Les
deux décennies de pouvoir brejnevien ont doté l'URSS d'une
formidable puissance militaire mais cela s'est fait au prix de
l'appauvrissement du pays. Le niveau de vie baisse, la productivité
décline et la croissance est absente. Lorsqu'il arrive au pouvoir
après les deux courts règnes de Iouri Andropov et de Konstantin
Tchernenko, Mikhaïl Gorbatchev est convaincu que la situation
précaire de l'économie mais également les problèmes
démographiques et écologiques qui touchent le pays entrainent
lentement l'URSS sur la voie du déclin, un point de vue qui est
d'ailleurs largement partagé par les élites dirigeantes. Le système
doit donc être profondément réformé pour assurer in
fine
sa survie. Pour cela le nouveau secrétaire général du PCUS prend
la décision de revenir sur 7 décennies de politique militaire, une
étape qu'il estime nécessaire pour effectuer les changements
politiques mais surtout économiques indispensables.
La série de
réformes qu'il impulse alors bouleverse profondément l'armée. Il
fait sortir le pays du bourbier afghan, met un terme à la course aux
armements, réduit le budget alloué à la défense et engage le
retrait des forces soviétiques d'Europe orientale. Mais les
transformations induites par les politiques de la Perestroïka et de
la Glasnost déstabilisent l'armée. Pilier central du régime au
côté du Parti, le processus de démocratisation la place
inévitablement sous le feu des critiques. Elle perd rapidement un
prestige inentamé depuis 1945, se divise entre réformateurs et
conservateurs et s'effrite sous le coup des revendications
nationalistes. En moins de dix ans, la plus puissante armée du monde
se décompose, incapable en aout 1991 de renverser un Gorbatchev déjà
fragilisé, avant de disparaître définitivement en même temps que
le drapeau soviétique était descendu une dernière fois sur le
Kremlin.
David FRANCOIS
L'armée,
victime de la Perestroïka
L'idée
de diminuer le fardeau militaire qui pèse sur l'économie soviétique
n'est pas propre à Gorbatchev. Déjà en
1976, Brejnev, pour stimuler une économie déclinante, a pris la
décision de réorienter les dépenses militaires de l'État vers le
secteur civil et pour cela il a choisi de s'engager dans des
négociations sur le contrôle des armements avec l'Ouest. Cette
politique est poursuivie par ses successeurs, Andropov puis
Tchernenko. Mais c'est à Gorbatchev qu'il revient d'apporter des
solutions de plus grandes ampleurs afin de sauver le pays du
naufrage.
Gorbatchev, un protégé d'Andropov, partage en effet avec ce dernier
l'avis qu'il est nécessaire de réaliser des changements politiques
et économiques plus profonds que ceux envisagés par Brejnev. Sa
principale cible va être le complexe militaro-industriel, un
mastodonte engloutissant les ressources d'un pays au détriment du
reste de l'économie. Premier secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) a ne pas
être un ancien combattant, il sait que le but qu'il s'est fixé
n'est pas aisé à atteindre et qu'il doit agir avec prudence afin de
ne pas renverser l'équilibre instable instauré depuis 1917 entre le
Parti et l'armée, équilibre qui assure la survie et la stabilité
du régime
Pour affirmer son ascendant, Gorbatchev souhaite d'abord réaffirmer
la prééminence du Parti et de l'État sur l'armée. C'est chose
faite lors du 27e congrès du Parti en février 1986 où il réussit
à convaincre les dirigeants d'apporter deux changements majeurs au
crédo idéologique jusque-là en vigueur1.
Le premier souligne la nécessité d'entretenir des relations
pacifiques sur la scène internationale qui n'est plus pensée
seulement comme un espace de confrontation. C'est la fin de l'idée
que l'URSS doit mener une inlassable lutte des classes
internationales contre le monde capitaliste. Le second changement,
qui découle du premier, insiste sur l'idée que la guerre n'étant
plus un outil de la politique étrangère, l'URSS n'est donc plus
obligée de se surarmer afin d'être prête à affronter l'ensemble
de l'Occident.
Mikhaïl Gorbatchev dirige l'URSS de 1985 à 1991 |
Ces
changements doctrinaux majeurs impliquent inévitablement une
réorientation de la doctrine militaire en vigueur. Dans
ce domaine, Gorbatchev estime que la politique de contrôle des
armements est une meilleure garantie de sécurité pour le pays
qu'une ruineuse course en avant vers plus de matériels. Il définit
en conséquence une doctrine dite de « suffisance raisonnable »
qui abandonne l'idée d'un nécessaire maintien de l'équilibre des
forces et de l'armement avec l'Ouest au profit d'un outil militaire
qui doit seulement posséder la capacité de dissuader tout
adversaire qui souhaiterait s'en prendre à l'URSS. Il ne s'agit plus
alors que de disposer d'une armée capable de stopper une attaque
puis de rétablir l'intégrité des frontières. Ce changement de la
doctrine militaire, qui devient alors purement défensive, heurte de
nombreux militaires qui restent attachés à une tradition militaire
pour laquelle la victoire dans un conflit ne peut venir que
d'opérations offensives2.
En
même temps qu'il réaffirme le
rôle dirigeant du Parti en matière de défense et d'orientations
stratégique, Gorbatchev fait également en sorte que des officiers
favorables à sa politique soient placés à des postes clefs.
L'affaire
Rust, le survol du territoire de l'URSS par un petit avion de
tourisme qui se pose en plein milieu de la Place Rouge sans avoir été
inquiété par la défense aérienne, lui donne l'occasion de
reprendre en main l'armée. Le dirigeant soviétique est en effet
convaincu que les militaires ne sont pas intervenus sciemment afin de
l'embarrasser et ainsi de la forcer à ralentir sa politique de
réformes.
Il
profite donc de l'occasion pour limoger presque tous les militaires
de haut rang dans une proportion qui dépasse les purges staliniennes
de 1937-19383.
Le
ministre de la Défense Sokolov est ainsi remplacé par le général
Dimitri Iazov un fervent partisan de la Perestroïka4.
En décembre 1988, il nomme également le général Mikhail Moïseev à
la tête de l'État-Major afin qu'il remette au pas les critiques
envers la nouvelle politique. Il s'agit encore une fois pour
Gorbatchev de réaffirmer la prééminence du pouvoir civil et de
minimiser la force de nuisance de l'établissement militaire. Mais
n'ayant jamais eu de contacts avec les militaires, il connait mal ce
milieu. Il nomme donc à la place des limogés des responsables,
certes obéissants, mais qui n'étant guère convaincus par le
nouveau cours politique, vont plutôt tenter de freiner les réformes.
Le maréchal Iazov, ministre de la Défense de 1987 à 1991 |
Après
cette purge des responsables militaires, Gorbatchev semble donc tenir
l'armée bien en main, ce qui lui apparaît d'autant plus nécessaire
qu'il sait qu'il va devoir lui demander de nouveaux sacrifices. Il
est surtout conscient
qu'il ne peut imposer des réformes par la force face à un
commandement et à un complexe militaro-industriel réticent et dont
l'inertie bureaucratique est encore redoutable.
Encouragé
par Edouard Chevarnadze, son ministre des Affaires étrangères, il
cherche donc à imposer ses idées par une approche indirecte qui
repose principalement sur la politique étrangère. Pour cela il
utilise les négociations sovieto-américaines sur le contrôle de
l'armement dont les progrès servent à justifier les économies
draconiennes qu'il souhaite imposer au complexe militaro-industriel.
Il est en cela aidé par l'étroite collaboration qui s'établit
entre Chevardnaze et son homologue américain, le secrétaire d'État
George Schultz, mais également par ses rapports amicaux avec le
président Ronald Reagan. Ces négociations aboutissent en quelques
années à une série d'accords, de celui de décembre 1987 sur les
missiles en Europe à celui sur les armes stratégiques en juillet
1991, qui conduisent à la fin de la guerre froide, officiellement
proclamé lors de la rencontre entre Gorbatchev et le président Bush
à Malte en décembre 19895.
En parallèle à ces pourparlers Est-Ouest, Gorbatchev s'engage
également, au nom de l'amélioration des relations avec les alliés
socialistes d'Europe orientale, à retirer les forces soviétiques de
ces pays.
Mais
pour la majorité des militaires, les négociations sur le
désarmement ne doivent pas entrainer une réduction du poids de
l'armée. Pour le ministre de la Défense mais également
l'État-Major le risque de guerre est toujours possible en Europe.
Selon eux, la doctrine défensive définie par Gorbatchev, signifie,
certes, qu'en cas d'attaque de l'OTAN, il sera nécessaire de mener
d'abord une bataille défensive mais celle-ci devra être suivie par
une contre-attaque. Afin de mener à bien celle dernière, ils
estiment donc avoir besoin d'autant de matériels et de troupes que
précédemment. En raison de cet état d'esprit, de 1987 à 1988, si
les médias discutent en abondance de la nouvelle doctrine militaire
défensive, celle-ci se traduit peu dans les faits. Pour briser cette
résistance, Gorbatchev décide alors d'accélérer les négociations
de désarmement. En 1988, Américains et Soviétiques signent un
accord qui complète celui sur la réduction des forces nucléaires
intermédiaires, ils progressent également dans les négociations
sur la réduction des armes stratégiques et entament des discussions
afin de réduire leurs forces conventionnelles en Europe. Si ces
progrès permettent de réduire les tensions internationales, les
économies en matière d'armement restent toujours minimes6.
Pour aller plus
loin dans les réformes et surmonter les oppositions qui se font de
plus en plus vives au sein du Parti, Gorbatchev décide alors de
réduire le monopole du pouvoir qu'exerce le PCUS et de créer des
structures permettant de transférer le pouvoir du Parti à l'État.
Il parvient ainsi, en juin 1988, à convaincre la conférence du
Parti de donner l'intégralité du pouvoir législatif au Congrès
des députés du peuple, dont les deux tiers des membres sont élus
au suffrage universel et à une chambre haute, le Soviet suprême.
Dans la seconde moitié de 1988, il arrive à évincer de nombreux
conservateurs du bureau politique et d'autres instances dirigeantes.
Enfin en 1989, il se fait élire président de l'URSS par le Soviet
suprême, renforçant ainsi sa position à la tête de l'État.
Son
pouvoir consolidé et renforcé, Gorbatchev décide de frapper un
grand coup pour briser la résistance des militaires hostiles à la
réduction des effectifs de l'armée. Le 7 décembre 1988, devant
l'assemblée générale de l'ONU, il annonce une réduction
unilatérale de la taille de l'armée soviétique qui doit perdre 500
000 hommes, des milliers de chars, de canons et d'avions de combat.
Il annonce également que les unités de nature offensives
stationnées en Europe orientale seront retirées. Si Gorbatchev
stupéfie le monde par ces déclarations, il a néanmoins pour lui le
soutien du bureau politique. En novembre, la direction soviétique
est en effet tombée d'accord sur la nécessité de réduire
unilatéralement les dépenses militaires afin de réaliser des
économies à court terme et d'accélérer les négociations de
désarmement avec les États-Unis. Les militaires font également le
même constat7.
Mais l'ampleur des sacrifices demandés ne peut qu'ébranler un outil
militaire déjà fragilisé et ébranlé par le processus de
démocratisation qui souffle sur l'URSS.
Soldats soviétiques en opération en Afghanistan |
Glasnost
et démocratisation au sein de l'armée.
En
janvier 1987, dans le cadre de sa politique de la Glasnost, Gorbatchev
lance la campagne de démocratisation de l'armée. Si au départ les
objectifs sont limités, le phénomène s'accélère avec l'affaire
Rust en mai 1987. La faillite de la sécurité militaire en cette
occasion provoque un scandale. Les critiques contre l'armée se
déchainent notamment de la part de Boris Eltsine. Cette affaire
met également en lumière des problèmes plus profondément
enracinés au sein de l'armée. La discipline, le niveau de formation
et le moral des troupes n'ont en effet jamais été aussi bas que
depuis 1945 en raison notamment du mauvais encadrement, des
conditions de vie misérables dans les casernes et des ravages de la
dedovchtchina,
cette pratique des mauvais traitements et du travail forcés dont
sont victimes les jeunes conscrits.
La
libération de la parole publique dans le cadre de la Glasnost permet
à la presse de signaler au public ces problèmes. Les plaintes et
revendications des mères et des épouses des soldats servant en
Afghanistan reçoivent également un plus large écho dans les
médias. Les
mauvais traitements sur les soldats et l'alcoolisme dans l'armée
sont dénoncés dans la presse. La dedovchtchina
devient l'objet de débats publics d'autant que ses victimes ne
craignent plus de parler ouvertement des brutalités dont ils ont été
l'objet.
Une
Union pour la protection des militaires, réservistes et membres de
leurs familles voit le jour en octobre 1989. Elle compte bientôt 10
000 membres dont 10 députés soviétiques et 8 députés de la
Fédération de Russie. Elle demande une réduction du nombre des
généraux, une réforme du ministère de la Défense, l'abolition
des organes politiques dans l'armée et la suppression des officiers
politiques. Un autre organisme, le Comité des mères de soldats est
fondé en 1990 pour lutter contre la dedovchtchina
et améliorer les conditions de vie de la troupe. Il demande surtout
que l'armée ne soit plus un espace de non-droit, que les officiers
soient ainsi tenus responsables des mauvais traitements infligés aux
soldats, qu'il soit accordé à ces derniers une plus grande
protection juridique et militaire et que des indemnisations soient
versées aux familles en cas de décès. Gorbatchev adopte finalement
un décret pour satisfaire ses demandes8.
Manifestation de mères de soldats |
Rapidement
les critiques contre l'armée concernent également l’entraînement
des troupes jugé inadéquat, la préparation trop faible de l'armée
et le manque de technicité des militaires. Ces scandales lézardent
l'image d'Épinal et le prestige qui entourent l'armée depuis la
Seconde Guerre mondiale. Les
Soviétiques commencent alors à s'interroger sur la nécessité de
conserver une armée pléthorique de jeunes recrues dirigées par des
généraux incompétents9.
Certains
officiers acceptent pourtant ces critiques et estiment que la
démocratisation et la Glasnost peuvent être utiles pour réformer
l'outil militaire afin d'accroitre ses performances et de corriger
les erreurs du système.
A
la fin de 1988, le haut-commandement essaye néanmoins de limiter les
effets de la démocratisation car il craint ses conséquences sur le
moral et la discipline des troupes. C'est alors qu'un pas de plus est
franchi dans la mise en cause de l'armée quand, en novembre 1988, un
colonel, soutien de Gorbatchev, publie un article demandant la
restructuration de l'armée autour d'un petit noyau de professionnels
appuyé sur un système de milices territoriales. En vérité, il
revient à Anatoli Tchernaïev, un conseiller de Gorbatchev de lui
avoir rédigé en premier une note suggérant l'idée de transformer
l'armée de conscription en une force professionnelle.
Cette idée d'une armée de métier reçoit rapidement des soutiens
de poids parmi les réformateurs notamment celui d'Edouard
Chevardnaze et de Boris Eltsine. Elle est au contraire violemment
rejetée par le haut-commandement qui dénonce cet abandon de la
conscription. Finalement si les militaires l'emportent sur cette
question, ils doivent reculer sur celle de l'exemption du service
militaire pour les étudiants qui est adoptée en juillet 1989. Afin
d'apaiser complètement les craintes de l'armée, le comité central
de juillet 1989 adopte un texte qui met en garde contre l'image
négative donnée de l'armée et réaffirme le principe de la
conscription.
Si la Glasnost met
à mal le prestige et l'autorité de l'armée soviétique en la
plaçant directement sous le feu de la critique de l'opinion, elle
accroit également les divisions en son sein. Dans une armée où les
commandants, coupés des soldats et des sous-officiers, agissent le
plus souvent avec brutalité, sans tenir compte des plaintes et des
demandes des subordonnés, certains demandent qu'ils deviennent plus
accessibles. L'idée d'une démocratisation interne apparaît alors
comme le meilleur moyen de combattre les défauts et abus de la
hiérarchie. Des militaires demandent ainsi la création de tribunaux
indépendants pour assurer la justice face à l'arbitraire des
commandants, d'autres que des conseillers juridiques soient affectés
aux unités afin de mieux faire connaître leurs droits aux officiers
et aux soldats.
Conscrits soviétiques |
La
démocratisation ne touche pas seulement la question des relations
hiérarchiques et des droits des soldats. Les débats sur le rôle
des armes nucléaires, le sens de la nouvelle doctrine militaire ou
la question de la professionnalisation de l'armée agitent les
militaires qui n'hésitent plus à prendre position publiquement. Des
officiers réformateurs, le plus souvent subalternes, comme le major
Vladimir Lopatine ou le lieutenant-colonel Alexandre Savinkine,
appellent ainsi à la réduction des forces nucléaires et de la
marine ainsi qu'au retrait des troupes stationnées à l'étranger
pour ne conserver que les forces nécessaires à la défense du
territoire soviétique. Face à eux se retrouver autour du colonel
Viktor Alksnis des officiers conservateurs appelés les Colonels
noirs qui s'opposent aux réformes et souhaitent au contraire garder
une armée nombreuse basée sur la conscription10.
Alors
qu'en 1989 les premières élections au suffrage universel ont lieu
en Union soviétique, des militaires s'engagent dans des camps
opposés. A Samara le lieutenant-colonel Podziruk, candidat pour la
plateforme démocratique favorable à une armée professionnelle,
l'emporte contre le général Snetkov commandant des forces
soviétique en RDA favorable au maintient du statu-quo11.
Cette division sur des sujets essentiels concernant aussi bien le
futur de l'armée que celui de l'URSS pose rapidement la question de
la place du Parti au sein de l'armée et donc celui de son
administration politique.
A l'image de ce qui
se passe dans le reste de l'armée, les rapports entre les supérieurs
et les subordonnés au sein de l'administration politique sont
distants. Au niveau local les officiers politiques dénoncent de plus
en plus cet éloignement qui ne leur donne plus qu'un simple rôle
d'exécutant devant appliquer des directives. Certains suggèrent
donc de faire élire les instances dirigeantes de l'administration
politique par les cellules du Parti dans l'armée afin de donner à
ces dernières la possibilité de définir ses orientations. Jusqu'en
1989, il n'est encore question que de réformer cette administration
et son existence n'est pas remise en cause. D'ailleurs en 1989, près
de 80% des officiers sont encore membres du Parti. L'administration
politique est également farouchement défendue par le
haut-commandement qui estime qu'elle joue un rôle essentiel pour le
maintien du moral de l'armée.
Mais la
politisation de l'ensemble de la société soviétique à la fin des
années 1980 fait courir le danger pour l'administration politique de
perdre son monopole. Le développement de la liberté d'expression
entre alors rapidement en contradiction avec sa mission qui est
d'imposer la ligne du Parti tandis que soldats et officiers sont
attirés par les partis politiques qui naissent à ce moment un peu
partout en URSS. Son rôle et son existence même deviennent
rapidement l'objet de débats. Y compris au sein de l'armée où pour
de nombreux officiers la tutelle du Parti sur l'armée est un frein à
la professionnalisation en favorisant un conformisme qui bride les
innovations et l'esprit d'initiative.
Face à cette
contestation grandissante, la direction de l'administration politique
de l'armée réaffirme le rôle dirigeant du Parti et déclare
illégale l'adhésion de militaires aux partis autre que le PC. Mais
devant les appels de civils et de militaires à sa dissolution, ses
dirigeants sont obligés d'élaborer des plans destinés à rendre
les organisations du Parti indépendantes de l'administration
politique et à organiser le multipartisme dans l'armée.
Au
terme de ce processus de « décommunisation », au début
de 1991, l'administration politique perd son statut d'organisation
indépendante dans l'armée. Gorbatchev signe alors un décret qui
met fin à sa subordination au comité central pour la placer sous le
contrôle du ministère de la Défense, donc du gouvernement et non
plus du Parti12.
En 1989, malgré
les réticences et les conservatismes, l'armée n'échappe donc pas à
la réforme gorbatchevienne. Les effectifs militaires sont réduits,
une nouvelle doctrine de défense est élaborée et la
démocratisation anime un débat intense dans les rangs de l'armée.
Mais ces réformes ont un prix: l'armée est critiquée, son prestige
dans l'opinion est ébranlé, elle est divisée entre réformateurs
et conservateurs. L'armée soviétique reste néanmoins encore solide
et le processus de réforme semble maîtrisé. Ce sont les événements
de 1989 qui vont lui porter un coup fatal entraînant sa lente
décomposition dont elle ne se relèvera pas.
L'armée soviétique quitte définitivement l'Afghanistan en 1989 |
La
mort de l'armée soviétique.
En
février 1989, le général Iazov détaille les mesures concrètes
prises à la suite du discours de Gorbatchev devant l'ONU. Le budget
de la défense soviétique est ainsi réduit de 14% et celui du pacte
du Varsovie de 13%, la
taille de l'armée de 12% et la production d'armement de 19%. Les
effectifs de l'armée doivent baisser de 500 000 hommes en 1989-1990,
soit 240 000 en Europe orientale, 200 000 en Mongolie et Sibérie et
60 000 en Russie. Cette baisse des effectifs doit également toucher
100 000 officiers. Gorbatchev prévoit qu'en janvier 1990 les
effectifs de l'armée soient ramenés à moins de 4 millions de
personnes. Il s'engage aussi à retirer 10 000 tanks d'Europe dont 5
000 doivent être détruits. En outre 8 500 pièces d'artillerie et
820 avions doivent être réformés avant la fin 1991. Le
district militaire d'Asie central est alors supprimé, en février
les troupes quittent définitivement l'Afghanistan puis la Mongolie
tandis qu'en décembre prés de 265 000 conscrits sont exemptés.
En juillet 1990, 21 divisions ont été ainsi démobilisés, 1 400
postes de généraux et 11 000 de colonels supprimés13.
L’État-major soviétique n'avait pas planifié les mesures nécessaires pour faire
face aux réductions décidées par Gorbatchev. Quand il commence
finalement à les mettre en œuvre à la fin de l'année survient la
chute des régime communistes en Europe orientale. Cet événement
est un choc pour les dirigeants militaires soviétiques qui doivent
affronter de nouveaux problèmes. Les pouvoirs qui émergent alors en
Europe de l'Est souhaitent en effet le départ, le plus rapidement
possible, des forces soviétiques stationnées sur leurs territoires.
Ils commencent à réduire la taille de leurs propres forces
militaires et, soucieux de se rapprocher de l'Ouest, ne voient la
nécessité de rester dans le pacte de Varsovie. Début 1990, la
Tchécoslovaquie et la Hongrie font ainsi pression sur l'URSS pour
qu'elle retire les 170 000 soldats qui demeurent encore sur leur
territoire. La perspective de la réunification allemande à court
terme oblige également à organiser le retrait de l'ensemble des
troupes soviétiques d'Allemagne de l'Est14.
Cet
effondrement du pacte de Varsovie transforme ce qui était
initialement un retrait bien ordonné dans le cadre de la politique
définie par Gorbatchev à l'ONU en une retraite chaotique de 31
divisions un an plus tard. Paradoxalement, le pacte de Varsovie n'est
dissous qu'en juillet 1991. Cette disparition est néanmoins
souhaitée par certains pays dés juin 1990 mais Gorbatchev et
l'OTAN, qui souhaitent finaliser les négociations sur le
désarmement, demandent son maintien afin que les accords signés
puissent s'appliquer à l'ensemble des deux alliances militaires. Le
traité de désarmement est finalement signé le 31 mars 1991, neuf
mois seulement avant la fin de l'URSS15.
Le
retour des forces soviétiques stationnées à l'étranger représente
un défi considérable. Il s'agit de rapatrier en effet près de 650
000 personnes dont 350 000 soldats et 150 000 officiers avec leurs
familles. Si les soldats, des conscrits, sont démobilisés pour
retrouver leurs foyers et reprendre leur vie, le retour est plus
difficile pour les officiers16.
Dans un pays à l'économie à bout de souffle, presque rien n'a été
préparé pour ce retour17.
Les officiers doivent donc affronter la pénurie de logements,
d'écoles et de garderies pour leurs enfants, l'absence d'emplois
pour leurs conjoints. L'armée est alors surtout préoccupée par la
nécessité de construire de nouvelles bases et de nouvelles
installations pour abriter le matériel rapatrié en hâte. Ce retour
des militaires de l'étranger s'effectue également dans un climat de
tension nationale. Les républiques périphériques, qui ne veulent
plus que des unités militaires soviétiques stationnent sur leur
territoire, craignent en effet que l'installation d'officiers
rapatriés ne servent à mater les mouvements indépendantistes.
Les
conditions de vie des militaires ne cessent alors de se dégrader. Au
manque de logement et d'infrastructures s'ajoute une baisse des
revenus. Ceux
des familles d'officiers sont ainsi inférieurs de 30% à ceux des
familles ouvrières. La majorité des officiers en sont réduits à
puiser dans leurs économies pour faire face aux frais inhérents à
leurs grades. Au sentiment de déclassement dans l'échelle sociale
s'ajoute aussi la baisse du prestige de l'armée dans l'opinion
publique qui affecte le capital symbolique des officiers. Rapidement
l'armée soviétique n'arrive plus à recruter et à conserver ses
cadres. Quand en janvier 1990, le ministère de la Défense accorde
aux officiers le droit de démissionner sans subir de pénalités, le
nombre de démissions est telle que la mesure est rapidement annulée.
Au final, la carrière militaire n'attire plus. De nombreuses places
dans les écoles et académies militaires restent ainsi vacantes18.
Le
chaos qui entoure le retour au pays de centaines de milliers de
militaires provoque une véritable décomposition au sein de l'armée.
La discipline se délite, des militaires commencent à vendre
illégalement des armes, des munitions et des fournitures militaires
à des groupes paramilitaires ou à des organisations criminelles.
Ces ventes au marché noir entraînent
le développement de la corruption. Les officiers profitent également
de la situation pour utiliser les conscrits comme main-d'œuvre bon
marché à des fins personnels. La dedovchtchina,
loin de disparaître, tend à s’accroître
provoquant une hausse des suicides et des désertions chez les
conscrits. Au final, la cohésion de l'armée se disloque entre des
soldats victimes de brutalités, des officiers subalternes incapables
de contrôler la troupe et un corps d'officiers supérieurs gangrené
par la corruption19.
L'État-Major
est alors surtout préoccupé par les problèmes d'effectifs. En
raison de la baisse du nombre de recrues il devient en effet de plus
en plus difficile de compléter les unités. En juillet 1990 le
ministère de la Défense affirme qu'il manque 500 000 hommes à
l'armée et que ce chiffre doit atteindre 700 000 à l'automne. En
1990, alors que trois millions d'hommes sont susceptibles d'être
incorporés, la moitié échappe à la conscription, dont une partie
en raison de la poursuite d'études supérieures, de leur situation
familiale, de leur état de santé ou de leur emploi dans
l'industrie20.
Si les exemptions d'incorporation pour les étudiants, pratiques
abandonnées durant les années 1970 et rétablies en 1989, font
ainsi perdre 200 000 recrues en 1989-1990, c'est le refus de la
conscription qui explique en grande partie cette chute majeure du
nombre de conscrit.
Le phénomène
d'insoumission et de désertion est attisé par la montée des
nationalismes en URSS. En 1989 apparaissent les premières demandes
pour que les conscrits accomplissent leurs obligations militaires
dans leur région d'origine. Tandis que des groupes nationalistes
radicaux appellent déjà les jeunes à ne pas rejoindre l'armée,
les républiques baltes suggèrent de créer des unités militaires
sur une base territoriale. La suggestion est reprise ensuite dans le
Caucase. C'est le refus du commandement militaire soviétique
d'accéder à ces demandes qui provoque une résistance plus active.
En novembre 1989, à Tbilissi, des conscrits et quelques recrues en
uniforme organisent ainsi une grève pour demander d'effectuer leur
service militaire en Géorgie. L'armée répond en autorisant 25% des
appelés du Caucase ou des pays baltes à servir sur place mais
uniquement s'ils sont mariés, ont des enfants ou en cas de
circonstances familiales difficiles. Cette concession ne satisfait
pas les Baltes, ni les Caucasiens et provoque la colère des Russes
qui se plaignent d'être contraint de servir dans les républiques
périphériques où ils seraient victimes de harcèlement.
Les chars près de la Place Rouge lors du putsch d'aout 1991 |
Signe
de la dislocation progressive de l'URSS, en 1990, le président de la
Moldavie décide que ses concitoyens serviront dans l'armée
soviétique uniquement s'ils en font la demande écrite et avec une
autorisation parentale. L'Ukraine déclare quant à elle que ses
nationaux ne serviront que dans leur république. L'Ouzbékistan et
l'Arménie emboitent rapidement le pas21.
Les chiffres de la conscription continuent de s'effondrer, seuls 25%
des conscrits lettons répondent à l'appel sous les drapeaux en
1990, 28% en Géorgie, 7% en Arménie. Le général Iazov constate
que cette contestation reçoit l'appui des autorités locales, aussi
bien celles du Parti que de l'armée, qui aident et encouragent les
jeunes à éviter la conscription pour des motifs nationalistes. Le
service militaire obligatoire est ainsi délibérément bloqué dans
les républiques périphériques. Mais le phénomène touche
également la Russie où de plus en plus de jeunes refusent de
rejoindre l'armée. En 1990, seulement 79% des conscrits rejoignent
l'armée ce qui signifie que la majorité des réfractaires sont
alors des Russes22.
En
1991, l'armée soviétique n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a été
quelques années auparavant. La population soviétique est critique à
son égard, sinon hostile. La baisse drastique des effectifs et le
rapatriement des troupes stationnées à l'étranger la laissent
inorganisés et démoralisés tandis que la montée des nationalismes
fracture ses rangs.
La
politique de Gorbatchev, qui bouleverse profondément l'Union
soviétique, ne donne pas les effets escomptés provoquant au
contraire une crise économique et sociale inédite. Pour les
militaires elle conduit à la remise en cause de la place centrale
jusque-là tenue par l'armée dans la société et le système
politique et semble conduire tout droit à la désintégration de
l'URSS. Les conservateurs au sein de la direction du PCUS
s'organisent alors pour renverser Gorbatchev afin de pouvoir
restaurer la puissance du Parti, de l'armée et la domination des
Russes sur l'Union. Le chef de la conspiration, Krioutchkov, le
responsable du KGB, est conscient que sans le soutien de l'armée la
tentative de destitution du président de l'URSS a peu de chances de
réussir. Il parvient donc à s'assurer le soutien réticent du
ministère de la Défense, le général Iazov, mais également du
responsable des forces terrestres, le général Varennikov, du
vice-ministre de la Défense, Achalov, du commandant des troupes
aéroportées, le général Grachev et du commandant de l'armée de
l'air, le général Chapochnikov. Mais ces derniers montrent
néanmoins des doutes sur la réussite du complot et ne suivent que
par fidélité à Iazov.
Sous
les ordres de Varennikov et de Grachev, deux divisions blindées et
des unités parachutistes se dirigent sur Moscou les 19 et 20 aout
1991 pour appuyer les putschistes du Comité d'État pour l'état
d'urgence. Mais Iazov est alors pris au dépourvu par les réactions
des populations de Moscou et du Caucase qui se montrent prêtes à
affronter les militaires. Les soldats se montrent hésitants tandis
que les généraux, comme à Novotcherkassk en 1962, sont réticents
à donner l'ordre d'ouvrir le feu contre les civils. Les forces
spéciales refusent ainsi de prendre d'assaut la Maison blanche, le
parlement russe, tandis que le 21 aout la grande majorité des
troupes à Moscou fait défection ou se rallie à Eltsine. Iazov, qui
craint alors de déclencher une guerre civile, décide finalement le
21 aout de retirer les troupes de Moscou. Ce retrait des militaires
provoque l'effondrement du putsch et démontre que l'armée n'est
plus une menace pour le pouvoir politique23.
La foule résiste à l'armée lors du putsch de 1991 |
De
retour au pouvoir mais très fragilisé, Gorbatchev révoque Iazov et
nomme le maréchal Chapochnikov ministre de la Défense. Ce dernier
quitte alors le PCUS et limoge le chef de l'État-major de l'armée,
le général Moïseev, pour sa compromission avec les putschistes. Le
ministère de la Défense et les administrations militaires sont
également purgés. Surtout l'échec du putsch d'aout 1991 entraine
la mort virtuelle du PCUS. Trois jours son retour de Crimée,
Gorbatchev signe un décret annonçant l'interdiction de l'activité
des partis politiques dans l'armée. Une semaine plus tard, le
ministre de la Défense met fin à l'existence de l'administration
politique dans l'armée24.
L'ère des commissaires politiques appartient dès lors au passé.
La
mainmise de Boris Eltsine sur la Russie après l'échec du putsch et
la dissolution formelle de l'URSS en décembre 1991 aboutissent
finalement à la disparition de l'armée soviétique. Certains
de ces éléments restent au sein de la Fédération de Russie tandis
que d'autres s'intègrent aux nouvelles Républiques indépendantes.
Après
73 ans d’existence,
l'Armée rouge n’est
plus.
Conclusion
En quelques
années Gorbatchev a totalement bouleversé l’armée soviétique.
Cette dernière est en effet passé de 5,3 millions d'hommes en 1985
à 3,9 millions en 1990 et à 2,7 millions à la fin de 1991. S'ils
sont conscients du fardeau que représente cette puissance sur
l’économie du pays, ni Gorbatchev, ni l’appareil militaire
soviétique n'ont jamais su développer un programme structuré de
réforme de l’armée pour faire face notamment à la démobilisation
massive. Ils ont avant tout cherché à garder intacte sa
structure tout en diminuant sa taille et le contrôle
politique du Parti. Ils ne se sont pas rendu compte de
l'incompatibilité qu'il y avait à faire coexister l'ancien système et
l'esprit des réformes engagées aussi bien économiques que
politiques. Cette cécité a finalement conduit à l'implosion de
l'URSS et à la disparition de la plus puissante armée qui ait
jamais existé.
Le 25 décembre 1991, le drapeau soviétique est descendu pour la dernière fois sur le Kremlin |
1
Steven F. Larrabee, "Gorbachev and the Soviet Military."
in Foreign Affairs,
Vol. 66, No. 5, 1988,pp. 1002-1026.
2
Leon Goure, "A 'New" Soviet Military Doctrine:Reality or
Mirage?" Strategic Review,
1988, pp. 25-33.
3 William
Odom, The Collapse of the Soviet Military, Yale University
Press, 1998, p. 110.
4 Archie
Brown, « The Gorbatchev Revolution and the End of Cold War »
in Melvyn Leffler, Odd Arne Westad (sld), The Cambridge History
of the Cold War, Vol. III, Cambridge University Press, 2010,
pp. 250-251
5 Odom,
pp. 99-102.
6 Odom
pp. 120-124.
7 Odom
pp. 141-146.
8 Roger
R. Reese, The Soviet Military Experience. A History of the Soviet
Army, pp. 174-175, Routledge, 1999. pp. 177-178.
9 Odom,
pp. 109-110.
10 Odom
pp. 147-172.
11
Robert G. Kaiser, Why
Gorbachev Happened: His Triumphs and His
Failures, Simon and Schuster, 1991, p. 265.
12 Reese,
pp. 181-182.
13 Reese,
pp. 174-175.
14 Odom
p. 275.
15 Odom
pp. 275-278.
16 Vladimir Kusin, “The Soviet Troops: Mission Abandoned,” RFE
Report on Eastern Europe Vol. 1, 1990,
37-38.
17
Odom, pp. 292-304.
18 Reese
p. 177.
19 Odom
pp. 286-294.
20 Reese,
p. 175.
21 James
Brustar, Helen Jones, The Russsian Military's rôle in Politics,
National Defence University, 1995. p. 6.
22 Reese
p. 176.
23 Brusstar,
Jones, pp. 12-16.
24 Reese
pp. 182-183.
Bravo pour votre article précis et synthétique, tout en restant passionnant !
RépondreSupprimer