Martin
Matter est jounaliste et historien et a travaillé pour différents
médias suisses-allemands. Il a notamment été rédacteur, chef de
rubrique et membre de la direction de la rédaction de la Basler
Zeitung. Il a publié en 2012 P-26: Die Geheimarmee, die keine
war dédié à la P-26 aux
éditions hier + jetzt en 2012 et a accepté de répondre à nos
questions à l'occasion de la sortie d'une traduction de son ouvrage,
par Jean-Jacques Langendorf, sous
le titre de Le faux scandale de la P-26
publiée par les éditions Slatkine en 2013.
Propos recueillis par Adrien Fontanellaz
En
premier lieu, pourriez-vous revenir sur les différentes tentatives
de mise en place d’organisations de résistance en Suisse?
La
première était l' "Action de Résistance Nationale"
pendant la Deuxième Guerre mondiale, fondée en septembre 1940 par
des personnalités éminentes Suisses de tous les bords, suite au
discours du conseiller fédéral Pilet-Golaz ayant semé de graves
doutes concernant la volonté du gouvernement de résister au danger
nazi. Pour ces gens-là la résistance n'était pas seulement une
profession de foi, mais une "agitation active" de chacun à
sa place, dans son milieu, sa commune etc., afin de renforcer la
volonté de résistance dans la population. L'ARN devait compter
environ 600 membres vers la fin de la guerre; leurs noms sont restés
secrets, en dehors des membres fondateurs.
Après
la guerre commença une nouvelle ère: il s'agissait maintenant de
préparer matériellement la résistance en cas d'occupation du pays.
A partir de 1948 environ on assista à de modestes tentatives. Après
l'écrasement du soulèvement hongrois en1956 et suite à un postulat
accepté par le parlement et le gouvernement suisses en 1957, visant
l'organisation de la résistance populaire, les militaires
commencèrent à bouger. Ainsi, au sein de l'armée, fut créé un
"service special", un service secret de renseignements qui,
en cas d'occupation du pays, aurait dû se procurer des informations
sur la situation interne et les transmettre aux instances dirigeantes
qui subsisteraient encore. Pour le moment, on en resta là.
Dans
les années 70, les choses avancèrent. D'un côté le conseil
fédéral commença, pour la première fois, à parler officiellement
d'organiser la résistance en cas d'occupation. De l'autre coté, les
responsables de l'armée agissaient: En 1972, la conception du
"service spécial" existant était chargé de la mission
suivante:
- il procure des informations concernant l'ennemi
-
il conforte la résistance morale et passive de la population
-
il mène des actions limitées de sabotage et organise des attentats.
Voilà
qui était devenu plus concret, en théorie. Cette organisation
totalement secrète, appelée L'Ancien Testament dans les milieux des
services secrets, comptait finalement peut-être quelques centaines
de membres, mais la formation restait bien modeste. Cet état de
choses ne changeait pas encore vraiment à l'étape suivante, appelée
Le Nouveau Testament: un certain colonel Albert Bachmann était
chargé de développer et le service spécial et un service
extraordinaire de renseignements. Bachmann et ses quelques
collaborateurs faisaient un important travail conceptionnel, en vue
de mettre à disposition de l'état major 2'000 personnes bien
formés, avec des dépôts de matériel et de munitions distribués
dans le pays entier.
Mais
très peu de ces choses furent realisées. En 1979, Bachmann fut
déstitué après un scandale inédit en Suisse qu'il avait causé en
chargeant un amateur d'espionner les manoeuvres de l'armée
autrichienne. L'homme fut tout de suite repéré par les services de
l'armée autrichienne, et en Suisse une population consternée apprit
pour la première fois l'existence de deux services ultra-secrets de
résistance et de renseignements sous le commandament du Colonel
Bachmann. Une commission parlementaire d'enquête fut chargé de
faire la lumière sur l'affaire.
Quelles
sont les circonstances qui ont donné naissance à la P-26?
Peu avant l'éclatement de l'affaire Bachmann, les
superieurs militaires de celui-ci avaient décidé que ces deux
services ultra-secrets devaient être séparés et avoir deux chefs
différents et nouveaux. Le fait que Bachmann dirigeait les deux
services causait beaucoup de problèmes, Bachmann étant un bosseur
imaginatif, mais de charactère difficile et égomane. Le colonel EM
Efrem Cattelan fut contacté comme nouveau chef d'une organisation
renouvelée appelé projet 26 ou P-26. C'était Bachmann qui avait
reçu l'ordre de contacter Cattelan en secret. Cattelan alias Rico
signait et commençait son job en automne 1979. En même temps une
autre personnalité était engagée comme chef du service de
renseignements ultra-secret, appelé dorénavant projet 27 ou P-27.
Ayant à peine commencé son nouveau job, Rico se retrouvait plus ou
moins seul dans sa tâche, puisque l'affaire Bachmann éclatait.
Bachmann aurait dû introduire Rico dans tous les secrets de sa
fonction. Il dût donc se débrouiller sans lui, en lisant, en
étudiant, en suivant des formations ciblées.
En
quoi la P-26 quoi se différenciait-elle des précédentes
tentatives?
Surtout en qualité. Les organisations précédentes
comportaient l'essentiel des idées de la P-26, mais sans atteindre
un stade concret et opérationnel. Rico parlait de "villages de
Potemkine" ou "d'oeuf fécondé et rien de plus" ce
qu'il avait trouvé de pré-existant. Surtout l"Ancien
Testament" souffrait de pas mal d'amateurisme. Seulement la P-26
sous Rico a réussi à atteindre un niveau professionnel, une
organisation intelligente et une structure opérationnelle.
L'organisation consistait en 80 cellules de base, appelées
"régions", distribuées sur l'ensemble du territoire. Les
régions étaient totalement indépendantes les unes des autres et
n'avaient aucun contact entre elles. Elles étaient dirigées et
coordonnées par l'état major de conduite de l'organisation,
comparable à un état major de régiment.
Comment
était organisé le recrutement des membres de la P-26 et à quel
entraînement étaient-ils soumis?
Rico
et ses subordonnés directs, les chefs des régions, cherchaient "le
citoyen moyen convenable, n'attirant pas l'attention". On ne
recrutait que sur l'ordre de l'état major de conduite,
selon les besoins. Chaque
supérieur choisissait et recrutait ses collaborateurs sur le
territoire de sa région. Les étapes du recrutement étaient
éxactement définies. C'est seulement après l'examen de tous les
tests et les documents - expertise graphologique, tests d'aptitudes,
examen de la sécurité etc - que les spécialistes de l'état major
de conduite prenaient leur décision, Rico ayant toujours le dernier
mot. Seul ce groupe de gens connaissait la vraie identité du
candidat.
Pour la P-26, le grand défi était de former à une
activité clandestine de résistance des gens menant une vie de
famille et professionnelle normale, sans que leur entourage se doute
de quoi que ce soit. Chaque membre suivait plusieurs cours de
formation. Les instructions de base - comportement clandestin, boîte
à lettres mortes etc.- se déroulaient dans le Schweizerhof, une
installation souterraine imposante près de Gstaad; plus tard les
exercices de ce genre se déroulaient dans des villes ou villages.
Les cours suivants étaient différents selon le rôle du membre:
radio, propagande, transports, sabotage. Chaque membre devait suivre
environ 4 à 6 cours de formation d'une durée de 2 à 3 jours,
étalés sur plusieurs années. Les membres s'exerçaient également
au tir de pistolet à l'intérieur du Schweizerhof. L'autre
installation souterraine de la P-26, le Hagerbach près de Sargans,
était réservée l'instruction des génistes, qui devaient être
capables de réaliser des actes de sabotage ciblés comme la
destruction d'un émetteur radio de l'occupant.
La
P-26 a-t-elle coopéré avec d’autres Etats ?
Avec des états: non. Avec d'autres organisations "stay
behind" des pays de l'Otan - non plus. Par contre, il y avait
(déjà avant l'époque de la P-26) une collaboration avec les
services secrets de la Grande Bretagne. Après leur formation en
Suisse, les membres de l'état major de conduite de P-26 qui étaient
responsables de l'instruction des membres, suivaient des exercices en
Angleterre dans un environnement totalement différent et dans des
conditions plus difficiles. Ainsi les instructeurs de la P-26, pour
la plupart des instructeurs professionnels de l'armée en service
temporaire et secret pour la P-26, avaient au moins une longueur
d'avance sur leurs élèves.
Pourriez-vous
revenir sur la manière dont cette organisation était dirigée et
dans quelle mesure elle était soumise au pouvoir politique?
Sur le plan opérationnel, l'organisation était dirigée
et coordonnée par l'état major de conduite, dont le chef était
Rico. Son supérieur militaire était le chef de l'état major
général de l'armée. L'état major de conduite occupait une vielle
maison discrète près de Burgdorf. Les liaisons entre l'état major
et les chefs des régions se faisait par officiers de liaisons.
Chaque membre de l'état major était responsable de plusieurs
régions. Pour les membres, il existait un numéro de téléphone
secret pour des urgences. Le spécialiste radio de chaque région,
lui, devait assurer régulièrement le bon fonctionnement de la
liaison radio avec l'état major, qui aurait été le moyen principal
de communication et de commandement en cas d'occupation.
L'absence d'un vrai contrôle politique a fait ravage
après le démantèlement de la P-26, organisation "en soi"
qui, formellement, ne faisait partie ni de l'armée ni de
l'administration fédérale. Le conseil fédéral en a été informé
globalement en 1979 par le chef de l'état major général de
l'époque, mais n'a fait qu'en prendre acte. Les chefs du
Département militaire fédéral des annés suivantes étaient
partiellement au courant, les uns plus que les autres, mais le
conseil fédéral en tant que tel ne semble plus avoir ètè informé
plus tard. Par contre, le chef de l'état major général a formé un
groupe de parlementaires comme observateurs ou interlocuteurs,
secrètement bien-entendu. Bilan: la P-26 ultra-secrète n'était pas
soumise à un vrai contrôle politique formel, mais elle n'était pas
non plus totalement incontrôlée.
Comment l’existence de la P-26 a-t-elle été révélée? Pourriez-vous également nous décrire les circonstances qui furent à l’origine de sa dissolution?
A la suite de l'affaire Kopp - la démission forcée de
la première femme dans le gouvernement de la Suisse en 1988 - une
commission d'enquête parlementaire révéla l'existence de 900'000
fiches de personnes et d'organisations au sein du Département de
Justice et Police. Ces fiches étaient destinées à des "élements
potentiellement subversifs", ce qui voulait dire, en temps de
guerre froide, de tendance gauchiste, voir pro-communiste. Ces fiches
furent ressenties comme un choc et provoquèrent un bruit politique
énorme en Suisse. Seulement un an plus tard, une deuxième
commission d'enquête parlementaire révéla l'existence de la P-26
et la P-27, l'une aussi secrète que l'autre. Cette découverte fut
un nouveau choc public et un sujet explosif pour la plupart des
politiques et des médias.
Cette révélation tombait au moment même oû le mur de
Berlin s'écroulait et où l'ennemi héréditaire, l'Union
soviétique, commençait à chavirer. La guerre froide était finie,
on n'en voulait plus. La découverte de cette organisation de
résistance fut perçue non seulement comme un instrument d'une
époque disparue dans "la poubelle de l'histoire", mais
surtout comme un groupement potentiellement dangereux pour l'ordre
publique: La P-26, comme disaient beaucoup de gens ahuris, ne devait
pas seulement organiser la résistance contre un éventuel occupant,
mais visait également l'ennemi intérieur. Il s'agissait d'un
malentendu grotesque. La P-26, qui aurait été l'ultime moyen mis à
la disposition du conseil fédéral pour tenter d'user la puissance
de l'occupant et pour rétablir l'ordre libéral et démocratique, a
ainsi été stigmatisée à tort comme une organisation illégale,
subversive et dangereuse.
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