dimanche 1 juin 2014

Violence et fascisme: le squadrisme

En novembre 1918, l'Italie sort de la guerre dans le camp des vainqueurs mais c'est un pays en crise. Son système politique archaïque est incapable d'intégrer les masses populaires qui ont pourtant payé le plus lourd tribut lors des combats. Rapidement le pays doit faire face à une agitation sociale sans précédent entrée dans l'Histoire sous le nom de biennio rosso. Dans les rues les officiers sont pourchassés, dans les campagnes les paysans occupent les terres des grands propriétaires terriens, dans les villes les ouvriers organisent de vastes grèves qui parfois donnent lieu à des affrontements avec les forces de l'ordre. Au début de 1920 se développe un mouvement d'occupation des usines qui sont défendues par des milices ouvrières armées. L'État est impuissant à rétablir l'ordre, la bourgeoisie a peur tandis que les dirigeants socialistes et syndicalistes refusent de sortir de la légalité.

C'est dans ce climat de tension et de crise que se développe un phénomène politique nouveau, le squadrisme. Formé en majorité par des anciens combattants qui réinvestissent dans la vie civile les pratiques violentes apprises à la guerre, ce mouvement va sortir Mussolini et ses Faisceaux du ghetto politique où ils se trouvent à la fin 1919. Le squadrisme n'est pas en effet une simple émanation du fascisme mais plutôt l'aile militaire d'un mouvement dont l'aile politique est formée par les Faisceaux de combats. Phénomène autonome, le squadrisme est un exemple de la « brutalisation » de la vie politique italienne après 1918 en utilisant des méthodes militaires au service d'objectifs politiques. Initiateur d'une guerre civile larvée, il préfigure sur bien des points, les mouvements paramilitaires, fourriers du totalitarisme, qui vont voir le jour en Europe à l'instar des Sections d'Assaut d'Hitler.

David FRANCOIS




La naissance du phénomène squadriste.
La démobilisation qui suit la fin de la Première Guerre mondiale voit l'apparition d'une nouvelle couche sociale, les anciens combattants. Ils sont nombreux dans cette catégorie à ne pas retrouver du travail lors de leur retour à la vie civile et sans perspectives d'avenir. Parmi eux se trouvent de nombreux volontaires aux idées nationalistes et irrédentistes, partisans de l'entrée en guerre de l'Italie en 1915 pour laquelle ils sont allés se battre mais incapables de retrouver leur place dans la société.

Ils s'organisent dans des structures plus ou moins spontanées pour affirmer leurs conceptions de l'Italie et surtout pour combattre les socialistes qui, en raison de leur neutralisme pendant le conflit, sont accusés de défaitisme. Ces groupes de vétérans sont rejoints par des futuristes et des nationalistes pour former des équipes qui luttent dans la rue contre des socialistes dont le nombre et l'influence ne cessent de croître. Au cours des grèves massives qui caractérisent le biennio rosso sont apparu dans les grandes villes italiennes des groupes de volontaires afin de remplacer les grévistes et veiller à la bonne marche de services publics tels que les transports publics ou le nettoyage des rues. Ces volontaires, pour la plupart issu des classes moyennes, ce sont souvent des étudiants ou d'anciens officiers, sont motivés par des idées nationalistes et antisocialiste. Ces groupes sont les précurseurs des squadre urbaines qui entre 1919 et l'été 1920 attaquent les manifestations et les locaux socialistes.

Parmi les différentes associations, groupes ou squadre qui se forment dans le pays se se distinguent les Arditi, des soldats d'élite que l'État a démobilisé sans leur accorder une reconnaissance particulière pour leurs actions et qui sont nombreux à se retrouver sans emploi. C'est pour essayer de fédérer ces différents groupes que se réunis le 21 mars 1919 à Milan , à l'appel de Mussolini, différents représentants de ces associations qui partagent l'envie de perpétuer l'inspiration de l'interventionnisme révolutionnaire1. Se retrouvent donc des Arditi, des nationalistes, des vétérans en mal d'insertion dans la société et des syndicalistes révolutionnaires. A ce noyau s'ajoute vite les intellectuels du mouvement futuriste qui prône le nationalisme, l'antiparlementarisme, l'antisocialisme, et un culte de la violence et de la guerre. Le Faisceau milanais de combat voit le jour.

Le 23 mars se tient dans une salle de la piazza San Sepolcro à Milan la réunion de fondation des Faisceaux italiens de combat qui se dote d'un programme de gauche: instauration de la République, abolition des titres de noblesse et du service militaire, suppression de la spéculation boursière, journée de 8h, participation des ouvriers à la gestion des usines, la remise des terres aux paysans.

Fort de ce programme mêlant nationalisme et radicalisme révolutionnaire des faisceaux sont fondés dans les grandes villes italiennes. Les débuts du mouvement sont difficiles puisqu'en octobre 1919 il n'existe que 56 faisceaux et seulement 108, réunissant 130 000 adhérents en juillet 1920. Surtout lors des élections de novembre 1919, la liste que conduit Mussolini à Milan connaît un revers cinglant moins de 5 000 voix contre 170 000 aux socialistes.

C'est ce petit groupe marginal, rassemblant des anciens combattants et des jeunes agitateurs, que rejoignent la majorité des squadre d'azioni (équipes d'action) qui se sont formés de manière indépendante dans toute l'Italie. Leur noyau originel est composé d'environ 200 hommes tous des syndicalistes révolutionnaires et des arditi qui forment la garde personnelle de Mussolini. En 1919, la faiblesse des faisceaux est telle qu'ils n'existent généralement qu'à travers l'action des squadre. Le mouvement prend d'ailleurs une certaine ampleur en Vénétie Julienne, province attribué à l'Italie et où l'exaltation nationaliste est forte. Ailleurs dans le nord de l'Italie l'expansion des squadre est plus limitée. Mais le squadrisme n'est pas lié encore étroitement au fascisme puisqu'à l'automne 1919 les revendications irrédentistes en Istrie et en Dalmatie attirent de nombreux squadristes qui suivent les légionnaires de D'Annunzio lors de son occupations de la ville de Fiume, une initiative à laquelle est opposée Mussolini.

Les premières squadre dans la rue.



Le squadrisme urbain.
Les premiers actions des squadristes fascistes ont lieu à Milan en 1919 mais également à Mantoue, Brescia et Padoue. A Milan, la première action d'envergure des squadristes est l'incendie du siège du journal socialiste l'Avanti au moment de la grève générale déclenchée par le Parti socialiste italien (PSI). Cet épisode entre dans la légende fasciste sous le nom de la « bataille de la via dei mercanti ». En novembre deux squadristes lancent une bombe dans un cortège socialiste faisant 9 blessés. En décembre, quand à Rome s'ouvre la session du nouveau parlement, des squadristes pourchassent dans les rues les députés socialistes qui ont refusé d'assister à la séance en présence du roi ou qui ont crié à son arrivée « Vive la république socialiste ».

Les actions de ces squadre qui s'en prennent physiquement aux personnes et aux bâtiments sont, selon la propagande fasciste, destinées à empêcher l'extension à l'Italie de la révolution bolchevique. Elle justifie donc cette violence comme une réponse à la violence et à l'agitation politique et sociale mise en œuvre par les socialistes et les anarchistes lors du biennio rosso. Malgré les violences perpétrées les actions des squadre urbaines rencontrent l'approbation de la classe moyenne ainsi que des milieux politiques modérés aux conservateurs. Ces groupes voient là un moyen de réduire l'influence des syndicats et des partis ouvriers et de faire pression sur le gouvernement pour l'amener à prendre parti pour les propriétaires terriens et les patrons lors des conflits du travail et d'abandonner ainsi l'attitude de neutralité propre au libéralisme giolitien.
Mais ces squadre urbaine ne sont pas foncièrement conservatrices. Elles se retrouvent dans le programme radical de San Sepolcro, cette tentative de renouveler la politiques et l'économie. En outre la présence de futuristes ou d'ancien syndicalistes révolutionnaires donnent à ces formations un caractère subversif et d'opposition aux valeurs et à la culture bourgeoise traditionnelle. Mais le projet mussolinien de créer une formation centrée sur les valeurs des anciens combattants progressistes ou révolutionnaires échoue rapidement. Le faisceau de Milan où se développe le programme de San Sepulcro est plus à gauche que les autres faisceaux et surtout ce programme pour être mis en œuvre doit recevoir le soutien des ouvriers et des paysans qui continuent à suivre le Parti socialiste et la Confédération général du travail, le puissant syndicat italien dominé par les socialistes.

Le fossé entre le fascisme et la monde ouvrier devient vite insurmontable, surtout après le saccage du siège de l'Avanti, par les squadristes le 15 avril 1919. L'échec du projet original de Mussolini devient évident avec les résultats désastreux des élections générales du 16 novembre 1919. Les faisceaux qui voulaient unifier la gauche interventionniste se heurtent alors à l'hostilité des républicains et des syndicalistes révolutionnaires qui lui reprochent son caractère réactionnaire et ses méthodes brutales.

Si l'action des squadre urbaine en 1919 et au début de 1920 peut être interprétée comme une réponse à l'agitation « bolchevique » du biennio rosso, elle apparaît vite comme une violence offensive et aveugle dirigée contre toutes les organisations ouvrières y compris celles qui sont républicaines ou catholiques. Ce caractère de réaction blanche est souligné par la fait que les actions des squadre se déroulent avec l'appui des milieux économiques et industriels mais également des autorités militaires, policières et de la justice. Si le mouvement commence à recevoir des soutiens il reste toujours marginal et sans assises populaires. Ce n'est qu'à partir de la seconde moitié de 1920 que le fascisme va gagner en influence mais il sera déjà clairement orienté à droite.


Le squadrisme agraire.
A la suite du 2e congrès du Komintern en juillet 1920, le Parti communiste italien voit le jour à Livourne. Cette naissance mais aussi le mouvement d'occupation des usines qui prend fin à l'automne provoque un sentiment d'insécurité au sein des classes moyennes italiennes et de défiance à l'encontre des institutions démocratiques jugées incapables de garantir la paix sociale. La bourgeoisie veut désormais éviter le retour du spectre rouge et cherche à s'en protéger en soutenant des groupes démagogiques qui attireront une clientèle populaire mais assez déterminés pour briser les organisations de gauche. Mussolini comprend que la vague antisocialiste qui touche le pays lui offre une opportunité de sortir son mouvement de son isolement. Il commence à recevoir des subsides du patronat tandis que l'échec de D'Annunzio à Fiume lui permet de récupérer des squadristes qui avaient rallié le poète. C'est d'ailleurs en Vénétie-julienne que le squadrisme fait montre de son efficacité. Le 14 juillet 1920, les squadristes de Trieste, à l'annonce du meurtre de soldats italiens à Split, mettent à sac les locaux des organisations slovènes. Les attaques se multiplient ensuite dans la régions contre les socialistes et les Slaves. En octobre à Trieste, le siège du journal socialiste Il Lavoratore est incendié tandis que dans les semaines qui suivent les bourses du travail en Istrie sont détruites.

Un camion transportant des squadristes dans la campagne italienne


Mais la percée du fascisme sur la scène nationale se joue dans la vallée du Pô, dans les campagnes, avec le développement du squadrisme agraire. Dans cette région depuis le début du siècle un double tendance touche le monde agricole. En 1901 à Bologne est créé la Federterra liée au PSI et qui fédère rapidement la plupart des ligues paysannes dont le but est de monopoliser le marché du travail agricole en organisant les métayers sur un mode ouvrier et en aucune manière en cherchant à faire des métayers des petits propriétaires. Dans le même temps de nombreux petits propriétaires augmentent considérablement la surface des terres qu'ils possèdent après avoir acheté celles des grands propriétaires fonciers. A partir de 1919 les conflits s'aggravent entre les deux catégories: les métayers soutenus par les ligues socialistes occupent des terres et imposent leurs conditions aux propriétaires. Ceux qui refusent de se plier sont victimes de destructions de récoltes, de boycott et de violence pour les forcer de se plier aux décisions des ligues. La Federterra organisent aussi des tribunaux qui édictent des mesures d'isolement contre les propriétaires récalcitrants comme l'interdiction de vendre leurs produits ou d'acheter à la coopérative. Ces dernières possédant une forme de monopole, les victimes de se boycott se retrouvent vite ruinés. La puissance des socialistes s’accroît jusqu'en 1920. Dans l'Emilie-Romagne ils contrôlent l'ensemble des administrations provinciales et municipales. Les syndicats socialistes imposent leur monopole de la gestion de la main d’œuvre tandis que les coopératives socialistes imposent le prix des denrées. Les socialistes gèrent également les taxes municipales sur la propriété et les entreprises et ont le pouvoir de louer à qui ils veulent les terrains communaux. Face à cette puissance socialiste, les grands propriétaires terriens reçoivent l'appui des petits propriétaires qui se sentent opprimés.

A partir de l'automne 1920, les propriétaires commencent à financer des squadre pour attaquer les militants et les sièges du PSI ou des syndicats. Ces squadre rurales ont des liens avec celles des villes notamment dans la vallée du Pô puisque certaines ont pour origine des squadre urbaines de Bologne ou de Ferrare. Surtout elles partagent les même objectifs et attaquent les mêmes victimes. Néanmoins les squadre rurale sont plus nettement réactionnaires avec comme objectif de défendre dans les campagnes les intérêts des propriétaires.

Les grands propriétaires fonciers de la vallée du Pô utilisent les squadre, en leur fournissant de l'argent et des armes afin de démanteler les organisations ouvrières et paysannes. Ils frappent les municipalités de gauche, les syndicats socialistes, les coopératives et les mutuelles. Au cours de leur exactions il bénéficie bien souvent de la complicité des autorités locales. Il ne s'agit plus alors de se défendre contre une menace révolutionnaire mais de revenir sur les conquêtes obtenues par les syndicats et les socialistes réformistes les années précédentes.

Si le squadrisme agraire ne représente pas tous le fascisme, cette aile militaire du mouvement assure à Mussolini des soutiens financiers et une visibilité accrue sur la scène nationale. L'expansion rapide du phénomène squadriste représente un potentiel politique crucial pour les dirigeants fascistes. A la fin de 1920, le secrétaire des Faisceaux de combat, Ugo Pasella, annonce donc que l'objectif principal du fascisme est de renforcer son appareil paramilitaire, priorité stratégique absolue. En 1921 le fascisme dispose de bastions importants, notamment dans la vallée du Pô autours de Bologne et Ferrare d'où il rayonne sur les centres secondaires environnant.

En retour le squadrisme agraire revitalise le squadrisme urbain. En novembre, à Bologne, le jour de l'installation de la municipalité socialiste, les squadristes dirigés par Dino Grandi passent à l'attaque faisant 9 morts et plus de 100 blessés. Un mois après des incidents similaires touchent Ravenne sous la direction d'Italo Balbo. Ce mouvement s'étend ensuite rapidement. A Florence les industriels et les propriétaires financent les squadre d'Amerigo Dumini qui ravagent l'hotel de ville le 22 octobre 1920.

Le premier semestre 1921 les squadristes ont détruits 726 bâtiments: 17 journaux et imprimeries, 59 maisons du peuple, 119 bourses du travail, 107 coopératives, 83 ligues paysannes, 8 mutuelles, 141 sections socialistes ou communistes, 100 cercles de la culture, 10 bibliothèques publiques ou théâtres, 28 syndicats, 53 centres de loisirs populaires, une université populaire. En 1921 et 1922 les squadristes ont tué environ 3 000 personnes et entre 500 et 600 en 1921.

Ces expéditions punitives comme les nomment les fascistes sont justifiées par la menace de révolution qui pèse sur l'Italie. Mais à partir du début 1921, le mouvement révolutionnaire a cessé d'être un danger pour l'ordre social. Les violences qu'il peut alors commettre sont en grande partie une réponse à la violence fasciste. Cette violence rouge n'est plus alors qu'un mouvement de défense pour les liberté ouvrière et les droits syndicaux menacés. Il existe donc un fort contraste entre la réalité du squadrisme qui est devenu que le bras armé d'un mouvement politique, le fascisme, et celui de la bourgeoisie et des propriétaires terriens contre les ouvriers et les paysans et le mythe qu'il cultive et où ils se présentent comme l'expression authentique des exigences populaires et révolutionnaires. Si une partie des squadre rurales, notamment celles dirigées par Dino Grandi, Italo Balbo ou Edmondo Rossoni, cherchent à détruire les infrastructures socialistes pour les remplacer par un syndicalisme fasciste, il devient vite évident que ces syndicats ne servent que les intérêts des employeurs.

Des squadristes lors de la Marche sur Rome.


Surtout si un climat d'intimidation a pu se développer durant le biennio rosso, contribuant ou justifiant pour une partie de l'opinion la réaction squadriste, il faut distinguer la violence socialiste de la violence fasciste. La première est rarement organisée, c'est une violence spontanée qui fait rarement des morts. Hormis le cas de ceux qui boycottent les grèves, la violence est considérée comme superflue car les socialistes sont persuadés d'avoir avec eux le nombre et le sens de l'Histoire. Pour les squadristes la violence est un but en soi.


L'organisation et les tactiques des squadre.
C'est le goût de l'aventure et surtout une certaine fascination pour la violence qui motivent les violences squadristes. Un certain nombre des volontaires des squadre sont des anciens combattants nostalgiques de la guerre mais qui trouvent également dans le squadrisme un moyen de se réinsérer socialement en réinvestissant contre un ennemi intérieur le savoir-faire acquis pendant la guerre contre l'ennemi extérieur. Pour les plus jeunes, abreuvés durant leur adolescence par le récit des exploits héroïques de leurs aînés sur le front, le squadrisme est l'occasion de partager un peu de cette gloire. La sensation d'appartenir à une élite partageant des valeurs communes neuves comme le goût du sacrifice, le courage, le culte de la force est également un facteur d'attraction.

La haine du socialisme, étendu au communisme, les deux associés dans la figure du bolchevisme destructeur est une motivation forte pour rejoindre le squadrisme notamment au sein des classes moyennes. Étudiants, fils de la bourgeoisie agraires garnissent les rangs des squadre autant que les anciens combattants mais aussi des chômeurs dans un pays en proie à la crise économique. D'autant que pour certains le squadrisme devient une occupation à temps plein comme dans la province de Pavie où les subsides versés par les industriels et les commerçants permettent de donner 35 à 40 livres par jour aux squadristes. Il ne faut pas non plus oublier que si les squadristes comptent dans leurs rangs des idéalistes ou des intellectuels comme Dino Grandi ou Giuseppe Bottai, ils cohabitent aussi avec des hommes au passé douteux et des repris de justice.

Les squadristes en action.


Les squadristes se retrouvent généralement autour d'un chef local, connu sous le nom de ras, choisis en raison de son charisme et qui la plupart du temps un ancien combattant décoré. Parfois, notamment à la campagne, c'est un propriétaires terrien qui finance le squadrisme qui se retrouve à la tête des équipes. Les squadre se réunissent le plus souvent dans des cafés dont ils font leurs quartiers généraux et leur base de départ. C'est là également qu'ils exposent les trophées ramenés de leurs expéditions, notamment des drapeaux rouges.

Communistes et socialistes se réunissent également dans des cafés. De nombreuses bagarres ont donc lieu près de ces lieux de sociabilités politiques de l'Italie du début des années 1920. Dans chaque camp le temps passé au café permet de créer un esprit de corps, une camaraderie entre les habitués. Les cafés sont aussi les lieux où sont entreposés des armes, à la fois pour défendre l'endroit en cas d'attaque mais aussi pour les expéditions.

Rapidement, pour renforcer l'esprit de corps, les squadre se dotent la plupart d'un fanion noir qui porte un nom ou une devise et qui est confié à un porte-étendard lors des manifestations. Il semble que c'est dans la région de Ferrare que pour la première fois les squadristes se dotent de chemises noires et de fez, copiant ainsi l'uniforme des Arditi, tenue qui est rapidement adoptée par le reste des squadre dans le pays. Le squadrime développe également un culte des martyrs autour desquels se déploie un rituel précis avec le cris de « Présent » repris trois fois après le nom de ceux qui sont tombés. Les obsèques des squadristes sont aussi l'occasion de démonstrations de force réunissant les équipes des villes proches tandis que les fascistes cherchent à y associer les anciens combattants mais aussi les militaires.

La pratique des expéditions punitives qui fait la réputation du squadrisme est empruntée aux tactiques militaires, notamment à la Strafexpedition autrichienne sur le front des Alpes en mai-juin 1916. La tactique est simple: différentes équipes fusionnent pour fondre sur un seul objectif. L'action est menée en utilisant des moyens spectaculaires afin d'effrayer l'adversaire, de dissuader ses partisans les plus tièdes mais aussi de susciter de la sympathie dans la grande foule de ceux qui ne veulent, à priori, pas prendre partie. Pour ces expéditions les squadristes s'arment de couteaux et parfois d'armes à feu voire de grenades à main. Mais l'arme par excellence des squadriste est le gourdin, le fameux manganello, symbole des expéditions.

La squadra approche sa cible à bord de camions, souvent fournis par l'armée, en chantant des hymnes et en exhibant leurs armes et leurs manganello. Puis elle passe à l'attaque, dévastant systématiquement les sièges des organisations adverses, bourses du travail, coopératives, syndicats, ligues agraires, brisant les meubles, brûlant sur la place publique les papiers et le matériel de propagande, les militants adverses sont pourchassés, battus, forcés à boire de l'huile de ricin, parfois simplement assassinés. Lors des affrontements les squadristes utilisent généralement des bâtons mais durant les périodes où les conflits sont plus tendus ils n'hésitent pas à utiliser des armes à feu, voire des armes de guerre. Parfois ces affrontements sont le fait des adversaires des squadristes, notamment les communistes qui dans certains endroits font preuve d'agressivité et se mettent à la tête des ouvriers notamment quand les fascistes cherchent à démanteler les organisations ouvrières ou à perturber le déroulement des élections.

Les locaux du journal socialiste l'Avanti après une expédition des squadristes.


Dans les campagnes les escouades de squadristes arrivent en camion et trouvent des guides parmi les propriétaires fonciers locaux qui désignent la maison des militants paysans. La maison est alors entourée par des hommes en armes qui demandent au paysan de sortir sous la menace de brûler sa maison. Une fois sortie le paysan est battu et généralement abandonné nu au milieu de la campagne. S'il lui prend l'idée de vouloir se défendre il risque bien souvent d'être grièvement blessé ou même assassiné.

La violence squadriste répond à de nombreux impératifs: d'abord la lutte contre les organisations ouvrières et paysannes à l'instigation des propriétaires fonciers mais aussi parfois en réaction aux événements du biennio rosso. Il s'agit aussi pour les fascistes de s'emparer du pouvoir administratif au niveau local, d'intimider l'adversaire, de faire de la propagande. Il ne faut pas non plus négliger les effets psychologiques et sociologiques de la guerre qui a exacerbé les conflits sociaux. La faiblesse de l'appareil répressif de l'État italien est également en cause.

L'expérience des tranchées, les liens de camaraderie, la structure hiérarchisée, la supériorité numérique et la possession d'armes leurs donnent facilement l'avantage sur leurs adversaires. La grande force des squadristes provient du fait qu'ils bénéficient généralement de la complicité d'une grande partie de l'appareil d'État, notamment au niveau local. Dans les zones où ils sont les plus forts ils sont favorisés par les fonctionnaires, la police, la justice et même l'armée qui parfois leurs fournit des équipement et des armes. La plupart des policiers et des militaires ont tendance en effet à considérer comme naturel leur alliance avec le fascisme contre l'ennemi commun bolchevik. La facilité avec laquelle les squadristes opère n'est donc pas seulement le résultat de la faiblesse de l'État mais de la sympathie et de la complicité dont ils bénéficient parmi les forces chargées de faire respecter l'ordre et la loi. Une statistique de la police indique qu'entre le 1er janvier et le 8 mai 1921, 1073 incidents violents entre socialistes et fascistes ont eu lieu. Mais si 1 421 socialistes ont été arrêtés en liaisons avec ces incidents ce ne fut le cas que de 396 squadristes.

A contrario quand la police reçoit l'ordre de réprimer les agissements squadristes elle y parvient comme le montre les incidents de Sarzana. Dans cette petite ville de Toscane, la population s'est organisée en groupe de défense et oblige les carabiniers à tirer sur 500 squadristes de Florence et Carrare venue pour une expédition punitive. Ces derniers doivent s'enfuir perdant 18 morts et une trentaine de blessés.

Les squadristes doivent bientôt compter avec la mise sur pied d'organisations antifascistes armées dont la plus puissante est celle des Arditi del Popolo, créé en juin 1921 qui regroupe 55 000 combattants à l'été 1921. L'affrontement le plus spectaculaire a lieu à Parme en aout 1922. Les fascistes mobilisent près de 50 000 squadristes pour attaquer la ville que les Arditi del Popolo défendent avec l'aide de la population. L'armée se refuse à intervenir et la ville devient le théâtre de 4 jours de combats de rue. Mais les squadristes doivent battre en retraite laissant derrière eux 40 morts et 150 blessés. Cette défaite démontre que les succès squadristes sont avant tout le résultat de la désorganisation de leurs adversaires et de la complicité des autorités locales. Elle fait douter Mussolini sur la capacité de son mouvement à prendre le pouvoir uniquement par le biais de la force.

Néanmoins, à l'été 1921, l'organisation socialiste dans les campagne est démantelée. Le gouvernement a profité des troubles pour dissoudre les municipalités socialistes dans une centaine de villes comme Bologne, Modene ou Ferrare. A l'exception de certaines villes du nord comme Milan, Gênes ou Turin où les socialistes demeurent puissants, les organisations ouvrières sont exsangues. La contre-révolution a vaincu faisant des centaines de morts et des dizaines de blessés.


Une aile militaire encombrante mais incontournable.
La croissance du squadrisme en 1921 dépasse rapidement le simple cadre de la défense des classes moyennes et des propriétaires fonciers et pose de nouveau problème. D'abord l'accroissement numérique des squadre, combinée à la conquête territoriale de provinces entières, leur donne la possibilité d'atteindre leurs objectifs politiques propres sans passer de compromis avec les classes dirigeantes ou l'État, objectifs qui peuvent entrer en conflit avec les intérêts économiques de la bourgeoisie et des propriétaires. D'ailleurs, une fois les coopératives et unions socialistes vaincues, certaines squadre trouvent un nouvel ennemi dans les grands propriétaires terriens qui profitent de la situation pour faire monter le loyer de la terre. Déjà à la fin de 1920 des squadristes ont essayé de caractériser leur mouvement comme une organisation cherchant à reconstruire moralement et matériellement l'Italie contre le bolchevisme mais également contre la bourgeoisie égoïste et des représentants libéraux.

Des squadristes exhibant leur arme favorite: la manganello.


Ce squadrisme « révolutionnaire », qui trouve son inspiration dans le programme de San Sepolcro devient une épine dans le pied de Mussolini. Ce dernier a peu à voir avec les succès des squadristes qui sont dus la plupart du temps aux initiatives des dirigeants locaux, les ras. Il cherche bien entendu à l'exploiter au maximum, notamment lors des élections de 1921, en lançant les squadristes dans une campagne de terreur contre les candidats adverses. Mais il la redoute également surtout à partir du moment où il cherche à accéder au pouvoir par la voie parlementaire, abandonnant la voie violente qu'incarne le squadrisme.

Mussolini se rend compte qu'il est coupé du squadrisme qui est avant tout un phénomène de bandes locales. Les squadristes sont plus dévoués à leur ras qu'à lui et ces derniers tirent de cela une force qui leur permet de remettre en question la direction de Mussolini. En juin 1921 cette puissance du squadrisme s'exprime pleinement et influence la politique de la direction fasciste. Lorsque Mussolini parvient à un accord avec les socialistes pour faire cesser les violences respectives et se donner ainsi une allure respectable d'homme d'État, le soulèvement des squadristes l'oblige à reculer. Dino Grandi organise de Bologne la rébellion et dénonce la trahison de Mussolini. Surtout les squadristes ne respectent pas la trêve conclue. En septembre, à Ravenne, les squadristes sèment la terreur frappant les étrangers et des prêtres qui ne se découvrent pas devant les fanions noirs.

Pour dompter le squadrisme, Mussolini décide de la canaliser au sein d'un parti encadré et discipliné. Mussolini fait adopté un programme conservateur ce qui provoque la fureur des squadristes qui sont également à l'idée d'une centralisation et d'une normalisation du mouvement. Mais les chefs du squadrisme se rendent compte que face à la montée de la riposte populaire et au raidissement de l'armée devant les agissements squadristes, notamment à Rome, la stratégie de la force est risquée. Ils acceptent donc la création du Parti national fasciste en novembre 1921 qui se dote d'une aile militaire, la Milice, commandée par Italo Balbo et De Vecchi mais également par deux généraux en activité.

Mussolini et ses lieutenants en uniforme squadriste lors de la Marche sur Rome.


Mais le squadrisme reste encore nécessaire pour démontrer la faiblesse de l’État libéral. Le 1er mai 1922 fait une dizaine de morts dans le pays. A la fin mai à Bologne, Balbo fait envahir la ville par des milliers de squadristes et l'occupent pendant 5 jours tandis qu'en juillet à Crémone les hommes de Farinacci prennent d'assaut le préfecture. Quand la gauche lance une grève générale le 31 juillet, les squadre entrent en action utilisant la violence pour forcer les ouvriers à reprendre le travail. La grève tourne au fiasco et les squadristes en profitent pour s'emparer des villes jusque là réfractaires: Milan, Turin, Gene, Padoue, Modéne où les municipalités sont démises et les locaux des organisations ouvrières saccagés. La voie est libre pour prendre le pouvoir.

La Marche sur Rome est un énorme coup de bluff orchestré par Mussolini pour obtenir enfin le pouvoir. Mais ce coup repose sur la mobilisation des squadristes. Le 27 octobre 1922 ces derniers se réunissent devant les préfectures, les commissariats et les gares pour s'en emparer. Les militaires négocient mais parfois ils résistent comme à Vérone, Ancone et Bologne. Pendant deux jours les deux camps se font face. Pendant ce temps 26 000 squadristes mal armés convergent sur Rome ou se trouve 28 000 militaires. Il ne fait aucun doute que si les autorités avaient voulu balayer les fascistes, elles l'auraient emporter sans difficulté. Mais le roi refuse l'affrontement. Le 29 Mussolini devient le chef du gouvernement.

Après la Marche sur Rome, le compromis passé entre le fascisme et les classes dirigeantes se fait au détriment de la composante révolutionnaire du fascisme et les squadre sont réduits au rôle de simple instrument de l'Etat. L'aile intransigeante menée par Farinacci est battu et quand le régime est consolidé Farinacci est évincé de son poste de secrétaire du Parti national fasciste





en octobre 1925. Avec la normalisation de la situation, les squadre sont peu à peu absorbés dans l'institutionnelle Milice des volontaires pour la sécurité nationale où leurs membres sont soit marginalisés, absorbés par le pouvoir, ou neutralisés. Les violences des squadristes continuent malgré tout jusqu'en 1924 pour réduire ce qu'il reste d'opposition dans le pays que ce soit des socialistes, des libéraux ou des catholiques. Elle atteint son apogée avec le meurtre du député socialiste Matteotti par des squadristes dirigés par Amerigo Dumini qui ébranle le jeune pouvoir fasciste mais lui donne également l'occasion d'établir les lois fascistissimes qui transforme définitivement l'Italie en dictature.


Le phénomène squadriste a longtemps été présenté comme une réponse à la vague révolutionnaire du biennio rosso. Mais en 1919-1920, les émeutes, les troubles et les grèves sont des phénomènes largement répandus en Europe et si l'Italie a semblé au bord de la révolution, l'élasticité des institutions et la force du courant réformiste au sein du mouvement ouvrier auraient pu permettre une sortie de crise comparable à celle des autres pays. Surtout le squadrisme ne se développe vraiment qu'à partir de la fin de 1920 quand il n'existe plus de danger de révolution communiste. Il ne peut donc être vue comme une simple riposte au bolchevisme.

Si la violence squadriste prend les allures de représailles contre une domination du PSI dans les zones où il est fortement implanté et se transforme ainsi en instrument réactionnaire, cette analyse réductrice, qui sera celle adoptée durant les années 1920 par l'Internationale communiste, ne rend pas compte de l'originalité de ce phénomène. Le squadrisme est aussi une révolte contre l'ordre ancien, les élites et les classes dirigeantes qui s'incarnent dans l'État libéral et qui touchent, sous différentes formes, une partie de l'Europe au sortir de la Première Guerre mondiale.

Rampe d'accès vers le pouvoir pour Mussolini, le squadrisme devient vite encombrant quand sonne l'heure du compromis avec les classes dirigeantes traditionnelles. Ce n'est dans un bain de sang, comme le fera Hitler avec les SA en 1934, que le Duce se débarrasse de cette aile paramilitaire radicale mais en l'intégrant dans les structures de l'État fasciste. Quand le compromis passé par Mussolini entre le fascisme et les forces conservatrices éclate en juillet 1943, les intransigeants ras se retrouve tous dans la République sociale italienne. L'esprit squadriste se réveille en effet à Salo et démontre que son pouvoir de destruction et son culte de la violence son restés intacts.

Bibliographie:
Pierre Milza, Serge Berstein, Le fascisme italien, 1919-1945, Seuil, 1980.
Angelo Tasca, Naissance du fascisme, Gallimard, 1970.
Robert Paxton, Le fascisme en action, Seuil, 2004.
Mimmo Franzinelli, Squadristi, Mondadori, 2003.


1 Quand la Première Guerre mondiale éclate en Europe à l'été 1914 la grande majorité des Italiens s'oppose à la participation de leur pays au conflit. Mais une minorité bruyante se montre favorable à une interventions. Parmi ces groupes se trouve des nationalistes mais aussi des garibaldiens républicains qui veulent que le pays rejoigne le camp des défenseurs de la démocratie. Une minorité de syndicalistes révolutionnaires et de socialistes en rupture de ban comme Mussolini incarnent un interventionnisme révolutionnaire qui voit dans la guerre le point de départ d'une révolution mondiale.

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