Les
interventions et apparitions surnaturelles ou divines sur les champs
de bataille sont choses relativement courantes dans les récits et
chroniques de l'Antiquité ou du Moyen Âge. La plus célèbre de ces
apparitions a lieu lors de la bataille du Pont Milvius le 23 octobre
312 puisqu'elle décide l'empereur romain Constantin à se convertir
au christianisme. Ces récits d'apparitions se font de plus en plus
rares au fil des siècles. L'une des dernières recensées a lieu en
1675 lors de la guerre du roi Philippe en Nouvelle-Angleterre. Au
moment où la petite ville d'Hadley dans le Massachusetts est sur le
point de succomber aux assauts des Indiens, un vieillard armé d'une
antique épée apparaît. Il organise la milice, la conduit à
l'attaque et à la victoire et puis disparaît aussi subitement qu'il
est venu. Le surnaturel semble ensuite déserter le champ de
bataille, tout comme il est chassé du reste de la vie sociale par
les progrès de la science. C'est pourtant à l'aube de la première
guerre industrielle de l'Histoire qu'il refait surface, quelque part
en Belgique à l'été 1914.
David FRANCOIS
Durant
la Première Guerre mondiale se répand en effet en Grande-Bretagne
la croyance qu'une force surnaturelle est intervenue pour venir en
aide aux Tommys lors de la retraite de Mons. Depuis, cet épisode,
plus connu sous le nom des Anges de Mons, a été interprété de
diverses manières. Pour les uns c'est un exemple d'hallucination
collective tandis que les plus sceptiques estiment être en présence
d'une légende urbaine forme contemporaine du folklore. L'explication
du la plus courante avance que des soldats, exténués par des
combats difficiles, sans expériences de la guerre et subissant la
chaleur, ont interprété l'apparition de nuages comme une
intervention divine. Le seul fait solidement établi est que de ce
premier engagement britannique est né une légende moderne qui
fascine toujours puisqu'en 2001 le Sunday Times annonce que
des preuves photographiques prouvant la réalité de l'apparition
surnaturelle ont été retrouvés chez un vétéran, William Doidge.
Finalement en 2002 un documentaire de la BBC montre qu'il s'agit d'un
canular et que Doidge n'a jamais existé.
L'histoire
aurait pu s'arrêter là et la légende des Anges de Mons rejoindre
la cohorte d'histoires fantastiques qui nourrissent l'imaginaire et
la culture populaire. Mais des recherches récentes, notamment celles
menées par David Clarke, professeur à l'université de Sheffield,
tentent à montrer que derrière la légende et les doutes qu'elle
soulève se trouvent plus certainement une opération de propagande
plutôt qu'une intervention des puissances supérieures.
La
bataille de Mons.
Le 22
août 1914, soit seulement 18 jours après la déclaration de guerre
de l'Empire britannique à l'Empire allemand, le corps
expéditionnaire britannique (BEF) prend position en Belgique à
l'extrême gauche du front franco-anglais. Le BEF, commandé par le
général sir John French est composé de deux corps d'armée ayant
chacun deux divisions de trois brigades auxquelles s'ajoutent cinq
brigades de cavalerie. Le 2e corps, dirigé par le général Horace
Smith-Dorrien, occupe alors des positions défensives sur le canal de
Condé au niveau de la ville de Mons. Le 1er corps commandé par le
général Douglas Haig se trouve quand à lui un peu plus à droite
sur la route de Mons à Beaumont. Les 40 000 soldats anglais font
alors face à l'aile marchante de l'armée allemande, la 1ere armée
du général von Kluck. Cette dernière joue un rôle crucial pour la
réussite du plan Schlieffen qui doit permettre à l'Allemagne
d'écraser la France en six semaines. Elle doit, après avoir
traversée la Belgique, déborder le flanc gauche français et
encercler Paris.
L'armée allemande traverse la Belgique en aout 1914 |
Dans
sa marche sur Paris, l'armée de von Kluck trouve sur son chemin la
petite force britannique. Les premiers contacts ont lieu le 21 août
mais ce n'est que le lendemain que les accrochages se font plus durs.
Les Allemands souhaitent alors s'emparer du saillant que forme une
boucle du canal Condé au nord de la ville derrière lequel les
Britanniques se sont retranchés. Pour y parvenir ils doivent
s'emparer des quatre ponts qui traversent le canal au niveau du
saillant.
Le 23
aout l'artillerie allemande commence à pilonner les Anglais. Puis
quatre bataillons s'élancent pour s'emparer du pont de Nimy défendu
par une section de mitrailleuse et une compagnie du 4e bataillon de
fusiliers. Les Allemands sont repoussés après avoir subi de lourdes
pertes. Le 4e bataillon du régiment de Middlesex et le1er bataillon
du régiment des Gordon Highlanders, avec l'aide du régiment des
Royal Irish, parviennent à repousser l'ensemble des assauts
allemands. Les ponts qui tiennent le saillant restent
aux mains des Britanniques. Les Allemands décident alors d'élargir
leurs attaques à l'ouest du canal pour envelopper l'adversaire. La
pression allemande s'accentue d'heure en heure tandis que les pertes
sont de plus en plus sévères chez les Britanniques. La traversée
du canal Condé à l'est par des unités de la IXe armée allemande
menace le flanc droit anglais. Pour éviter d'être pris au piège la
3e division d'infanterie britannique doit se replier au sud du Mons
entraînant la 5e divisions d'infanterie dans sa retraite. Les
Allemands parviennent également à construire des ponts sur le canal
et font alors passer de nombreuses unités sur la rive sud.
En
cette fin août 1914, c'est l'ensemble du front occidental qui
reflue. A la suite de la bataille de Charleroi, la 5e armée
française de Lanrezac qui se trouve juste à droite des Britanniques
recule. Ces derniers courent alors le risque de se retrouver isolés
voire même encerclés s'ils ne reculent pas. Le 24 aout, le 2e corps
britannique reçoit l'ordre de battre en retraite pour se positionner
le long de la route qui va de Valencienne à Maubeuge. Mais là
encore afin d'éviter un nouveau débordement sur sa gauche, le BEF
doit reculer et quitter la Belgique. La bataille de Mons s'achève et
marque la fin de la bataille des frontières.
Naissance
d'une légende.
La
retraite des troupes du roi Georges V est vécue comme un traumatisme
par une opinion publique anglaise conditionnée depuis longtemps à
considérer ses soldats comme les meilleures du monde. L'avance
allemande est finalement stoppée début septembre sur la Marne avant
que les belligérants ne s'enterrent dans une guerre de tranchées
qui ne prendra fin qu'au printemps 1918.
A
Londres le journaliste et écrivain gallois Arthur Machen, qui a
connu un certain succès avec son roman gothique The Great God Pan
au début des années 1890, écrit des articles sur les arts et la
religion. Il n'hésite pas non plus à écrire également des
fictions. Le 29 septembre 1914 il publie ainsi dans le Evening
News une nouvelle intitulée « Les Archers » qui
évoque le combat désespéré de soldats lors de la bataille de
Mons. Parmi les hommes, un des soldats invoque, alors que tout semble
perdu, l'esprit de Saint-Georges. Les soldats voient à ce moment
apparaître dans le ciel des archers qui soudainement lancent des
nuées de flèches tuant des milliers de soldats allemands obligés
de se retirer.
Soldats britanniques avant la bataille |
Ce
récit est clairement une œuvre de fiction. D'ailleurs il ne
rencontre aucun écho dans l'opinion publique. Machen est pourtant
contacté par deux petites revues spécialisées dans ce qui n'est
pas encore appelé le paranormal The Occult Review et The
Light. Ces deux publications veulent savoir si le récit de
Machen est basé sur des faits réels. Ce dernier assure que ce n'est
là qu'une fiction. Pourtant le récit est repris dans des bulletins
paroissiaux mais reste toujours largement inconnu.
C'est
le 3 avril 1915 que le Hereford Times, un journal provincial
publie un article intitulé « Une troupe d'anges », qui
pour la première fois utilise l'expression d'Anges de Mons. C'est un
récit de seconde main écrit par une certaine Miss Marrable qui dit
tenir l'histoire de deux officiers du BEF qui ont vu les anges sauver
l'aile gauche britannique lors de la retraite de Mons. Un article
similaire paraît le 24 avril dans la revue Light qui affirme
lui aussi la présence de forces surnaturelles venues soutenir les
soldats de Sa Majesté à Mons. En mai c'est Occult Review qui
fait paraître un article sur le même sujet. Ces deux dernières
revues sont celles qui ont sollicité Machen en septembre 1914 pour
qu'il confirme les faits relatés dans « Les Archers ».
En
mai 1915 le texte paru dans le Hereford Times est publié dans
le All Saints Parish Church de Bristol un magazine paroissial
largement répandu. Le révérend Gilson, le rédacteur en chef, est
alors submergé par des dizaines de lettres de correspondants qui
demandent qu'on leur envoie un exemplaire du magazine. En juin 1915
c'est le populaire et influent révérend Horton de Manchester qui
reprend l'histoire des Anges de Mons dans un sermon. A la suite de ce
sermon de nouveaux journaux s’intéressent à cette histoire et
publient l'histoire de Miss Marable. En juin le magazine Occult
Review commence à publier une série d'articles écrits par
Phyliss Campbell, une infirmière qui a servi dans un hôpital de
campagne à proximité du front en France et en Belgique au moment de
la retraite d’août 1914. Elle affirme avoir entendu de nombreux
soldats blessés parler d'entités surnaturelles ayant aidés les
troupes anglaises. Elle reprend ensuite ces récits dans un livre
publié en 1915 et intitulé Retour du front.
Les
différentes versions de l'histoire des Anges de Mons sont reprises
par les journaux, les bulletins paroissiaux ainsi que dans les
sermons à travers tout le Royaume-Uni. Puis pour confirmer la
véracité de l'épisode un petit nombre de vétérans de la retraite
de Mons font leur apparition et apportent leurs témoignages. Le plus
connu est le soldat Robert Cleaver du 1er régiment du Cheshire qui
donne aux journaux un récit détaillé de l'épisode des Anges qu'il
affirme avoir vu à Mons. L'histoire des Anges prend une ampleur
nouvelle pour se répandre dans tout l'Empire. Elle devient si
populaire que douter de sa réalité équivaut vite à un acte de
trahison ou une forme d'antipatriotisme.
La
croyance selon laquelle à Mons en août 1914 une intervention
surnaturelle a sauvé du désastre les forces britanniques perdure
longtemps même après 1918. Jusque dans les années 1980 certains
historiens reprennent cette histoire sans mettre en doute sa
véracité. Les derniers vétérans vivants font même le récit de
l'apparition des anges devant les micros de la radio ou les caméras
de la télévision britannique.
La
question qui se pose alors est de savoir pourquoi et comment
l'histoire des anges de Mons est devenue si populaire en 1915 dans
une opinion qui dans sa majorité croit à la véracité de
l'épisode. Arthur Machen dont « Les Archers » est à
l'origine de la légende estime que son récit a progressivement été
embellie pour arriver à celui des anges. Quand en août 1915 il
publie un recueil de nouvelles comprenant « Les Archers »
il prend soin d’insérer une préface où il affirme à nouveau que
son récit n'est qu'une fiction qui ne repose sur rien de réel.
Pourtant cette mise au point a peu d'effet sur une croyance qui est
alors en train de se développer dans toute la société britannique.
Depuis
la Grande Guerre, les spécialistes considèrent, à l'instar
de Machen, que le récit de ce dernier est à l'origine de la légende
des Anges de Mons. Le processus qui s'élabore alors est
caractéristique des légendes contemporaines qui satisfont tout
autant les besoins religieux que patriotiques qui se font jour avec
le déclenchement de la guerre. La légende des Anges de Mons devient
une véritable légende urbaine, telle que décrite dans les travaux
du sociologue Edgar Morin. Elle naît spontanément, ici à travers
une fiction écrite, et s'enrichit d’éléments nouveaux à mesure
qu'elle se répand dans la société par le biais du bouche à
oreille. Elle devient ainsi rapidement un élément central de la
mythologie de la Première Guerre mondiale.
Les
spécialistes qui se sont penchés sur l'épisode de la bataille de
Mons pour examiner les preuves d'une intervention surnaturelle se
sont vite rendu compte que les témoins directs de l'événement sont
extrêmement difficiles à localiser. Les témoignages de première
main sont toujours sujet à caution à l'image de celui de Robert
Cleaver. Ce dernier, dont le récit a été reprit dans les livres et
journaux comme pièce centrale prouvant la véracité de l'épisode,
n'a intégré en réalité l'armée qu'à la fin août 1914 et n'est
arrivé en France que le 22 septembre soit un mois après l'événement
dont il aurait été le témoin en Belgique.
Miss
Marrable, largement sollicitée après la publication de son article
écrit au London Evening News qu'elle ne sait rien des
militaires qui ont vu les anges et lui ont livrés leurs récits.
Pourtant son histoire continue à être reprise comme authentique si
ce n'est que le nom de l'auteur n'est plus alors mentionné. Phyllis
Campbell, l'infirmière militaire, est quant à elle incapable de
donner des détails sur les soldats qui lui ont parlé des anges.
D'ailleurs aucune autre infirmière en Belgique et en France n'a
entendu parler des anges. Pour terminer de décrédibiliser cette
source les curieux se sont rendu compte que les atrocités allemandes
que Phyllis Campbell raconte avec complaisance dans son livre sont en
réalité de pures inventions. Même la Société pour la recherche
psychique, pourtant friande de phénomènes paranormaux, conclut que
l'histoire des anges ne repose que sur des rumeurs.
Pour
appuyer la fragilité des témoignages il faut également rappeler
qu'aucun document, lettres de soldats, histoires régimentaires,
journaux intimes ne mentionnent l'épisode des anges avant avril
1915. Et les témoins oculaires ne font leur apparition qu'à partir
du printemps 1915, après la publicité faite dans la presse sur les
anges. Si l'épisode avait été réel, qu'il soit le fruit d'une
intervention surnaturelle ou d'une hallucination collective, voire
d'une mauvaise interprétation de phénomènes naturels,
il est impossible que personne ne le mentionne dans une lettre ou les
journaux avant avril 1915. Ceux qui ont cherché une preuve de la
mention de l'épisode de Mons dans les journaux ou les courriers
durant les cinq semaines qui séparent la bataille et la publication
du texte de Machen pour prouver la véracité de l'apparition n'ont
jamais rien trouvé. Face à cette absence de preuves,
les plus croyants ont été jusqu'à avancer que le récit de Machen
est un compte rendu de la réalité transmis à l'écrivain par le
biais de la télépathie.
L'histoire
de la légende des Anges de Mons pourrait s’arrêter là de manière
satisfaisante pour tout esprit rationnel. Sa popularité s'explique
simplement par le fait qu'elle semble confirmer de manière divine la
justesse de la cause alliée à un moment d’extrême inquiétude de
la société britannique et permet à celle-ci de mieux accepter les
sacrifices demandés pour la poursuite du conflit. D'ailleurs dans
les années qui suivent la Grande Guerre la croyance dans l'épisode
des Anges s'érode progressivement pour entrer dans le domaine du
mythe. Mais grâce aux travaux du professeur David Clarke il est
possible d'aller voir un peu plus loin, là encore loin du
surnaturel.
Arthur Machen, l'auteur de la nouvelle "Les Archers" |
Une
opération de désinformation.
En
1931, le brigadier-général John Charteris publie ses mémoires
intitulés At GHQ (Au GQG). Charteris fut pendant la guerre
l'un des dirigeants des services de renseignements du BEF en France.
Il est ainsi devenu l'ami du général Douglas Haig qui le nomme chef
du renseignement au Grand Quartier Général du BEF. S'il est peu
apprécié par ses autres collègues du BEF, Charteris parvient
pourtant à devenir le principal conseiller de Haig. Après la guerre
il écrit plusieurs livres sur Haig puis il rassemble l'ensemble des
lettres qu'il a envoyées à sa femme durant la guerre pour former At
GHQ.
Au
sein de cette correspondance reproduite et publiée le lecteur peut
trouver une lettre du 5 septembre 1914 où Charteris raconte à sa
femme que l'histoire de l'ange du Seigneur, qui sur un cheval blanc
et une épée flamboyante à la main, a arrêté la progression des
Allemands à Mons, se répand au sein du 2e corps. Voici donc un
argument de poids pour ceux qui veulent démontrer la véracité des
anges. Il est d'ailleurs la seule mention de l'épisode avant la
publication du récit de Machen et le fait que son auteur soit un
officier supérieur augmente sa crédibilité. Le 11 février 1915
Charteris écrit à son épouse qu'il a essayé de remonter à la
source de la légende. Il pense alors que l'histoire a été inventé
par un homme qui dans une lettre a raconté que les Allemands avaient
été arrêtés à Mons comme si un ange était intervenu. La
lettre a été ensuite publié dans un bulletin paroissial mais sans
utiliser le conditionnel originel. Le journal est parvenu aux soldats
sur le front qui ont ensuite ramené ce récit expurgé en
Angleterre. Le contenu de cette lettre de février 1915 sonne
pourtant faux puisque la publication du récit de Miss Marrable dans
le All Saints Church auquel fait manifestement référence
Charteris date de... mai 1915.
David
Clarke, intrigué par ces lettres, a consulté au Centre des archives
militaires Liddell Hart du King's College de Londres la copie sur
microfilm de la collection des lettres originales écrites par
Charteris. Et curieusement il n'a trouvé aucune lettre datée du 5
septembre 1914 ou du 11 février 1915. Clarke a alors voulu vérifier
la présence éventuelle de ces lettres au Musée de l'Intelligence
Corps où se trouvent les originaux des lettres de Charteris légués
après sa mort. Là non plus il n'a rien trouvé. Il est bien entendu
possible que ces lettres ont été perdues
mais également qu'elles n'ont jamais existé. Dans ce dernier cas
les lettres reproduites dans At GHQ sont des faux. Mais
pourquoi faire cela en 1931 ?
En
1914 les seuls moyens pour l'opinion d'obtenir des nouvelles du front
résident dans la presse ainsi que dans les lettres envoyées par les
soldats. Mais ces informations mettent du temps à arriver et elles
sont toujours soigneusement contrôlées par les autorités. Les
journalistes ne peuvent quant à eux se rendre sur le front et
relaient les informations fournies par l'armée tandis que le
courrier est censuré. Ces filtres ne font qu’accroître le besoin
de nouvelles dans une opinion qui se montre alors plus réceptive
aux rumeurs qui circulent par le biais du bouche à oreille.
Une des nombreuses représentations de la légende des anges de Mons |
Dans
cette atmosphère les histoires plus ou moins invraisemblables que se
répètent les gens deviennent des faits pour l'opinion. Ainsi en
aout-septembre 1914 une rumeur a traversé l'ensemble de la
Grande-Bretagne qui prétendait que des milliers de soldats russes
avec de la neige sur leurs bottes avaient été vu transiter par
l'Angleterre pour rejoindre la France soutenir les Alliés. Le détail
de la neige vient prouver l'origine russe des soldats même si son
absurdité, comment croire en effet qu'il puisse rester de la neige
sur les bottes de soldat qui ont parcouru le long chemin de la Russie
à l'Angleterre, de plus au mois d’août, n’empêche pas la
propagation de la rumeur. L'espion allemand Carl Lody transmet alors
l'information aux Allemands et certains prétendent que suite à cela
le Haut-Commandement du Kaiser a déplacé deux divisions sur la cote
belge, divisions qui auraient dû participer à la bataille de la
Marne. Il n'y a bien sur rien de vrai dans cette histoire de soldats
russes en transit dans les ports anglais et pourtant elle a été
largement crue en Grande-Bretagne.
Cette
histoire est surtout un excellent exemple du lien qui peut s'établir
entre rumeur et désinformation. Dans ce cas elle profite
manifestement aux Alliés qui peuvent la démentir sans perdre leur
crédibilité. Les militaires peuvent être alors tentés de faire
passer de fausses informations aux journalistes tandis que la censure
du courrier des soldats permet non seulement de supprimer certaines
informations mais aussi de laisser passer des nouvelles qui, bien que
fausses, sont jugées utiles. Charteris par son rôle et sa place au
cœur du renseignement militaire ne peut être que conscient du rôle
et de l'utilité de cette forme de désinformation dans le
déroulement du conflit.
Il
n'existe aucune preuve que Charteris soit impliqué dans la
propagation de la rumeur sur les renforts russes mais Clarke a montré
qu'il est impliqué dans une autre opération de désinformation. Au
début de 1915 la presse mentionne en effet l'existence en Allemagne
d'une usine de cadavres où les corps des soldats allemands tués aux
combats sont bouillis afin de fabriquer des munitions et des aliments
pour animaux. L'image internationale de l'Allemagne est ternie par
cette histoire et les démentis allemands sont largement ignorés. Il
n'en reste pas moins que cette fausse information refait
sporadiquement surface tout au long de la guerre notamment en 1917 où
sont publié des témoignages oculaires attestant l'existence de
l'Usine Kadaver. Bien entendu tout est faux mais cette histoire, en
propageant l'image d'une Allemagne brutale et indifférente, renforce
la cause alliée.
L'infanterie britannique en 1914 |
A la
fin de 1925, alors qu'il est devenu député conservateur aux
Communes, Charteris au cours d'une soirée arrosée à New-York
raconte à ses hôtes des histoires d'espionnage. Il affirme alors
que les récits sur l'Usine Kadaver, considérés,
comme véridiques aux États-Unis, sont en réalité une création
des services de renseignements britanniques. Dans son édition du 2
novembre le New York Times rend largement compte des propos de
Charteris qui explique qu'il avait à l'époque reçut deux
photographies, l'une montrant des cadavres de soldats allemands avant
leurs funérailles et l'autre des chevaux morts destinés à être
transformés en engrais. Charteris a alors seulement inversé les
légendes de chaque photo pour laisser croire que les cadavres
allemands partaient pour une usine d'engrais. Au moment où les
autorités britanniques craignaient que la Chine ne se rapproche de
l'Allemagne, Charteris a envoyé la photo et la légende truquée à
un journal chinois de langue anglaise à Shanghai afin de profiter de
la vénération pour les morts qui existe en Chine afin de nuire à
l'Allemagne. Et puis l'histoire s'est répandu dans le monde entier.
Les
révélations de Charteris font scandale en Grande-Bretagne et à son
retour de sa tournée américaine le député est convoqué au War
Office. Par la suite il revient sur les propos qu'il a tenu. Il nie
que les services de renseignements britanniques soient impliqués
dans l'histoire de l'usine des cadavres et soutient que les propos
que la presse américaine lui a attribués sont faux et absurdes.
La
légende des Anges de Mons pourrait-elle également faire partie
d'une opération de désinformation orchestrée par Charteris ?
Aucune preuve n'existe mais un faisceau de présomptions laisse à
penser que cette hypothèse est bien plus que vraisemblable.
La
légende fait son apparition en avril 1915 au moment où le blocus
sous-marin organisé par la flotte allemande commence à faire sentir
ses effets sur le ravitaillement de la population britannique. Les
raids des Zeppelins font régner la terreur dans les villes anglaise
alors que la bataille de Neuve-Chapelle est décevante :
beaucoup de pertes pour peu de gains. Le moral baisse au Royaume-Uni
ce qui se traduit par un fléchissement des engagements dans une
armée qui ne connaît pas encore la conscription. Surtout le peuple
britannique prend conscience que le malheur de la guerre, qui a déjà
coûté tant, va continuer encore longtemps. Si la légende des Anges
peut convaincre les Britanniques de la justesse de leur engagement
dans la guerre et encourager le recrutement, les autorités et plus
particulièrement les services de renseignements ne peuvent
qu'encourager son développement.
Le
révérend Chavasse qui fut aumônier au sein du BEF évoque dans un
sermon d'octobre 1915 la légende des Anges. Il indique que
l'histoire a été racontée
par un général qui la
tient d'un capitaine qui affirmait avoir vu avec ses hommes une
lumière s'interposer entre les Tommies et les uhlans. Le numéro du
24 avril du Light , l'un des premiers magazines à
publier un article sur les Anges explique alors que cette publication
est motivée par la visite dans les bureaux du journal d'un officier
anonyme. L'article indique ainsi que même si le récit de Machen est
une fiction le bruit a néanmoins couru dans certains cercles
militaires que des soldats ont observés des phénomènes bizarres
lors de la retraite de Mons.
Le BEF En Belgique |
Il
n'est pas possible d'apporter la preuve que Charteris soit l'officier
anonyme qui s'est rendu au siège du Light ou bien le général
que mentionne l'ancien aumônier du BEF. Mais ces éléments tendent
à montrer que l'hypothèse d'une implication des services de
renseignements britanniques dans la propagation de la légende des
Anges de Mons doit être prise au sérieux. Elle expliquerait ainsi
la publication des fausses lettres dans le livre de Charteris. Ce
dernier, pris en faute pour avoir dévoilé que l'histoire de l'usine
de cadavres était une invention britannique, a certainement voulu
ainsi détourner de sa personne d'éventuelles accusations concernant
les Anges de Mons.
Ce
qui reste certain à la fin de cette exploration d'une légende
contemporaine est qu'aucun élément rationnel ne permet de
soutenir qu'un phénomène surnaturel ou même inhabituel s'est
déroulé à Mons à la fin du mois d’août 1914. Il est également
à peu près sûr que la fiction de Machen a été le premier maillon
dans la création du mythe, mais il est aussi très probable que ce
processus fut stimulé par les services spéciaux. Si cela se
révélait vrai, ce
serait un exemple frappant de la réussite d'une opération de
désinformation et de propagande à l'aube de la Grande Guerre.
Bibliogaphie :
David
Lomas, Mons 1914 : The BEF's
Tactical Triumph, Osprey Publishing,
1997.
David
Clarke, « Rumours of Angels : a legend of the First World
War », Folklore Magazine,
n°2, vol. 113, 2002.
David
Clarke, The Angel of Mons : Phantom
Soldiers and Ghostly Guardians, Wiley,
2004.
Robert
Smith, « Battle of Mons and the Angels of Mons »,
Military Heritage,
n°1, vol. 17, août 2005.
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