteur peut trouver une lettre du 5 septembre 1914 où Charteris raconte à sa femme que l'histoire de l'ange du Seigneur, qui sur un cheval blanc et une épée flamboyante à la main, a arrêté la progression des Allemands à Mons, se répand au sein du 2e corps. Voici donc un argument de poids pour ceux qui veulent démontrer la véracité des anges. Il est d'ailleurs la seule mention de l'épisode avant la publication du récit de Machen et le fait que son auteur soit un officier supérieur augmente sa crédibilité. Le 11 février 1915 Charteris écrit à son épouse qu'il a essayé de remonter à la source de la légende. Il pense alors que l'histoire a été inventé par un homme qui dans une lettre a raconté que les Allemands avaient été arrêtés à Mons comme si un ange était intervenu. La lettre a été ensuite publié dans un bulletin paroissial mais sans utiliser le conditionnel originel. Le journal est parvenu aux soldats sur le front qui ont ensuite ramené ce récit expurgé en Angleterre. Le contenu de cette lettre de février 1915 sonne pourtant faux puisque la publication du récit de Miss Marrable dans le All Saints Church auquel fait manifestement référence Charteris date de... mai 1915.

David Clarke, intrigué par ces lettres, a consulté au Centre des archives militaires Liddell Hart du King's College de Londres la copie sur microfilm de la collection des lettres originales écrites par Charteris. Et curieusement il n'a trouvé aucune lettre datée du 5 septembre 1914 ou du 11 février 1915. Clarke a alors voulu vérifier la présence éventuelle de ces lettres au Musée de l'Intelligence Corps où se trouvent les originaux des lettres de Charteris légués après sa mort. Là non plus il n'a rien trouvé. Il est bien entendu possible que ces lettres ont été perdues mais également qu'elles n'ont jamais existé. Dans ce dernier cas les lettres reproduites dans At GHQ sont des faux. Mais pourquoi faire cela en 1931 ?

En 1914 les seuls moyens pour l'opinion d'obtenir des nouvelles du front résident dans la presse ainsi que dans les lettres envoyées par les soldats. Mais ces informations mettent du temps à arriver et elles sont toujours soigneusement contrôlées par les autorités. Les journalistes ne peuvent quant à eux se rendre sur le front et relaient les informations fournies par l'armée tandis que le courrier est censuré. Ces filtres ne font qu’accroître le besoin de nouvelles dans une opinion qui se montre alors plus réceptive aux rumeurs qui circulent par le biais du bouche à oreille.

Une des nombreuses représentations de la légende des anges de Mons


Dans cette atmosphère les histoires plus ou moins invraisemblables que se répètent les gens deviennent des faits pour l'opinion. Ainsi en aout-septembre 1914 une rumeur a traversé l'ensemble de la Grande-Bretagne qui prétendait que des milliers de soldats russes avec de la neige sur leurs bottes avaient été vu transiter par l'Angleterre pour rejoindre la France soutenir les Alliés. Le détail de la neige vient prouver l'origine russe des soldats même si son absurdité, comment croire en effet qu'il puisse rester de la neige sur les bottes de soldat qui ont parcouru le long chemin de la Russie à l'Angleterre, de plus au mois d’août, n’empêche pas la propagation de la rumeur. L'espion allemand Carl Lody transmet alors l'information aux Allemands et certains prétendent que suite à cela le Haut-Commandement du Kaiser a déplacé deux divisions sur la cote belge, divisions qui auraient dû participer à la bataille de la Marne. Il n'y a bien sur rien de vrai dans cette histoire de soldats russes en transit dans les ports anglais et pourtant elle a été largement crue en Grande-Bretagne.

Cette histoire est surtout un excellent exemple du lien qui peut s'établir entre rumeur et désinformation. Dans ce cas elle profite manifestement aux Alliés qui peuvent la démentir sans perdre leur crédibilité. Les militaires peuvent être alors tentés de faire passer de fausses informations aux journalistes tandis que la censure du courrier des soldats permet non seulement de supprimer certaines informations mais aussi de laisser passer des nouvelles qui, bien que fausses, sont jugées utiles. Charteris par son rôle et sa place au cœur du renseignement militaire ne peut être que conscient du rôle et de l'utilité de cette forme de désinformation dans le déroulement du conflit.

Il n'existe aucune preuve que Charteris soit impliqué dans la propagation de la rumeur sur les renforts russes mais Clarke a montré qu'il est impliqué dans une autre opération de désinformation. Au début de 1915 la presse mentionne en effet l'existence en Allemagne d'une usine de cadavres où les corps des soldats allemands tués aux combats sont bouillis afin de fabriquer des munitions et des aliments pour animaux. L'image internationale de l'Allemagne est ternie par cette histoire et les démentis allemands sont largement ignorés. Il n'en reste pas moins que cette fausse information refait sporadiquement surface tout au long de la guerre notamment en 1917 où sont publié des témoignages oculaires attestant l'existence de l'Usine Kadaver. Bien entendu tout est faux mais cette histoire, en propageant l'image d'une Allemagne brutale et indifférente, renforce la cause alliée.

L'infanterie britannique en 1914


A la fin de 1925, alors qu'il est devenu député conservateur aux Communes, Charteris au cours d'une soirée arrosée à New-York raconte à ses hôtes des histoires d'espionnage. Il affirme alors que les récits sur l'Usine Kadaver, considérés, comme véridiques aux États-Unis, sont en réalité une création des services de renseignements britanniques. Dans son édition du 2 novembre le New York Times rend largement compte des propos de Charteris qui explique qu'il avait à l'époque reçut deux photographies, l'une montrant des cadavres de soldats allemands avant leurs funérailles et l'autre des chevaux morts destinés à être transformés en engrais. Charteris a alors seulement inversé les légendes de chaque photo pour laisser croire que les cadavres allemands partaient pour une usine d'engrais. Au moment où les autorités britanniques craignaient que la Chine ne se rapproche de l'Allemagne, Charteris a envoyé la photo et la légende truquée à un journal chinois de langue anglaise à Shanghai afin de profiter de la vénération pour les morts qui existe en Chine afin de nuire à l'Allemagne. Et puis l'histoire s'est répandu dans le monde entier.

Les révélations de Charteris font scandale en Grande-Bretagne et à son retour de sa tournée américaine le député est convoqué au War Office. Par la suite il revient sur les propos qu'il a tenu. Il nie que les services de renseignements britanniques soient impliqués dans l'histoire de l'usine des cadavres et soutient que les propos que la presse américaine lui a attribués sont faux et absurdes.
La légende des Anges de Mons pourrait-elle également faire partie d'une opération de désinformation orchestrée par Charteris ? Aucune preuve n'existe mais un faisceau de présomptions laisse à penser que cette hypothèse est bien plus que vraisemblable.

La légende fait son apparition en avril 1915 au moment où le blocus sous-marin organisé par la flotte allemande commence à faire sentir ses effets sur le ravitaillement de la population britannique. Les raids des Zeppelins font régner la terreur dans les villes anglaise alors que la bataille de Neuve-Chapelle est décevante : beaucoup de pertes pour peu de gains. Le moral baisse au Royaume-Uni ce qui se traduit par un fléchissement des engagements dans une armée qui ne connaît pas encore la conscription. Surtout le peuple britannique prend conscience que le malheur de la guerre, qui a déjà coûté tant, va continuer encore longtemps. Si la légende des Anges peut convaincre les Britanniques de la justesse de leur engagement dans la guerre et encourager le recrutement, les autorités et plus particulièrement les services de renseignements ne peuvent qu'encourager son développement.

Le révérend Chavasse qui fut aumônier au sein du BEF évoque dans un sermon d'octobre 1915 la légende des Anges. Il indique que l'histoire a été racontée par un général qui la tient d'un capitaine qui affirmait avoir vu avec ses hommes une lumière s'interposer entre les Tommies et les uhlans. Le numéro du 24 avril du Light , l'un des premiers magazines à publier un article sur les Anges explique alors que cette publication est motivée par la visite dans les bureaux du journal d'un officier anonyme. L'article indique ainsi que même si le récit de Machen est une fiction le bruit a néanmoins couru dans certains cercles militaires que des soldats ont observés des phénomènes bizarres lors de la retraite de Mons.

Le BEF En Belgique

Il n'est pas possible d'apporter la preuve que Charteris soit l'officier anonyme qui s'est rendu au siège du Light ou bien le général que mentionne l'ancien aumônier du BEF. Mais ces éléments tendent à montrer que l'hypothèse d'une implication des services de renseignements britanniques dans la propagation de la légende des Anges de Mons doit être prise au sérieux. Elle expliquerait ainsi la publication des fausses lettres dans le livre de Charteris. Ce dernier, pris en faute pour avoir dévoilé que l'histoire de l'usine de cadavres était une invention britannique, a certainement voulu ainsi détourner de sa personne d'éventuelles accusations concernant les Anges de Mons.

Ce qui reste certain à la fin de cette exploration d'une légende contemporaine est qu'aucun élément rationnel ne permet de soutenir qu'un phénomène surnaturel ou même inhabituel s'est déroulé à Mons à la fin du mois d’août 1914. Il est également à peu près sûr que la fiction de Machen a été le premier maillon dans la création du mythe, mais il est aussi très probable que ce processus fut stimulé par les services spéciaux. Si cela se révélait vrai, ce serait un exemple frappant de la réussite d'une opération de désinformation et de propagande à l'aube de la Grande Guerre.

Bibliogaphie :
David Lomas, Mons 1914 : The BEF's Tactical Triumph, Osprey Publishing, 1997.
David Clarke, « Rumours of Angels : a legend of the First World War », Folklore Magazine, n°2, vol. 113, 2002.
David Clarke, The Angel of Mons : Phantom Soldiers and Ghostly Guardians, Wiley, 2004.
Robert Smith, « Battle of Mons and the Angels of Mons », Military Heritage, n°1, vol. 17, août 2005.

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