En
novembre 1918, l'Italie sort de la guerre dans le camp des vainqueurs
mais c'est un pays en crise. Son système politique archaïque est
incapable d'intégrer les masses populaires qui ont pourtant payé le
plus lourd tribut lors des combats. Rapidement le pays doit faire
face à une agitation sociale sans précédent entrée dans
l'Histoire sous le nom de biennio rosso. Dans les rues les officiers
sont pourchassés, dans les campagnes les paysans occupent les terres
des grands propriétaires terriens, dans les villes les ouvriers
organisent de vastes grèves qui parfois donnent lieu à des
affrontements avec les forces de l'ordre. Au début de 1920 se
développe un mouvement d'occupation des usines qui sont
défendues par des milices ouvrières armées. L'État est
impuissant à rétablir l'ordre, la bourgeoisie a peur tandis que les
dirigeants socialistes et syndicalistes refusent de sortir de la
légalité.
C'est
dans ce climat de tension et de crise que se développe un phénomène
politique nouveau, le squadrisme. Formé en majorité par des anciens
combattants qui réinvestissent dans la vie civile les pratiques
violentes apprises à la guerre, ce mouvement va sortir Mussolini et
ses Faisceaux du ghetto politique où ils se trouvent à la fin 1919.
Le squadrisme n'est pas en effet une simple émanation du fascisme
mais plutôt l'aile militaire d'un mouvement dont l'aile politique
est formée par les Faisceaux de combats. Phénomène autonome, le
squadrisme est un exemple de la « brutalisation » de la
vie politique italienne après 1918 en utilisant des méthodes
militaires au service d'objectifs
politiques. Initiateur d'une guerre civile larvée, il
préfigure sur bien des points, les mouvements paramilitaires,
fourriers du totalitarisme, qui vont voir le jour en Europe à
l'instar des Sections
d'Assaut d'Hitler.
David FRANCOIS
La
naissance du phénomène squadriste.
La
démobilisation qui suit la fin de la Première Guerre mondiale voit
l'apparition d'une nouvelle couche sociale, les anciens combattants.
Ils sont nombreux dans cette catégorie à ne pas retrouver du
travail lors de leur retour à la vie civile et sans perspectives
d'avenir. Parmi eux se trouvent de nombreux volontaires aux idées
nationalistes et irrédentistes, partisans de l'entrée en guerre de
l'Italie en 1915 pour laquelle ils sont allés se battre mais
incapables de retrouver leur place dans la société.
Ils
s'organisent dans des structures plus ou moins spontanées pour
affirmer leurs conceptions de l'Italie et surtout pour combattre les
socialistes qui, en raison de leur neutralisme pendant le conflit,
sont accusés de défaitisme. Ces groupes de vétérans sont rejoints
par des futuristes et des nationalistes pour former des équipes qui
luttent dans la rue contre des socialistes dont le nombre et
l'influence ne cessent de croître. Au cours des grèves massives qui
caractérisent le biennio rosso sont apparu dans les grandes villes
italiennes des groupes de volontaires afin de remplacer les grévistes
et veiller à la bonne marche de services publics tels
que les transports publics ou le nettoyage des rues. Ces volontaires,
pour la plupart issu des classes
moyennes, ce sont souvent des étudiants ou d'anciens
officiers, sont motivés par
des idées nationalistes et antisocialiste. Ces groupes sont les
précurseurs des squadre urbaines qui entre 1919 et l'été 1920
attaquent les manifestations
et les locaux socialistes.
Parmi
les différentes associations, groupes
ou squadre qui se forment dans le pays se se distinguent les Arditi,
des soldats d'élite que l'État a démobilisé sans leur accorder
une reconnaissance particulière pour leurs actions et qui sont
nombreux à se retrouver sans emploi. C'est pour essayer de fédérer
ces différents groupes que se réunis le 21 mars 1919 à Milan , à
l'appel de Mussolini, différents représentants de ces associations
qui partagent l'envie de perpétuer l'inspiration de
l'interventionnisme révolutionnaire1.
Se retrouvent donc des Arditi, des nationalistes, des vétérans en
mal d'insertion dans la société et des syndicalistes
révolutionnaires. A ce noyau s'ajoute vite les intellectuels du
mouvement futuriste qui prône le nationalisme,
l'antiparlementarisme, l'antisocialisme, et un culte de la violence
et de la guerre. Le Faisceau milanais de combat voit le jour.
Le
23 mars se tient dans une salle de la piazza San Sepolcro à Milan la
réunion de fondation des Faisceaux italiens de combat qui se dote
d'un programme de gauche: instauration de la République, abolition
des titres de noblesse et du service militaire, suppression de la
spéculation boursière, journée de 8h, participation des ouvriers à
la gestion des usines, la remise des terres aux paysans.
Fort
de ce programme mêlant nationalisme et radicalisme révolutionnaire
des faisceaux sont fondés dans les grandes villes italiennes. Les
débuts du mouvement sont difficiles puisqu'en octobre 1919 il
n'existe que 56 faisceaux et seulement 108, réunissant 130 000
adhérents en juillet 1920. Surtout lors des élections de novembre
1919, la liste que conduit Mussolini à Milan connaît un revers
cinglant moins de 5 000 voix contre 170 000 aux socialistes.
C'est
ce petit groupe marginal, rassemblant des anciens combattants et des
jeunes agitateurs, que rejoignent la majorité des squadre d'azioni
(équipes d'action) qui se sont formés de manière indépendante
dans toute l'Italie. Leur noyau originel est composé d'environ 200
hommes tous des syndicalistes révolutionnaires et des arditi
qui forment la garde personnelle de Mussolini. En 1919, la faiblesse
des faisceaux est telle qu'ils n'existent généralement qu'à
travers l'action des squadre. Le mouvement prend d'ailleurs une
certaine ampleur en Vénétie Julienne, province attribué à
l'Italie et où l'exaltation nationaliste est forte. Ailleurs dans le
nord de l'Italie l'expansion des squadre est plus limitée. Mais le
squadrisme n'est pas lié encore étroitement au fascisme puisqu'à
l'automne 1919 les revendications irrédentistes en Istrie et en
Dalmatie attirent de nombreux squadristes qui suivent les
légionnaires de D'Annunzio lors de son occupations de la ville de
Fiume, une initiative à laquelle est opposée Mussolini.
Les premières squadre dans la rue. |
Le
squadrisme urbain.
Les
premiers actions des squadristes fascistes ont lieu à Milan en 1919
mais également à Mantoue, Brescia et Padoue. A Milan, la première
action d'envergure des squadristes est l'incendie du siège du
journal socialiste l'Avanti au moment de la grève générale
déclenchée par le Parti socialiste italien (PSI). Cet épisode
entre dans la légende fasciste
sous le nom de la « bataille de la via dei mercanti ». En
novembre deux squadristes lancent une bombe dans un cortège
socialiste faisant 9 blessés. En décembre, quand à Rome s'ouvre la
session du nouveau parlement, des squadristes pourchassent dans les
rues les députés socialistes qui ont refusé d'assister à la
séance en présence du roi ou qui ont crié à son arrivée « Vive
la république socialiste ».
Les
actions de ces squadre qui s'en prennent physiquement aux personnes
et aux bâtiments sont, selon la propagande fasciste, destinées à
empêcher l'extension à l'Italie de la révolution bolchevique. Elle
justifie donc cette violence comme une réponse à la violence et à
l'agitation politique et sociale mise en œuvre par les socialistes
et les anarchistes lors du biennio rosso. Malgré les violences
perpétrées les actions des squadre urbaines rencontrent
l'approbation de la classe moyenne ainsi que des milieux politiques
modérés aux conservateurs. Ces groupes voient là un moyen de
réduire l'influence des syndicats et des partis ouvriers et de faire
pression sur le gouvernement pour l'amener à prendre parti pour les
propriétaires terriens et les patrons lors des conflits du travail
et d'abandonner ainsi l'attitude de neutralité propre au libéralisme
giolitien.
Mais
ces squadre urbaine ne sont pas foncièrement conservatrices. Elles
se retrouvent dans le programme radical de San Sepolcro, cette
tentative de renouveler la politiques et l'économie. En outre la
présence de futuristes ou d'ancien syndicalistes révolutionnaires
donnent à ces formations un caractère subversif et d'opposition aux
valeurs et à la culture bourgeoise traditionnelle. Mais le projet
mussolinien de créer une formation centrée sur les valeurs des
anciens combattants progressistes ou révolutionnaires échoue
rapidement. Le faisceau de Milan où se développe le
programme de San Sepulcro est plus à gauche que les autres faisceaux
et surtout ce programme pour être mis en œuvre doit recevoir le
soutien des ouvriers et des paysans qui continuent à suivre le Parti
socialiste et la Confédération général du travail, le puissant
syndicat italien dominé par les socialistes.
Le
fossé entre le fascisme et la monde ouvrier devient vite
insurmontable, surtout après le saccage du siège de l'Avanti,
par les squadristes le 15 avril 1919. L'échec du projet original de
Mussolini devient évident avec les résultats désastreux des
élections générales du 16 novembre 1919. Les faisceaux qui
voulaient unifier la gauche interventionniste se heurtent alors à
l'hostilité des républicains et des syndicalistes révolutionnaires
qui lui reprochent son caractère réactionnaire et ses méthodes
brutales.
Si
l'action des squadre urbaine en 1919 et au début de 1920 peut être
interprétée comme une réponse à l'agitation « bolchevique »
du biennio rosso, elle apparaît vite comme une violence offensive et
aveugle dirigée contre toutes les organisations ouvrières y compris
celles qui sont républicaines ou catholiques. Ce caractère de
réaction blanche est souligné par la fait que les actions des
squadre se déroulent avec l'appui des milieux économiques et
industriels mais également des autorités militaires, policières et
de la justice. Si le mouvement commence à recevoir des soutiens il
reste toujours marginal et sans assises populaires. Ce n'est qu'à
partir de la seconde moitié de 1920 que le fascisme va gagner en
influence mais il sera déjà clairement orienté à droite.
Le
squadrisme agraire.
A
la suite du 2e congrès du Komintern en juillet 1920, le Parti
communiste italien voit le jour à Livourne. Cette naissance mais
aussi le mouvement d'occupation des usines qui prend fin à l'automne
provoque un sentiment d'insécurité au sein des classes moyennes
italiennes et de défiance à l'encontre des institutions
démocratiques jugées incapables de garantir la paix sociale. La
bourgeoisie veut désormais éviter le retour du spectre rouge et
cherche à s'en protéger en soutenant des groupes démagogiques qui
attireront une clientèle populaire mais assez déterminés pour
briser les organisations de gauche. Mussolini comprend que la vague
antisocialiste qui touche le pays lui offre une opportunité de
sortir son mouvement de son isolement. Il commence à recevoir des
subsides du patronat tandis que l'échec de D'Annunzio à Fiume lui
permet de récupérer des squadristes qui avaient rallié le poète.
C'est d'ailleurs en Vénétie-julienne que le squadrisme fait montre
de son efficacité. Le 14 juillet 1920, les squadristes de Trieste, à
l'annonce du meurtre de soldats italiens à Split, mettent à sac les
locaux des organisations slovènes. Les attaques se multiplient
ensuite dans la régions contre les socialistes et les Slaves. En
octobre à Trieste, le siège du journal socialiste Il Lavoratore
est incendié tandis que dans les semaines qui suivent les bourses du
travail en Istrie sont détruites.
Un camion transportant des squadristes dans la campagne italienne |
Mais
la percée du fascisme sur la scène nationale se joue dans la vallée
du Pô, dans les campagnes, avec le développement du squadrisme
agraire. Dans cette région depuis le début du siècle un double
tendance touche le monde agricole. En 1901 à Bologne est créé la
Federterra liée au PSI et qui fédère rapidement la plupart des
ligues paysannes dont le but est de monopoliser le marché du travail
agricole en organisant les métayers sur un mode ouvrier et en aucune
manière en cherchant à faire des métayers des petits
propriétaires. Dans le même temps de nombreux petits propriétaires
augmentent considérablement la surface des terres qu'ils possèdent
après avoir acheté celles des grands propriétaires fonciers. A
partir de 1919 les conflits s'aggravent entre les deux catégories:
les métayers soutenus par les ligues socialistes occupent des terres
et imposent leurs conditions aux propriétaires. Ceux qui refusent de
se plier sont victimes de destructions de récoltes, de boycott et de
violence pour les forcer de se plier aux décisions des ligues. La
Federterra organisent aussi des tribunaux qui édictent des mesures
d'isolement contre les propriétaires récalcitrants comme
l'interdiction de vendre leurs produits ou d'acheter à la
coopérative. Ces dernières possédant une forme de monopole, les
victimes de se boycott se retrouvent vite ruinés. La puissance des
socialistes s’accroît jusqu'en 1920. Dans l'Emilie-Romagne ils
contrôlent l'ensemble des administrations provinciales et
municipales. Les syndicats socialistes imposent leur monopole de la
gestion de la main d’œuvre tandis que les coopératives
socialistes imposent le prix des denrées. Les socialistes gèrent
également les taxes municipales sur la propriété et les
entreprises et ont le pouvoir de louer à qui ils veulent les
terrains communaux. Face à cette puissance socialiste, les grands
propriétaires terriens reçoivent l'appui des petits propriétaires
qui se sentent opprimés.
A
partir de l'automne 1920, les propriétaires commencent à financer
des squadre pour attaquer les militants et les sièges du PSI ou des
syndicats. Ces squadre rurales ont des liens avec celles des villes
notamment dans la vallée du Pô puisque certaines ont pour origine
des squadre urbaines de Bologne ou de Ferrare. Surtout elles
partagent les même objectifs et attaquent les mêmes victimes.
Néanmoins les squadre rurale sont plus nettement réactionnaires
avec comme objectif de défendre dans les campagnes les intérêts
des propriétaires.
Les
grands propriétaires fonciers de la vallée du Pô utilisent les
squadre, en leur fournissant de l'argent et des armes afin de
démanteler les organisations ouvrières et paysannes. Ils frappent
les municipalités de gauche, les syndicats socialistes, les
coopératives et les mutuelles. Au cours de leur exactions il
bénéficie bien souvent de la complicité des autorités locales. Il
ne s'agit plus alors de se défendre contre une menace
révolutionnaire mais de revenir sur les conquêtes obtenues par les
syndicats et les socialistes réformistes les années précédentes.
Si
le squadrisme agraire ne représente pas tous le fascisme, cette aile
militaire du mouvement assure à Mussolini des soutiens financiers et
une visibilité accrue sur la scène nationale. L'expansion rapide du
phénomène squadriste représente un potentiel politique crucial
pour les dirigeants fascistes. A la fin de 1920, le secrétaire des
Faisceaux de combat, Ugo Pasella, annonce donc que l'objectif
principal du fascisme est de renforcer son appareil paramilitaire,
priorité stratégique absolue. En 1921 le fascisme dispose de
bastions importants, notamment dans la vallée du Pô autours de
Bologne et Ferrare d'où il rayonne sur les centres secondaires
environnant.
En
retour le squadrisme agraire revitalise le squadrisme urbain. En
novembre, à Bologne, le jour de l'installation de la municipalité
socialiste, les squadristes dirigés par Dino Grandi passent à
l'attaque faisant 9 morts et plus de 100 blessés. Un mois après des
incidents similaires touchent Ravenne sous la direction d'Italo
Balbo. Ce mouvement s'étend ensuite rapidement. A Florence les
industriels et les propriétaires financent les squadre d'Amerigo
Dumini qui ravagent l'hotel de ville le 22 octobre 1920.
Le
premier semestre 1921 les squadristes ont détruits 726 bâtiments:
17 journaux et imprimeries, 59 maisons du peuple, 119 bourses du
travail, 107 coopératives, 83 ligues paysannes, 8 mutuelles, 141
sections socialistes ou communistes, 100 cercles de la culture, 10
bibliothèques publiques ou théâtres, 28 syndicats, 53 centres de
loisirs populaires, une université populaire. En 1921 et 1922 les
squadristes ont tué environ 3 000 personnes et entre 500 et 600 en
1921.
Ces
expéditions punitives comme les nomment les fascistes sont
justifiées par la menace de révolution qui pèse sur l'Italie. Mais
à partir du début 1921, le mouvement révolutionnaire a cessé
d'être un danger pour l'ordre social. Les violences qu'il peut alors
commettre sont en grande partie une réponse à la violence fasciste.
Cette violence rouge n'est plus alors qu'un mouvement de défense
pour les liberté ouvrière et les droits syndicaux menacés. Il
existe donc un fort contraste entre la réalité du squadrisme qui
est devenu que le bras armé d'un mouvement politique, le fascisme,
et celui de la bourgeoisie et des propriétaires terriens contre les
ouvriers et les paysans et le mythe qu'il cultive et où ils se
présentent comme l'expression authentique des exigences populaires
et révolutionnaires. Si une partie des squadre rurales, notamment
celles dirigées par Dino Grandi, Italo Balbo ou Edmondo Rossoni,
cherchent à détruire les infrastructures socialistes pour les
remplacer par un syndicalisme fasciste, il devient vite évident que
ces syndicats ne servent que les intérêts des employeurs.
Des squadristes lors de la Marche sur Rome. |
Surtout
si un climat d'intimidation a pu se développer durant le biennio
rosso, contribuant ou justifiant pour une partie de l'opinion la
réaction squadriste, il faut distinguer la violence socialiste de la
violence fasciste. La première est rarement organisée, c'est une
violence spontanée qui fait rarement des morts. Hormis le cas de
ceux qui boycottent les grèves, la violence est considérée comme
superflue car les socialistes sont persuadés d'avoir avec eux le
nombre et le sens de l'Histoire. Pour les squadristes la violence est
un but en soi.
L'organisation
et les tactiques des squadre.
C'est
le goût de l'aventure et surtout une certaine fascination pour la
violence qui motivent les violences squadristes. Un certain nombre
des volontaires des squadre sont des anciens combattants nostalgiques
de la guerre mais qui trouvent également dans le squadrisme un moyen
de se réinsérer socialement en réinvestissant contre un ennemi
intérieur le savoir-faire acquis pendant la guerre contre l'ennemi
extérieur. Pour les plus jeunes, abreuvés durant leur adolescence
par le récit des exploits héroïques de leurs aînés sur le front,
le squadrisme est l'occasion de partager un peu de cette gloire. La
sensation d'appartenir à une élite partageant des valeurs communes
neuves comme le goût du sacrifice, le courage, le culte de la force
est également un facteur d'attraction.
La
haine du socialisme, étendu au communisme, les deux associés dans
la figure du bolchevisme destructeur est une motivation forte pour
rejoindre le squadrisme notamment au sein des classes moyennes.
Étudiants, fils de la bourgeoisie agraires garnissent les rangs des
squadre autant que les anciens combattants mais aussi des chômeurs
dans un pays en proie à la crise économique. D'autant que pour
certains le squadrisme devient une occupation à temps plein comme
dans la province de Pavie où les subsides versés par les
industriels et les commerçants permettent de donner 35 à 40 livres
par jour aux squadristes. Il ne faut pas non plus oublier que si les
squadristes comptent dans leurs rangs des idéalistes ou des
intellectuels comme Dino Grandi ou Giuseppe Bottai, ils cohabitent
aussi avec des hommes au passé douteux et des repris de justice.
Les squadristes en action. |
Les
squadristes se retrouvent généralement autour d'un chef local,
connu sous le nom de ras, choisis en raison de son charisme et qui la
plupart du temps un ancien combattant décoré. Parfois, notamment à
la campagne, c'est un propriétaires terrien qui finance le
squadrisme qui se retrouve à la tête des équipes. Les squadre se
réunissent le plus souvent dans des cafés dont ils font leurs
quartiers généraux et leur base de départ. C'est là également
qu'ils exposent les trophées ramenés de leurs expéditions,
notamment des drapeaux rouges.
Communistes
et socialistes se réunissent également dans des cafés. De
nombreuses bagarres ont donc lieu près de ces lieux de sociabilités
politiques de l'Italie du début des années 1920. Dans chaque camp
le temps passé au café permet de créer un esprit de corps, une
camaraderie entre les habitués. Les cafés sont aussi les lieux où
sont entreposés des armes, à la fois pour défendre l'endroit en
cas d'attaque mais aussi pour les expéditions.
Rapidement,
pour renforcer l'esprit de corps, les squadre se dotent la plupart
d'un fanion noir qui porte un nom ou une devise et qui est confié à
un porte-étendard lors des manifestations. Il semble que c'est dans
la région de Ferrare que pour la première fois les squadristes se
dotent de chemises noires et de fez, copiant ainsi l'uniforme des
Arditi, tenue qui est rapidement adoptée par le reste des squadre
dans le pays. Le squadrime développe également un culte des martyrs
autour desquels se déploie un rituel précis avec le cris de
« Présent » repris trois fois après le nom de ceux qui
sont tombés. Les obsèques des squadristes sont aussi l'occasion de
démonstrations de force réunissant les équipes des villes proches
tandis que les fascistes cherchent à y associer les anciens
combattants mais aussi les militaires.
La
pratique des expéditions punitives qui fait la réputation du
squadrisme est empruntée aux tactiques militaires, notamment à la
Strafexpedition autrichienne sur le front des Alpes en mai-juin 1916.
La tactique est simple: différentes équipes fusionnent pour fondre
sur un seul objectif. L'action est menée en utilisant des moyens
spectaculaires afin d'effrayer l'adversaire, de dissuader ses
partisans les plus tièdes mais aussi de susciter de la sympathie
dans la grande foule de ceux qui ne veulent, à priori, pas prendre
partie. Pour ces expéditions les squadristes s'arment de couteaux et
parfois d'armes à feu voire de grenades à main. Mais l'arme par
excellence des squadriste est le gourdin, le fameux manganello,
symbole des expéditions.
La
squadra approche sa cible à bord de camions, souvent fournis par
l'armée, en chantant des hymnes et en exhibant leurs armes et leurs
manganello. Puis elle passe à l'attaque, dévastant systématiquement
les sièges des organisations adverses, bourses du travail,
coopératives, syndicats, ligues agraires, brisant les meubles,
brûlant sur la place publique les papiers et le matériel de
propagande, les militants adverses sont pourchassés, battus, forcés
à boire de l'huile de ricin, parfois simplement assassinés. Lors
des affrontements les squadristes utilisent généralement des bâtons
mais durant les périodes où les conflits sont plus tendus ils
n'hésitent pas à utiliser des armes à feu, voire des armes de
guerre. Parfois ces affrontements sont le fait des adversaires des
squadristes, notamment les communistes qui dans certains endroits
font preuve d'agressivité et se mettent à la tête des ouvriers
notamment quand les fascistes cherchent à démanteler les
organisations ouvrières ou à perturber le déroulement des
élections.
Les locaux du journal socialiste l'Avanti après une expédition des squadristes. |
Dans
les campagnes les escouades de squadristes arrivent en camion et
trouvent des guides parmi les propriétaires fonciers locaux qui
désignent la maison des militants paysans. La maison est alors
entourée par des hommes en armes qui demandent au paysan de sortir
sous la menace de brûler sa maison. Une fois sortie le paysan est
battu et généralement abandonné nu au milieu de la campagne. S'il
lui prend l'idée de vouloir se défendre il risque bien souvent
d'être grièvement blessé ou même assassiné.
La
violence squadriste répond à de nombreux impératifs: d'abord la
lutte contre les organisations ouvrières et paysannes à
l'instigation des propriétaires fonciers mais aussi parfois en
réaction aux événements du biennio rosso. Il s'agit aussi pour les
fascistes de s'emparer du pouvoir administratif au niveau local,
d'intimider l'adversaire, de faire de la propagande. Il ne faut pas
non plus négliger les effets psychologiques et sociologiques de la
guerre qui a exacerbé les conflits sociaux. La faiblesse de
l'appareil répressif de l'État italien est également en cause.
L'expérience
des tranchées, les liens de camaraderie, la structure hiérarchisée,
la supériorité numérique et la possession d'armes leurs donnent
facilement l'avantage sur leurs adversaires. La grande force des
squadristes provient du fait qu'ils bénéficient généralement de
la complicité d'une grande partie de l'appareil d'État, notamment
au niveau local. Dans les zones où ils sont les plus forts ils sont
favorisés par les fonctionnaires, la police, la justice et même
l'armée qui parfois leurs fournit des équipement et des armes. La
plupart des policiers et des militaires ont tendance en effet à
considérer comme naturel leur alliance avec le fascisme contre
l'ennemi commun bolchevik. La facilité avec laquelle les squadristes
opère n'est donc pas seulement le résultat de la faiblesse de
l'État mais de la sympathie et de la complicité dont ils
bénéficient parmi les forces chargées de faire respecter l'ordre
et la loi. Une statistique de la police indique qu'entre le 1er
janvier et le 8 mai 1921, 1073 incidents violents entre socialistes
et fascistes ont eu lieu. Mais si 1 421 socialistes ont été arrêtés
en liaisons avec ces incidents ce ne fut le cas que de 396
squadristes.
A
contrario quand la police reçoit l'ordre de réprimer les
agissements squadristes elle y parvient comme le montre les incidents
de Sarzana. Dans cette petite ville de Toscane, la population s'est
organisée en groupe de défense et oblige les carabiniers à tirer
sur 500 squadristes de Florence et Carrare venue pour une expédition
punitive. Ces derniers doivent s'enfuir perdant 18 morts et une
trentaine de blessés.
Les
squadristes doivent bientôt compter avec la mise sur pied
d'organisations antifascistes armées dont la plus puissante est
celle des Arditi del Popolo, créé en juin 1921 qui regroupe 55 000
combattants à l'été 1921. L'affrontement le plus spectaculaire a
lieu à Parme en aout 1922. Les fascistes mobilisent près de 50 000
squadristes pour attaquer la ville que les Arditi del Popolo
défendent avec l'aide de la population. L'armée se refuse à
intervenir et la ville devient le théâtre de 4 jours de combats de
rue. Mais les squadristes doivent battre en retraite laissant
derrière eux 40 morts et 150 blessés. Cette défaite démontre que
les succès squadristes sont avant tout le résultat de la
désorganisation de leurs adversaires et de la complicité des
autorités locales. Elle fait douter Mussolini sur la capacité de
son mouvement à prendre le pouvoir uniquement par le biais de la
force.
Néanmoins,
à l'été 1921, l'organisation socialiste dans les campagne est
démantelée. Le gouvernement a profité des troubles pour dissoudre
les municipalités socialistes dans une centaine de villes comme
Bologne, Modene ou Ferrare. A l'exception de certaines villes du nord
comme Milan, Gênes ou Turin où les socialistes demeurent puissants,
les organisations ouvrières sont exsangues. La contre-révolution a
vaincu faisant des centaines de morts et des dizaines de blessés.
Une
aile militaire encombrante mais incontournable.
La
croissance du squadrisme en 1921 dépasse rapidement le simple cadre
de la défense des classes moyennes et des propriétaires fonciers et
pose de nouveau problème. D'abord l'accroissement numérique des
squadre, combinée à la conquête territoriale de provinces
entières, leur donne la possibilité d'atteindre leurs objectifs
politiques propres sans passer de compromis avec les classes
dirigeantes ou l'État, objectifs qui peuvent entrer en conflit avec
les intérêts économiques de la bourgeoisie et des propriétaires.
D'ailleurs, une fois les coopératives et unions socialistes
vaincues, certaines squadre trouvent un nouvel ennemi dans les grands
propriétaires terriens qui profitent de la situation pour faire
monter le loyer de la terre. Déjà à la fin de 1920 des squadristes
ont essayé de caractériser leur mouvement comme une organisation
cherchant à reconstruire moralement et matériellement l'Italie
contre le bolchevisme mais également contre la bourgeoisie égoïste
et des représentants libéraux.
Des squadristes exhibant leur arme favorite: la manganello. |
Ce
squadrisme « révolutionnaire », qui trouve son
inspiration dans le programme de San Sepolcro devient une épine dans
le pied de Mussolini. Ce dernier a peu à voir avec les succès des
squadristes qui sont dus la plupart du temps aux initiatives des
dirigeants locaux, les ras. Il cherche bien entendu à l'exploiter au
maximum, notamment lors des élections de 1921, en lançant les
squadristes dans une campagne de terreur contre les candidats
adverses. Mais il la redoute également surtout à partir du moment
où il cherche à accéder au pouvoir par la voie parlementaire,
abandonnant la voie violente qu'incarne le squadrisme.
Mussolini
se rend compte qu'il est coupé du squadrisme qui est avant tout un
phénomène de bandes locales. Les squadristes sont plus dévoués à
leur ras qu'à lui et ces derniers tirent de cela une force qui leur
permet de remettre en question la direction de Mussolini. En juin
1921 cette puissance du squadrisme s'exprime pleinement et influence
la politique de la direction fasciste. Lorsque Mussolini parvient à
un accord avec les socialistes pour faire cesser les violences
respectives et se donner ainsi une allure respectable d'homme d'État,
le soulèvement des squadristes l'oblige à reculer. Dino Grandi
organise de Bologne la rébellion et dénonce la trahison de
Mussolini. Surtout les squadristes ne respectent pas la trêve
conclue. En septembre, à Ravenne, les squadristes sèment la terreur
frappant les étrangers et des prêtres qui ne se découvrent pas
devant les fanions noirs.
Pour
dompter le squadrisme, Mussolini décide de la canaliser au sein d'un
parti encadré et discipliné. Mussolini fait adopté un programme
conservateur ce qui provoque la fureur des squadristes qui sont
également à l'idée d'une centralisation et d'une normalisation du
mouvement. Mais les chefs du squadrisme se rendent compte que face à
la montée de la riposte populaire et au raidissement de l'armée
devant les agissements squadristes, notamment à Rome, la stratégie
de la force est risquée. Ils acceptent donc la création du Parti
national fasciste en novembre 1921 qui se dote d'une aile militaire,
la Milice, commandée par Italo Balbo et De Vecchi mais également
par deux généraux en activité.
Mussolini et ses lieutenants en uniforme squadriste lors de la Marche sur Rome. |
Mais
le squadrisme reste encore nécessaire pour démontrer la faiblesse
de l’État libéral. Le 1er mai 1922 fait une dizaine de morts dans
le pays. A la fin mai à Bologne, Balbo fait envahir la ville par des
milliers de squadristes et l'occupent pendant 5 jours tandis qu'en
juillet à Crémone les hommes de Farinacci prennent d'assaut le
préfecture. Quand la gauche lance une grève générale le 31
juillet, les squadre entrent en action utilisant la violence pour
forcer les ouvriers à reprendre le travail. La grève tourne au
fiasco et les squadristes en profitent pour s'emparer des villes
jusque là réfractaires: Milan, Turin, Gene, Padoue, Modéne où les
municipalités sont démises et les locaux des organisations
ouvrières saccagés. La voie est libre pour prendre le pouvoir.
La
Marche sur Rome est un énorme coup de bluff orchestré par Mussolini
pour obtenir enfin le pouvoir. Mais ce coup repose sur la
mobilisation des squadristes. Le 27 octobre 1922 ces derniers se
réunissent devant les préfectures, les commissariats et les gares
pour s'en emparer. Les militaires négocient mais parfois ils
résistent comme à Vérone, Ancone et Bologne. Pendant deux jours
les deux camps se font face. Pendant ce temps 26 000 squadristes mal
armés convergent sur Rome ou se trouve 28 000 militaires. Il ne fait
aucun doute que si les autorités avaient voulu balayer les
fascistes, elles l'auraient emporter sans difficulté. Mais le roi
refuse l'affrontement. Le 29 Mussolini devient le chef du
gouvernement.
Après
la Marche sur Rome, le compromis passé entre le fascisme et les
classes dirigeantes se fait au détriment de la composante
révolutionnaire du fascisme et les squadre sont réduits au rôle de
simple instrument de l'Etat. L'aile intransigeante menée par
Farinacci est battu et quand le régime est consolidé Farinacci est
évincé de son poste de secrétaire du Parti national fasciste
Le
phénomène squadriste a longtemps été présenté comme une réponse
à la vague révolutionnaire du biennio rosso. Mais en 1919-1920, les
émeutes, les troubles et les grèves sont des phénomènes largement
répandus en Europe et si l'Italie a semblé au bord de la
révolution, l'élasticité des institutions et la force du courant
réformiste au sein du mouvement ouvrier auraient pu permettre une
sortie de crise comparable à celle des autres pays. Surtout le
squadrisme ne se développe vraiment qu'à partir de la fin de 1920
quand il n'existe plus de danger de révolution communiste. Il ne
peut donc être vue comme une simple riposte au bolchevisme.
Si
la violence squadriste prend les allures de représailles contre une
domination du PSI dans les zones où il est fortement implanté et se
transforme ainsi en instrument réactionnaire, cette analyse
réductrice, qui sera celle adoptée durant les années 1920 par
l'Internationale communiste, ne rend pas compte de l'originalité de
ce phénomène. Le squadrisme est aussi une révolte contre l'ordre
ancien, les élites et les classes dirigeantes qui s'incarnent dans
l'État libéral et qui touchent, sous différentes formes, une
partie de l'Europe au sortir de la Première Guerre mondiale.
Rampe
d'accès vers le pouvoir pour Mussolini, le squadrisme devient vite
encombrant quand sonne l'heure du compromis avec les classes
dirigeantes traditionnelles. Ce n'est dans un bain de sang, comme le
fera Hitler avec les SA en 1934, que le Duce se débarrasse de cette
aile paramilitaire radicale mais en l'intégrant dans les structures
de l'État fasciste. Quand le compromis passé par Mussolini entre le
fascisme et les forces conservatrices éclate en juillet 1943, les
intransigeants ras se retrouve tous dans la République sociale
italienne. L'esprit squadriste se réveille en effet à Salo et
démontre que son pouvoir de destruction et son culte de la violence
son restés intacts.
Bibliographie:
Pierre
Milza, Serge Berstein, Le fascisme italien, 1919-1945, Seuil,
1980.
Angelo
Tasca, Naissance du fascisme, Gallimard, 1970.
Robert
Paxton, Le fascisme en action, Seuil, 2004.
Mimmo
Franzinelli, Squadristi,
Mondadori,
2003.
1 Quand
la Première Guerre mondiale éclate en Europe à l'été 1914 la
grande majorité des Italiens s'oppose à la participation de leur
pays au conflit. Mais une minorité bruyante se montre favorable à
une interventions. Parmi ces groupes se trouve des nationalistes
mais aussi des garibaldiens républicains qui veulent que le pays
rejoigne le camp des défenseurs de la démocratie. Une minorité de
syndicalistes révolutionnaires et de socialistes en rupture de ban
comme Mussolini incarnent un interventionnisme révolutionnaire qui
voit dans la guerre le point de départ d'une révolution mondiale.
lire "Technique du coup d'état" d'un certain Curzio Malaparte
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