Rémy
Porte est un officier d'active de l'armée de terre française qui
poursuit, depuis 2001, une double spécialisation, en histoire
militaire et dans les relations internationales. Il a soutenu sa
thèse en 2004 et son habilitation à diriger des recherches en 2009.
Il s'intéresse en particulier à la Première Guerre mondiale, et
plus largement aux conflits des IIIème et IVème Républiques en
France. Depuis décembre 2011, il tient le blog Guerres
et conflits. A l'occasion du centenaire de la Première Guerre
mondiale, qui voit les publications fleurir, Rémy Porte livre
plusieurs ouvrages, dont une biographie du maréchal Joffre (qui a sa page Facebook ici), qui
s'est trouvé à la tête des armées françaises de l'entrée en
guerre en 1914 à 1916. L'auteur a bien voulu répondre à quelques
questions, ce dont je le remercie.
Propos
recueillis par Stéphane Mantoux.
1)
Vous revenez beaucoup, sans doute à juste titre, sur le parcours de
Joffre avant la guerre. Quels sont les éléments que
l'historiographie aurait eu tendance à oublier quelque peu ?
Il
est vrai que l'historiographie s'est très généralement intéressée
au rôle, à la place, aux responsabilités de Joffre à partir de
1911 et surtout de 1914, et que les années antérieures, qui
constituent l'essentiel de sa carrière, sont généralement passées
sous silence. Pourtant, un homme ne change pas brutalement à 60 ans
et elles peuvent donc nous éclairer sur sa personnalité et son
style de commandement en particulier. Deux points me semblent
particulièrement importants : d'une part le fait qu'il soit officier
du génie, régulièrement affecté dans des postes isolés où il
doit assumer la totalité des responsabilités, de l'alimentation et
de l'hébergement de ses subordonnés à la sécurité du site et aux
travaux d'infrastructure, c'est-à-dire qu'il exerce la pleinitude du
commandement ; d'autre part son expérience coloniale (Formose,
Tonkin, Soudan, Madagascar) au cours de laquelle il participe
activement aux missions opérationnelles mais aussi à la
pacification et à l'aménagement des territoires conquis. Il a donc
l'habitude de traiter des dossiers complexes dans des environnements
isolés et souvent avec peu de moyens, avec des subordonnés
d'origines très diverses et en liaison avec de multiples autres
autorités civiles et militaires. Je pense que cela permet de mieux
comprendre ce que sera ensuite son style de commandement, qui repose
sur une large confiance accordée à ses subordonnés (parfois trop),
sur l'écoute attentive de leurs propositions et ensuite sur une
décision prise par lui seul et à laquelle il se tient juqu'à
atteindre son objectif. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il
n'envisage qu'une hypothèse et ne peut pas changer d'avis : il est
essentiellement un pragmatique qui adapte son action aux conditions
certaines et vérifiées de l'environnement.
2)
Peut-on dire finalement que Joffre est représentatif du
haut-commandement français avant la Première Guerre Mondiale, et
plus largement, de l'armée française ?
Comme
souvent lorsqu'il s'agit de personnages éminents, il en est à la
fois le produit, le reflet et d'une certaine façon s'en distingue.
Il est bien, comme ceux de sa génération, un enfant du XIXe siècle,
avec les cadres moraux et les références culturelles de cette
époque, mais aussi avec cette particularité d'être un scientifique
(polytechnicien). Il tire par ailleurs de ses origines familiales
rurales une certaine discrétion, une certaine modestie. Enfin, du
fait de ses affectations antérieures, il a toujours le souci des
impératifs logistiques et de soutien. C'est donc, au total, plutôt
un homme de dossiers, un organisateur, un planificateur. En ce sens,
il diffère donc de la plupart de ses pairs, qui n'ont souvent qu'une
compréhension très mince des impératifs d'une guerre dans laquelle
le chemin de fer, mais aussi éventuellement l'automobile et l'avion
sont susceptibles de jouer un grand rôle. Il est aussi un
républicain modéré mais convaincu. A la différence de nombreux
autres officiers généraux, il n'est pas un "militant"
actif de la "républicanisation" de l'armée ou de la
réaction conservatrice, mais il juge ses subordonnés sur pièces et
assure leurs nominations sans considération de leurs choix
politiques. C'est ainsi qu'il va faire nommer de Castelnau ou
Sarrail, mais aussi qu'il choisi ses officiers d'état-major parmi
les majors de l'école de guerre. Il n'est pas le fils spirituel d'un
Murat ou d'un Ney, mais un pragmatique qui annonce peut-être les
chefs d'état-major généraux de la deuxième moitié du XXe siècle.
3)
Vous consacrez un long chapitre à la préparation de la guerre par
Joffre, devenu chef d'état-major, entre 1911 et 1914, sans doute un
des plus importants de votre biographie. Quel bilan peut-on en
dresser ?
On
sait bien qu'il ne suffit pas de signer un décret pour qu'une
réorganisation devienne réalité. Il faut d'abord souligner que
lorsque Joffre est nommé chef d'état-major général à l'été
1911, il est l'un des rares à en avoir une connaissance élargie
(métropole et oute-mer, régiments et écoles, état-major et
administration centrale) d'une part et que celle-ci n'est pas
vraiment opérationnelle d'autre part. Il engage donc un processus
d'ensemble qui doit lui permettre, assez méthodiquement, de
"remonter la pente". La première question à traiter est
celle des effectifs, puis viennent les questions d'organisation et de
création de nouvelles unités, les commandes de matériels
correspondantes et enfin l'entrainement individuel et collectif. Ce
processus est très largement engagé en août 1914, mais il n'est
pas encore abouti. Faut-il y voir un échec de Joffre ? Rien n'est
moins sûr, car dans le mode normal de fonctionnement de la IIIe
République le moindre changement relève dans la plupart des cas de
la loi, du processus législatif, et donc de l'existence d'une
majorité parlementaire. Tout cela demande donc du temps et (très
schématiquement) un dossier initié une année "X" sera
officiellement adopté à X + 1 et mis en oeuvre à X + 2. Entre
l'été 1911 et l'été 1914, de très nombreuses réformes sont
engagées ou mises en oeuvre mais, c'est vrai, tout n'est pas encore
finalisé, comme on le constate en particulier dans le domaine des
équipements (refonte complète de la tenue de campagne), des
armements (artillerie) et des infrastructures d'instruction (camps de
manoeuvre). Dans ces différents domaines, le chef d'état-major ne
dispose que d'une marge étroite, qui est fonction des priorités
ministérielles et des votes de l'assemblée nationale.
4)
L'entrée en guerre est marquée par les premiers revers français,
notamment à la fin août 1914, et vous montrez que des erreurs ont
été commises, notamment sur l'appréciation de l'emploi des
réserves allemandes, par Joffre comme par le reste du
haut-commandement français. Quel est son rôle ensuite dans les
grandes offensives de 1915, que l'on retient souvent comme
particulièrement meurtrières ?
Il
faut ici se replacer dans le contexte de l'époque. Les grandes
offensives particulièrement meurtrières de 1915 ont
indiscutablement été décidées sous la responsabilité du
commandant en chef, mais il lui faut tenir compte de différents
paramètres : d'une part, dix départements du nord et du nord-est
sont occupés et l'armée, la population civile comme les
responsables politiques n'aspirent qu'à la libération du territoire
national ; les nécessités de l'alliance avecla Russie et de la
lutte sur deux fronts contre l'Allemagne expliquent également les
deuxièmes offensives d'Artois et de Champagne ; enfin il semble à
l'époque impossible de laisser les troupes l'arme aux pieds pendant
de long mois sur le front au risque de connaître une forte chute du
moral. Dès l'hiver 1914-1915 d'ailleurs, les responsables politiques
influents se plaignent de ce que Joffre n'en fait pas assez et pas
assez vite. Au bilan, on peut bien sûr discuter de l'opportunité
d'une date ou du choix d'un secteur d'attaque, mais il parait
difficilement conevable que le front ait pu rester inactif une année
pleine. Se pose alors la question des moyens mis en oeuvre car l'on
sait que l'artillerie lourde est encore déficitaire. Les échecs le
plus graves me semblent être ceux du printemps, ils expliquent aussi
la décision d'août 1915 de placer les places fortes et régions
fortifiées (qui lui échappaient jusque là) sous l'autorité du
commandant en chef, afin que leurs importantes ressources puissent
servir à l'armée de campagne. Pour les offensives d'automne, la
réponse doit être plus mesurée puisque l'on sait que le front
allemand n'a tenu que très difficilement et que l'effort sur le
front de France a permis de soulager l'allié russe en difficulté.
Lorsqu'on analyse l'action de Joffre à partir du début de la guerre
de position, il faut bien raisonner au niveau opératif voire
stratégique, et non pas au niveau de la division ou du corps
d'armée. En fin d'année, les décisions arrêtées lors de la
conférence interalliée de Chantilly (coordination et
quasi-simultanéité des efforts sur les différents fronts) sont à
comprendre dans ce cadre.
5)
Votre livre se termine sur la mort du maréchal, suivie d'une
conclusion récapitulative. Pouvez-nous nous en dire un peu plus sur
l'historiographie du personnage, durant ces 80 années ?
A
l'image de ce qui peut être constaté de façon plus large en
histoire militaire, le "souvenir" de Joffre a fluctué dans
des proportions d'autant plus importantes qu'il a exercé le
commandement le plus élevé aux périodes de crise majeure. Durant
l'entre-deux-guerres, les biographies sont relativement nombreuses
mais généralement hagiographiques. Avant comme après la mort du
maréchal au début de l'année 1931, les hommages se multiplient et
correspondent d'ailleurs à un réel attachement populaire dont
témoigne la foule immense qui assiste à ses obsèques. Mais dans le
même temps, dans des ouvrages plus ponctuels (sur les limogeages,
sur les batailles d'août 1914, sur Verdun, etc.) il est
régulièrement mis en cause, avec d'ailleurs des accusations parfois
contradictoires d'un livre à l'autre. Après la Seconde guerre
mondiale, les publications sont beaucoup moins nombreuses et l'on
assiste à une inversion : quelques rares biographies toujours
hagiographiques et parution à foison d'ouvrages très critiques.
Puis le nombre de productions diminue très sensiblement pour
retrouver un certain regain après les années 2000, mais sans que
les critiques portées contre Joffre ne soient sérieusement étudiées
et alors que les études portant sur les officiers généraux étaient
elativement déconsidérées. Aujourd'hui, un siècle après les
événements, il me semble qu'il est temps d'avoir un regard serein
sur cette époque, en n'oubliant pas qu'à des postes bien sûr
totalement différents, les uns et les autres sont engagés dans la
même guerre et que l'histoire "par le haut" et l'histoire
"par le bas" ne sont pas exclusives mais complémentaires.
En fait, ce que j'ai voulu rédiger, ce n'est pas seulement une
biographie du maréchal Joffre. Il s'agit de recontextualiser sa
carrière, de remettre dans leur environnement du temps les choix
effectués et de prendre EN compte les contraintes qui s'exercent sur
le processus de prise de décision. Il n'y a pas de "deus
ex-machina" qui, du jour au lendemain, puisse tout changer ou
faire immédiatement les meilleurs choix dans une institution aussi
importante numériquement et aussi sensible politiquement que
l'institution militaire. Joffre s'est trompé, a parfois commis des
erreurs, mais le bilan de son temps de commandement à la tête des
armées françaises se révèle à l'analyse plutôt positif. Il
était sans doute le meilleur choix possible comme chef d'état-major
général en 1911 et il a su assumer ses responsabilités en temps de
guerre, jusqu'à accepter sans sourciller les conditions peu
honorables de son limogeage en décembre 1916.
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