La
Grande Guerre, par son ampleur, ses destructions incommensurables,
son étendue géographique, sa durée, a presque totalement éclipsée
le souvenir des multiples petits conflits qui, entre la fin de 1918
et 1920 touchent l'est de l'Europe. C'est le sort que connaît la
guerre soviéto-polonaise de 1920, souvent traitée comme l'appendice
final de la guerre civile russe. Guerre de libération nationale ou
croisade révolutionnaire, ce conflit présente un mélange de
pratiques obsolètes et d’éléments stratégique novateurs, les
charges de cavalerie se font au service d'une tactique qui préfigure
la guerre éclair.
David François
Naissance d'un conflit: nationalisme contre internationalisme
Le
conflit entre la Pologne et la Russie prend racine en 1815 quand le
congrès de Vienne entérine les différents partages de la Pologne
opérés au XVIII° siècle par la Russie, la Prusse et l'Autriche.
Depuis, l'aspiration à la résurrection d'une Pologne indépendante
marque profondément l'identité nationale polonaise. Et ce que trois
insurrections et des décennies de résistance aux entreprises de
russification ou de germanisation n'ont pu accomplir, la guerre de
1914-1918 va le réaliser. En 1916, les Allemands qui ont envahi la
Pologne russe acceptent la formation d'un Royaume de Pologne
semi-autonome. Les Alliés ne peuvent alors aller aussi loin sans
mécontenter la Russie de Nicolas II. Mais quand celle-ci se retire
du conflit au début de 1918, le président américain Woodrow Wilson
peut inscrire dans ses 14 points, qui deviennent les buts officiels
de guerre des Alliés, la création et l'indépendance de la Pologne.
En octobre 1918 quand, face à l'effondrement des Puissances
centrales, le conseil de régence à Varsovie proclame l'indépendance
de la Pologne, les Alliés entérinent la naissance du nouvel État.
Il
faut pourtant attendre la conférence de Versailles, où les grands
vainqueurs de la guerre, redessinent la carte de l'Europe pour
connaître le contour du jeune État polonais. Mais les Alliés font
alors face à une difficulté de taille. La Russie, devenue depuis
1917, le premier État communiste au monde, n'a pas été invitée à
participer à la conférence. Si les Alliés ne désespèrent pas de
la chute prochaine des Soviets et soutiennent de nombreux efforts en
ce sens, ils sont malgré tout incapables de déterminer les
frontières à l'est de l'Europe, notamment celle qui doit séparer
la Pologne de son voisin russe.
Pendant
ce temps les Polonais se donnent pour chef de l’État, Jozef
Pilsudski. Ce dernier, ancien membre du Parti socialiste polonais,
fut exilé par les autorités tsaristes pendant 5 ans en Sibérie.
Farouchement anti-russe, il devient un fervent nationaliste. Pendant
la Grande Guerre, il n'hésite pas à prendre la tête d'une légion
polonaise qui combat sur le front oriental au sein de l'armée
autrichienne. Refusant de prêter une allégeance totale aux
Puissances centrales il se retrouve en prison à Magdebourg pour deux
ans. Libéré en novembre 1918, il devient le héros national de la
Pologne.
Pilsudski
a alors pour objectif de faire retrouver à la Pologne ses frontières
de 1772, frontières qui englobent non seulement la Pologne mais
également l'Ukraine, la Biélorussie et la Lithuanie. Il envisage
donc de former une fédération des petits États issus de
l'éclatement de l'empire tsariste qui puisse freiner les aspirations
impérialistes de la Russie et de l'Allemagne. Cette ambition se
heurte à la volonté des Alliés qui veulent imposer comme frontière
avec la Russie la ligne fixée par lord Curzon, ministre britannique
des Affaires étrangères. Cette ligne qui laisse des milliers de
Polonais à l'est du Bug en dehors de la Pologne n'est pas acceptée
par cette dernière alors qu'à l'ouest les Alliés hésitent à lui
donner la région minière de Silésie pour ne pas mécontenter les
Allemands. Les Ukrainiens et les Lithuaniens qui viennent juste
d'accéder à une indépendance encore précaire rejettent tout
autant le projet polonais de fédération que les ambitions
territoriales de la Pologne. Les Français et les Britanniques
mettent en garde les Polonais contre ces projets impérialistes et
leur demandent de se contenter des territoires ethniquement polonais.
Le maréchal Pilsudski (via polishnews)
Au
moment où l’État polonais renaît, Lénine ordonne à l'armée
rouge d'avancer à l'ouest reprendre les territoires occupés jusque
là par les armées allemandes. Cette marche vers l'ouest fait face
rapidement à l'émergence de pouvoir locaux, expressions des
aspirations nationales des peuples de l'ancien domaine des Tsars. Les
Soviétiques se heurtent donc aux Ukrainiens, aux Lettons, Estoniens,
Lithuaniens et évidemment aux Polonais. Ces derniers affrontent
l'armée rouge au printemps 1919. Mais les Soviétiques doivent à
nouveau faire face à la menace des armées blanches soutenues par
des détachements militaires alliés. La menace de Denikine est plus
sérieuse que celle de Pilsudski. Profitant de la faiblesse russe,
les Polonais poursuivent leur avance en Biélorussie. Ils s'emparent
de Vilnius dont les Lithuaniens avaient fait la capitale de leur
jeune république et atteignent la Daugava. Pour les Polonais, il
s'agit surtout de mettre les Alliés devant le fait accompli afin
qu'ils reconnaissent des frontières orientales polonaises élargies.
A la fin de 1919 les Polonais occupent ainsi de larges parties de la
Biélorussie, de la Galicie et de l'Ukraine.
Au
début de 1920, la situation a évolué. La guerre civile russe
connait ses derniers soubresauts au profit des bolcheviks. Ces
derniers peuvent de nouveau tourner leur regard vers l'ouest. Ils
concentrent près de 700 000 hommes prés de la Berezina en
Biélorussie. Persuadés, à juste titre, que les Russes s’apprêtent
à passer à l'attaque, les Polonais veulent les prendre de vitesse
en attaquant les premiers en Ukraine. Ils comptent s'appuyer pour
réussir sur le soutien de l'ataman ukrainien Semyon Petlioura. Ce
dernier, qui se bat depuis 1918 pour l'indépendance de l'Ukraine
signe en décembre 1919 un accord avec la Pologne. Il accorde à
celle-ci la Galicie orientale et la Volhynie occidental en échange
de son aide afin qu'il puisse reprendre Kiev et étendre l'Ukraine
indépendante jusqu'au Dniepr.
Pilsudski
ordonne d'abord à ses troupes de marcher sur le nord, afin d'aider
l'armée lettone à chasser les Soviétiques des rives de la Dvina.
Les Polonais parviennent ainsi à s'emparer du point clé que
constitue la forteresse de Dvinski le 3 janvier 1920 obligeant les
Soviétiques à négocier. Mais Pilsudski, convaincu que les
bolcheviks ne cherchent qu'à gagner du temps, fait traîner les
pourparlers sur la définition de la frontière. Durant les mois
d'hiver, il prépare son pays à la guerre. Les services de
renseignements polonais concentrent l'essentiel de leur activité à
suivre les mouvement des troupes soviétiques tandis qu'environ 100
000 soldats polonais sont déployés sur un front de près de 1000
km.
Les
Alliés, apprenant les préparatifs polonais, mettent en garde
Pilsudski. Lord Curzon le prévient le 9 février qu'il ne doit pas
compter sur le soutien britannique. Le Conseil suprême Allié
transmet une déclaration identique. Mais les services de
renseignements polonais ne cessent d'annoncer l'arrivée quotidienne
sur le front occidental de nouvelles troupes soviétiques. Pilsudski
décide alors de passer à l'attaque. Son plan consiste à d'abord
battre les Soviétiques au sud pour permettre la formation d'une
République indépendante d'Ukraine sous la direction de Petlioura.
L'armée que ce dernier doit mettre sur pied permettra alors aux
troupes polonaises de remonter dans le nord où Pilsudski prévoit
que doit se dérouler la bataille décisive. Avec la conclusion le 21
avril d'un accord militaire avec Petlioura, les Polonais sont enfin
prêts pour passer à l'offensive.
Opération
Kiev: les Polonais en Ukraine
Le 25
avril 1920, la 3° armée polonaise, commandé par le général
Rydz-Smygly et accompagnée par deux divisions d'infanterie
ukrainiennes, s'engage dans une offensive en profondeur en Ukraine.
Face à elle se trouvent les 12 et 14° armées rouges commandées
par le général Alexandre Iegorov. Les lanciers polonais, après
avoir bousculé les troupes frontalières soviétiques, détruisent
la 12° armée rouge, foncent en direction du Dniepr et s'emparent
facilement de Kiev le 7 mai. Le gouvernement polonais proclame alors
qu'il est venu apporter sa protection aux Ukrainiens qui doivent
s'armer pour combattre les bolcheviks et gagner leur liberté avec
l'aide de la Pologne.
Mais
les Soviétiques se ressaisissent rapidement. D'abord ils n'ont pas
été battus mais se sont repliés en ordre derrière le Dniepr. Les
Polonais n'ont d'ailleurs pu établir qu'une petite tête de pont sur
la rive orientale du fleuve et dès la fin mai ils doivent affronter
les contre-attaques soviétiques. Le 26 mai 1920, des unités
soviétiques appuyées par la 1° armée de cavalerie rouge attaquent
autours de Kiev. Après une semaine de combat les Polonais
rétablissent leurs positions. Au nord la 1° armée polonaise est
battue et doit évacuer les territoires entre la Dvina et la Berezina
pour stabiliser le front sur la rivière Auta.
Les
Polonais se montrent rapidement incapables d'être à la hauteur de
l'ambitieux plan stratégique de Pilsudski. Leur avance rapide sur
Kiev a ainsi démesurément étendu leur ligne de ravitaillement. De
plus ils ne trouvent guère de soutien parmi les population
ukrainiennes qui sont autant anti-russes qu'anti-polonaises. Alors
que les Polonais espéraient la formation d'une armée ukrainienne
nombreuse leurs espérances sont vite déçues. Les forces
ukrainiennes sont incapables de tenir le front face aux Soviétiques
obligeant les unités polonaises à rester en Ukraine.
Les
troupes polonaises doivent alors tenir un front de plus de 300
kilomètres avec seulement 120 000 hommes appuyés par 460 pièces
d'artillerie. Les généraux polonais s'inspirant de la guerre sur le
front occidental souhaitent établir une ligne de défense linéaire
couvrant l'ensemble du front. Mais à la différences du front
occidental saturé de mitrailleuses, de canons et de troupes, le
front polonais est pauvre en hommes et en artillerie et ne dispose
d'aucun ouvrage fortifié. A cela s'ajoute le fait que les Polonais
ne disposent d'aucune réserve stratégique pour pallier une
éventuelle percée ennemie.
De
leur coté les Soviétiques ne cessent de se renforcer. Le fer de
lance de l'armée rouge, la première armée de cavalerie rouge,
commandée par le général Semyon Boudienny, et qui rassemble prés
de 16 000 cavaliers appuyés par 5 trains blindés rejoint ses
positions de départ sur le front ukrainien à la fin mai. Au nord,
prés de 100 000 soldats rouges sont mobilisés. Il ne fait pas de
doute que les Soviétiques veulent frapper un grand coup mais
veulent-ils seulement infliger une correction aux Polonais ?
Au
début de 1920, conscient que la guerre civile est gagnée, Lénine
développe l'idée d'exporter la révolution en Europe occidentale
par le biais des soldats de l'armée rouge. Et le plus court chemin
pour atteindre Berlin puis Paris passe par Varsovie. Sinon, la Russie
soviétique restera une forteresse isolée, d'autant plus fragile
qu'elle est ruinée par des années de guerre.
L'avance polonaise en juin 1920 (via wikipedia)
L'offensive
soviétique: en route vers l'Occident
Le 5
juin, la cavalerie rouge de Boudienny s'élance sur les lignes
polonaises au sud de Kiev. Les unités à cheval s'infiltrent
derrière les lignes polonaises pour couper les communications. La
lutte est féroce et quand sur sa route les cavaliers soviétiques
s'emparent d'un hôpital militaire rempli de soldats polonais
blessés, ils l'incendient. Les troupes polonaises, incapable de
contre-attaquer sont obligées de reculer vers l'ouest, vers la
Volhynie. Ils abandonnent Kiev le 11 juin, emportant dans leurs
fourgons le gouvernement de Petlioura qui laisse définitivement
l'Ukraine derrière lui.
Mais
l'attaque soviétique sur l'Ukraine n'est qu'un aspect de l'assaut
soviétique contre la Pologne qui comprend un second volet. Si la
cavalerie rouge de Boudienny a pour mission principale de chasser
l'armée polonaise d'Ukraine, au nord, les Soviétiques ont
rassemblée 4 armées (4°, 15°, 3°, 16° du nord au sud) soit près
de 160 000 hommes dont 11 (000) (?) cavaliers, soutenus par près de
700 canons et 3000 mitrailleuses. Ce front est commandé par le jeune
général Mikhail Toukhatchevski alors âgé de 27 ans mais déjà
auréolé par ses victoires lors de la guerre civile. Il a pris soin
de concentrer ses troupes sur quelques secteurs décisifs afin de
bénéficier de l'avantage du nombre qui est alors de 4 contre 1,
puis de progresser selon l'axe Smolensk-Brest Litovsk.
Le 4
juillet il lance son flanc droit, commandé par l'Arménien Gayk
Bzhishkyan, le long de la frontière lituanienne et prussienne et le
3° corps de cavalerie caucasien déborde des Polonais obligés de
fuir. Les 4°, 15° et 3° armée rouges progressent vers l'ouest
soutenues au sud par la 16° armée rouge et le groupe Mozyr. Si les
Polonais se battent bravement, ils manquent de ravitaillement,
surtout en munitions et ne peuvent donc stopper l'avance soviétique.
Pendant trois jours le sort de la bataille paraît incertain mais la
supériorité numérique soviétique parvient à l'emporter, non sans
mal. Ainsi deux bataillons du 33° régiment d'infanterie polonais
parviennent à bloquer pendant une journée deux divisions de l'armée
rouge empêchant ces dernières de déborder par le nord le front
polonais. Cette défense opiniâtre empêche Toukhatcheski de
réaliser son plan initial: pousser les Polonais au sud-ouest dans
les marais de Pinsk. Le 12 juillet, Minsk, la capitale de la
Biélorussie tombe au main de l'armée rouge.
Les
Polonais se retranchent finalement sur la ligne dite « des
tranchées allemandes », un ensemble de fortifications de
campagne construit pendant la Grande Guerre et qui donne une
opportunité de stopper l'avance soviétique. La bataille de Vilnius
qui se déroule de 11 au 14 juillet montre rapidement les limites de
ce système défensif. Les troupes polonaises qui sont toujours en
nombre insuffisant pour tenir l'ensemble du front ne peuvent empêcher
que les Soviétiques, qui concentrent leur attaques sur les points
les moins défendus, finissent par percer obligeant l'ensemble du
dispositif polonais a reculer. Le 14 Vilnius est prise par les
Soviétiques et les Lituaniens, qui rejoignent à ce moment les
Russes dans la guerre, puis c'est au tour de Grodno de tomber le 19.
Le 1er août, Brest-Litovsk est aux mains des Soviétiques. Dans le
sud, les troupes de Boudienny continuent à progresser s'emparant de
Brodno et s'approchant de Lvov et Zamosc.
La
route de Varsovie s'ouvre devant l'Armée rouge qui a alors chassé
les Polonais d'Ukraine et de Biélorussie. Le 20 juillet, plein de
confiance, Toukhatchevski lance son célèbre ordre du jour: « Le
sort de la révolution mondiale se décide à l'ouest; la route de
l'incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne ! A Varsovie
! » Le sort de la Pologne indépendante est en jeu.
L'avancée soviétique en aout 1920 (via wikipedia)
Une
bataille pour l'Europe ?
Face
à l'attaque polonaise, les autorités soviétiques se sont appuyées
sur le traditionnel patriotisme russe, ralliant à leur cause
certains de leurs adversaire, notamment d'anciens officiers tsaristes
comme le général Broussilov le dernier commandant en chef de
l'armée russe. Mais dès que l'Armée rouge quitte la Biélorussie
et l'Ukraine en direction de l'ouest, les dirigeants bolcheviks
commencent à croire en la possibilité de vaincre la Pologne, de la
transformer en république soviétique. L'armée rouge se
retrouverait alors sur la frontière allemande, à environ 200 km de
Berlin. Et l'Allemagne, patrie de Marx et nation la plus
industrialisée d'Europe, est pour Lénine, le cœur de la Révolution
mondiale. Son Parti communiste est d'ailleurs le plus puissant au
monde après celui de la Russie soviétique. Le pays se relevant
difficilement de sa défaite de 1918, reste encore la proie de
troubles. En mars 1920 à la suite d'un putsch raté organisée par
l'extrême-droite contre la république de Weimar, une grève
générale a paralysé le pays. Dans le bassin de la Ruhr, une armée
rouge composée d'environ 80 000 ouvriers a contrôlé rapidement
l'ensemble du bassin minier avant d'être battu par l'armée
régulière. Pour Lénine, l'entrée de l'armée soviétique en
Pologne ne peut que rallumer les feux de la révolution allemande et
si, Varsovie prise, le prolétariat allemand demande la fraternelle
assistance des Soviétiques, rien n'empêchera la cavalerie rouge de
déferler sur le Reich et pourquoi pas d'atteindre le Rhin. Cela
signifierait inévitablement l'instauration du communisme à
l'ensemble de l'Europe.
Cet
espoir révolutionnaire enfièvre le second congrès de
l'Internationale communiste qui s'ouvre à Petrograd le 19 juillet.
Dans la salle où se déroulent les séances du Komintern, une
immense carte a été dressée où chaque délégué peut suivre, par
le biais de petits drapeaux, l'avance des unités de l'armée rouge
en Pologne, et espérer que l'Europe sera soviétique avant Noël. Pourtant
à la direction du Parti bolchevik des dissensions se font entendre.
Trotsky et Staline refusent en effet l'idée de Lénine, de marcher
sur l'Allemagne. Ils bénéficient dans leur opposition du soutien de
Karl Radek qui avance l'argument que les populations polonaises et
allemandes ne sont pas préparées à accepter le communisme. Mais
pour Lénine, c'est le sort de la Révolution en Europe qui se joue
sur le front polonais. Appuyé par Kamenev et Zinoviev il l'emporte
finalement.
La
victoire de Lénine se traduit par la création à Byalistok d'un
comité révolutionnaire polonais, embryon du futur pouvoir
soviétique en Pologne, dirigé par Felix Dzerjinski, le créateur et
dirigeant de la Tcheka, Julian Marchlevski et Felix Kon. Le 3 août
ce comité publie un « Manifeste au peuple travailleur polonais
des villes et des champs » et se proclame gouvernement
révolutionnaire socialiste et se charge d'administrer les
territoires polonais conquis par l'armée rouge. Mais il rencontre
peu d'écho car il n'a aucun lien avec le monde ouvrier polonais.
Bien au contraire, face à la menace russe, les ouvriers polonais se
portent volontaires pour défendre Varsovie. Malgré les avis
prédisant qu'aucune insurrection prolétarienne dans Varsovie n'est
probable ni d'ailleurs n'importe où en Pologne, Lénine exige que la
capitale polonaise soit prise le plus rapidement possible. Il ne
tient surtout pas compte de l'avis de Trotski qui lui fait remarquer
que la prise de Varsovie ne peut se réaliser que par un étirement
extrême des lignes de ravitaillement soviétiques, étirement qui
peut se révéler rapidement dangereux.
Face
à la perspective d'une chute de Varsovie qui semble inéluctable et
qui signifie la mort de la Pologne indépendante, le nouveau chef du
gouvernement Wladislaw Grabski se rend à Spa demander l'aide du
Conseil suprême des forces alliés. Les critiques envers l'action
des Polonais sont sévères et les conditions mises pour une aide
sont drastiques. Le protocole de Spa signé le 10 juillet impose que
la Pologne se plie enfin aux décisions du Conseil allié concernant
ses frontières avec la Tchécoslovaquie et la Lithuanie et qu'elle
retire toute ses troupes derrière la ligne Curzon jusqu'à ce qu'un
armistice puisse être signé.
Malgré
cette sévérité les Alliées sont inquiets. Ils craignent que les
Soviétiques traversent le Bug et s'emparent de Varsovie. Ils ne
peuvent donc rester sourds aux appels à l'aide des Polonais qui
réclament des armes et des munitions et n'ont d'autre choix que de
les aider. Le gouvernement britannique demande aux Soviétiques de
cesser les hostilités et d'accepter la ligne Curzon comme frontière
sinon la Grande-Bretagne soutiendra la Pologne par tous les moyens.
Sans réponse de la part des Soviétiques, Britanniques et Français
envoient en Pologne une mission interalliée qui arrive à Varsovie
le 25 juillet. En son sein se trouve le général Maxime Weygand, le
chef d'état-major du maréchal Foch pendant la guerre, accompagné
de son aide de camp le capitaine Charles de Gaulle. Les Britanniques
sont représentés par le vicomte Edgar d'Abernon et le major-général
Percy Radcliffe. Cette mission renforce les importantes missions
militaires britanniques et françaises installées en Pologne depuis
1919. En 1920 ce sont prés de 400 officiers français qui sont alors
en Pologne en tant qu'instructeurs. Les experts militaires
occidentaux se mettent aux travail pour aider les Polonais à arrêter
les Soviétiques.
Cette
aide militaire ne fait pas l'unanimité. L'opinion occidentale est en
effet généralement hostile aux Polonais, notamment à gauche. Le
parti travailliste britannique demande ainsi aux ouvriers anglais de
ne pas prendre part au conflit du coté des Polonais. En France,
L'Humanité demande que la Pologne réactionnaire ne reçoive
aucun soutien français. En Europe, les organisations communistes
appellent les ouvriers à empêcher le départ d'armes et de
munitions pour la Pologne. Cheminots allemands et tchèques mais
aussi des dockers anglais refusent de charger le matériel destiné
aux Polonais. A Dantzig, seul port où peuvent débarquer des
cargaisons pour la Pologne, ce sont les dockers allemands qui
entravent les déchargements car la propagande nationaliste les a
convaincus qu'une victoire des Soviétiques permettrait de rattacher
la ville à l'Allemagne. L'infanterie de marine française est donc
envoyée dans le port de la Baltique pour accélérer le déchargement
des armes et munitions. Seul les Hongrois envisagent d'envoyer un
corps de cavalerie de 30 000 hommes soutenir les Polonais. Mais ce
projet échoue devant le refus du gouvernement tchécoslovaque de
laisser ces hommes traverser son territoire.
A la
mi-août l'arrivée du matériel allié s'accélère. A l'aéroport
Mokotow, les mécaniciens polonais travaillent sans cesse pour
assembler d'ancien avions de la RAF destinés à empêcher les
reconnaissances aériennes soviétiques. Début
août 1920, la situation semble désespérée pour les Polonais.
Avançant de prés de 30 km par les jour les soldats de
Toukhatchevski traversent le Bug le 22 juillet et pénètrent en
territoires indiscutablement polonais. Pilsudski, qui semble surpris
que les Soviétiques osent ainsi bafouer la ligne Curzon, comprend
alors que leur objectif n'est autre que Varsovie. Il est vrai que le
1er août les Soviétiques en s'emparant de Brest-Litovsk ne se
trouvent plus qu'a 200 km de Varsovie. Et ils continuent à avancer.
Le font soviétique du nord-ouest traverse la Narew le 2 août tandis
que le front sud-ouest approche de Lvov, important centre industriel
du sud de la Pologne.
Kalinine et Boudienny sur le front polonais (via soviethistory.org)
La
bataille de Varsovie ou le miracle de la Vistule
La
prise de Varsovie par les soldats de l'armée rouge semble alors
inéluctable. La seule solution pour sauver la capitale polonaise
reste le lancement d'une large contre-offensive. Mais l'ensemble des
forces polonaises est déjà sur le front et il n'est pas question
pour les généraux de dégarnir le front sud face à Boudienny en
faveur d'un front nord où le danger est pourtant plus pressant. Le
gouvernement fait donc appel à la conscription et à l'engagement
volontaire tout en pressant les Alliés de lui fournir un
approvisionnement vital en armes et munitions.
Persuadé
que les Polonais sont sur le point de s'effondrer, Toukhatchevski
s'apprête à porter le coup de grâce. Pour cela il souhaite
contourner les défenses nord de Varsovie et attaquer la ville en
partant du nord-ouest. Les Soviétiques traversent la Vistule à
Plock au nord de la capitale polonaise. Pendant ce temps la 16°
Armée rouge avance sur Varsovie par l'est bien que son flanc sud ne
soit protégé que par les 8 000 hommes du groupe Mozyr. Si la
cavalerie de Budienny commence à quitter le front sud pour rejoindre
les troupes de Toukhatchevski, ce dernier ne semble pas préoccupé
de renforcer ce flanc sud dangereusement dégarni. Le gros des
troupes soviétiques s'est trop avancé vers l'ouest au delà de la
Vistule négligeant de consolider sa jonction avec les troupes de
Boudienny, liaison qui repose uniquement sur un groupe Mozyr qui ne
compte que 8 000 hommes.
Dès
la mi-juillet, Pilsudski a perçu les chances qu'il avait de percer
le centre du front soviétique, là où se tient le groupe Mozyr aux
effectifs bien faibles. Pilsudski veut enfoncer ce centre puis
progresser vers le nord dans un mouvement d'encerclement des forces
de Toukhatchevski. Les risques associés à ce plan sont importants.
Pour qu'il réussisse il faut pouvoir compter sur la résistance des
troupes défendant Varsovie face au gros des forces soviétiques et
surtout déterminer si les troupes du front sud pourront participer à
l'assaut. Le problème qui se pose à Pilusdski est celui de la
répartition de ses forces pour mener son opération à bien. Combien
de troupes sont-elles nécessaires pour défendre Varsovie ? Combien
peut-on retirer d'unités du front sud sans le mettre en péril ? Une
fois ces arbitrages fait, restera-t-il suffisamment d'unités pour
lancer avec une chance de succès l'attaque contre les Soviétiques ?
Pilsudski décide finalement de ramener du front sud des unités
afin de former une troupe de 20 000 hommes soit 5 divisions qui
forment la 4° armée sous les ordres de Rydz-Smigly. Cette armée a
pour mission d'attaquer par le sud et d'écraser le groupe Mozyr
puis de se lancer en direction du nord dans un mouvement
d'encerclement des troupes de Toukhatchevski. Dix divisions forment
les 1° et 2° armées et doivent défendre Varsovie face à l'est.
Cinq autres divisions, formant la 5° armée, sous les ordres de
Sikorski, doivent défendre la capitale au nord autour de la
forteresse Modlin. La réussite du plan nécessite que cette 5°
armée tienne fermement ses positions sur la rivière Wrka au nord de
Varsovie face aux éléments de pointe de l'armée rouge. Même la
mission militaire Alliée doute de l'efficacité du plan polonais et
va jusqu'à recommander l'organisation d'une solide ligne de défense
à l'ouest de Varsovie, signifiant ni plus ni moins l'abandon de la
capitale.
Pour
réussir son entreprise, Pilsudski peut compter sur la levée en
masse que connaît son pays. L'armée passe ainsi de 150 000 hommes à
180 000 début août puis à plus de 300 000. Formées hâtivement,
mal entraînées et sous-équipées, les nouvelles unités polonaises
reçoivent un précieux renfort, celui de l'armée bleue du général
Jozef Haller, formée de Polonais émigrés, qui arrive de France où
elle s'est battue pendant le Grande Guerre. La mince flotte aérienne
polonaise est également renforcée par une escadrille de pilotes
volontaires américains, l'escadrille Kosciuzko. Pour parfaire la
défense de Varsovie le gouvernement peut s'appuyer aussi sur un
ensemble hétéroclite d'environ 80 000 volontaires ouvriers et
paysans.
Le 13
août, la 3° armée rouge lance l'assaut final contre Varsovie. Les
Soviétiques attaquent, percent les lignes polonaises et s'emparent
de Radzymin, à 25 km de Varsovie. Les éléments les plus avancés
peuvent déjà voir au loin les clochers de la ville. Au même moment
la 4° armée rouge attaque par le nord sur la rivière Wkra. La
situation devient désespérée pour les Polonais. Le général
Haller demande alors à Pilsudski d'avancer son attaque de 24 heures,
ce que ce dernier accepte, bien que les préparatifs ne soient pas
totalement terminés. La 27° division d'infanterie de l'armée rouge
atteint Izabelin à 12 km de Varsovie.
Les
Polonais contre-attaquent pour reprendre Radzymin et après de durs
combats au corps à corps ils reprennent la ville le 15 août.
Pendant ce temps, le 5° armée de Sikorski attaque la 5° armée
rouge au nord-ouest de Varsovie mais expose dangereusement son flanc.
Pourtant les Soviétiques ne profitent pas de cette opportunité qui
aurait pu être fatale aux Polonais. La cavalerie de Gayk Bzhishkyan
au lieu d'attaquer le flanc gauche de Sikorski et de soutenir la 4°
armée préfère en effet couper les lignes de chemin de fer plus à
l'ouest. C'est là le résultat d'un manque de communication et de
coopération entre les différents commandants soviétiques. Si cette
faiblesse touche d'abord les unités de l'armée de Toukhatchevski,
elle s'étend aussi à l'ensemble des troupes soviétiques. Ainsi
Boudienny refuse que ses cavaliers qui stationnent alors près de
Lvov montent vers le nord, ignorant ainsi les appels de
Toukhatchevski, peut être sur les conseils de Staline. Ce dernier
qui est alors commissaire politique du front sud-ouest veut se voir
attribuer le mérite de la prise de Lvov. Sikorski profite ainsi de
l'inaction des Soviétiques pour lancer une série de raids. Ces
opérations offensives localisées et limitées qui reposent sur
l'utilisation de chars, de camions et de véhicules blindés
permettent de créditer Sikorski d'avoir le premier utilisé la
tactique de la guerre éclair. Il parvient ainsi par un coup de main
à s'emparer du siège de l’état-major de la 4° armée rouge à
Ciechanow, capturant des plans et des chiffres.
Au
sud, le 16 août, les cavaliers de Budienny traversent le Bug et
progressent en direction de Lvov. Pour empêcher la prise de la
ville, les appareils de la 3° division aérienne polonaise
bombardent et mitraillent la colonne. Au prix de plus de 190 sorties
et de prés de 9 tonnes de bombes, les aviateurs polonais parviennent
à ralentir la progression des cavaliers, qui tombe même à
seulement quelques kilomètres par jour, gagnant un temps précieux
pour permettre aux troupes terrestres de se déployer au nord. Au
centre la 1° armée polonaise commandée par le général Franciszek
Latinik repousse l'assaut sur Varsovie de six divisions soviétiques.
Le
16, Jozef Pilsudski lance sa contre-offensive. Les troupes polonaise
de la 4° armée s'élancent à partir de la rivière Wieprz. Face à
elles ne se trouve que le groupe Mozyr composé de la seule 57°
division d'infanterie. Les Polonais parviennent à battre les
premières lignes soviétiques puis parcourant prés de 120 km en
trois jours, elles progressent en direction du nord sans rencontrer
de résistance. Le groupe Mozyr en déroute, les Polonais se trouvent
face au vide et exploitent au mieux la situation coupant les voies de
ravitaillement de la 16° armée rouge.. La 1° division polonaise
avance ainsi de plus de 250 km en 6 jours entre Lubartov et Byalistok
et participe à deux batailles. Pour franchir les lignes soviétiques,
la 4° armée polonaise, reçoit le soutien de 12 chars Renault de
type FT-17. Elle parvient à atteindre Brest-Litovsk fermant la nasse
où se retrouve la 16° armée rouge. Pendant que les troupes de
Sikorski continuent à harceler les Soviétiques, Pilsudski qui suit
l'avance de ses troupes dans un camion décide de pousser encore plus
au nord.
Le 18
aout, Toukhatchevski, installé à Minsk, conscient que ses unités
les plus avancées en territoire polonais risquent d’être
débordées, ordonne la retraite. Une retraite qu'il veut limitée
afin de réorganiser son front, d'arrêter l’attaque polonaise puis
de reprendre l'initiative. Mais la déroute a déjà commencé. La 5°
armée de Sikorski brise le front soviétique à Nasielsk et met en
déroute les 3° et 15° armées rouges. Elle avance alors rapidement
vers le nord, utilisant des véhicules blindés, des chars et mêmes
deux trains blindés, pour encercler la 4° armée rouge dans une
véritable opération de guerre éclair. La cavalerie de Gayk
Bzhishkyan et la 4° armée sont prises au piège. Malgré de sérieux
accrochages avec les Polonais, les cavaliers et certaines unités de
la 4° armée parviennent à se réfugier en Prusse orientale. Elles
sont désarmées et internées par les autorités allemandes. Mais
la majeure partie de la 4° armée rouge, incapable de s’échapper
doit se rendre aux Polonais. Seule la 15° armée rouge tente de
protéger la retraite. La défaite de cette armée le 19 puis le 20
août a pour résultat de faire cesser toute résistance sur le front
nord ouest. Le 24 aout la défaite soviétique est définitivement
consommée. Sur 4 armées du front nord-ouest, les 4° et 15° ont
été battues sur le champs de bataille, la 16° s'est désintégrée
à Byalistok, seule la 3° a réussi à battre en retraite.
Toukhatchevski abandonne 200 pièces d'artillerie, 1000
mitrailleuses, 10 000 véhicules de toutes sortes et plus de 66 000
prisonniers. Le total des pertes soviétiques se monte à prés de
100 000 hommes contre 4500 polonais tués et 21000 blessés.
Les
Polonais doivent encore conjurer la menace que fait peser la
cavalerie de Budienny au sud. Le 27 aout, Pilsudski confie à
Sikorski le commandement de la 3° armée avec pour mission d'écraser
les cavaliers rouges. L'avant-garde de Sikorski, c'est à dire la 13°
division d'infanterie et la 1° division de cavalerie commandées par
Haller, affronte la cavalerie de Boudienny à Zamarc. Les lanciers à
cheval polonais chargent et mettent en pièce les Soviétiques. Après
un second engagement à Komarow, Budienny ordonne une action
d’arrière-garde pour permettre la retraite et ainsi éviter
l'anéantissement de son armée.
Pendant
ce temps au nord Pilsudski poursuit les troupes de Toukhatchevski en
retraite en Biélorussie. Sur le Niémen, les Polonais enfoncent à
nouveau les lignes de défense soviétiques le 26 septembre et
détruisent la 3° armée rouge avant de s'emparer de Grodno. Le 27
septembre ils affrontent encore les troupes soviétiques démoralisées
sur la rivière Szczara. Ces dernières, à nouveau battues, doivent
se replier sur Minsk. Lors de cette bataille du Niémen, les Russes
ont perdu 160 canons et 50 000 prisonniers. L'armée rouge subit sa
défaite la plus cuisante de son histoire. La guerre a fait plus de
150 000 morts coté soviétique et prés de 50 000 du coté polonais.
Un
armistice est finalement signé le 12 octobre entre Polonais et
Soviétiques. De longues négociations s'engagent pour mettre fin aux
hostilités et déterminer le tracé de la frontières polono-russe.
Le 18 mars 1921 le traité de Riga laisse à la Pologne un ensemble
de territoire incluant régions ukrainiennes et biélorusses
revendiquées par les Soviétiques. L'URSS devra attendre
l’écrasement de la Pologne par l'Allemagne en septembre 1939 pour,
conformément au protocole secret du pacte germano-soviétique,
récupérer ces territoires.
Conclusion
Vite
oubliée en Occident la bataille de Varsovie a évité que le
communisme ne s'étende en Europe sur les pas de l'armée rouge dès
1920. Il faudra attendre 1944 pour que le rêve de Lénine se réalise
en partie, quand l'armée rouge occupera l'ensemble de l'Europe
orientale. Sur le plan militaire, la guerre soviéto-polonaise a de
quoi surprendre les observateurs étrangers. Après des années de
guerre de tranchées nécessitant des sacrifices immenses pour des
avancée dérisoires, ils assistent à une guerre de mouvement rapide
où l'arme maitresse est la cavalerie. S'il n'est pas possible de
parler de Blitzkrieg, cette guerre réhabilite les stratégies
offensive et les attaques en profondeur. Toukhatchevski pourra
s'appuyer sur son expérience de ce conflit pour développer son
concept d'opération en profondeur qui s'exprimera pleinement lors
des grandes offensives soviétiques de 1944-1945. Mal connue, la
guerre qui opposa la Pologne et la Russie soviétique, et surtout la
contre-attaque polonaise qui détruisit l'armée soviétique restent
un chef d’œuvre de tactique.
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