« Si
ils [le commandement
militaire japonais] avaient étudié nos nombreuses
opérations offensives sur le front occidental, ils auraient pu
apprendre la simple vérité : quand l'Armée Rouge attaque,
elle frappe un coup mortel. » . C'est ainsi que le maréchal
de l'artillerie soviétique Kazakov, dans ses mémoires parues en
1973, résume le sens de la victoire de l'Armée Rouge en
Mandchourie, contre le Japon, en août 1945. Le « modèle
mandchourien » de l'Armée Rouge est une approche
particulière, durant la guerre froide, de la dernière campagne
soviétique de grande envergure pendant la Seconde Guerre mondiale,
contre l'armée japonaise du Kwantung. Le choix de ce modèle
mandchourien par l'Armée Rouge à l'ère de la guerre nucléaire est
dicté par celui de l'offensive. C'est une acception délibérée de
l'offensive, au sein d'une guerre moderne. C'est aussi une
idéalisation de la campagne de 1945 qui connaît un certain soutien
institutionnel et une grande publicité dans le milieu militaire
soviétique à partir de 1960. Elle réside dans la volonté de
conduire des offensives stratégiques, reposant sur la combinaison
des armes, et permettant d'emporter la décision dans la phase
initiale des hostilités. Ce modèle mandchourien est avancé, en
particulier, après la chute de Khrouchtchev en 1964, au moment où
les forces soviétiques révisent leur doctrine stratégique et se
tiennent prêtes pour une offensive qui n'est pas seulement limitée
au cas d'un conflit frontalier avec la Chine. Il va contribuer à une
certaine restructuration des forces conventionnelles de l'Armée
Rouge, et sans doute porter à son pinacle l'efficacité de cet
appareil militaire, au tournant des années 1970 et 1980, au risque
de déclencher un conflit généralisé avec les Etats-Unis et leurs
alliés.
Stéphane Mantoux.
L'évolution
de la stratégie militaire soviétique depuis 1945
Depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale, la stratégie soviétique a été
fonction de son expérience de la guerre et de la redistribution des
cartes politico-militaires à travers le monde. Dans les années
1950, les Soviétiques cherchent ainsi à protéger les acquis de la
Seconde Guerre mondiale, face au monopole nucléaire américain
-brisé dès 1949- et aux alliances pro-américaines forgées par les
Etats-Unis à travers le globe, dont, principalement, l'OTAN. En
conséquence, l'URSS maintient un vaste potentiel militaire
conventionnel, disposé essentiellement en Europe.
La
situation change sous Khrouchtchev, qui applique en particulier les
idées développées dans l'ouvrage du maréchal Sokolovsky,
Stratégie militaire (1962) :
il s'agit alors d'atteindre la parité en armes thermonucléaires
avec les Américains de façon à réduire le dispositif
conventionnel. Le postulat est qu'une guerre sera désormais
nucléaire, par définition. La situation ne change véritablement
que quelques années après la chute de Khrouchtchev, en 1964 :
l'option du tout nucléaire perd de sa vigueur et un rééquilibrage
a lieu en faveur des forces conventionnelles. De 1970 à 1985, c'est
ainsi l'opération stratégique de théâtre qui domine la pensée
militaire soviétique. L'Armée Rouge cherche à développer des
concepts stratégiques permettant d'obtenir la victoire dans les
opérations de théâtre et à travers la combinaison des armes, d'où
l'étude approfondie des succès de la Grande Guerre Patriotique,
dont les leçons sont considérées comme encore pertinentes.
L'étude
des opérations de la Seconde Guerre mondiale produit une série de
modèles qui servent de base pour forger des concepts adaptés aux
opérations modernes de théâtre soviétiques. Les modèles sont
choisis en fonction des éléments qui intéressent le plus l'Armée
Rouge : grande ampleur des opérations, mouvements importants de
forces mobiles, développements dans la profondeur opérative et
stratégique de l'adversaire, conduite à grande échelle de missions
complexes, soutien logistique dans l'espace et dans la durée de
campagnes d'envergure. Quatre opérations de la Seconde Guerre
mondiale, en particulier, sont sélectionnées par les Soviétiques :
l'opération Bagration (juin-août 1944), l'opération
Iassi-Kichinev (août 1944), l'opération Vistule-Oder (janvier 1945)
et la campagne en Mandchourie (août 1945). Les deux dernières
deviennent des modèles pour les offensives stratégiques de théâtre
des penseurs soviétiques de la décennie 1980.
L'analyse
de la campagne de Mandchourie par l'Armée Rouge
Pour
les planificateurs soviétiques, la campagne d'Extrême-Orient est la
première opportunité d'organiser et d'exécuter une offensive de
grande échelle où ils sont libres de définir le temps, l'ampleur
et le type des opérations. La planification de la campagne de
Mandchourie, entre février et juin 1945, consacre le choix d'une
offensive pour obtenir la surprise stratégique. Staline sait en
effet qu'une guerre contre le Japon ne peut bénéficier du même
soutien de la population que celle contre l'Allemagne ; en
outre, jusqu'à octobre 1944 au moins, il croit encore en la
possibilité d'une attaque japonaise en Extrême-Orient1.
C'est pourquoi l'état-major général conçoit une campagne courte,
permettant d'obtenir la décision rapidement, pour éviter une guerre
prolongée et gagner du terrain avant la fin de la guerre entre le
Japon et les Anglo-Américains. L'offensive contre la Mandchourie est
ainsi le prototype d'une « guerre éclair » à la
soviétique.
A
partir de juin 1945, Staline laisse volontairement croire aux
Japonais qu'il est ouvert à la négociation, de façon à endormir
leur méfiance. Ceux-ci ne sont pas dupes mais ont déjà fait le
choix de défendre les îles de la Mère-Patrie : même s'ils
avaient anticipé correctement l'opération en Mandchourie, ils
n'auraient sans doute pas pu renforcer de manière conséquente
l'armée du Kwantung. A partir de décembre 1943 et de la conférence
où Téhéran, où Staline s'engage à attaquer le Japon après la
défaite de l'Allemagne, les troupes soviétiques d'Extrême-Orient
commencent à amasser des munitions dans leurs dépôts. La
planification de l'opération débute en fait dès septembre-octobre
1944. Mais elle est retardée par la campagne contre l'Allemagne, qui
se prolonge ; ce n'est que le 11 février 1945 que Staline
indique enfin que l'Armée Rouge entrera en campagne contre le Japon
deux ou trois mois après la défaite des nazis. Dès le mois de juin
1945, l'offensive est prévue pour le mois d'août, en dépit des
mauvaises conditions météo. Staline pense au départ attaquer le 11
août, mais sur l'insistance de Vassilievsky, il décale le lancement
au 9 et signe l'ordre d'offensive quelques heures seulement après le
lâcher de la bombe atomique américaine sur Hiroshima. Les Japonais,
quant à eux, restent persuadés jusqu'au bout que l'attaque ne peut
avoir lieu avant septembre au plus tôt2,
et leurs troupes sont d'ailleurs en plein mouvement pour se
repositionner en accord avec la nouvelle stratégie défensive, ce
qui accroît la surprise stratégique de l'opération soviétique.
Les Japonais ont pourtant anticipé correctement l'axe d'attaque
principal des Soviétiques, à travers le massif du Grand Khingan,
pour d'évidentes raisons géographiques et logistiques, mais n'ont
jamais pensé que de vastes attaques mécanisées pourraient y avoir
lieu : les leçons de Khalkhin-Gol n'ont pas été retenues. Le
renseignement japonais a connaissance de l'effectif soviétique
global impliqué mais l'Armée Rouge, grâce à la maskirovka,
a pu dissimuler la localisation précise de ses forces.
Au
plan opératif, les Soviétiques ont dû d'abord définir l'échelle
du théâtre des opérations. Des opérations aéroportées et
amphibie contre le Japon ont été envisagées, puis écartées, en
raison des lourdes pertes que cela risquait d'entraîner et du manque
de soutien prévisible des Alliés. Une option d'attaque sur le nord
de la Chine est également mise de côté car les objectifs abordés
n'ont pas de valeur suffisante. L'assaut sur Sakhaline et les
Kouriles, aussi évoqué, est conservé comme attaque secondaire, à
la charge de la marine et des forces aériennes soviétiques. La
Mandchourie et le nord de la Corée sont finalement retenues comme
théâtre d'opérations principal pour détruire l'armée du
Kwantung, afin de porter un coup final à l'effort de guerre
japonais. Des considérations politiques entre également en jeu :
il s'agit de devancer les Alliés occidentaux et en outre, les stocks
d'armes japonaises capturés seront très vite cédés aux
communistes chinois combattant les nationalistes pendant la guerre
civile -sans que cela ait été forcément anticipé en 1945. Le plan
opératif prévoit de grosses concentrations de bataillons mécanisés
en détachements avancés, ainsi que dans les brigades, divisions et
armées des forces de premier échelon des fronts engagés,
particulièrement pour la 6ème armée de chars de la Garde qui
assure la poussée principale à travers le Grand Khingan.
Le terrain sur lequel se déroule l'offensive en Mandchourie. Source :
GLANTZ,
(lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic
Offensive in Manchuria.
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Il
s'agit d'encercler le gros des forces ennemies puis de tronçonner
les éléments encerclés et de les couper de leur réserve
stratégique en Chine du Nord. Des attaques secondaires fixent les
forces japonaises sur toute la longueur du front et les empêchent de
barrer les axes d'attaque principaux. A l'inverse de ce qui s'est
passé à l'ouest contre l'Allemagne où les fronts mènent une
successions d'opérations pour obtenir le résultat stratégique,
ici, les fronts ne conduisent qu'une opération dont la profondeur
rejoint la stratégie. L'un des préparatifs principaux des
Soviétiques concerne la prévention de l'utilisation d'armes
bactériologiques par les Japonais. Un rapport du corps médical, dès
mars 1945, insiste sur la nécessité d'une attention particulière
aux moyens sanitaires de la campagne. Les troupes de l'Armée Rouge
sont massivement vaccinées contre la peste et autres maladies
sensibles, dont on redoute la dissémination par les forces nippones.
Un poste de commandant en chef de théâtre, forgé pour
Vassilievski, est créé le 30 juillet 1945 : il coiffe les
armes aériennes et navales représentées après le 3 août par
leurs chefs respectifs, Novikov et Kouznetsov. C'est alors la
première fois pendant la Seconde Guerre mondiale que l'Armée Rouge
crée un tel poste de commandant en chef de théâtre d'opérations.
Les
Soviétiques ne disposent que de peu d'informations sur l'armée du
Kwantung, qui a tant bien que mal cherché à dissimuler qu'elle
avait été progressivement vidée de sa substance, disséminée à
travers le Pacifique pour soutenir la défense des possessions
japonaises. C'est pourquoi l'Armée Rouge double son effectif au
printemps et à l'été 1945 de façon à pouvoir disposer d'un
million d'hommes dans ses unités de combat et d'un demi-million dans
les services arrières -par le transfert de 4 armées complètes et
d'autres unités particulières, soit 750 000 hommes, entre mai et
juillet. Les reconnaissances sont par définition limitées pour
conserver l'effet de surprise : les Soviétiques ignorent en
particulier si les réserves en chars et en avions des Japonais dans
la plaine centrale de Mandchourie peuvent être d'importance pour une
contre-attaque. C'est pour cette raison que la 6ème armée de chars
de la Garde est considérablement renforcée : deux divisions de
fusiliers motorisés3,
deux brigades de canons d'assaut et quatre bataillons indépendants
de chars. Les armées du premier échelon reçoivent également un
supplément de forces mécanisées : des bataillons renforcés
constituant des détachements avancés opèrent de 10 à 50 km en
avant des divisions, et des détachements de reconnaissance spéciaux
opèrent aussi à plus de 40 km en avant. On prévoit ainsi que la
6ème armée de chars de la Garde avancera sur 82 km par jour en
moyenne (!), en bénéficiant d'un ravitaillement aérien ;
d'ailleurs la percée dans la profondeur opérative est prévue sur
pas moins de 820 km.
Le dispositif de l'armée du Kwantung en Mandchourie. Source :
GLANTZ,
(lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic
Offensive in Manchuria.
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L'offensive
soviétique a son axe principal à l'ouest, à travers l'attaque du
Front de Transbaïkalie qui poussera vers l'est, tandis que le 1er
Front d'Extrême-Orient attaque à l'est en direction de Harbin et
que le 2ème Front d'Extrême-Orient, au nord, mène des assauts pour
fixer les forces japonaises. Complètement surpris, les Japonais
accusent de lourdes pertes (de 5 à 10 hommes pour un Soviétique mis
hors de combat) et capitulent en dix jours. L'Armée Rouge a isolé
l'armée du Kwantung, l'empêchant d'être évacuée ou de recevoir
des renforts, grâce à l'emploi de multiples détachements avancés,
bien que le manque de carburant et de moyens de transport ait parfois
entravé le cours des opérations.
La
campagne de Mandchourie est surtout une réussite pour les forces
terrestres de l'Armée Rouge, celle-là même qui mettent en avant le
modèle mandchourien à partir de 1960. L'infanterie a composé le
gros des détachements avancés qui ont été le moyen de l'offensive
éclair. Et c'est celle qui a effectué aussi la percée initiale.
Des bataillons spéciaux se sont infiltrés à 5 km derrière les
lignes ennemies avant l'attaque pour neutraliser les positions
défensives japonaises. Les attaques de nuit ou par mauvais temps
déroutent d'ailleurs considérablement les Japonais. Le premier
échelon d'infanterie qui monte en ligne dispose, sur les points de
rupture choisis du 1er Front d'Extrême-Orient, d'une concentration
de 200 pièces d'artillerie et de 30 chars au kilomètre. Des
renforts échelonnés sont massés en arrière pour être
immédiatement injectés si besoin. Les détachements avancés sont
le plus souvent commandés par des officiers de l'infanterie. Ils
sont cependant limités par le manque de moyens motorisés, à tel
point qu'il faut parfois reconvertir les transports pour l'artillerie
en transports de troupes.
La
décision stratégique d'engager de larges forces mécanisées en
premier échelon s'est également avérée payante. La 6ème armée
de chars de la Garde, en particulier, a joué à merveille son rôle
de bélier. Elle a été renforcée pour accomplir sa mission dans la
profondeur du dispositif ennemi, à tel point qu'elle compte alors
plus de bataillons d'infanterie motorisée que de bataillons de chars
(44 contre 25). Dans les autres armées du Front de Transbaïkalie,
les éléments mécanisés et blindés sont également en premier
échelon. Les chars ont contribué à la percée et ont ainsi permis
l'exploitation en profondeur, une première qui n'a d'ailleurs pas
fait l'unanimité lors de la planification initiale. En revanche, les
grandes formations mécanisées ont été handicapées par le manque
de carburant, les problèmes mécaniques liés au climat et
l'insuffisance des moyens du génie. Les régiments de canons
automoteurs ou les brigades de chars attachés aux armées combinées
se sont révélés plus efficaces. Par contre, la 6ème armée de
chars de la Garde a coopéré étroitement avec l'aviation pour son
ravitaillement dont ont aussi bénéficé les équipes de
reconnaissance spéciales motocyclistes précédent les corps de
chars, chargées de prendre les points stratégiques.
Les opérations du Front de Transbaïkalie.-Source :
GLANTZ,
(lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic
Offensive in Manchuria.
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L'artillerie
n'a pas joué le rôle si considérable qui est le sien dans les
offensives soviétiques du conflit -malgré la présence de quelques
26 000 pièces. D'abord parce qu'elle n'a pas pu être assez mobile
pour suivre le rythme de l'exploitation, mais aussi, par exemple,
parce que l'offensive initiale est menée dans l'obscurité, par des
commandos, sans préparation d'artillerie ou de l'aviation.
Encombrante à déplacer, elle consomme également beaucoup de
ressources pour le transport de munitions : elle est plus
efficace à l'échelon des canons automoteurs, ou des brigades de
canons antichars ou de mortiers plus mobiles, par exemple. Les
garde-frontières soviétiques, sous les ordres de l'Armée Rouge,
ont joué un rôle important, composant certains détachements
avancés et aidant à sécuriser les arrières. Ils contribuent à
l'offensive nocturne initiale, parfois en coordination avec la
marine, participant ainsi à la surprise tactique. A partir de
mars-avril 1945, ils patrouillent pour empêcher la reconnaissance
adverse de découvrir les préparatifs et les concentrations
soviétiques, apportent ainsi également leur pierre à la surprise
stratégique. Quant aux troupes du génie, elles ont bâti, rien que
pour les préparatifs de l'attaque, 1 390 kilomètres de route et en
ont réparé 5 000 autres. Elle creusent également des puits pour
dénicher de l'eau et les abris de camouflage des chars de la 6ème
armée de chars de la Garde. Au sein de la 5ème armée du 1er Front
d'Extrême-Orient, les hommes du génie entraînent 5 000 hommes à
l'assaut de fortifications, répartis dans 106 groupes d'assaut et
163 autres de démolition des obstacles. Un commando de 120 sapeurs
d'une brigade motorisée saute sur Harbin pour s'emparer des ponts,
bases et autres points importants pour éviter leur destruction par
les Japonais.
Si
l'aviation soviétique domine sa vis-à-vis japonaise, elle n'en mène
pas moins des missions d'appui au sol et d'autres plus originales,
pour rôder son expérience. En plus du ravitaillement déjà évoqué,
elle participe à des opérations aéroportées et guide aussi,
parfois, la progression des troupes au sol. Les unités à long rayon
d'action et les avions de transport appuient principalement le Front
de Transbaïkalie tandis que les chasseurs-bombardiers et chasseurs
sont plus présents au-dessus du 2ème Front d'Extrême-Orient. Les
problèmes rencontrés sont essentiellement liés à la
relocalisation des avions au plus près de la progression, qui ne
peut se faire immédiatement. La marine soviétique joue un rôle
essentiel dans les opérations du 2ème Front d'Extrême-Orient, en
particulier avec la Flottille de l'Amour. C'est elle également qui
mène les opérations amphibie sur Sakhaline et dans les îles
Kouriles, bien que les résultats soient en deça de ce qui était
prévu en raison d'une mauvaise planification. D'ailleurs la marine
soviétique est la première à s'intéresser à la campagne de
Mandchourie, à travers deux publications parues en 1958 et 1959,
avant l'adoption du modèle mandchourien par l'armée de terre.
L'adoption
du « modèle mandchourien »
L'état-major
général de l'Armée Rouge commande une série d'études sur les
opérations de la Seconde Guerre mondiale alors que les tensions avec
la Chine ne cessent de grandir au début des années 1960. Dès
septembre 1960, le maréchal Zakharov, nouveau chef d'état-major de
l'Armée Rouge (et chef d'état-major du Front de Transbaïkalie
durant l'offensive en Mandchourie de 1945), attire l'attention sur la
campagne de Mandchourie comme un possible modèle pour les opérations
modernes, dans la revue d'histoire militaire du ministère de la
Défense4.
Les Soviétiques sont particulièrement intéressés par le fait que
la décision a été emportée, dans cette campagne, lors de la phase
initiale des opérations, celle à laquelle l'Armée Rouge accorde le
plus d'importance dans le cadre d'une guerre moderne.
Le maréchal Matvei Zakharov, qui a participé à la campagne de Mandchourie, va encourage l'étude de l'opération à partir de 1960.-Source : Wikipédia. |
La
littérature sur la campagne de Mandchourie prend en fait trois
formes distinctes : les mémoires des commandants des forces
d'Extrême-Orient de l'époque ; le récit officiel de la
performance des différentes branches de l'armée soviétique dans la
campagne ; et des analyses plus complètes de l'ensemble de
l'opération. Après l'article du maréchal Zakharov, il faut
attendre plusieurs années, en 1962 et 1963, pour voir apparaître
les premiers livres sur la campagne : une étude des opérations
conduites par la 6ème armée de chars de la Garde (Kroupchenko) et
une autre sur le ravitaillement en eau, qui peut toujours s'avérer
utile dans le cadre d'une guerre nucléaire (Tsirlin).
En
1965, le général Pliev, qui a commandé le groupe de cavalerie
mécanisée soviéto-mongole au sein du Front de Transbaïkalie,
publie ses mémoires. La même année, le général Lioudnikov, qui
commandait la 39ème armée protégeant le flanc gauche de la 6ème
armée de chars de la Garde, fait également part de son expérience
dans une revue militaire. Suivent une étude sur le rôle des
garde-frontières (Platonov et Boulatov), un récit de l'invasion du
sud de Sakhaline (D'iakonov) et un article sur l'ensemble de la
campagne. Enfin, deux ouvrages majeurs, celui des maréchaux Zakharov
et Malinovsky (qui a commandé le Front de Transbaïkalie pendant la
campagne), Final, étude politico-militaire soviétique
classique, et l'autre, Victoire en Extrême-Orient, plus
destinée aux militaires, de L.N. Vnotchenko, paraissent en 1966. Ils
sont mis à jour en 1969 et 1971 respectivement. La même année, le
maréchal Meretskov, qui commandait le 1er Front d'Extrême-Orient,
fait part de ses souvenirs dans une revue militaire.
Les
publications se généralisent après 1966. En 1967, le général
Lioudnikov édite un livre ; les mémoires du général
Shtemenko relatives à la campagne sont rééditées ; le
commandant adjoint du corps des transmissions d'Extrême-Orient,
Kourochkin, publie un article sur le sujet. Les maréchaux Meretskov
et Vassilievski discutent également des deux ouvrages parus en 1966.
L'année 1968 voit une véritable prolifération de publications
relatives à l'opération. Les mémoires des maréchaux Meretskov et
Shtemenko sont éditées. Le trentième anniversaire des batailles du
lac Khasan et de Khalkhin-Gol en 1968-1969 connait également une
floraison de publications. En 1969, juste après les premiers
incidents avec la Chine, le général Toloubko, commandant le
district militaire d'Extrême-Orient, revient dans un article sur les
combats avec la Chine en Mandchourie de 1929. Zakharov publie un
article la même année sur les solutions trouvées pendant la
campagne de 1945 à un certain nombre de problèmes, comme la
dissimulation de la concentration des troupes, et un autre article
l'année suivante où il encourage l'étude des batailles du lac
Khasan et de Khalkhin-Gol. Le maréchal de l'artillerie Kazakov
publie ses mémoires en 1973. L'année suivante, un article revient
sur la performance des blindés du 1er Front d'Extrême-Orient à
travers la taïga (Ezhakov). Il est suivi en 1975 par l'ouvrage du
commandant de la 25ème armée du 1er Front d'Extrême-Orient,
Chistiakov, qui a collaboré avec la marine et a utilisé les
brigades de chars pour rompre des lignes fortifiées ; et par un
autre écrit par deux membres du conseil militaire du commandement
d'Extrême-Orient, Shikin et Chapochnikov.
L'adoption
du modèle mandchourien répond à la fois aux tensions grandissantes
avec la Chine mais aussi à un repositionnement de l'armée de terre
soviétique face aux coupes apportées par Khrouchtchev, qui
privilégie les forces nucléaires. Le maréchal Malinovsky, ministre
de la Défense, Zakharov, à l'état-major général, et Tchouïkov,
qui commande les forces terrestres soviétiques, s'opposent
vigoureusement aux réductions d'effectifs effectuées par
Khrouchtchev, jusqu'à sa chute en 1964. Le colonel-général
Pavlovskii est promu en 1967 général d'armée et commandant des
forces terrestres après avoir été responsable du district
militaire d'Extrême-Orient, où il a bâti une base solide pour de
grandes opérations conventionnelles. C'est lui qui dirige le premier
exercice militaire à l'échelle du théâtre d'opérations, avec des
manoeuvres autour de la combinaison des armes, qui n'implique pas
l'emploi des armes nucléaires par l'Armée Rouge, dans le scénario
retenu. En outre, la même année, celle-ci fait en sorte d'augmenter
la réserve entraînée pour gonfler ses effectifs potentiels en cas
de conflit.
L'opération
en Tchécoslovaquie d'août 1968 et les manoeuvres en parallèle des
escarmouches avec la Chine à l'été 1969 confirment l'intérêt de
l'Armée Rouge pour la réflexion sur le modèle mandchourien. Les
études sur la campagne se multiplient notamment parce que son
contexte semble davantage ressembler au schéma de guerre courte
contre un ennemi inférieur en nombre privilégié par les
Soviétiques à cette époque. La campagne renvoie aussi une image
beaucoup plus positive de l'Armée Rouge que l'affrontement face à
l'Allemagne. Paradoxalement, dans leurs réflexions, les Soviétiques
en viennent parfois à écarter tout emploi possible de l'arme
nucléaire, non sans gêne. De 1965 à 1972, l'Armée Rouge met en
avant des officers généraux prêts à mener ce concept stratégique
dans un conflit éventuel avec la Chine, tandis qu'un traité est
renégocié avec la Mongolie pour le stationnement des troupes de
l'Armée Rouge. Le modèle mandchourien sert donc de base à la
modernisation de la combinaison des armes soviétiques et à
l'installation de structures avancées pour les opérations,
notamment en Asie.
Un
modèle caractéristique
L'offensive
de Mandchourie en août 1945 repose sur la surprise stratégique et
sur une planification logistique entamée dès le printemps
précédent. Le plan opérationnel prévoit d'isoler et de détruire
l'armée du Kwantung au cours d'une brève campagne. Le plan final
inclut des attaques simultanées sur plusieurs lignes de front ;
un groupe mobile attaquant par surprise, à partir de la Mongolie ;
et une armée de chars conduisant l'attaque principale à travers le
désert de Gobi, le massif du grand Khingan et la plaine de
Mandchourie centrale. Le résultat ne dépend pas de la supériorité
numérique des Soviétiques mais plutôt d'une certaine supériorité
qualitative : plus grande mobilité, plus grande puissance de feu,
meilleure maîtrise de la guerre moderne par les unités de l'Armée
Rouge engagées dans l'opération. Dans les trois mois suivant la
reddition de l'Allemagne, les Soviétiques transfèrent quatre armées
complètes en Extrême-Orient5.
L'offensive est combinée dans le sens où elle inclut à la fois les
composantes terrestre, aérienne et maritime des forces armées
soviétiques mais également les troupes mongoles. Le théâtre des
opérations s'étend sur 5 000 km de front et les manoeuvres dans la
profondeur opérative de l'ennemi s'étalent sur 300 à 800 km.
Pour
les Soviétiques, le succès de la campagne tient d'abord à la
surprise, la puissance, la vitesse et à la percée. Cependant, ils
reconnaissent que l'infériorité numérique et technologique des
Japonais, en particulier dans les domaines antiaériens et antichars,
a joué. Les mémoires soviétiques évoquent de nombreuses
difficultés liées au caractère dispersé des opérations et à la
progression sur de longues distances. Mais le dessein stratégique,
la planification opérationnelle, le schéma tactique et son
exécution restent des modèles pour les penseurs soviétiques.
Plusieurs facteurs ont contribué, d'après eux, à un succès si
impressionnant : la surprise, la domination aérienne quasi
complète au-dessus du champ de bataille et la plus grande maîtrise
des armes modernes dans l'Armée Rouge. Ils signalent aussi que
l'armée du Kwantung n'a pas assez préparé ses défenses en
profondeur, même si ce faisant ils minimisent également l'impact de
la guerre contre les Anglo-Américains sur l'efficacité des troupes
japonaises auxquelles l'Armée Rouge a fait face.
L'exercice Dniepr, en 1967, est la démonstration d'un regain d'intérêt de l'Armée Rouge pour les opérations conventionnelles d'envergure. La dimension aéromobile y est d'ailleurs expérimentée pour la première fois.
Au
niveau stratégique, la conception de la campagne reflète un style
de commandement collectif sous la houlette du maréchal Vassilievski,
de l'état-major général de l'Armée Rouge. La maskirovka
sovietique a été particulièrement rigoureuse pour tromper les
Japonais : en particulier, comme avant l'offensive du 20 août
1939 à Khalkhin-Gol, l'Armée Rouge laisse croire qu'elle est sur
une posture défensive. Une des leçons principales tirées de cette
campagne par les théoriciens soviétiques est que l'on peut obtenir
la surprise stratégique complète pour la première opération de la
guerre, ou peu s'en faut.
Si
les Soviétiques s'intéressent tant à la campagne de Mandchourie de
1945, c'est qu'ils ont alors un intérêt particulier pour les
opérations conventionnelles, et qu'ils cherchent à éviter les
immenses pertes des débuts de la Grande Guerre Patriotique ou celles
qui seraient provoquées par un conflit nucléaire à grande échelle.
L'évolution des relations internationales pèse aussi dans la
balance. Il s'agit d'utiliser au mieux la maskirovka non pas
pour obtenir une surprise stratégique complète mais pour cacher le
plus possible l'ampleur des préparatifs. L'Armée Rouge cherche à
emporter la décision dans la phase initiale des hostilités :
elle privilégie en conséquence des concentrations énormes sur des
secteurs d'attaque étroits pour la percée, des bombardements
soudains et des avances rapides sur les points de communication
majeurs et les centres de contrôle adverses. Il s'agit aussi de
désorganiser le plus possible les arrières de l'ennemi, non pas de
détruire sa force principale. Le plan opératif du modèle
mandchourien comprend donc l'utilisation massive de forces spéciales,
des avances brusquées par des détachements avancés, suivies de la
progression d'immenses armées mécanisées.
Au
niveau tactique, ce modèle inclut certains choix et favorise
certaines armes, dans le cadre d'une guerre courte reposant sur une
seule offensive d'envergure. Il recquiert des forces mécanisées,
des moyens de ravitaillement ambulants, un génie mécanisé, une
défense antiaérienne et des transmissions mobiles. Il exige des
mouvements rapides par des forces compactes sur des axes et des
terrains différents, ce qui implique des manoeuvres régulières,
des matériels prépositionnés et des transferts de troupes très
rapides. Une pénétration en profondeur et courte dans le temps du
dispositif adverse nécessite aussi des capacités aériennes,
amphibie, et une interdiction menée par des troupes aéroportées.
L'Armée Rouge accroît en conséquence son infanterie mécanisée,
ses parachutistes, ses services arrière, son artillerie automotrice,
ses sapeurs, ses fusiliers marins, son aviation de transport et
d'appui tactique. Par contrecoup, cela empêche, vu le manque de
moyens financiers, le développement de matériels plus modernes
(chars, avions, etc). Le modèle mandchourien comprend en outre la
mobilisation totale de l'appareil militaire et du secteur civil pour
fournir des réserves entraînées, une flotte d'appareils de
transport et des services arrière conséquents. C'est un modèle qui
est donc très coûteux en temps de paix : armes modernes,
troupes spécialisées, forces de réaction rapide, réserves
entraînées, organisations de soutien.
Conclusion
L'Armée
Rouge, sur un plan stratégique, s'intéresse avant tout au modèle
mandchourien en raison de la menace de plusieurs front simultanés en
cas de conflit, et en particulier lors de la rupture avec la Chine
dans la décennie 1960, avec l'acquisition de l'arme nucléaire par
celle-ci face au renforcement conventionnel de l'Armée Rouge en Asie
et son rapprochement avec les Etats-Unis et l'Europe. Pour résoudre
ce dilemme, les Soviétiques augmentent leurs capacités offensives
sur tous les fronts. En jouant la « détente » sur
un front, il est également possible de concentrer rapidement des
forces et de mobiliser rapidement pour une offensive courte sur
l'autre front. Le maréchal Zakharov résume ainsi l'intérêt du
modèle mandchourien, en 1969 : « C'est [la
campagne de Mandchourie] un exemple distingué de la
résolution de problèmes stratégiques majeurs dans le temps le plus
court. » . Et Shtemenko ajoute : « C'est
l'une des plus grosses opérations stratégiques soviétiques, l'une
des plus magistralement planifiées et exécutées ». Cela
n'empêche pas le modèle mandchourien d'être critiqué comme une
construction purement intellectuelle à partir de l'histoire
militaire, une recette miracle pour une guerre courte et décisive :
dès 1975, le maréchal Grechko rappelle ainsi que ce postulat a été
l'une des raisons principales de la défaite catastrophique de
l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. D'autres
penseurs soviétiques ont également souligné combien ce culte de
l'offensive et de la « guerre éclair » présente
un risque de guerre accru et s'assimile à une sorte d'aventurisme
dangereux. Fort heureusement, cette absolutisation de valeurs
militaires comme la surprise, une première frappe foudroyante et une
guerre sans pause ou presque, n'est jamais devenue réalité.
Pour
en savoir plus :
DESPRES,
John, DZIRKALS, Lilita et WHALEY, Barton, Timely Lessons of
History : The Manchurian Model for Soviet Strategy, The Rand
Corporation, juillet 1976.
DZIRKALS,
Lilita, « Lightning War » in Manchuria : Soviet
Military Analysis of the 1945 Far East Campaign, The Rand
Corporation, janvier 1976.
GLANTZ,
(lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic
Offensive in Manchuria, Leavenworth Papers No.7, Combat Studies
Institute, U.S. Army Command and General Staff College, Février
1983.
GLANTZ
(col.), David M., THE BASES OF FUTURE SOVIET MILITARY STRATEGY,
Soviet Army Studies Office, U.S. Army Combined Arms Command, Fort
Leavenworth, Kansas, août 1990.
SAPIR,
Jacques, La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l'art
de la guerre soviétique, Editions du Rocher, 1996.
1L'Armée
Rouge maintient pas moins de 40 divisions en Extrême-Orient, y
compris après la signature du pacte de neutralité avec le Japon en
1941 et après le déclenchement de l'opération Barbarossa.
L'armée du Kwantung, malgré ses carences, maintient une posture
offensive jusqu'en... septembre 1944, n'acceptant une posture de
retardement aux frontières et de défense en retrait, à
l'intérieur de la Mandchourie, qu'en mai 1945.
2Le
commandant de la 4ème armée japonaise de l'armée du Kwantung, le
général Uemura, pressent une offensive soviétique au mois d'août
1945 et prépare ses unités en conséquence. Mais il n'est pas
suivi.
3Selon
le modèle de la structure des forces soviétiques de 1941. Ce
renforcement place la 6ème armée de chars de la Garde sur un pied
d'égalité avec ce que sera l'armée mécanisée soviétique de
1946, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui est renforcée
en fusiliers motorisés par rapport à l'armée de chars de 1945.
4« Une
attention doit être portée à l'étude de certaines opérations.
Leur étude, en prenant en compte les moyens actuels de l'art de la
guerre, permettra de dégager certaines conclusions utiles pour
conduire la phase initiale des opérations sous des conditions
modernes. (...) L'exécution d'une telle campagne stratégique
offensive de grande échelle, avec les forces de trois fronts, sur
une certaine profondeur et avec un tempo rapide sur un théâtre
d'opérations exceptionnellement difficile en raison de ses
caractéristiques naturelles, est un exemple instructif dans
l'histoire des forces armées soviétiques. » .
5L'Armée
Rouge choisit à dessein des état-majors et des formations
expérimentées : les 39ème et 5ème armées qui ont participé
à la conquête de la Prusse-Orientale ; la 6ème armée de
chars de la Garde et la 53ème armée qui stationnent dans la région
de Prague.
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