mardi 10 septembre 2013

Interview de David Auberson : Ferdinand Lecomte

David Auberson a étudié l’histoire, l’histoire ancienne et l’archéologie aux universités de Lausanne et de Leipzig. Il est également titulaire d’un master de spécialisation en Sciences historiques de la culture.  Il a collaboré à plusieurs publications touchant à l’histoire militaire, culturelle et politique dans le Canton de Vaud et en Suisse aux XIXe et XXe siècles. Il est aussi membre du comité scientifique du Centre d'histoire et de prospective militaires à Pully-Lausanne. David Auberson travaille actuellement comme historien indépendant et est l'auteur de Ferdinand Lecomte, 1826-1899, un Vaudois témoin de la guerre de Sécession, publié par la Bibliothèque Historique Vaudoise en 2012. En outre, il est également le rédacteur de la Revue de la Revue historique vaudoise et l'auteur d'une Vie et Histoire de la Fanfare des Collèges de Lausanne.

Propos receuillis par Adrien Fontanellaz







 
Dispose-t-on d’un ordre de grandeur quant au nombre et à la provenance de Suisses engagés dans la guerre de Sécession ?

Le chiffre de 6000 Suisses dans l’armée nordiste est communément admis. Il découle d’une estimation faite par le consul général de Suisse à Washington en août 1862 qui se basait sur une liste rédigée par ses soins. Ce chiffre doit néanmoins être très probablement majoré.

De nombreux Suisses se distingueront dans les rangs de l’Union. Un des plus connus est le futur président de la Confédération helvétique Emil Frey (1838-1922) qui participa à la bataille de Gettysburg.

La difficulté première consiste dans un pays d’immigration comme les Etats-Unis à définir où s’arrête l’identité du pays natal et où commence l’identité du pays d’adoption. A l’exception du Zurichois Heinrich Wirz (1823-1865), rendu célèbre par son rôle de responsable du camp de prisonniers d’Andersonville en Géorgie, peu de Suisses ont combattu dans les rangs sudistes. Cela s’explique en premier lieu par l’installation de la grande majorité des immigrants dans les centres urbains du nord-est ou dans les nouveaux territoires de l’ouest. Au cours des hostilités, des Suisses servent dans de nombreuses unités et sont parfois regroupés dans les mêmes régiments ou compagnies, à l’exemple du 15e régiment d’infanterie du Missouri surnommé « Swiss Rifles ». Ce régiment marchait face à l’ennemi avec un drapeau particulier où s’alliait le drapeau suisse avec dans un coin les 34 étoiles sur un fond bleu de l’Union. La majorité de l’émigration suisse aux Etats-Unis étant constituée de germanophones, il était courant que ces soldats soient incorporés dans des régiments constitués d’Allemands. Estimés par les Américains car ayant déjà souvent eu une formation militaire et réputés pour leur adresse au tir, bon nombre d’Helvètes sont incorporés dans des régiments de tireurs d’élite (sharpshooter), comme le 1er régiment de tireurs d’élite de l’Etat de New York, dont une compagnie est formée de Suisses.

Quant aux motivations à s’engager, elles étaient très variables d’un individu à un autre. Certains le faisaient pour la solde et la prime d’entrée, d’autres par loyauté vis-à-vis du pays qui leur avait permis de démarrer une nouvelle existence, par convictions politiques pour la justesse de la cause défendue par le Nord, d’autres encore sont victimes d’agents recruteurs peu scrupuleux peu après avoir touché le sol américain.

La Suisse enverra par ailleurs deux observateurs militaires dans les rangs nordistes. Il s’agit du major Ferdinand Lecomte et du colonel Augusto Fogliardi.

Pourriez-vous nous décrire plus en détail le parcours de ces deux observateurs militaires ?

Ferdinand Lecomte (1826-1899) est major (commandant) lors de son premier voyage. C’est un officier de milice qui s’est engagé très jeune en politique dans les rangs du parti radical, alors le fer de lance de la modernisation de la Suisse. A côté de la politique, ce Vaudois nourrit depuis son plus jeune âge une passion pour la chose militaire. Il connaît une carrière assez rapide comme officier d’état-major et participe par exemple à la mobilisation de l’armée suisse face à la Prusse en 1856/1857. En ces années troublées sur le continent européen (1848-1860), Lecomte a tenté à de nombreuses reprises de prendre su service dans des armées plus promptes à partir en guerre que l’armée helvétique. Cet officier nourrit en effet de grandes ambitions militaires et il lui semble nécessaire de connaître un baptême du feu. En moins de quinze années Lecomte cherchera successivement à prendre du service dans les armées d’Italie, de Grande-Bretagne, de Russie et même ottomane. La guerre civile américaine lui donnera enfin cette occasion. Lecomte est par ailleurs le premier biographe et le docte disciple du général Antoine-Henri Jomini (1779-1869) ainsi que le fondateur de la Revue militaire suisse.

Quant à Augusto Fogliardi, (1818-vers 1890), il embrasse une carrière militaire après ses études et obtient le grade de colonel en 1855. Membre du parti libéral-radical, il est député au parlement cantonal tessinois, puis au parlement national à Berne (1852-1854, 1863). Nous connaissons moins bien son parcours après la guerre de Sécession et il meurt dans des circonstances peu claires au Canada ou en Turquie vers 1890. Fogliardi sera notamment un témoin privilégié de la bataille de Gettysburg.

Cette envie de connaître le feu se double chez ces deux officiers suisses de motivations que nous qualifierions de nos jours d’idéologiques. En effet, Lecomte et Fogliardi entretiennent des affinités politiques avec la cause défendue par les Etats du Nord : l’union des Etats-Unis et l’abolition de l’esclavage.


Portrait de Ferdinand Lecomte (collection David Auberson)

Pourriez-vous nous décrire plus en détail cette apparente parenté idéologique entre radicaux suisses et républicains américains ?

Il existe en effet une grande similitude entre radicaux suisses et républicains américains. Il s’agit de deux partis relativement récents et qui possèdent un personnel politique jeune et volontariste. Dans les deux cas, ces partis tendent à transformer dans chacun de leur pays le lien confédéral en un lien fédéral. Un en mot ces partis visent à une plus forte centralisation et à l’affirmation du pouvoir central sur celui des Etats. Ce changement passe dans les deux cas par une guerre civile. En Suisse, cela sera le Sonderbund en 1847 et outre-Atlantique la guerre de Sécession.

Remarquons encore qu’à cette époque la Suisse et les Etats-Unis entretiennent des relations cordiales. On les appelle même les« Sister Republics ». En effet, la Constitution helvétique de 1848 est calquée sur le modèle américain et les deux pays ont des institutions démocratiques similaires. Il est donc normal que la Suisse officielle apporte son soutien à l’Union lors de la guerre civile. La Suisse est alors la seule démocratie ayant survécu au Printemps des peuples de 1848. La partition des Etats-Unis eût signifié pour les autorités suisses la fin de l’idéal républicain hérité de Franklin et de Jefferson et aurait été perçue par les régimes autoritaires européens comme une faillite des systèmes démocratiques; cette situation n’aurait pas tardé à se retourner contre la jeune Confédération helvétique.

Quels sont les traits saillants des deux voyages outre-Atlantique de Lecomte ?

Lecomte va séjourner dans les armées de l’Union de janvier à avril 1862 et de mars à août 1865. Lors de son premier voyage, il doit faire face à un certain nombre de difficultés et peine à s’intégrer dans l’état-major du général MacClellan, commandant en chef des armées nordistes. La principale raison à ces difficultés tient à sa méconnaissance de la langue anglaise qui ne rend que peu utile comme officier d’état-major. Nous sommes encore au début de la guerre et les armées nordistes font encore preuve de beaucoup d’amateurisme dans leur organisation, chose que l’officier suisse remarque rapidement. Lecomte a néanmoins l’occasion de rencontrer plusieurs personnalités politiques américaines marquantes et même des membres de la famille royale des Orléans, qui avaient eux aussi pris du service dans les rangs de l’Union. Il participe aussi l’une des premières grandes opérations de la guerre civile américaine qui vise à prendre Richmond par la péninsule de Yorktown.

Le deuxième voyage est beaucoup plus riche en événements : Lecomte participe à la prise de Richmond et compte parmi les premiers officiers à entrer dans la capitale sudiste. Il s’entretient à cette occasion avec Lincoln et les plus hauts responsables militaires américains. Lecomte fait même partie des rares invités étrangers à la Maison Blanche lors des funérailles du président en avril 1865. Désireux de visiter le déjà mythique Far West, le Vaudois traverse une bonne partie du continent américain et assiste aux confins des territoires de l’ouest aux opérations de l’armée américaine contre les tribus Sioux. Dès son retour en Europe, Lecomte condamnera fermement la politique du gouvernement américain contre les populations amérindiennes.

De quels éléments dispose-t-on pour retracer le parcours de Ferdinand Lecomte durant la guerre ?

Les documents sont très divers. En effet, les descendants de Ferdinand Lecomte ont pris soin de garder son souvenir en conservant ses écrits personnels qui sont de nos jours déposés aux Archives cantonales vaudoises. Pour rédiger mon travail, je me suis notamment appuyé sur sa correspondance, notamment avec le général Jomini, mais aussi sur son journal de voyage et divers documents ramenés des Etats-Unis. On trouve même dans les archives de Lecomte l’invitation aux funérailles de Lincoln ou des bons du Trésor de la Confédération sudiste ramenés comme trophée de guerre. Grâce à la numérisation de nombreux journaux, j’ai aussi pu utiliser la presse suisse et américaine de cette époque pour retracer ces deux voyages. Enfin, j’ai exploité au mieux les ouvrages de Ferdinand Lecomte relatifs à la guerre civile américaine, dont sa monumentale« Guerre de la Sécession » en trois volumes.

En tant qu’observateur sur le terrain, et aussi théoricien de la chose militaire, quels furent les enseignements tirés par Lecomte de cette expérience ?

Lecomte s’est retrouvé face à des armées capables de mobiliser des centaines de milliers d’hommes et une puissance industrielle encore insoupçonnée en Suisse. Il s’intéresse particulièrement à l’importance prise par le chemin de fer dans le déplacement des troupes et du télégraphe comme moyen de communication entre les états-majors et le pouvoir politique. Il note néanmoins que ces innovations techniques ne sont que des accessoires si la pensée dirigeante des opérations n’est pas à la hauteur de sa tâche. L’expérience auprès de la troupe se révèle aussi très intéressante. Au contraire des armées européennes, l’officier suisse côtoie des militaires incorporés dans des milices et qui sont autant soldats que citoyens. Lecomte doit néanmoins convenir que le respect des normes démocratiques sous l’uniforme s’accorde mal avec les nécessités d’une nation en guerre.

Lecomte revient aussi en Suisse avec une riche expérience du terrain. Ainsi, il ne néglige pas dans le rapport présenté au Département militaire suisse à des aspects pratiques et quelque peu sous-estimés comme l’utilité des outils de pionniers distribués directement à la troupe ou la nécessité d’équiper les soldats de tentes-abris individuelles. Il se soucie aussi de la santé des soldats et préconise l’adoption du système de rations pratiqué par les Américains. Ce système offre l’avantage de la gratuité et permet une meilleure hygiène pour la troupe que de vivre chez l’habitant ou sur le pays.

Remarquons encore que dans ses écrits, Lecomte marque une certaine condescendance vis-à-vis des armées du Sud. L’officier suisse aurait toutefois été à meilleure école sous la bannière des Sudistes. En suivant la guerre du côté confédéré, il aurait côtoyé l’armée d’un pays encerclé avec un potentiel humain et matériel réduit qui s’est opposée et a souvent vaincu une nation industrialisée aux capacités démographiques inépuisables. Autant de similarités avec un conflit qu’aurait pu connaître la Suisse à cette époque.

Bon du trésor confédéré (collection David Auberson)


Quel fut l’impact de l’expérience de Ferdinand Lecomte sur l’armée suisse ?

Les observations faites par Lecomte sur les champs de bataille américains ont vivement intéressé les autorités militaires suisses. La Confédération helvétique, dont l’armement est en phase d’être dépassé, veut notamment abandonner ses fusils se chargeant par la bouche et acquérir des armes alimentées depuis la culasse. Ainsi, lors de ses séjours outre-Atlantique Lecomte s’intéresse aux fusils à répétition, aux innovations de l’artillerie et conseille même à la Suisse de se munir de cuirassés similaires au Monitor nordiste pour faire respecter notre neutralité sur les lacs frontaliers.
Après la guerre de Sécession, la Suisse adoptera le fusil Peabody se chargeant par la culasse et fera même venir deux mitrailleuses du type Gatling à titre d’essai. A l’exemple de l’uniforme américain, l’équipement du soldat suisse sera simplifié. Dès 1867, les autorités suisses remarquent que les expériences de la guerre civile américaine ont démontré l’importance d’alléger l’uniforme du soldat. Lors d’une conférence donnée en janvier 1866, Lecomte propose non seulement l’abandon de certaines coiffures, comme les casques de cavalerie, mais aussi des épaulettes considérées comme peu pratiques sur le terrain, onéreuses et qui font des officiers des cibles de choix pour les tireurs ennemis. A partir de 1868, les amples épaulettes seront abandonnées au profit d’insignes directement inspirés des fins galons d’épaule américains, plus discrets et plus résistants à la vie en campagne. La casquette molle et les tuniques deviendront aussi la norme à l’exemple de l’armée américaine. On abandonnera aussi d’autres équipements personnels comme le sabre-briquet d’infanterie devenu superflu au regard des évolutions tactiques. Il est néanmoins certain que cette simplification des effets personnels du citoyen-soldat est également due à des observations faites dans d’autres pays et à une volonté des autorités fédérales d’uniformiser et de rationaliser l’équipement de la troupe.
Ferdinand Lecomte est-il encore de nos jours connu aux Etats-Unis ?
Selon l’adage qui veut que nul n’est prophète en son pays, Lecomte a d’abord intéressé les historiens américains avant que de nouvelles études apparaissent sur ce personnage en Suisse. Dans la plupart des monographies américaines consacrées aux combattants étrangers lors de la guerre de Sécession, Lecomte fait souvent l’objet de quelques lignes voire d’un paragraphe. Ses ouvrages sur la guerre civile ont en effet été traduits dès 1863 aux Etats-Unis. L’engagement de Lecomte se traduira aussi par des rencontres avec les grands généraux nordistes comme Grant, Sheridan, Sherman ou encore Lincoln. Par ailleurs, un des fils de Lecomte sera le premier élève officier à l’Académie militaire de West Point. Il fera ensuite carrière dans l’armée suisse et retrouvera ses camarades de promotion sur le front français en 1917/1918 comme observateur militaire suisse. Mais cela est une autre histoire...



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