Souvent
perçue comme un oasis de concordance et de modération, la Suisse dût pourtant
surmonter de vives tensions afin de parvenir à élaborer son architecture
politique et institutionnelle contemporaine et dont la mise en place date de
1848, année de l’adoption d’une constitution fédérale, dotant le pays d’une
Assemblée fédérale et surtout d’un exécutif permanent, le Conseil fédéral. Cet
accouchement se fit pourtant au forceps car il fallut une guerre civile, connue
sous le nom de guerre du Sonderbund, pour surmonter les antagonismes exacerbés
qui divisaient le pays. L’affrontement fut cependant court et peu sanglant et
n’est souvent décrit que par quelques phrases dans les livres d’histoire. La
Suisse se trouva pourtant au bord du gouffre durant quelques semaines et un
conflit plus long aurait pu avoir des conséquences incalculables sur l’avenir
du pays. In fine, si cette guerre fut la résultante d’un faisceau de facteurs politiques,
économiques et religieux, la manière dont elle se déroula favorisa grandement
l’émergence d’une solution politique durable.
A cet égard, elle constitue un exemple où l’histoire militaire s’avère nécessaire
à la compréhension globale d’un phénomène beaucoup plus large – en
l’occurrence, la naissance de la Suisse moderne.
Lorsque les guerres
napoléoniennes s’achevèrent, la Suisse connu un retour vers l’ancien régime pré-révolutionnaire
et pré-napoléonien même si celui-ci ne fut que partiel de par les multiples évolutions que connut le pays
entre 1789 et 1815, à l’image de l’indépendance du canton de Vaud, largement
due au soutien de Napoléon Bonaparte, anciennement sous domination bernoise. Dès
lors, et sous la pression des grandes puissances européennes, un Pacte fédéral
de 15 articles remplaçant l’acte de Médiation promulgué en 1803 fut adopté le 7
août 1815. Il s’agissait essentiellement d’une alliance à minima entre les 22 cantons constituant la Suisse, reconnue comme
neutre par le Traité de Paris conclu en novembre de la même année. Chaque
canton restait souverain et disposait de sa monnaie, de ses propres unités de
mesure, et levait ses taxes douanière en toute indépendance. Le principal
organe commun du pays était la Diète fédérale, principalement chargée de la
politique étrangère et des affaires militaires et où chaque canton dépêchait un
représentant. Chacun de ces derniers disposant d’une voie et les décisions se
prenaient à la majorité absolue. La Confédération helvétique ne disposait pas
d’organe exécutif permanent, la gestion des affaires entre deux sessions étant
simplement confiée à l’un des trois cantons directeurs où la Diète siégeait
alternativement durant deux années consécutives.
Le
Sonderbund
La restauration
conservatrice de 1815 s’avéra impuissante à empêcher sur le long terme la
résurgence des aspirations héritées des Lumières, portées dans un premier temps
par les courants libéraux bientôt renforcés par les radicaux, qui en étaient issus
et devinrent de plus en plus influents à partir de 1832, au point où, quinze
ans plus tard, ceux-ci gouvernaient douze cantons. Les radicaux, parfois
violemment anticléricaux, percevaient la construction d’un Etat central plus
fort comme un prérequis indispensable à la modernisation du pays qu’ils
appelaient de leurs vœu. Cependant, leur influence variait selon les endroits
et si les grands cantons protestants comme Berne, Zurich et Vaud, de plus en
plus tournés vers l’industrie et le commerce constituaient un terreau favorable
à leur expansion, au détriment des conservateurs protestants locaux, d’autres
cantons, essentiellement catholiques et ruraux, restaient largement dominés par
les conservateurs-catholiques, qui voyaient avec méfiance le projet d’une
extension des prérogatives de l’Etat central qu’ils percevaient comme
susceptible de menacer leur emprise locale. L’opposition politique entre ces
courants pris aussi une dimension religieuse comme en 1841 lorsque plusieurs couvents
et de monastères en Argovie furent fermés par les radicaux locaux. Inversement,
en 1844, le canton de Lucerne décida de confier à des Jésuites l’enseignement
dans ses écoles supérieures, ce qui fut perçu comme un casus belli par les radicaux, farouches partisans de la séparation
entre Eglises et Etat. Le 8 décembre 1844, une centaine de radicaux lucernois
tentèrent de de renverser le gouvernement cantonal mais furent facilement
défaits par la troupe tandis qu’un millier de volontaires radicaux lucernois,
bâlois, argoviens et soleurois menèrent une brève, et infructueuse, incursion
en territoire lucernois. Quelques mois plus tard, l’avocat bernois Ulrich
Ochsenbein, une des figures de proue du radicalisme suisse, constitua un
corps-franc fort de 3'500 volontaires à la tête duquel il franchit la frontière
lucernoise dans la nuit du 30 au 31 mars 1845. L’équipée tourna cependant
rapidement à la catastrophe du fait de la résistance des troupes cantonales et
de l’indiscipline des francs-tireurs, qui retraitèrent dans le désordre la nuit
suivante après être arrivés devant les portes de Lucerne, perdant 105 tués et
de 1'500 à 2'000 prisonniers dans l’aventure[1].
Carte de la Suisse au 19e, les cantons du Sonderbund sont en jaune celle-ci est cependant incomplète car les cantons restés neutres ne sont pas représentés (wikicommons) |
La Diète fédérale condamna
l’expédition, mais cette prise de position s’avéra insuffisante pour calmer les
inquiétudes des cantons conservateurs. Dès lors, le 11 décembre 1845, les
cantons de Lucerne, d’Uri, de Schwyz, d’Unterwald, de Zoug, de Fribourg et du
Valais conclurent un pacte secret de défense mutuel, bientôt désigné par le nom
de Sonderbund, soit alliance ou ligue
séparée, et prévoyant la mise sur pieds d’un conseil de guerre commun. Cette
alliance n’était pas la première à voir le jour, les mêmes cantons, à
l’exception du Valais, ayant déjà formé la Ligue de Sarnen en novembre 1832
avant que celle-ci ne soit promptement dissoute par la Diète quelques mois plus
tard après une série d’affrontements limités, au motif que la constitution
d’alliances séparées étaient contraires aux dispositions du Pacte fédéral de
1815. La création du Sonderbund fut rendue publique en juin 1846 et suscita la
fureur des radicaux, qui devinrent majoritaires à la Diète après leurs
victoires électorales d’octobre 1846 à Genève et de mai 1847 à Saint-Gall. Dès
lors, la Diète vota la dissolution du Sonderbund le 20 juillet 1847. Les
cantons du Sonderbund, comptant sur le soutien des puissances catholiques, en
premier lieu l’empire Austro-Hongrois et le royaume de France, décidèrent alors
de se préparer à la guerre et mobilisèrent leurs milices à la mi-octobre tandis
que les cantons radicaux approuvèrent l’usage de la force et que les cantons de
Neuchâtel, Bâle-ville et Appenzell Rhodes-Intérieures, dominés par des conservateurs protestants ou
catholiques, restaient neutres. La Diète décida à son tour de mobiliser l’armée
le 24 octobre, causant le retrait des délégués du Sonderbund quelques jours
plus tard avec pour résultat de rendre
la guerre pratiquement inévitable.
Le système militaire
suisse
Le système militaire confédéré restait largement
traditionnel et à ce titre, la Confédération suisse ne disposait pas d’une
armée permanente, celle-ci étant mise sur pied uniquement en cas de nécessité
par l’assemblage de contingents dépêchés par les cantons, qui disposaient
chacun de leur propre armée, appelée milice. En cas de crise ou de guerre,
l’armée fédérale ainsi constituée se voyait placée sous les ordres d’un général
nommé par la Diète alors que la Confédération se dotait progressivement d’un
Etat-Major général permanent apte à organiser les opérations de l’armée en
campagne. L’expérience désastreuse de l’année 1798, durant laquelle les troupes
françaises avaient aisément vaincu plusieurs armées cantonales, avait révélé
les limites de l’ancien système, et suscita de nombreuses adaptations qui se
concrétisèrent sous la forme du Règlement
militaire général pour la Confédération adopté en 1817. Les cantons
devaient ainsi se soumettre à un canevas de règles visant à ce que leurs
milices soient équipées et organisées de manière standardisée afin de pouvoir
opérer ensemble harmonieusement. La taille des contingents que les cantons
devaient être capable de fournir était également précisément définie tandis que
la Confédération se dotait d’une commission d’inspection militaire permanente
chargée de veiller à l’application des directives inclues dans le Règlement. De
plus, des camps militaires fédéraux, où les cantons détachaient des unités afin
d’y subir un entraînement commun, furent organisés tous les deux ans tandis
qu’une école centrale ouvrit ses portes à Thoune en 1819 afin de donner une
formation commune aux officiers. Il en découla par la suite la formation
d’association nationales dont la première fut la société suisse des officiers
fondée en 1833. La taille des milices variait en fonction de la population de
leur canton et dans une certaine mesure, de la volonté politique de leurs
autorités. Le gouvernement vaudois s’avéra ainsi particulièrement désireux de
se doter d’une milice aussi forte que possible afin d’affirmer son indépendance
alors encore récente, et fut capable de mobiliser 48 bataillons en 1847, se
plaçant ainsi en seconde position dans l’espace confédéré, derrière Berne, qui
était traditionnellement le canton suisse le plus fort militairement. De fait,
le canton de Vaud constituait l’un des terreaux du radicalisme et ses autorités
envoyèrent le double de l’effectif demandé par la Diète fédérale lorsque
l’armée confédérée fut mobilisée cette année-là. Chaque citoyen était
susceptible de servir sous les drapeaux. Les hommes jeunes, typiquement dans la
vingtaine et bien que l’âge pouvait varier en fonction des cantons, servaient
successivement trois ans dans l’élite puis trois ans dans la réserve, avant de
passer encore trois ans dans la Landwehr, et enfin d’être versés dans la
Landsturm où ils restaient au moins jusqu’à 60 ans. Les unités de l’élite et la
réserve, puis plus tard une partie de celles de la Landwehr, formaient les
contingents fédéraux, susceptibles d’être déployés au sein de l’armée fédérale.
L’utilité de la Landwehr était plus limitée, car elle s’assimilait à une garde
territoriale, et son armement tendait à être hétéroclite - certains hommes
étant encore équipés d’antiques Morgenstern dans certains cantons en 1847.
Portrait du général Dufour (via wikicommons) |
L’infanterie était organisée en bataillons de cinq à six
compagnies incluant une à deux compagnies de chasseurs et quatre compagnies de
fusiliers, les seconds correspondant à l’infanterie de ligne et les premiers
aux voltigeurs de l’ère napoléonienne. Une troisième catégorie de fantassins distincte,
les carabiniers, formait des compagnies séparées, fortes de 100 hommes dont 18
officiers et sous-officiers. Ceux-ci étaient armés de fusils à canon rayés à la
portée et à la précision plus grande mais au temps de rechargement plus long
que les fusils dérivés du modèle français 1777 équipant le reste de
l’infanterie. A partir de 1838, les fusils équipant l’infanterie furent munis
de platines à percussion, bien plus fiables que les platines à silex utilisées
jusque-là. Les compagnies de fusiliers et de chasseurs avaient un effectif plus
élevé avec quatre officiers, dix-sept sous-officiers et 104 hommes de troupes.
La cavalerie se subdivisait en compagnies de guides ou de dragons fortes de 64
hommes et son rôle se résumait principalement à l’éclairage. Enfin, outre des
unités de génie et du train, les milices cantonales disposaient de compagnies
d’artillerie fortes de 71 hommes servant quatre pièces. Ces unités pouvaient
être assemblées en brigades et en divisions, les premières incluant typiquement
trois bataillons d’infanterie, une compagnie de carabiniers, une compagnie de
cavalerie et un nombre variable de compagnies d’artillerie. Outre le fait que
ces organigrammes connaissaient inévitablement nombre de variations en fonction
des cantons, le système militaire suisse comptait un certain nombre de
faiblesses qui découlaient de son avantage majeur ; permettre de lever
rapidement un effectif important - soit 67'516 hommes pour les unités d’élite
et de réserve en 1819 - en minimisant au maximum l’existence de coûteuses
structures permanentes. En effet, si les hommes participaient très
régulièrement à des exercices de tir faisant intégralement partie de la vie
communautaire locale, le temps qu’ils passaient sous les drapeaux était faible
avec pour corollaire qu’ils avaient peu l’occasion de s’entraîner à manœuvrer en
formation alors que le passage fluide et rapide des bataillons de la colonne à
la ligne ou au carré demandait une certaine pratique. Les officiers étaient
confrontés au même problème, et ce d’autant plus que le service étranger, qui
leur permettait d’acquérir de l’expérience ailleurs, offrait un débouché de plus
en plus limité avec la fin des services d’Espagne, de la Hollande et de la
France entre 1823 et 1830.
Un rapport de forces
inégal
Dès lors, les armées levées par la Diète et le Sonderbund
étaient globalement similaires dans leur doctrine, leur entraînement, leur
armement ou encore leur organisation et aucun des deux camps ne pouvait
escompter disposer d’une quelconque supériorité tactique au début des hostilités.
Ce dernier point était particulièrement dommageable pour le Sonderbund, qui
commençait la guerre dans une position éminemment défavorable. En effet, les
sept cantons composant la ligue étaient peu peuplés et ne purent lever qu’un
effectif limité, très inférieur à celui réuni par la Diète.
Johann Ulrich von Salis-Soglio, commandant de l'armée du Sonderbund (wikicommons) |
Le Sonderbund leva un total
de 34'000 hommes appartenant à l’élite, à la réserve et à la Landwehr, soit un
total de 42 bataillons d’infanterie, 40 compagnies de carabiniers, l’équivalent
d’une grosse compagnie de cavalerie et 17 compagnies d’artillerie. Ces unités
formèrent quatre divisions auxquelles s’ajoutait la Landsturm cependant
difficilement utilisable pour des tâches autres que statiques. Cependant, les
contingents fribourgeois et valaisans formaient deux de ces quatre divisions
avec environ un tiers de l’infanterie et la moitié de l’artillerie du
Sonderbund et se trouvaient isolés car les cantons du Sonderbund étaient géographiquement séparés entre un
bloc homogène constitué par les cantons de Lucerne, d’Uri,
de Schwyz, d’Unterwald et de Zoug et le canton de Fribourg, totalement isolé et
formant une enclave vulnérable cernée par les cantons de Berne et de Vaud. Enfin,
le Valais était dans une position à peine plus favorable car il n’était relié
aux autres cantons du Sonderbund que par le col de la Furka, qui n’avait pas
encore été aménagé en route carrossable. Après bien des tergiversations durant
lesquels il fut question de choisir un officier polonais, puis austro-hongrois,
le Conseil de guerre du Sonderbund confia le commandement de son armée à Johann
Ulrich von
Salis-Soglio, un conservateur protestant grison. Celui-ci, né en 1790, avait
combattu dans l’armée bavaroise entre 1812 et 1814 avant de servir la Hollande
où il accéda au grade de colonel en 1828 puis de major-général en 1839 avant de
rentrer en Suisse où il fit partie de l’Etat-major confédéré avec le grade de
colonel jusqu’à sa démission en 1844.
Armée du Sonderbund
|
1ère
division
|
2e division
|
Division du Valais
|
Division de Fribourg
|
Du côté confédéré, la Diète désigna comme général un
genevois protestant et conservateur réputé pour sa modération ;
Guillaume-Henri Dufour. Celui-ci, né en 1787, poursuivit des études à l’Ecole
polytechnique de Paris puis à l’école du génie de Metz avant d’entrer dans
l’armée impériale où il servit comme officier du génie à Corfou puis participa
à la campagne de France en 1814. De retour en Suisse quelques années plus tard,
il devint instructeur à l’école centrale de Thoune - où il compta parmi ses
élèves un certain Louis-Napoléon Bonaparte – accédant au grade de
lieutenant-colonel en 1820 puis à celui de colonel en 1827 avant de diriger
l’Etat-major à partir de 1831. Nommé le 21 octobre 1847, le général Dufour
était l’un des officiers les expérimentés du pays mais aussi un théoricien de
la chose militaire, ayant notamment rédigé plusieurs ouvrages parmi lesquels
ont compte un De la fortification
permanente publié en 1822[2] et
surtout un Cours de tactique publié en
1840, dans lequel il préconise la recherche rapide de résultats décisifs. Au
moment où les hostilités se déclenchèrent, le général allait disposer d’une
supériorité numérique écrasante sur ses adversaires, l’armée fédérale disposant
de 89'906 hommes répartis entre six divisions de taille inégale, une petite
réserve de cavalerie d’un demi-millier d’hommes et une réserve d’artillerie
avec six batteries et un millier d’hommes. A cet ordre de bataille s’ajoutaient
encore une division de réserve bernoise et deux grandes unités regroupant
uniquement des forces issues de Landwehr cantonales, portant le total des effectifs
disponibles à 98'862 hommes et 172 canons. En revanche, si la situation
stratégique était éminemment défavorable au Sonderbund, le temps jouait contre
les Confédérés car une guerre prolongée risquait d’induire l’implication de
monarchies étrangères qui ne pouvaient voir que d’un œil défavorable la montée du
radicalisme en Suisse.
Principales
unités confédérées
|
1ère division (composée d’unités vaudoises et
genevoises), aussi désignée division Rilliet
|
2e division, aussi désignée division Burckhardt
|
3e division, aussi désignée division Donats
|
4e division, aussi désignée division Ziegler
|
5e division, aussi désignée division Gmür
|
6e division (composée d’unités tessinoises et
grisonnes)
|
7e division, aussi désignée division Ochsenbein ou
encore division de réserve bernoise
|
La capitulation de
Fribourg
L’armée du Sonderbund fut la première à frapper dès le 3
novembre 1847, lorsqu’un détachement de 400 Uranais appuyés par quatre canons
s’empara de l’hospice du Saint-Gothard. Le Général Dufour réagit en ordonnant à
la 6e division du colonel Giacomo Luvini-Perseghini
de concentrer
l’équivalent d’une petite brigade, soit deux bataillons d’infanteries et deux
compagnies de carabiniers dans le secteur d’Airolo afin d’empêcher une
progression ennemie le long de la vallée du Tessin. Le 17 novembre, le
détachement du Sonderbund, après avoir reçu des renforts ayant porté son
effectif à 2'000 hommes et un nouveau chef, le prince autrichien Friedrich von Schwarzenberg, arrivée la veille, descendit du col
du Saint-Gothard en trois colonnes et, couvert par la brume et la neige, parvint
à surprendre les Tessinois défendant Airolo. Ces derniers, cédant à un
mouvement de panique et risquant de voir leur position contournée, retraitèrent
dans la confusion, abandonnant derrière eux deux canons. L’action retardatrice
des carabiniers tessinois permit cependant de gagner suffisamment de temps pour
éviter le pire et les pertes se montèrent seulement à cinq tués et une
vingtaine de blessés. La force du Sonderbund continua cependant à progresser le
long de la vallée avant d’être stoppée quelques jours plus tard par l’arrivée
de bataillons grisons venus renforcer les Tessinois. Si elle n’eut aucun
résultat décisif, l’avance du détachement du prince autrichien eut cependant le
mérite d’éloigner les Confédérés du col de la Furka, vital car il constituait
le seul passage permettant de relier les cantons de Lucerne, d’Uri, de Schwyz,
d’Unterwald au Valais et partant, aux possessions austro-hongroises en Italie.
Pendant ce
temps, le général Dufour décida porter son effort principal contre le canton de
Fribourg dans le but de le sortir de la guerre puis de se retourner contre
Lucerne, centre de gravité du bloc central du Sonderbund, avant d’attaquer le
Valais. Vulnérable du fait de sa position géographique, le canton de Fribourg
ne disposait que d’un total de 23'250 hommes, Landsturm inclue, pour faire face
à la menace. Ceux-ci étaient commandés par Philippe de Maillardoz, né le 6
septembre 1783, vétéran de la Grande Armée qu’il rejoignit en 1806, récipiendaire
de la Légion d’honneur à la suite de sa conduite durant la bataille d’Eylau,
lieutenant-colonel des Gardes suisses après la restauration en France, puis
colonel après son retour Suisse en 1831. La division de Fribourg, qui
regroupait les forces cantonales aptes à la bataille, était structurée en trois
brigades comptant deux bataillons d’infanterie, une compagnie de carabiniers et
une escouade de dragons chacune. En outre, le colonel de Maillardoz disposait
d’une trentaine de canons, d’obusiers et de mortiers servis par 280 hommes.
Cette force était bien insuffisante pour espérer défendre l’ensemble du
territoire cantonal et fut donc concentrée autour de la ville de Fribourg
bientôt ceinturée par une série de fortifications de campagne. Deux brigades
furent placées sur la rive droite de la Sarine et bloquaient l’accès le plus
direct entre la ville et le canton de Berne alors que la troisième brigade de
la division se positionna sur la rive gauche de la rivière derrière une série
de trois redoutes dont la plus imposante était celle de Bertigny. Les
Confédérés prirent avantage de cette disposition lorsqu’ils pénétrèrent en
territoire fribourgeois à partir du 7 novembre 1847. Si la 7e
division progressa bien le long de la route anticipée par le colonel de Maillardoz,
les 1ère et 2e divisions, encore renforcées par deux
brigades détachées par les 3e et 4e divisions, à peine
ralenties par des tirs occasionnels de la Landsturm fribourgeoise dispersée
dans la campagne, convergèrent depuis plusieurs directions et se rassemblèrent
devant les positions de la 3e brigade ennemie le 12 novembre, menaçant
de lancer contre elles un assaut massif appuyé de surcroît par une
concentration d’une soixantaine de pièces d’artillerie disposées en arc de
cercle.
Le 13 novembre
au petit matin, le général Dufour dépêcha un lieutenant chargé de transmettre
une demande de reddition aux autorités fribourgeoises. Celles-ci répondirent
par une demande d’armistice de 24 heures que le général accepta. Cependant, le
même jour, des hommes de la 1ère division approchèrent de la redoute
de Bertigny dont la garnison réagit en ouvrant le feu. Les troupes confédérées
subirent huit tués et une cinquantaine de blessés durant la violente
échauffourée qui s’ensuivit. Si les Fribourgeois, qui perdirent deux tués, sortirent
victorieux de l’affrontement, leur situation restait désespérée et le
lendemain, deux de leurs délégués se rendirent dans le quartier-général ennemi
pour y signer leur capitulation. Cette première victoire confédérée eut un
impact psychologique déterminant et quelques jours plus tard, le canton de Zoug
annonça sa reddition.
Illustration de pièces confédérées durant le combat de Lunnern (wikicommons) |
Le général von Salis-Soglio ne resta pas inactif durant
l’assaut contre Fribourg et prit la tête d’un détachement fort de quatre
bataillons d’infanterie, deux compagnies d’artillerie et d’une compagnie de
cavalerie afin de pénétrer dans le Freinamt, une région majoritairement
catholique sise en territoire argovien et où il espérait bénéficier du soutien
de la population, tout en dépêchant d’autres éléments faire diversion dans des
secteurs différents. Les deux colonnes formant le détachement arrivèrent le 12
novembre devant les villages de Lunnern et de Geltwill, où ils espéraient
franchir la rivière Reuss. Malgré le temps brumeux qui masqua son approche, la
première colonne, dirigée par le général en personne, fut détectée avant de
pouvoir traverser le pont de bateaux de Lunnern. Durant plusieurs heures, des
tirs furent échangés entre assaillants et défenseurs de part et d’autre de la
rivière, ces derniers consistant en un bataillon d’infanterie, une compagnie de
carabiniers et une batterie d’artillerie, bientôt renforcés par un deuxième bataillon
d’infanterie. La seconde colonne du Sonderbund eut plus de succès et parvint à
surprendre puis à mettre en fuite deux compagnies bernoises. Cependant, l’échec
de la première colonne contraignit la seconde à suspendre son avance, et les
deux formations finirent par retraiter. Les Confédérés perdirent 5 tués et 25
blessés dans ces deux escarmouches, les pertes totales adverses n’étant pas
connues, mais se montèrent à 2 tués et 4 blessés à Geltwill. En outre, un canon
lucernois fut endommagé par un tir confédéré. In fine, cette attaque du Sonderbund ne perturba en aucun cas les
opérations fédérales alors en cours dans le canton de Fribourg, même si elle
suscita une certaine inquiétude, le son du canon étant entendu jusque dans la
ville de Zurich.
La bataille de
Gisikon- Meierskappel
Les opérations contre Fribourg terminées, les forces
confédérées rallièrent Berne afin de lancer la phase suivante de la campagne,
laissant derrière elles la 1ère division chargée d’occuper Fribourg
et de surveiller le Valais. Le prochain objectif choisi par le général Dufour
était constitué par Lucerne. Celui-ci étant le canton le plus peuplé – et donc
le plus puissant militairement – de la ligue, son occupation ne pouvait que
porter un coup fatal à cette dernière. Pour ce faire, les Confédérés
déployèrent un total de cinq divisions devant progresser séparément tout en
convergeant vers la ville de Lucerne, où le général von Salis-Soglio avait
concentré les 1ère et 2e divisions du Sonderbund. La
première de celle-ci était composée de troupes lucernoises et alignait trois
brigades fortes de trois bataillons d’infanterie et de deux à trois compagnies
de carabiniers alors que la seconde division, composée de contingents issus des
autres cantons du Sonderbund, alignait dix bataillons d’infanterie et douze
compagnies de carabiniers répartis entre ses deux brigades. Ces deux divisions
étaient positionnées à la frontière entre les cantons de Lucerne et de Zoug,
entre la rivière Reuss et le lac de Zoug. La 1ère division était
retranchée à Gisikon, carrefour où se rejoignaient plusieurs routes menant à
Lucerne et où se trouvait également un pont permettant de traverser la Reuss
alors que la 2ème division défendait Meierskappel, proche de la rive
du lac. Une imposante ligne de crête, le Rooteberg, séparait les deux divisions
et était occupée par des unités régulières et des éléments de la Landsturm qui
s’y étaient retranchées, érigeant des tranchées et des barricades de pierres et
de troncs d’arbres.
Les troupes confédérées se mirent en mouvement à partir
du 21 novembre, empruntant l’ensemble des axes reliant les cantons ralliés à la
Diète à la ville de Lucerne, avec la 7e et la 2e division
partant du canton de Berne, la 3e et la 4e du canton
d’Argovie et la 5e de Zurich en passant par le canton de Zoug, la
tâche de réduire les deux divisions du Sonderbund incombant aux 3e,
4e et 5e divisions. Cependant, si la 5e
division, qui longeait les rives du lac de Zoug, et la 4e, qui suivait
le cours de la Reuss, se présentèrent bien simultanément le 23 novembre devant
les positions ennemies, la 3e division, retardée par un itinéraire
plus difficile, arriva trop tard pour participa à l’affrontement. La bataille
débuta par un duel d’artillerie durant lequel les canons confédérés finirent
par prendre le dessus, avant que l’une des brigades de la 4e
division ne se lance à l’assaut du Rooteberg où elle parvint à progresser avant
d’être stoppée par les défenseurs. La 5e division attaqua les positions
tenues par la 2e division du Sonderbund et parvint à s’emparer de
Meierskappel et à lancer son propre assaut contre le Rooteberg prenant ses
occupants entre deux feux ses occupants. Ces derniers finirent par se replier,
non sans avoir réussi à repousser les Confédérés à plusieurs reprises. Les deux
brigades restantes de la 4e division attaquèrent Gisikon de part et
d’autre de la Reuss et parvinrent à prendre la localité après un premier assaut
infructueux. Le général von Salis-Soglio, blessé à la tête durant les combats, n’eut
alors d’autre choix que d’ordonner à ses troupes de retraiter vers Lucerne,
alors que le contingent schwytzois se repliait
vers son canton. La bataille fut la plus importante de la guerre du Sonderbund,
avec des pertes à l’avenant, celles subies par les Confédérés se montant à une
cinquantaine de tués et quatre fois plus de blessés. Ce même jour, les trois
autres divisions confédérées continuaient d’approcher, condamnant les deux
divisions du Sonderbund, encore relativement intactes, à l’encerclement. La 7e
division arriva ainsi devant Lucerne le 24 novembre, après avoir progressé en
suivant la vallée d’Entlebuch, où elle dût aussi livrer bataille le
23 novembre à Schüpfheim contre un détachement ennemi cherchant à stopper son
avance, les Confédérés perdant un tué et 20 blessés et les Lucernois 15 tués et
9 blessés durant l’affrontement. Les différentes autorités présentes à Lucerne
sollicitèrent un armistice de 48 heures le 24 novembre, mais celui-ci fut
refusé par le général Dufour qui obtint une capitulation, les troupes
confédérées entrant dans la ville le jour-même. Cependant, le conseil de guerre
du Sonderbund, présidé par le Lucernois Konstantin Siegwart-Müller s’était replié le
jour précédent vers le canton d’Uri, échappant ainsi à la capture. Le
Sonderbund s’effondra après cette capitulation et les cantons d’Unterwald, de Schwyz,
d’Uri et du Valais annoncèrent leur reddition avant la fin de mois, sans
affrontements supplémentaires, même si dans le cas du Valais, le général Dufour
avait dû freiner à plusieurs reprises les velléités offensives de l’encadrement
des unités vaudoises stationnées à l’entrée de la vallée du Rhône, pressé d’en
découdre avec les trois brigades formant la division du Valais dirigée par Guillaume
de Kalbermatten, un autre vétéran du service étranger en Espagne puis en France
jusqu’en 1830. Les troupes valaisannes et vaudoises restèrent donc l’arme au
pied, et la contribution du Valais aux combats se limita largement à un
bataillon détaché auprès de la seconde division du Sonderbund, et qui participa
donc à la bataille de Gisikon- Meierskappel.
L’armée confédérée fut démobilisée rapidement, après une
brève occupation des cantons vaincus, et dès l’année suivante, la Constitution
fédérale, largement inspirée du modèle américain, fut adoptée. L’antagonisme politique et culturel resta
pourtant vif entre conservateurs-catholiques et radicaux, les premiers, malgré
leur importance démographique, se voyant systématiquement minorisés. Les
querelles, qui s’inséraient dans le contexte plus global du Kulturkampf, s’envenimèrent
à un tel point que le Conseil fédéral rompit les relations diplomatiques avec le
Saint-Siège en 1873 après que le Pape ait sévèrement critiqué la politique
suivie par les autorités suisses en matière religieuse. Les positions des
radicaux et des conservateurs-catholiques finirent cependant par se rapprocher
pour faire face à la menace commune représentée par l’émergence dans le pays
d’une mouvance socialiste.
Conclusion
In fine, la brièveté de la guerre du Sonderbund et
le peu de pertes qu’elle occasionna - le
canton de Lucerne perdit 40 tués et 43 blessés durant le conflit alors que les
troupes confédérées subirent des pertes totales se montant 78 tués et 260
blessés - facilitèrent le succès ultime du long processus de réconciliation qui
s’ensuivit. Ces pertes limitées résultèrent de la conjonction de plusieurs
éléments distincts. Dans un premier temps, les divisions politico-religieuses
traversaient aussi la plupart des cantons. Ainsi, la présence d’une forte
minorité radicale intra muros ne put
que contribuer à la décision des autorités fribourgeoises de capituler après
l’arrivée des troupes confédérées, alors que la retraite qui suivit
l'affrontement d’Airolo fut aussi attribuée à un certain manque d’empressement
de soldats tessinois peu enclins à affronter des coreligionnaires catholiques. La
relative inexpérience des troupes engagées joua aussi un rôle, les salves de mousqueterie
de l’infanterie étant régulièrement, et comme souvent dans de tels cas, tirées
trop haut.
Mais
surtout, l’effusion de sang limitée résulta de la conduite des opérations
confédérées. Le général Dufour disposait certes d’avantages écrasants, avec une
position centrale et une forte supériorité numérique, mais il sut utiliser ceux-ci
à plein, refusant toute action perçue comme non-décisive et concentrant ses
efforts pour frapper en séquence des objectifs stratégiques. Ainsi, les deux
offensives concentriques contre les cantons de Fribourg et du Lucerne ne laissaient,
de par leur rapidité, aucune chance à l’adversaire. En effet, sur des théâtres
des opérations de taille aussi réduite, ce dernier n’avait tout simplement pas
le temps ni l’espace pour tenter de vaincre au détail les différentes colonnes
confédérées en se concentrant contre l’une d’elle avant que celles-ci ne
fassent leur jonction. La rapidité et la concentration des forces typiques des
campagnes du général confédéré - rappelant les pratiques de la Grande Armée
mais sur une échelle bien plus réduite - réussirent ainsi à rendre la position de
ses adversaires successifs intenable, ne leur laissant d’autres alternatives
que d’opposer une résistance condamnée à l’échec ou que de capituler. Même
l’apparente symétrie entre forces confédérées et du Sonderbund durant la
bataille de Gisikon - Meierskappel est trompeuse, car il était prévu d’une part
qu’une troisième division confédérée y soit présente alors que d’autre part,
les deux divisions effectivement engagées étaient suivies de réserves
divisionnaires incluant 22 bataillons d’infanterie. En d’autres termes, si la
bataille était entrée dans une dynamique attritionnelle, les Confédérés
auraient été en mesure de l’emporter par leur capacité à alimenter le front avec de nouvelles réserves jusqu’à
ce que leur adversaire s’effondre.
Les principales opérations de la guerre (wikicommons) |
Le commandant
en chef était de plus extrêmement conscient de la nécessité de limiter les
effusions de sang au maximum, comme l’atteste sa Proclamation à l’Armée du 5
novembre 1847 où il indique aux soldats que « Celui
qui porte la main sur une personne inoffensive se déshonore et souille son
drapeau. Les prisonniers, et surtout les blessés, méritent d’autant plus vos
égards et votre compassion que vous vous êtes souvent trouvés avec eux dans les
mêmes camps. ». Il ne s’agissait pas là d’une simple manifestation
d’humanisme mais aussi l’expression d’une compréhension intuitive de pratiques
qui seront codifiées près d’un siècle plus tard, comme le démontrent ses Recommandations sur la conduite à tenir
envers les habitants et les troupes envoyées aux chefs de divisions le 4 novembre 1847 où
il explicitait son raisonnement : « Engager
les troupes, de la manière la plus instante, à se conduire avec modération et à
ne pas se livrer à de mauvais traitements qui ne feraient qu’irriter une
population qu’il faut tâcher de ramener par la douceur, pour avoir moins
d’ennemis à combattre […] Après un
combat, retenir la fureur du soldat ; épargner les vaincus. Rien ne fait
plus d’honneur à une troupe victorieuse, et, dans une guerre civile, rien ne
dispose davantage le parti opposé à la soumission. […] Il faut, quelque fort
qu’on soit, redouter le désespoir de son ennemi. ». Cependant, le
faible nombre de victimes s’explique aussi par la retenu des vaincus. Aucun des
commandants du Sonderbund ne se laissa séduire par la tentation d’une
résistance héroïque et désespérée, si constitutive de la geste napoléonienne
dont ils étaient les héritiers, acceptant au contraire de capituler au moment
où il était évident qu’aucun sacrifice consenti par leurs soldats n’aurait pu
changer l’issue d’un affrontement. In
fine, ces officiers contribuèrent ainsi à la réconciliation entre les
adversaires en se montrant économes de la vie de leurs propres soldats ainsi que
par extension, de celle de ceux de l’ennemi.
Bibliographie
Oliver Reverdin, La Guerre du Sonderbund vue par le Général
Dufour, Slatkine, 1997
Ralph Weaver, Three
Weeks in November, a military history of the Swiss civil War of 1847,
Helion & Company, 2012
Pierre Streit, Histoire militaire suisse, Infolio
éditions, 2006
Jean-Jacques Langendorf, Un âge d’or de la pensée militaire
suisse : Wieland, Jomini, Dufour… in La pensée militaire suisse de 1800 à nos jours, Centre d’Histoire
et de Prospective Militaires, 2013
Jacques Calpini, L’organisation des milices valaisannes de
1815 à 1875, in Vallesia : bulletin annuel de la
Bibliothèque et des Archives cantonales du Valais, des Musées de Valère et de
la Majorie, 1963
Giulo Rossi, Circa la
ritirata d'Airolo : 17 novembre 1847, in Rivista Militare Ticinese 14, 1942
Collectif, Nouvelle Histoire
de la Suisse et des Suisses Tome II, Editions Payot, 1983
Divers
entrées du Dictionnaire historique de la Suisse
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