Vincent Bernard est journaliste ; il a suivi un cursus en histoire à l'université. Il tient le blog Le Cliophage. Il est spécialiste en particulier de l'histoire militaire contemporaine et de l'histoire américaine. Bien connu des lecteurs de magazine des éditions Caraktère, où il écrit le plus, il intervient également dans d'autres magazines comme 2ème Guerre Mondiale. Il a déjà publié plusieurs ouvrages, mais aucun du format de sa récente biographie de Robert E. Lee, le chef célèbre de l'armée sudiste de Virginie du Nord pendant la guerre de Sécession. Comme il s'agit de la première biographie de Lee en français, il nous a semblé intéressant de poser quelques questions à l'auteur, après lecture dudit ouvrage.
Stéphane Mantoux.
- En lisant la biographie, on a l'impression que les premières années, la jeunesse de Lee ont eu un impact considérable sur ce qu'est finalement devenu le personnage, est-ce le cas ?
Comme
tout le monde j'imagine, les années de jeunesse impriment leur
marque plus ou moins profonde, mais en effet c'est tout
particulièrement vrai pour Lee. Ses vingt premières années sont
assurément difficiles, tout au moins relativement à son milieu
d'origine. Il est le fils d'un héros de l'indépendance, d'un
gouverneur de Virginie, cadet d'une des plus grandes « dynasties »
virginiennes et partant, du pays ; il passe ses premières
années dans le luxe des plantations mais voit tout s'écrouler en
quelques années sur fond de dettes, de scandales et d'exils (son
père puis son demi-frère), ainsi que de maladie de sa mère dont il
doit s'occuper. Chaque membre de la fratrie réagira différemment à
ces circonstances, souvent par l'éloignement plus ou moins
volontaire, mais pour Robert, c'est là assurément une école de
stoïcisme, de modestie, voire de fatalisme, bien que, comme le
souligneront ses aides de camp, cette attitude soit le fruit d'une
foi profonde et d'un extraordinaire self-control, Lee étant décrit
comme homme « d'humeur et de fortes passion ». Très tôt,
son obsession semble être de restaurer la dignité de son nom par
une exemplarité constante, de n'être en aucun cas un poids pour sa
mère à qui, selon ses propres mots, il « doit tout ».
- On a parfois l'impression, également, que Robert E. Lee ne se satisfait pas de sa carrière militaire, comme s'il avait espéré, finalement, autre chose. Cela est-il exact et cela a-t-il pu influencer le personnage ?
Oui,
il y a une ambiguïté tout à fait évidente dans le rapport de Lee
avec sa carrière militaire. Son entrée à West Point ne semble pas
le fruit d'un enthousiasme personnel débordant, mais bien plutôt de
la nécessité et des circonstances. Mais il est difficile de faire
la part des choses, nous n'avons notamment à ma connaissance aucun
écrit de sa main avant son entrée à West Point et très peu avant
le début de sa carrière. Lee exprime cependant par la suite à de
très nombreuses reprises sa frustration d'une carrière lente et
terne et ses aspirations à une vie de gentleman-farmer aux
aspirations modestes en Virginie ; bien plus tard,
essentiellement après la défaite de 1865 il exprimera des regrets
directs et très nets d'avoir embrassé la carrière des armes. Ce
qui ne l'empêche pas de rester exemplaire dans son travail et d'être
« formaté » par son éducation militaire : Il est
un officier professionnel accompli, se revendique tel et s'il méprise
parfois ouvertement l'institution militaire, c'est sous l'angle des
coteries politiques qui la pressent et la manipulent, pas pour
elle-même. Mais il est bien difficile de percer ses pensées
profondes qui comme chez tout un chacun, suivent évidemment des
lignes sinueuses et paradoxales.
- Lee, bien que Virginien, s'était montré jusqu'à la guerre de Sécession assez peu impliqué dans les querelles intestines du pays, autour de la différence Nord/Sud ou bien de l'esclavage des Noirs. Comment expliquer le choix dramatique en faveur de la Confédération en 1861 ?
Douglas
Freeman et bien d'autres avant et après lui ont conclu que c'était
là un choix naturel de sa part, que tout, son origine sociale, son
éducation, la vénération familiale pour George Washington –
paradoxalement – allait dans le sens d'une défense de la Virginie
drapée dans son passé de phare de la « vieille Amérique ».
C'est un peu simpliste et hâtif mais pas infondé. Assurément Lee
est un Virginien Américain plus qu'un Américain de Virginie. Son
choix n'est pas celui d'un Connétable de Bourbon ou d'un Condé
ruminant une rancœur personnelle, ni un choix « Gaullien »
du seul contre tous ; c'est celui de la grande majorité des
Sudistes (le Sud « légal », blanc, bien sûr) et il se
fait d'ailleurs en trois temps distincts respectant toutes les
apparences de la légalité : la démission (parfaitement
autorisée et même fréquente) de l'armée fédérale par refus de
« marcher » contre le Sud d'abord ; l'acceptation
des sollicitations de la législature élue de Virginie ensuite ;
l'entrée dans la Confédération lorsque Richmond le vote enfin. Lee
suit pas à pas les choix politiques de son état, ni le mouvement
sécessionniste ou la Confédération en tant que telle. Enfin, il ne
faut pas oublier que si un certain nombre de personnalités des
Border States déchirés entre les deux « sections »
restent fidèles au drapeau national (Scott, Thomas...), ils sont
minoritaires et le paient souvent cher, dans le cas de Thomas par
exemple, par une rupture familiale complète.
En
définitive, ce sont plutôt les « dissidents » des deux
camps, ceux qui n'ont pas rejoint ou ont rompu avec leur « section »
qui sont à regarder comme des minorités voire des exceptions. Le
cas du New-yorkais de Samuel Cooper, n°1 de la hiérarchie militaire
confédéré mais très lié à Jeff Davis et marié à une
Virginienne est un exemple inverse. Certes, ces « dissidences »
représentent parfois des « minorités » très
significatives, parfois des régions entières comme en Virginie
occidentale, dans les comtés de l'Est du Tennessee ou en miroir
sécessionniste, dans l'Est du Maryland et même jusqu'à New-York.
L'esclavage joue ici un rôle majeur non comme enjeu « moral »,
mais comme ligne de fracture entre deux organisations économiques et
sociales de plus en plus distinctes.
Pour
autant, ce choix de Lee se fait sur fond de « larmes de sang »
comme l'écrira sa femme, et de « deuil familial » comme
ajoutera sa fille aînée. On ne peut l'appréhender qu'en gardant à
l'esprit que la question de la nature même de la fédération
américaine n'est pas résolue à cette époque. Le droit mais aussi
l'identité des états face à l'Union fédérale est une question
centrale, outre l'esclavage bien sûr, que la Guerre de Sécession va
véritablement trancher.
- Les premières campagnes de Lee ne sont guère brillantes : comme vous l'expliquez dans la biographie, il ne se révèle vraiment qu'avec la seconde bataille de Manassas, à l'été 1862. A-t-il été le général confédéré le plus brillant du conflit, voire des deux camps confondus ?
La
question ne peut qu'être ouverte et les arguments confrontés, mais
je le crois, en effet. Lee se révèle le plus complet dans toutes
les configurations, offensives ou défensives, presque toujours en
nette infériorité. On lui dénie souvent les qualités d'un
stratège mais c'est aussi oublier qu'il n'est pas, tout au moins
avant l'hiver 1865, le général en chef ; il est le numéro 3
de la hiérarchie militaire confédérée et même moins en comptant
l'autorité du ministère de la guerre et celle de Jefferson Davis.
Lee est au mieux un chef-d'état major officieux en 1861-62 puis
commandant de la principale armée sudiste pendant trois ans. A ce
poste, ses talents proprement napoléoniens pour rassembler ses
forces au bon endroit et au bon moment avec une exceptionnelle
rapidité et pour anticiper les intentions de ses adversaires sont
vraiment remarquables et rarement pris en défaut. Grant présente
indéniablement de très grandes qualités de chef, à commencer par
une obstination et une confiance rarement égalées, tant à l'ouest
qu'à l'est ; il est aussi d'une certaine façon plus
« moderne » que Lee, plus clairvoyant ou plus cynique,
c'est selon, la où le « Renard Gris » paraît obsédé
par la seule Virginie et la guerre à l'Est, en quelque sorte de
« Capitale à Capitale ». Mais les talents de Lee doivent
aussi être remis dans la perspective d'un déficit de moyens à
nuancer mais chronique, et d'une situation où l'assaillant peut
surgir de tous côtés, y compris par voie de mer ou fluviale. En
imaginant les situations et les moyens inversés en 1864, on peine à
croire que lors du grand « duel » de la « Campagne
terrestre », Grant aurait pu avoir le dessus sur Lee. Mais ceci
n'est évidemment que conjectures.
Les
échecs de Lee en 1861 et le démarrage difficile de 1862 ont sans
doute trait à une approche initialement trop académique de la
guerre. Ses plans en Virginie occidentale et dans une certaine mesure
dans la Péninsule sont excellents... sur le papier ; pour des
officiers d'état-major et des troupes aguerries, qui n'existent ni
l'un ni l'autre. Mais une fois l'outil en main et plus expérimenté,
l'armée de Virginie du Nord sera une force d'autant plus redoutable
que Lee est épaulé par quelques lieutenants d'exception dans leur
propre rôle (Longstreet, Jackson, Stuart Hood, les deux Hill ou
Early). Il y a là aussi un trait unique de Lee : c'est sa
personnalité, son exemplarité et sa diplomatie (trop de diplomatie
pour certains) qui forgent sa légende auprès de ses troupes, qui le
portent au nues. La singulière stabilité de son commandement est un
autre facteur essentiel quand la seule armée du Potomac connaît
dans le même temps quatre chefs successifs, sans même compter
Grant. Au Nord, seul McClellan, un remarquable organisateur avait
peut-être atteint un pareil niveau de confiance de la troupe, mais
s'il avait superbement forgé l'outil, il n'osait pas s'en servir, ou
tout au moins pas « à fond ». Lee ose, sait organiser
dans les limites drastiques qui lui sont imposées, temporiser ou se
montrer particulièrement agressif selon les circonstances.
- Une dernière question, qui peut aussi renvoyer à la mémoire et l'historiographie du personnage : pourquoi avoir choisi Lee et non Grant ?
Autrement
dit, pourquoi le « méchant » et non le « gentil » ?
Pourquoi la part belle au vaincu plutôt qu'au vainqueur, biais que
l'on retrouve parfois pour l'historiographie de la Seconde guerre
mondiale ?
En
réalité ma « rencontre » avec Lee est singulière et
circonstancielle et il n'y a pas eu de choix en tant que tel de ma
part. Je m’intéresse depuis plus de vingt ans à la guerre de
Sécession et suis un jour « tombé » un peu par hasard
sur une partie de la correspondance privée des Lee conservée et
numérisée par l'université Washington & Lee de Lexington.
Mesurant ne pas savoir grand-chose de Lee au delà de quelques images
et quelques gros traits essentiellement associé aux grandes
batailles de la guerre, j'ai passé de nombreuses heures plongé dans
ces sources privées, bien avant même les sources militaires ou ses
principales biographies américaines.
En
pénétrant « par la fenêtre » dans cette famille de la
haute société virginienne, je me suis pris d'intérêt et même,
assumons le, d'une certaine « affection » pour elle, ses
aspirations, ses doutes, ses joies et peines, ses contradictions, sa
vision du monde, ses rapports complexes et très ambigus à la
religion et à l'esclavage, et ce dans le contexte de l'Amérique du
milieu du XIXe siècle que l'on réduit souvent à quelques images
simplistes, si ce n'est purement manichéennes. Bien au delà du
militaire et du général Confédéré, R.E. Lee est un personnage
fascinant, présentant une personnalité non « sans tâche »
comme on le présente parfois, mais assurément hors norme et
justement bien plus riche et complexe qu'on ne l'imagine.
J'ai
donc poursuivi mes recherches dans de nombreuses directions dans
l'idée d'entreprendre une véritable biographie, et ce d'autant que
le vide était (quasi) total dans l'historiographie en langue
française, et à l'inverse les ressources et débats très nombreux
aux États-Unis. Après avoir proposé le sujet à plusieurs
éditeurs, d'abord en vain, mon ami Yannis Kadari, co-directeur de la
collection « maîtres de guerre » chez Perrin m'a proposé
de me mettre en relation avec Nicolas Gras-Payen qui s'est montré
intéressé et a bien voulu me faire confiance. J'en profite pour les
en remercier chaleureusement tous deux ici.
Quant
à Grant, entre autres, je n'ai pas dit qu'il ne m'intéressait pas !
Bonjour,
RépondreSupprimerUne petite précision : Vincent a interprété ma dernière question dans le sens où il a voulu, je ne pensais pas, de fait, à une comparaison historiographique entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Sécession, même si elle existe effectivement.
A bientôt.