jeudi 20 mars 2014

Interview de Rémy Porte (Joffre, Paris, Perrin, 2014)

Rémy Porte est un officier d'active de l'armée de terre française qui poursuit, depuis 2001, une double spécialisation, en histoire militaire et dans les relations internationales. Il a soutenu sa thèse en 2004 et son habilitation à diriger des recherches en 2009. Il s'intéresse en particulier à la Première Guerre mondiale, et plus largement aux conflits des IIIème et IVème Républiques en France. Depuis décembre 2011, il tient le blog Guerres et conflits. A l'occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, qui voit les publications fleurir, Rémy Porte livre plusieurs ouvrages, dont une biographie du maréchal Joffre (qui a sa page Facebook ici), qui s'est trouvé à la tête des armées françaises de l'entrée en guerre en 1914 à 1916. L'auteur a bien voulu répondre à quelques questions, ce dont je le remercie.




Propos recueillis par Stéphane Mantoux.




1) Vous revenez beaucoup, sans doute à juste titre, sur le parcours de Joffre avant la guerre. Quels sont les éléments que l'historiographie aurait eu tendance à oublier quelque peu ?



Il est vrai que l'historiographie s'est très généralement intéressée au rôle, à la place, aux responsabilités de Joffre à partir de 1911 et surtout de 1914, et que les années antérieures, qui constituent l'essentiel de sa carrière, sont généralement passées sous silence. Pourtant, un homme ne change pas brutalement à 60 ans et elles peuvent donc nous éclairer sur sa personnalité et son style de commandement en particulier. Deux points me semblent particulièrement importants : d'une part le fait qu'il soit officier du génie, régulièrement affecté dans des postes isolés où il doit assumer la totalité des responsabilités, de l'alimentation et de l'hébergement de ses subordonnés à la sécurité du site et aux travaux d'infrastructure, c'est-à-dire qu'il exerce la pleinitude du commandement ; d'autre part son expérience coloniale (Formose, Tonkin, Soudan, Madagascar) au cours de laquelle il participe activement aux missions opérationnelles mais aussi à la pacification et à l'aménagement des territoires conquis. Il a donc l'habitude de traiter des dossiers complexes dans des environnements isolés et souvent avec peu de moyens, avec des subordonnés d'origines très diverses et en liaison avec de multiples autres autorités civiles et militaires. Je pense que cela permet de mieux comprendre ce que sera ensuite son style de commandement, qui repose sur une large confiance accordée à ses subordonnés (parfois trop), sur l'écoute attentive de leurs propositions et ensuite sur une décision prise par lui seul et à laquelle il se tient juqu'à atteindre son objectif. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'envisage qu'une hypothèse et ne peut pas changer d'avis : il est essentiellement un pragmatique qui adapte son action aux conditions certaines et vérifiées de l'environnement.



2) Peut-on dire finalement que Joffre est représentatif du haut-commandement français avant la Première Guerre Mondiale, et plus largement, de l'armée française ?



Comme souvent lorsqu'il s'agit de personnages éminents, il en est à la fois le produit, le reflet et d'une certaine façon s'en distingue. Il est bien, comme ceux de sa génération, un enfant du XIXe siècle, avec les cadres moraux et les références culturelles de cette époque, mais aussi avec cette particularité d'être un scientifique (polytechnicien). Il tire par ailleurs de ses origines familiales rurales une certaine discrétion, une certaine modestie. Enfin, du fait de ses affectations antérieures, il a toujours le souci des impératifs logistiques et de soutien. C'est donc, au total, plutôt un homme de dossiers, un organisateur, un planificateur. En ce sens, il diffère donc de la plupart de ses pairs, qui n'ont souvent qu'une compréhension très mince des impératifs d'une guerre dans laquelle le chemin de fer, mais aussi éventuellement l'automobile et l'avion sont susceptibles de jouer un grand rôle. Il est aussi un républicain modéré mais convaincu. A la différence de nombreux autres officiers généraux, il n'est pas un "militant" actif de la "républicanisation" de l'armée ou de la réaction conservatrice, mais il juge ses subordonnés sur pièces et assure leurs nominations sans considération de leurs choix politiques. C'est ainsi qu'il va faire nommer de Castelnau ou Sarrail, mais aussi qu'il choisi ses officiers d'état-major parmi les majors de l'école de guerre. Il n'est pas le fils spirituel d'un Murat ou d'un Ney, mais un pragmatique qui annonce peut-être les chefs d'état-major généraux de la deuxième moitié du XXe siècle.



3) Vous consacrez un long chapitre à la préparation de la guerre par Joffre, devenu chef d'état-major, entre 1911 et 1914, sans doute un des plus importants de votre biographie. Quel bilan peut-on en dresser ?



On sait bien qu'il ne suffit pas de signer un décret pour qu'une réorganisation devienne réalité. Il faut d'abord souligner que lorsque Joffre est nommé chef d'état-major général à l'été 1911, il est l'un des rares à en avoir une connaissance élargie (métropole et oute-mer, régiments et écoles, état-major et administration centrale) d'une part et que celle-ci n'est pas vraiment opérationnelle d'autre part. Il engage donc un processus d'ensemble qui doit lui permettre, assez méthodiquement, de "remonter la pente". La première question à traiter est celle des effectifs, puis viennent les questions d'organisation et de création de nouvelles unités, les commandes de matériels correspondantes et enfin l'entrainement individuel et collectif. Ce processus est très largement engagé en août 1914, mais il n'est pas encore abouti. Faut-il y voir un échec de Joffre ? Rien n'est moins sûr, car dans le mode normal de fonctionnement de la IIIe République le moindre changement relève dans la plupart des cas de la loi, du processus législatif, et donc de l'existence d'une majorité parlementaire. Tout cela demande donc du temps et (très schématiquement) un dossier initié une année "X" sera officiellement adopté à X + 1 et mis en oeuvre à X + 2. Entre l'été 1911 et l'été 1914, de très nombreuses réformes sont engagées ou mises en oeuvre mais, c'est vrai, tout n'est pas encore finalisé, comme on le constate en particulier dans le domaine des équipements (refonte complète de la tenue de campagne), des armements (artillerie) et des infrastructures d'instruction (camps de manoeuvre). Dans ces différents domaines, le chef d'état-major ne dispose que d'une marge étroite, qui est fonction des priorités ministérielles et des votes de l'assemblée nationale.



4) L'entrée en guerre est marquée par les premiers revers français, notamment à la fin août 1914, et vous montrez que des erreurs ont été commises, notamment sur l'appréciation de l'emploi des réserves allemandes, par Joffre comme par le reste du haut-commandement français. Quel est son rôle ensuite dans les grandes offensives de 1915, que l'on retient souvent comme particulièrement meurtrières ?



Il faut ici se replacer dans le contexte de l'époque. Les grandes offensives particulièrement meurtrières de 1915 ont indiscutablement été décidées sous la responsabilité du commandant en chef, mais il lui faut tenir compte de différents paramètres : d'une part, dix départements du nord et du nord-est sont occupés et l'armée, la population civile comme les responsables politiques n'aspirent qu'à la libération du territoire national ; les nécessités de l'alliance avecla Russie et de la lutte sur deux fronts contre l'Allemagne expliquent également les deuxièmes offensives d'Artois et de Champagne ; enfin il semble à l'époque impossible de laisser les troupes l'arme aux pieds pendant de long mois sur le front au risque de connaître une forte chute du moral. Dès l'hiver 1914-1915 d'ailleurs, les responsables politiques influents se plaignent de ce que Joffre n'en fait pas assez et pas assez vite. Au bilan, on peut bien sûr discuter de l'opportunité d'une date ou du choix d'un secteur d'attaque, mais il parait difficilement conevable que le front ait pu rester inactif une année pleine. Se pose alors la question des moyens mis en oeuvre car l'on sait que l'artillerie lourde est encore déficitaire. Les échecs le plus graves me semblent être ceux du printemps, ils expliquent aussi la décision d'août 1915 de placer les places fortes et régions fortifiées (qui lui échappaient jusque là) sous l'autorité du commandant en chef, afin que leurs importantes ressources puissent servir à l'armée de campagne. Pour les offensives d'automne, la réponse doit être plus mesurée puisque l'on sait que le front allemand n'a tenu que très difficilement et que l'effort sur le front de France a permis de soulager l'allié russe en difficulté. Lorsqu'on analyse l'action de Joffre à partir du début de la guerre de position, il faut bien raisonner au niveau opératif voire stratégique, et non pas au niveau de la division ou du corps d'armée. En fin d'année, les décisions arrêtées lors de la conférence interalliée de Chantilly (coordination et quasi-simultanéité des efforts sur les différents fronts) sont à comprendre dans ce cadre.



5) Votre livre se termine sur la mort du maréchal, suivie d'une conclusion récapitulative. Pouvez-nous nous en dire un peu plus sur l'historiographie du personnage, durant ces 80 années ?



A l'image de ce qui peut être constaté de façon plus large en histoire militaire, le "souvenir" de Joffre a fluctué dans des proportions d'autant plus importantes qu'il a exercé le commandement le plus élevé aux périodes de crise majeure. Durant l'entre-deux-guerres, les biographies sont relativement nombreuses mais généralement hagiographiques. Avant comme après la mort du maréchal au début de l'année 1931, les hommages se multiplient et correspondent d'ailleurs à un réel attachement populaire dont témoigne la foule immense qui assiste à ses obsèques. Mais dans le même temps, dans des ouvrages plus ponctuels (sur les limogeages, sur les batailles d'août 1914, sur Verdun, etc.) il est régulièrement mis en cause, avec d'ailleurs des accusations parfois contradictoires d'un livre à l'autre. Après la Seconde guerre mondiale, les publications sont beaucoup moins nombreuses et l'on assiste à une inversion : quelques rares biographies toujours hagiographiques et parution à foison d'ouvrages très critiques. Puis le nombre de productions diminue très sensiblement pour retrouver un certain regain après les années 2000, mais sans que les critiques portées contre Joffre ne soient sérieusement étudiées et alors que les études portant sur les officiers généraux étaient elativement déconsidérées. Aujourd'hui, un siècle après les événements, il me semble qu'il est temps d'avoir un regard serein sur cette époque, en n'oubliant pas qu'à des postes bien sûr totalement différents, les uns et les autres sont engagés dans la même guerre et que l'histoire "par le haut" et l'histoire "par le bas" ne sont pas exclusives mais complémentaires. En fait, ce que j'ai voulu rédiger, ce n'est pas seulement une biographie du maréchal Joffre. Il s'agit de recontextualiser sa carrière, de remettre dans leur environnement du temps les choix effectués et de prendre EN compte les contraintes qui s'exercent sur le processus de prise de décision. Il n'y a pas de "deus ex-machina" qui, du jour au lendemain, puisse tout changer ou faire immédiatement les meilleurs choix dans une institution aussi importante numériquement et aussi sensible politiquement que l'institution militaire. Joffre s'est trompé, a parfois commis des erreurs, mais le bilan de son temps de commandement à la tête des armées françaises se révèle à l'analyse plutôt positif. Il était sans doute le meilleur choix possible comme chef d'état-major général en 1911 et il a su assumer ses responsabilités en temps de guerre, jusqu'à accepter sans sourciller les conditions peu honorables de son limogeage en décembre 1916.

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