mardi 1 juillet 2014

Aurore 8, la première bataille de Fao.

La guerre Iran-Irak résulta d'une erreur d'appréciation du raïs de Bagdad, Saddam Hussein, qui en attaquant l’Iran, anticipa une guerre d'ampleur et de durée limitée, destinée à accroître son prestige, obtenir des concessions territoriales et affaiblir le nouveau pouvoir issu de la révolution islamique. Les buts de guerre irakiens consistaient donc principalement à s'emparer de gages territoriaux avant de négocier en position de force. Cependant, cette perception n'était pas partagée par le régime iranien qui annonça que seul le renversement pur et simple du pouvoir baathiste suffirait à mettre fin à la guerre, alors que dans le même temps, celle-ci lui permettait de consolider son emprise, encore fragile, sur le pays. Le confit voulu comme limité devint ainsi une des plus grandes guerres conventionnelles de l’après-guerre. L’offensive irakienne lancée en septembre 1980 s’enlisa au bout de quelques mois au fur et à mesure que les forces armées iraniennes, initialement désorganisées et gravement affaiblies par les purges ayant suivi la révolution islamique, montaient en puissance. Après une première contre-attaque de grande envergure qui échoua au début de 1981, les Iraniens lancèrent une série d’offensives dévastatrices qui leur permirent de récupérer la quasi-totalité des territoires perdus en 1982.  Malgré ces défaites cinglantes, le régime irakien parvint à reconstituer puis accroître considérablement la taille de son armée, qui resta essentiellement sur la défensive à partir de cette année et parvint à repousser tant bien que mal les offensives iraniennes successives lancées dans le Sud, le Centre et le Nord du pays dans le cadre d’un conflit qui s’était transformé en guerre d’usure ; aucun des deux belligérants ne parvenant à infliger une défaite décisive à l’adversaire.

Adrien Fontanellaz

Les forces armées des deux pays évoluèrent de manière différente au fur et à mesure que le conflit durait. Du côté irakien, de nouvelles divisions d’infanterie furent levées en nombre de plus en plus grand afin de tenir le front – les deux pays partageant une frontière commune de 1'458 kilomètres. Entre 1980 et 1985, le nombre de divisions d’infanterie passa ainsi de cinq à trente. Nombre de celles-ci avaient des capacités limitées, et étaient essentiellement aptes à des missions statiques. Celles-ci chapeautaient en effet des unités du Jeish Al Shabi, l’armée populaire, à l’origine une milice du parti baath chargée de missions de sécurités intérieures, réputées pour leur manque d’efficacité. Les divisions d’infanterie étaient normalement composées de trois brigades d’infanterie et disposaient d’un bataillon de chars. L’armée continua par ailleurs à entretenir un noyau de sept divisions blindées et mécanisées de bonne qualité et distribuées au sein de corps d’armée attachés à des zones précises. Leur organigramme était issu d’un mélange de pratiques britanniques et soviétiques. Ainsi, une brigade blindée était centrée autour de trois bataillons de chars et un bataillon mécanisé alors qu’inversement, une brigade mécanisée incluait trois bataillons mécanisés et un bataillon de chars. Une division blindée incluait deux brigades blindées et une brigade mécanisée, cette proportion s’inversant pour les divisions mécanisées. Toutes les divisions irakiennes incluaient en sus une brigade d’artillerie. Enfin, une réserve opérative, la célèbre garde républicaine, fut progressivement constituée à partir d’une formation de la taille d’une brigade, essentiellement chargée de la garde des palais présidentiels, à laquelle furent agglomérés d’autres unités particulièrement réputées de l’armée régulière, à l’image de la 10e brigade blindée indépendante qui s’était illustrée durant la bataille de Susangerd au début de 1981. En avril 1984, celle-ci comprenait une brigade mixte, chargée de la mission originelle de la garde, deux brigades blindées, une brigade d’infanterie et une brigade de commandos, chapeautées par un état-major divisionnaire. L’accès à des financements octroyés par les monarchies pétrolières du Golfe Persique ainsi qu’à plusieurs sources de matériels de guerre moderne comme la France et l’Union soviétique permirent à l’Irak de considérablement accroître la puissance de feu de son armée. Dans un contexte où la posture irakienne était, sur le plan terrestre, essentiellement défensive depuis 1982, les généraux irakiens tendaient à utiliser de façon très méthodique cette puissance de feu pour user l’adversaire tout en limitant leurs pertes, établissant des systèmes défensifs de plus en plus massifs et sophistiqués. Dans le même temps, l’efficacité globale de l’armée s’améliora considérablement, notamment par la mise en place d’une politique systématique de retour d’expérience ou encore par celle d’un réseau logistique performant permettent de déplacer rapidement des divisions entières d’un secteur à un autre du front. Enfin, conscient que des défaites militaires successives pourraient mettre en péril la pérennité de son pouvoir, le dictateur irakien infléchit progressivement sa politique consistant à octroyer des postes de commandement à des officiers choisis en fonction de critères politiques et indépendamment de leurs compétences professionnelles.  Par ailleurs, les Irakiens firent appel, à partir de 1984, à l’usage d’armes chimiques, produites en très grandes quantités par une industrie locale rapidement développée grâce à l’aide prodiguée par des sociétés étrangères, et pour la plupart, occidentales.  

Inversement, l’Iran, isolé sur la scène internationale ne pouvait pas compenser ses pertes avec des matériels de qualité équivalente, et ce tout particulièrement dans le domaine de l’aviation. Du fait de ces contraintes mais aussi parce que leur posture était offensive et qu’elles opéraient dans un contexte politique très particulier,  l’évolution des forces armées iraniennes fut donc différente de celle suivie par l’adversaire.  L’infanterie devint ainsi l’arme première iranienne, les autres branches opérant en soutien de cette dernière. De plus, cette infanterie développa des tactiques qui la rendirent particulièrement redoutable pour les Irakiens. Si au début du conflit, celles-ci étaient peu sophistiquées, et pouvaient aller jusqu’à l’utilisation de simples vagues humaines, elles se complexifièrent par la suite et l’infanterie iranienne finit par se distinguer par son usage systématique de tactiques de feu et mouvement, d’infiltration nocturne - au point de parvenir parfois à attaquer en premier directement l’Etat-Major d’une unité ennemie, par l’usage intensif de reconnaissances systématiques. L’imposante flotte d’hélicoptères de transport héritée du l’armée impériale, forte de 402 AB-205 et Bell 214 et 84 CH-47 en 1980, lui apportait un surcroît de mobilité important, facilitant notamment son ravitaillement. De plus, à partir de 1984, l’accent fut mis sur un meilleur entraînement des cadres alors que la coordination entre armée régulière et pasdarans s’améliora au niveau tactique.


Soldat iranien équipé d'un RPG-7 (via militaryphotos.net)
 
De fait, et tout comme son adversaire, l’Iran possédait plusieurs armées. La première de celles-ci était l’Artesh, héritière de l’armée impériale, et qui comptait au début de la guerre l’équivalent d’une petite dizaine de divisions très bien équipées et structurées selon le modèle américain. Ce puissant instrument militaire fut cependant gravement affaibli par les purges qui suivirent la révolution iranienne, et qui touchèrent tout particulièrement le corps des officiers. A cette armée régulière s’ajouta le corps des gardiens de la révolution islamique qui se développa rapidement durant la guerre et dont le commandement devint totalement séparé de celui de l’armée en 1985. Fort de quelques dizaines de milliers d’hommes au début de la guerre, celui-ci alignait ainsi quatorze divisions à la fin de l’année 1984, dont l’une était blindée. Les pasdarans pouvaient également faire appel, pour des périodes de deux à trois mois,  aux bassidjis, des miliciens souvent très jeunes et sommairement entraînés, qui étaient alors intégrés dans leurs divisions régulières. Paradoxalement, en dépit de sa population trois fois plus importante que celle de l’Irak, les effectifs alignés par l’Iran n’étaient pas très supérieurs à ceux de l’ennemi, dans la mesure où la politique  de recrutement mise en œuvre par Téhéran fut bien moins systématique, l’enrôlement des bassidjis se faisait par exemple sur une base volontaire, que celle de Bagdad, qui dut faire massivement appel à une main d’œuvre expatriée pour remplacer les hommes mobilisés et envoyés sur le front.

Cette asymétrie entre les deux armées poussa les Iraniens, qui gardaient l’initiative, à opérer autant que faire se peut dans des secteurs dont la géographie réduisait les atouts ennemis en entravant le déploiement de ses forces mécanisées. Ainsi, durant l’année 1985, pas moins de trois offensives furent lancées dans les immenses marais de Hoveyzeh situés au Nord de Bassora. Cette dernière ville, la grande métropole du Sud de l’Irak et porte d’accès du pays au Golfe Persique via le Chatt el-Arab située à une trentaine de kilomètres de la frontière iranienne fut un objectif majeur des Iraniens à partir de 1982. En effet, le régime des ayatollahs était convaincu que la prise de cette cité, bien plus accessible que Bagdad, serait fatale au régime baathiste irakien dans la mesure où les populations chiites du Sud du pays ne manqueraient alors pas de se révolter contre Saddam Hussein, dictateur impitoyable issu de la minorité sunnite. Bassora fut ainsi la cible de plusieurs grandes offensives entre 1982 et 1985, mais celles-ci échouèrent face aux puissantes défenses ceinturant la ville et sur un terrain ne favorisant que peu la plus grande qualité de leur infanterie. C’est pourquoi, en 1985, les Iraniens optèrent pour une autre approche, consistant à s’emparer de la péninsule de Fao, à l’extrême Sud de l’Irak, ainsi que du port Oum Qasr, et couper ce faisant l’accès de l’Irak au Golfe Persique tout en disposant des bases de départ permettant d’attaquer Bassora depuis le Sud en évitant ses principales défenses orientées face à la frontière iranienne. Prendre la péninsule de Fao n’était cependant pas une mince affaire dans la mesure où celle-ci était séparée de l’Iran par le Chatt el-Arab dont la largeur dans ce secteur pouvait atteindre près de 1'000 mètres.

Durant la seconde moitié de 1985, les Iraniens commencèrent à préparer l’attaque contre Fao, baptisée Valfajr 8 (Aurore 8). Deux divisions d’infanterie menèrent ainsi des exercices amphibie  sur les rives de la mer Caspienne, alors que plus de 3'000 pasdarans reçurent un entraînement de nageurs de combats afin d’être en mesure de reconnaître les futurs points de débarquement et d’éliminer les obstacles couvrant ceux-ci. Parallèlement, l’aviation de l’armée de terre et la force aérienne de la république d’Iran (IRIAF)  s’efforcèrent de parfaire leurs procédures d’appui rapproché et améliorer leur coordination, et chacune mit en place un état-major dédié dans le Sud du front afin de contrôler plus efficacement leurs opérations. Au début du mois de janvier 1986, l’IRIAF en particulier mena des exercices de très grande ampleur incluant chasseurs, transports et ravitailleurs et où l’accent fut mis sur l’accroissement du taux de sortie des appareils disponibles alors que dans les dernières semaines de janvier, deux missions de reconnaissance extrêmement périlleuses furent menées par des RF-4E afin de déceler les points faibles du dispositif irakien dans la péninsule. De nombreux matériels de franchissement, incluant des ponts flottants assemblables, des bacs automoteurs et des centaines d’embarcations diverses furent ensuite transportés vers le Sud du front et soigneusement camouflés tandis qu’un réseau de routes, dissimulé au sein des palmeraies de la région, devait permettre de soutenir l’opération. Enfin, environ 250'000 hommes, pour un total de huit divisions, soit six divisions d’infanterie, une division de génie et une d’artillerie se rassemblèrent progressivement dans le secteur. Afin de faire accroire à l’ennemi que leur prochaine grande opération aurait lieu dans le secteur des marais du Hoveyzeh, les Iraniens construisirent des camps et des positions factices afin de tromper les avions de reconnaissance irakiens et les satellites américains, alors que dans le même temps, de faux messages radios étaient échangés afin d’accroître encore la confusion du côté irakien. 

Pour les Irakiens, la péninsule de Fao était un secteur secondaire, et ses défenses étaient dimensionnées pour faire face à des attaques d’ampleur limitées. Elle dépendait du VIIe corps, dont le quartier-général était situé dans la ville de Fao, située à proximité de l’extrémité de la péninsule. Symptôme de l’importance limitée accordée par Bagdad à cette zone, le lieutenant-général Chawket, commandant de ce dernier, était subordonné au VIe corps stationné plus au Nord. Le VIIe corps chapeautait la 26e division d’infanterie, une formation de second rang incluant des soldats de l’armée populaire, qui occupait des positions défensives le long du Chatt el-Arab, établies au sein des vergers qui en couvraient la rive, ainsi que la 15e division d’infanterie, stationnée plus au Nord, à hauteur d’Oum al-Rassas, un îlot sableux au milieu du Chatt el-Arab situé à proximité de Khorramchahr. Enfin, les ports de Fao et Um Qasr étaient protégés par les 441e et 440e brigades d’infanterie de marine respectivement. Malgré les observations rapportées par les unités stationnées dans la région, faisant état de préparatifs en cours face à la péninsule, les services de renseignements irakiens restèrent convaincus que les Iraniens se préparaient à attaquer au Nord de Bassora. Une attaque préemptive fut même lancée entre le 6 et le 14 janvier 1986 durant laquelle les Irakiens réussirent à reprendre une des îles Majnoun, situées au centre des marais du Hoveyzeh alors que dans le même temps, leur aviation menait de nombreuses missions d’interdiction dans ce secteur.

Valfajr 8 débuta dans la nuit du 9 au 10 février 1986, lorsque les Iraniens, favorisés par une météo exécrable marquée par de fortes pluies, franchirent le Chatt el-Arab en plusieurs endroits simultanément. Dans la plupart des cas, des nageurs de combats traversèrent en premier afin de sécuriser les points de débarquements prévus sur la rive irakienne du fleuve avant d’être rejoints, une fois leur mission accomplie, par une seconde vague de pasdarans acheminée au moyen de centaines de canots pneumatiques tandis que l’artillerie iranienne pilonnait les positions ennemies. Alors qu’une attaque de diversion était lancée contre Bassora par une division, d’autres unités établirent plusieurs têtes de pont à hauteur de l’îlot d’Oum al-Rassas, à Siba, face à Abadan, et à une quinzaine de kilomètres de Fao, coupant ce faisant l’axe routier stratégique long de 130 kilomètres longeant le fleuve et relient Bassora à Fao. Dans le même temps, des éléments de la 3e brigade d’infanterie de marine débarquaient dans la périphérie de la ville portuaire. Le génie iranien s’empressa ensuite d’assembler plusieurs ponts flottants afin de pouvoir acheminer des renforts sur la rive ennemie. Le succès initial de l’opération fut dû en grande partie à l’effet de surprise, et aussi au sang-froid de certaines unités. En effet, des nageurs de combats furent soudains pris sous un feu massif d’armes automatiques provenant des positions irakiennes proches mais s’abstinrent de riposter conformément aux ordres reçus. Ce sang-froid paya dans la mesure où, loin de les avoir détectés, les Irakiens avaient suivi une de leurs procédures standard consistant à ouvrir le feu en direction des lignes ennemies à l’improviste dans un secteur donné durant une quinzaine de minutes. A partir de leur tête de pont située dans le secteur d’Abadan, les Iraniens déployèrent simultanément la 77e division, chargée d’avancer vers Bassora, et la 21e division qui longea le Chatt el-Arab, en réduisant au fur et à mesure les positions irakiennes. La ville de Fao tomba le 11 février et les Iraniens y capturèrent un riche butin, consistant en radars de veille aérienne et de surface et plusieurs batteries de missiles anti-aériens et antinavires. Durant les premiers jours de l’offensive, les Iraniens capturèrent une grande partie de la péninsule, au prix 2'600 soldats tués ou blessés, et infligèrent le double de pertes à l’ennemi. A ce moment, ils avaient déployé l’équivalent d’un corps sur la rive irakienne du Chatt el-Arab, composé très majoritairement d’infanterie.

La réaction irakienne à l’offensive fut relativement confuse dans la mesure où il fallut plusieurs jours pour réaliser où se situait son point d’application principal. Ainsi, la division de la garde républicaine fut initialement déployée au Nord de Bassora car les Irakiens, croyant que les événements de Fao, dont ils avaient une vision confuse du fait de la météo exécrable qui empêchait les vols de reconnaissance, correspondaient à une simple diversion ennemie. Puis, dans un second temps, ils concentrèrent leurs efforts contre Oum al-Rassas, qui fit l’objet d’une contre-attaque menée par la 15e division d’infanterie renforcée par des commandos. Après 36 heures de combats acharnés, l’île d’Oum al-Rassas fut reprise, alors que l’avance de la 77e division iranienne vers Bassora avait été stoppée et qu’un coup de main contre le port d’Oum Qasr, dernière base navale irakienne avec un accès direct sur le Golfe Persique, fut repoussé par la 440e brigade d’infanterie de marine qui en assurait la protection. Le 12 février, alors qu’une autre contre-attaque hâtivement mise en place fut stoppée net par le pilonnage de l’artillerie iranienne, le raïs de Bagdad autorisait le déploiement d’armes chimiques tandis que la 2e division d’infanterie, la 5e division d’infanterie mécanisée, la 6e division blindée et plusieurs brigades de commandos rattachées à d’autres corps furent dépêchées afin de renforcer une nouvelle ligne de défense établie en urgence afin d’empêcher les Iraniens de déboucher de la péninsule. Certaines de ces unités contre-attaquèrent le long de la route longeant le Chatt el-Arab, mais, soumis aux tirs dévastateurs de l’artillerie ennemie, subirent de très lourdes pertes dans la large bande de vergers et de palmeraies longeant le fleuve âprement défendue par l’infanterie iranienne. In fine, ces renforts ne furent cependant d’aucune utilité à la 26e division d’infanterie, isolée plus au Sud et dont les restes furent anéantis dans la nuit du 13 au 14 février. Un bataillon de reconnaissance irakien isolé et retranché à l’extrême pointe de la péninsule parvint cependant à résister jusqu’au 19 février, date de la capture de son commandant. La lenteur de la réaction irakienne permit aux Iraniens de relever leurs troupes avec trois unités fraîches, les 8e, 25e et 31e divisions d’infanterie, et, après avoir échoué dans leurs tentatives d’avances vers Oum Qasr et Bassora, de se retrancher afin de faire face aux inévitables contre-attaques irakiennes.



Evacuation de blessés iraniens par bateau, durant une opération antérieure (Sajed.ir via wikicommons)
 
Une fois passées sur la défensive, l’infériorité matérielle des forces terrestres iraniennes sur la péninsule allait être compensée par plusieurs facteurs. En premier lieu, la bataille devint aéroterrestre avec l’intervention massive des aviations belligérantes sur le champ de bataille dès que la météo devint plus clémente. Si les Irakiens menèrent 400 missions de combat pour la seule journée du 11 février, l’action des redoutables hélicoptères de combat Cobra et des chasseurs-bombardiers F-4 et F-5 iraniens allait compenser au moins partiellement la puissance de feu inférieure des pasdarans et des bassidjis et ce d’autant plus que l’efficacité des avions d’entraînement PC-7 armés de mitrailleuses déployés par les Irakiens pour gêner l’action des hélicoptères ennemis s’avéra médiocre - seul un Bell 214 fut peut-être abattu par les monomoteurs suisses. De plus, durant l’hiver, la péninsule, déjà partiellement couverte de vergers et de palmiers, se transformait en véritable champs de boue, qui n’entravait pas drastiquement les mouvements de l’infanterie, mais rendait les véhicules dépendants des routes. Hors, seuls trois routes surélevées, larges d’une vingtaine de mètres au maximum, pouvaient être suivies par les Irakiens pour progresser en direction de Fao. La première, et la meilleure, suivait le cours du Chatt el-Arab alors que la seconde, asphaltée, traversait le milieu de la péninsule et que le troisième longeait la mer. Les itinéraires que devraient suivre les forces irakiennes, fortement mécanisées et donc nécessairement rivées aux axes routiers, étaient donc faciles à deviner, ce qui facilitait par exemple immensément la tâche des artilleurs iraniens en leur permettant de concentrer leurs feux sur des secteurs de taille réduite. En revanche, la présence de la boue, dans laquelle les hommes pataugeaient jusqu’aux genoux, contribua à réduire l’efficacité des canons, dans la mesure où les obus s’y enfonçaient avant de détonner, ce qui amortissait le choc de l’explosion et, dans le cas Irakien, réduisait la diffusion des gaz de combats qu’ils contenaient.

Une fois certains d’avoir identifié le Schwerpunkt ennemi grâce aux révélations d’un pilote de F-5E iranien récemment capturé, les Irakiens organisèrent une contre-attaque de grande ampleur suivant les trois axes routiers conduisant au port de Fao. Celle-ci débuta le 18 février, après l’arrivée de la division de la garde républicaine. Une première colonne, dirigée par le lieutenant-général Chawket, et incluant la 5e division mécanisée, suivit la route longeant le Chatt el-Arab avant d’être stoppée devant la localité de Siba, sise face à Abadan et où les Iraniens avait érigés un ponton. Les troupes de l’armée régulière parvinrent à s’en emparer après de très violents combats le 23 février, mais ne purent ensuite progresser que de quelques kilomètres, alors que le commandant de la 5e division mécanisée fut tué lorsque une paire de Tiger iraniens bombarda le quartier général divisionnaire. Une seconde colonne, également composées d’unités de l’armées régulière et commandée par le général Jabouri suivit la route longeant l’autre côté de la péninsule. Elle rencontra initialement une résistance moins acharnée durant les premiers jours de l’attaque, mais finit par être stoppée à son tour le 23 février par l’infanterie ennemie soutenue par des missiles anti-char TOW. Enfin, la division de la garde républicaine, composée des 2e et 10e brigades blindées, de la 3e brigade d’infanterie, d’une unité de garde-frontières ainsi que d’un régiment de reconnaissance, fut chargée d’avancer le long de la route dite stratégique du milieu de la péninsule. Dans l’ensemble, les unités mécanisées irakiennes, malgré la résistance acharnée de l’ennemi et l’état du champ de bataille, réduit en immense bourbier où les fantassins pataugeaient jusqu’aux genoux, parvinrent à progresser d’une vingtaine de kilomètre entre le 18 et le 23 février avant que leur avance soit stoppée par un raidissement de la résistance iranienne. Soucieux de limiter leurs pertes et d’éviter autant que faire se peut de engager leurs soldats dans des combats rapprochés contre des fantassins iraniens réputés comme particulièrement redoutables, les Irakiens firent un usage massif de leur artillerie, dont les canons pouvaient  tirer jusqu’à 600 obus par jour. La consommation de munitions fut telle que l’Irak dut procéder à des achats d’urgence pour recompléter ses stocks d’obus. Le front finit par se stabiliser le 13 mars lorsque Bagdad renonça à reconquérir la péninsule. Les Iraniens restèrent donc maîtres de 400 km 2 son extrémité et conservaient la ville de Fao alors que leurs troupes continuaient à être ravitaillées à l’aide d’un pont lourd et deux autres plus légers placés une dizaine de kilomètres de la ville.




Soldats irakiens (via militaryphotos.net)
Les pertes subies par les belligérants lors de l’opération Valfajr 8 restent aujourd’hui difficiles à établir, même si elles furent extrêmement élevées, et auraient pu atteindre 50'000 hommes pour les Irakiens, et au moins autant pour les Iraniens. La bataille fut aussi acharnée dans les cieux qu’au sol, et la force aérienne irakienne lança ainsi plus de missions durant les premiers mois de 1986 que durant l’ensemble de l’année 1985, perdant une cinquantaine d’avions et une vingtaine d’hélicoptères durant ses opérations sur ce secteur de front.  Ces pertes furent dues en grande partie aux trois batteries de missiles Hawk iraniennes mises en place entre Fao et Abadan. Témoignage de cette efficacité, une seule de ces batteries revendiqua la destruction de trois MiG-23BN et Su-22 en l’espace de 30 minutes le 20 février 1986. De son côté, la force aérienne iranienne, malgré son infériorité numérique et les immenses difficultés qu’elle rencontrait pour maintenir une partie de son parc d’avions opérationnelle parvint à lancer un millier de missions d’appui sur le champ bataille en deux semaines. Si l’opération fut incontestablement un grand succès iranien, et une démonstration de l’efficacité de son appareil militaire à ce stade de la guerre, elle ne déboucha cependant pas sur un résultat décisif. De fait, si les forces terrestres iraniennes démontrèrent leur capacité à surprendre l’ennemi et à percer son front, elles ne disposaient pas des moyens matériels d’exploiter cette rupture, alors que dans les premiers jours suivant l’établissement des têtes de pont, une attaque mécanisée contre Bassora aurait été extrêmement dangereuse pour les Irakiens encore désorganisés. Par ailleurs, une des raisons de l’acharnement dont firent preuve ces derniers pour reprendre la péninsule, contre-attaquant sur un terrain qui leur était pourtant éminemment défavorable, trouvait son origine dans la mentalité souvent décrite comme « bédouine » de Saddam Hussein, qui percevait toute perte de territoire comme une atteinte à son prestige. Significativement, l’opération Ramadan Al-Moubarak, le premier volet de la série d’offensives séquencées lancée en 1988 au moyen d’une réserve opérationnelle soigneusement agrandie et entraînée depuis 1986 et qui acheva de contraindre l’Iran à accepter un cessez-le-feu, visait à reconquérir la péninsule.

Bibliographie
Razoux Pierre, La Guerre Iran-Irak, Première guerre du Golfe 1980-1988, Perrin, 2013.
Ward Steven R, Immortal: A Military History of Iran and Its Armed Forces, Georgetown University Press, 2009.
Woods Kevin M, Murray Williamson, Nathan, Elizabeth A, Sabara Laila, Venegas Ana M, Saddam’s generals, Perspectives of the Iran-Irak War, Institute for Defense Analyses, Alexandria, 2010.
Woods Kevin M, Murray Williamson, Holaday Thomas, Elkhamri Mounir, Saddam’s War, An Iraqi Military Perspective of the Iran-Irak War, National Defense University, Washington, 2009.
Cooper Tom et Bishop Farzad, Iran-Iraq War in the Air 1980-1988, Schiffer Publishing, 2003.
Forum de discussion du Air Combat Information Group. (www.acig.org)
Iraq Armed Forces Forum (http://iraqimilitary.org)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire