Agrégé d'histoire, Stéphane Mantoux est
membre de la rédaction du blog l’autre côté de la colline et est aussi
l’animateur d’Historicoblog3. Il collabore par ailleurs à plusieurs magazines,
dont 2e Guerre Mondiale, et au site
Alliance Géostratégique qui traite des questions de défense. Son premier
ouvrage, L’offensive du Têt : 30 janvier-mai 1968, vient d’être publié aux
éditions Tallandier.
Propos recueillis par David François et Adrien Fontanellaz
Pourriez-vous nous indiquer ce qui vous a incité à aborder la guerre du Vietnam en général et l'offensive du Têt en particulier ?
Pourriez-vous nous indiquer ce qui vous a incité à aborder la guerre du Vietnam en général et l'offensive du Têt en particulier ?
Adolescent,
j'ai été fasciné par la guerre du Viêtnam en regardant à la fois les « grands »
films hollywoodiens sur le conflit (notamment Apocalypse Now et Platoon,
plus tard Full Metal Jacket et Voyage au bout de l'enfer) et la
série américaine L'enfer du devoir. Puis, me passionnant pour l'histoire
militaire et faisant mon chemin via l'université, j'en suis venu à accumuler
les lectures, de témoins, d'acteurs importants, d'historiens, sur la guerre du
Viêtnam, pour savoir ce qu'il en était réellement de ce conflit. Ce qui
m'intéressait aussi, c'est que le sujet restait peu connu finalement en
français. Il a fallu attendre, en 2011, la traduction de la synthèse de
l'historien américain John Prados chez Perrin (parue initialement en anglais en
2009), pour que le grand public ait accès à un ouvrage relativement global,
quoiqu'encore difficile d'accès, il faut le dire, pour une première lecture. Le
choix de l'offensive du Têt s'est imposé assez vite comme sujet d'un livre
puisque cet événement reste le tournant du conflit et par ailleurs, son
interprétation est disputée, y compris en France, où il est relativement peu
connu.
A vous lire,
on se rend compte que les Etats-Unis s'engagent à reculons dans ce conflit,
pourriez-vous nous en dire plus sur ce processus qui aboutit à un déploiement
de forces aussi massif ?
Il y a, en
réalité, une continuité dans les entreprises des différentes administrations
américaines depuis Eisenhower jusqu'à Lyndon Johnson, entre 1954 et 1964-1965.
Il faut rappeler que les Etats-Unis financent déjà largement la guerre d'Indochine,
et ce dès 1950, car ils en font un enjeu de la guerre froide en Asie, surtout à
partir de l'invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord. Après la
partition du Viêtnam à la conférence de Genève, les Américains vont chercher à
bâtir un Sud-Viêtnam indépendant capable de résister à une poussée communiste
venant du Nord. Ce sont eux qui choisissent Diêm, le dirigeant sud-Viêtnam, et
qui bâtissent, assez largement, l'armée du régime, prenant la suite des
Français. On a longtemps pensé que le président Kennedy était réticent à
s'engager davantage au Sud-Viêtnam, et que, s'il n'avait pas été assassiné à
Dallas, le 22 novembre 1963, le cours des choses aurait peut-être été
différent. Or, Kennedy a accru l'effort américain en 1962 en fournissant des
hélicoptères pilotés par des Américains et des véhicules blindés à l'armée
sud-viêtnamienne, qui redonnent temporairement à celle-ci l'avantage contre la
guérilla. Il a également augmenté le nombre des conseillers militaires. Enfin,
avant d'être assassiné, Kennedy n'a pas empêché l'éviction de Diêm, largement
soutenue par les Américains, qui s'avère être une catastrophe sur le plan
politique pour le Sud-Viêtnam. Quant à Johnson, le successeur de Kennedy, il
est pris au piège d'une rhétorique de fermeté à l'égard du communisme, alors
même qu'il cherche plutôt à faire avancer ses réformes intérieures -le projet
de « Grande Société ». Il n'en demeure pas moins que Johnson
et ses conseillers font le pari d'une guerre « limitée », ce
qui n'est pas sans conséquences à partir du moment où les Américains
interviennent au Sud-Viêtnam directement, en 1965.
L'armée
sud-vietnamienne est encore le plus souvent perçue comme une force secondaire,
un maillon faible, pourriez-vous nous éclairer sur ce que furent ses capacités
réelles ?
L'armée
sud-viêtnamienne, l'Army of the Republic of Vietnam (ARVN), est
l'héritière de la force supplétive créée par les Français à la fin de la guerre
d'Indochine. Quand les Américains prennent le relais, à partir de 1955, ils ont
davantage en tête le schéma de la guerre de Corée, qui est largement une guerre
conventionnelle, que celui du conflit qui vient de se terminer sur place. Il
faut dire que le parallèle géographique est évident, avec un Nord communiste
faisant face à un Sud rattaché au camp des Etats-Unis. C'est pourquoi les
Américains optent pour une armée conventionnelle, organisée en divisions
régulières, là où Diêm et certains de ses conseillers souhaitaient davantage
une force tournée vers la contre-insurrection. Un des problèmes essentiels de
l'ARVN est qu'elle est largement bâtie sur le modèle américain, sans que le
Sud-Viêtnam ait les moyens de supporter ce que cela implique, notamment en
termes coût financier ou de logistique. En outre, Diêm s'assure de la loyauté
de l'armée en nommant les officiers davantage en fonction de leur fidélité que
de leur compétence. La corruption se développe alors même que le recrutement
pose problème et doit souvent être forcé. Il y avait pourtant un potentiel réel
au Sud-Viêtnam pour bâtir une armée capable de tenir la dragée haute à
l'insurrection ou aux réguliers nord-viêtnamiens, comme le montrent les succès
obtenus en 1962 avec l'apport du matériel américain (hélicoptères, véhicules
blindés). Le renversement de Diêm fragilise l'ARVN, dont les limites sont déjà
apparues lors du revers d'Ap Bac, en janvier 1963. Le chaos politique qui
s'ensuit profite au Viêtcong et la situation ne se rétablit qu'avec
l'installation de la junte militaire, qui correspond à l'intervention
américaine de mars 1965. Par la suite, l'ARVN se retrouve reléguée, de par la
présence des Américains, à des tâches de pacification, exception faite des
unités d'élite qui sont fréquemment engagées dans les grandes opérations -Marines,
troupes aéroportées, Rangers notamment. L'armée sud-viêtnamienne
manifeste de réelles qualités, à côté de problèmes structurels, mais n'a pas
été employée, jusqu'au Têt, dans le rôle qui aurait dû être le sien.
Quels furent
les raisons de Hanoï pour déclencher l'offensive du Têt et quels en étaient les
objectifs et enfin les moyens investis pour les atteindre ?
La question
est historiographiquement débattue, comme vous le savez. Sur les raisons, on
peut penser, sans trop se tromper, que les communistes nord-viêtnamiens
cherchaient à reprendre l'initiative, puisqu'une sorte de parité trompeuse
s'installe dans les premiers mois de 1967. Je dis trompeuse car on a
l'impression que ce sont les Américains et leurs alliés qui dictent le tempo
des opérations avec les missions « search and destroy » de grande
envergure, comme Cedar Falls ou Junction City, alors qu'en fait
ce sont souvent le Viêtcong et
les Nord-Viêtnamiens qui dictent les paramètres de l'engagement. Il est vrai
par contre que les communistes ont sans doute manqué l'occasion de faire tomber
le Sud-Viêtnam -mais le voulaient-ils vraiment à ce moment-là ? C'est la
question- entre la chute de Diêm et l'intervention directe des Américains,
entre novembre 1963 et mars 1965. Il s'agit de sortir de l'impasse qui s'est
progressivement installée depuis : les Américains ne peuvent venir à bout
de l'insurrection alimentée par le Nord, en dépit d'un déploiement massif et
d'une colossale puissance de feu, mais le Viêtcong et les
Nord-Viêtnamiens ne peuvent se risquer à affronter les Etats-Unis dans de grandes
batailles rangées, comme l'a montré la bataille de Ia Drang en novembre 1965.
Les objectifs sont plus difficiles à cerner, en raison de l'accès, encore
difficile aujourd'hui, aux sources communistes du Nord-Viêtnam. L'offensive a
fait l'objet d'un débat intense au sein du parti. Ses promoteurs escomptent
probablement soulever la population du Sud dans le cadre de cette offensive
générale, ce qui montre l'influence de la guérilla communiste telle qu'elle
avait pu être théorisée par Mao. Le plan vise probablement aussi à faire
s'écrouler le régime de Saïgon et son armée, en comptant sur les défections et
en investissant les villes, notamment Saïgon, pour montrer que le pouvoir
sud-viêtnamien est incapable de garantir la sécurité de la population. Il est encore
plus délicat de déterminer les objectifs concernant les Américains. On peut
penser que l'offensive est conçue pour entraîner leur retrait, ou du moins un
affaiblissement tel qu'il conduise, à terme, à leur départ. En revanche, les
communistes ont probablement réécrit a posteriori qu'ils voulaient provoquer un
choc dans l'opinion américaine pour retourner la population aux Etats-Unis
contre la guerre. Quant aux moyens engagés, ils sont considérables, puisque
c'est le Viêtcong qui supporte le gros de l'offensive, alimentée par la
piste Hô Chi Minh, l'armée nord-viêtnamienne concentrant les unités engagées au
sud sur quelques objectifs seulement, Khe Sanh et Hué en particulier (mais des
régiments sont aussi présents autour de Saïgon). L'offensive est d'ailleurs
préparée sur presque une année, c'est dire l'ampleur de l'effort consenti.
Soldats nord-vietnamiens équipés d'un RPG-2 (via wikicommons) |
Vous parlez
de l'aide du monde communiste au Vietnam du Nord, notamment en matière
d'armement, mais pouvez-vous nous dire si des militaires du "camp
socialiste" ont participé aux combats et si des conseillers militaires
ont préparé une opération d'envergure comme celle du Têt ?
Question là
encore délicate, puisque toutes les sources ne sont pas disponibles :
impossible, donc, d'émettre un avis définitif. Il est peu probable que des
conseillers militaires chinois ou soviétiques aient pris part au combat du Têt.
D'abord parce que la Chine, par exemple, se limite à un soutien « en
arrière », au Nord-Viêtnam, notamment par la présence de divisions
antiaériennes et de formations du génie chargées des reconstructions après les
raids aériens américains. Ensuite parce que la rivalité grandissante, à partir
de 1960, entre la Chine et l'URSS, fait que cette dernière ne s'impose pas
véritablement comme un allié de poids face à la Chine avant 1967 au moins, donc
au moment où l'offensive du Têt est déjà planifiée. Le plan, qui a largement
été bâti par le général Giap, le ministre de la Défense nord-viêtnamien -mais
qui n'était pas partisan de l'offensive-, laisse peut-être entrevoir une influence
soviétique, mais en l'état, on ne peut l'attribuer directement à un groupe de
conseillers militaires qui aurait encadré Giap. Pour la Chine, par exemple, la
situation pendant la guerre du Viêtnam diffère profondément de ce qu'a été la
guerre d'Indochine : Hanoï décide des orientations et Pékin n'en est
informée qu'après, sans aucun droit de regard ou presque, ce qui n'est pas
d'ailleurs sans provoquer des tensions. Il est probable que le schéma est
identique avec l'URSS.
Pourriez-vous
revenir sur Khe Sanh et Hué, batailles emblématiques de cette offensive ?
Paradoxalement,
en effet, la vision américaine qui s'est imposée par la suite de l'offensive du
Têt focalise l'attention sur Hué et Khe Sanh qui sont en fait les batailles qui
durent le plus longtemps, ou presque, pendant l'offensive -ce qui évacue
facilement le rôle joué par l'armée sud-viêtnamienne, qui soutient le gros des
combats dans l'ensemble des provinces du pays. Khe Sanh mériterait un livre en
soi, tant l'interprétation de ce qui s'est passé fait débat. La base, qui se
situe à l'ouest de la ligne de postes avancés américains au sud de la zone
démilitarisée, tout près du Laos, est la tête de pont voulue par Westmoreland
dans le cadre de la surveillance de la piste Hô Chi Minh et d'une éventuelle
intervention américaine contre ce sanctuaire logistique. Quand les
Nord-Viêtnamiens commencent à se concentrer autour de la base, dès les premiers
mois de 1967, Westmoreland y voit l'occasion rêvée de mener sa « grande
bataille » qui permettra, une fois pour toute, de briser les divisions
nord-viêtnamiennes. Mais Khe Sanh se situe dans un endroit difficile d'accès,
environné de montagnes recouvertes de brouillard, à la météo capricieuse, près
de sanctuaires adverses qui facilitent le ravitaillement logistique de
l'ennemi. Ce n'est donc pas a priori l'endroit idéal pour livrer une grande
bataille. Cependant, Westmoreland joue une carte maîtresse qui est celle de la
puissance de feu, notamment aérienne. L'opération Niagara, conçue en
décembre 1967-janvier 1968, va permettre aux Marines assiégés de tenir
le siège jusqu'au 7 avril 1968. Il a cependant fallu organiser un
ravitaillement aérien de grande ampleur. La coordination de tout cet effort
aérien ne s'est pas fait sans friction entre les différentes branches de
l'armée américaine. Au final, si les pertes nord-viêtnamiennes se montent à 10
ou 15 000 tués (estimations des Américains, qu'il est difficile par ailleurs de
confirmer...), il n'en demeure pas moins que le siège a opportunément détourné l'attention
de Westmoreland de l'offensive généralisée à travers le Sud-Viêtnam. C'est
pourquoi on s'est demandé assez tôt si le siège de Khe Sanh n'était autre
qu'une gigantesque diversion orchestrée par Giap en prélude à l'offensive du
Têt. La question est compliquée, là encore, par le problème de l'accès aux
sources. C. Currey, le principal biographe de Giap, qui l'a longuement
interrogé, est persuadé que Khe Sanh était bien une diversion, hypothèse qui
domine dans le débat historiographique. Ce que l'on peut constater, c'est que
les Nord-Viêtnamiens retirent des régiments dès la fin février, un mois après
le début du siège, pour les basculer en direction de Hué. En outre, ils ne
lancent pas d'attaque massive au sol après le bombardement initial, qui détruit
pourtant le principal dépôt de munitions de la base. On peut du moins en
déduire que même si Giap a cherché à rééditer la victoire de Dien Bien Phu au
départ, il a probablement changé d'objectifs au bout d'un certain temps,
comprenant qu'il ne pourrait pas emporter la base.
La bataille
de Hué a également concentré l'attention des médias américains, dès l'époque,
comme tout combat urbain depuis, de par son aspect spectaculaire -la guerre du
Viêtnam étant le premier conflit massivement suivi à la télévision par les
Américains. Les Nord-Viêtnamiens réussissent leur pari en s'emparant quasiment
de toute la ville dès le 31 janvier -à l'exception de deux enclaves qui vont
servir, malheureusement pour eux, à la reconquête de la cité. Les Marines
doivent réapprendre le combat urbain en s'attaquant à la partie moderne de la
ville, au sud de la rivière des Parfums, tandis que l'ARVN, grande oubliée de
cette bataille là encore, progresse au nord, autour de la Citadelle. Quand la
ville est reprise, elle est en ruines, pour bonne partie, car il a fallu se
résoudre à utiliser une énorme puissance de feu, particulièrement sur la rive
nord. Le tableau est encore assombri par les massacres commis par les
communistes pendant l'occupation de la ville, pour affaiblir le régime sur
place. Pour les Américains, la reconquête de Hué fait figure de symbole du sang
versé pendant le conflit.
On a souvent
présenté l'offensive du Têt comme "le début de la fin" de
l'engagement américain au Vietnam ou encore comme à la fois une défaite militaire
et une victoire politique nord-vietnamienne, pourriez-vous nous en dire plus à
ce sujet ?
C'est
exactement ça, le début de la fin. Le résultat principal de l'offensive du Têt
est bien d'entraîner, à terme, le retrait des Etats-Unis, ce qui va affaiblir
la position du Sud-Viêtnam et permettre à ses adversaires de le vaincre moins
de dix ans plus tard. C'est là que réside la victoire politique de Hanoï.
Globalement, le Têt est plutôt un échec militaire pour les communistes,
notamment en raison des pertes subies par le Viêtcong, dont les unités
régulières sont décimées. Il faut cependant le relativiser : les pertes
sont facilement comblées par le Nord-Viêtnam, elles sont inégales selon les
régions (le Viêtcong reste encore assez fort dans le delta du Mékong) et
l'offensive a également usé les unités d'élite de l'ARVN, Marines, paras
et Rangers, ce qui n'est pas négligeable. L'argument de la défaite
militaire a été avancé par les historiens révisionnistes américains qui
cherchaient à justifier l'échec au Viêtnam en arguant d'une victoire militaire
sur le terrain, annulée par une défaite politique et psychologique. Or, la
surprise du Têt a été quasi totale et les combats parfois très violents y
compris côté américain -on peut même remonter à la phase préparatoire du Têt
pour le montrer sans peine, avec les combats à Khe Sanh ou Dak To. La victoire
militaire américaine est donc à nuancer, d'autant plus que les communistes sont
capables, dès le mois de mai 1968, de lancer la deuxième phase de l'offensive -le
« Mini Têt »- des Américains... avec autant d'hommes qu'au
mois de janvier !
Quelles sont
les principales leçons tirés par les Américains de l'offensive du Têt et
ont-elles encore des répercussions sur la manière de faire la guerre des
Américains dans les conflits contemporains ?
Le problème,
c'est que l'armée américaine ne tire pas forcément les leçons de l'offensive du
Têt et même de la guerre du Viêtnam dans son entier ! Abrams, qui succède
à Westmoreland dès le mois de juin 1968, mixe plus adroitement guerre
d'attrition et contre-insurrection, mais les objectifs restent parfois les
mêmes que ceux de son prédécesseur -notamment en ce qui concerne le body
count... en réalité, l'expérience viêtnamienne est rapidement évacuée après
le retrait de 1973 et surtout après la chute du Sud-Viêtnam en 1975. L'US
Army retourne à ses réflexions sur le combat conventionnel en Europe
centrale face à une éventuelle offensive soviétique. C'est le temps de la
doctrine dite « Active Defense »,
puis la formulation de celle de l' « Airland Battle »,
inspirée du réexamen américain de l'art de la guerre soviétique, adapté aux
circonstances du moment. C'est cette partition que les Américains jouent en
1991 contre l'armée irakienne pendant la guerre du Golfe. Mais l'expérience de
la contre-insurrection, de la lutte contre une guérilla, des problèmes des
objectifs stratégiques et tactiques, des liens entre le politique et le
militaire, ne sont pas forcément revus comme ils auraient peut-être dû l'être.
On le constate dès les premières interventions américaines consécutives à
l'effondrement de l'URSS, comme en Somalie. Puis, avec l'invasion de
l'Afghanistan et de l'Irak, et bien que les contextes soient profondément
différents, certains problèmes ressurgissent, à tel point que la comparaison
s'impose rapidement et que l'on va parler de « syndrôme viêtnamien ».
Manifestement, il y a un fond de vérité. Le traumatisme américain plane encore
largement au-dessus de l'armée des Etats-Unis...
Combats dans l'aéroport de Tan Son Nhut durant l'offensive du Têt (via Wikicommons) |
Enfin, ce
conflit a engendré par la suite une production cinématographique et
télévisuelle relativement riche, pourriez-vous revenir sur celle-ci ?
La mise à
l'écran de la guerre du Viêtnam commence dès le conflit lui-même : John
Wayne, farouche supporter de l'intervention américaine, produit et interprète
Les Bérets Verts, qui, sans surprise, cherche à justifier l'engagement des
Etats-Unis au Sud-Viêtnam, l'année même de l'offensive du Têt. C'est d'ailleurs
un des seuls films qui sera favorable à la position des Etats-Unis. Les
premiers films américains à succès sur le sujet, qui apparaissent quelques
années après la chute du Sud-Viêtnam en 1975, sont déjà beaucoup plus
critiques. Voyage au bout de l'enfer du Michael Cimino, en 1978, est une
réflexion sociale sur l'engagement des conscrits au Viêtnam et leurs séquelles,
notamment pour les prisonniers de guerre. La même année sort un film beaucoup
moins connu, de Ted Post, Le Merdier, qui lui montre la faillite du
soutien américain au Sud-Viêtnam à l'époque des conseillers militaires, avant
l'intervention directe, en 1964. L'année suivante, Apocalypse Now, qui
n'est pas à proprement parler un film antiguerre, plonge le public américain
dans ce qu'a pu être toute l'horreur du conflit. Quelques années plus tard, en
1982, Ted Kotcheff introduit la problématique du retour des vétérans américains
aux Etats-Unis avec le premier Rambo, qui vaut davantage que ne le
laissent penser les films suivants (Rambo II et III), beaucoup plus
nationalistes et cocardiers. Le problème des disparus, que les Etats-Unis reaganiens
ressentent comme une affreuse brûlure, est l'objet de nombreux films
patriotiques : Retour vers l'enfer, en 1983, et, dans un genre
encore plus criard, la série des Portés Disparus avec Chuck Norris qui
commence en 1984 -on sait rarement d'ailleurs que Chuck Norris a perdu son
frère pendant le conflit, tué alors qu'il était membre de la 101st
Airborne Division, en 1970. En 1986, Oliver Stone, se basant sur sa propre
expérience, livre l'aperçu d'un fantassin américain dans une section lambda à
travers Platoon, qui évoque aussi la question des crimes de guerre
commis par les Etats-Unis. L'année suivante, Stanley Kubrick offre avec Full
Metal Jacket la vision délirante de Marines conditionnés à devenir
de véritables machines à tuer et plongés dans l'offensive du Têt, en pleine
bataille de Hué – c'est d'ailleurs un des rares films à évoquer directement les
combats du Têt.
Le Viêtnam
reste un thème assez important jusqu'aux années 1990 dans les films, mais c'est
surtout la série L'enfer du devoir, de 1987 à 1990, qui va marquer
l'opinion américaine et même française après sa diffusion dans l'hexagone
-moi-même, étant jeune, j'ai été également captivé par cette série. L'enfer
du devoir illustre bien le retournement de perspective qui s'est opéré à
l'égard du conflit dans les productions télévisées : de l'image du vétéran
du Viêtnam psychopathe ou sadique incapable de se réinsérer et qui bascule
facilement dans le crime (figure commune de nombre de séries télévisées
policières, comme Kojack, Rick Hunter, etc), on passe au soldat
américain plongé dans l'enfer du Viêtnam et qui essaie de faire son devoir sans
se mêler de politique et en dépit plutôt qu'avec l'allié sud-viêtnamien. Le
discours révisionniste -au sens historiographique du terme- et conservateur est
passé lentement mais sûrement à la télévision. On retrouve cette tendance dans
quelques-uns des rares films qui, depuis les années 2000, abordent encore la
thématique, comme Nous étions soldats (2002), avec Mel Gibson, qui, par
bien des côtés, se rapproche plus des Bérets Verts de John Wayne que d'Apocalypse
Now ou Platoon.
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