samedi 1 juin 2013

Une « guerre éclair » à la soviétique. Le modèle mandchourien.

« Si ils [le commandement militaire japonais] avaient étudié nos nombreuses opérations offensives sur le front occidental, ils auraient pu apprendre la simple vérité : quand l'Armée Rouge attaque, elle frappe un coup mortel. » . C'est ainsi que le maréchal de l'artillerie soviétique Kazakov, dans ses mémoires parues en 1973, résume le sens de la victoire de l'Armée Rouge en Mandchourie, contre le Japon, en août 1945. Le « modèle mandchourien » de l'Armée Rouge est une approche particulière, durant la guerre froide, de la dernière campagne soviétique de grande envergure pendant la Seconde Guerre mondiale, contre l'armée japonaise du Kwantung. Le choix de ce modèle mandchourien par l'Armée Rouge à l'ère de la guerre nucléaire est dicté par celui de l'offensive. C'est une acception délibérée de l'offensive, au sein d'une guerre moderne. C'est aussi une idéalisation de la campagne de 1945 qui connaît un certain soutien institutionnel et une grande publicité dans le milieu militaire soviétique à partir de 1960. Elle réside dans la volonté de conduire des offensives stratégiques, reposant sur la combinaison des armes, et permettant d'emporter la décision dans la phase initiale des hostilités. Ce modèle mandchourien est avancé, en particulier, après la chute de Khrouchtchev en 1964, au moment où les forces soviétiques révisent leur doctrine stratégique et se tiennent prêtes pour une offensive qui n'est pas seulement limitée au cas d'un conflit frontalier avec la Chine. Il va contribuer à une certaine restructuration des forces conventionnelles de l'Armée Rouge, et sans doute porter à son pinacle l'efficacité de cet appareil militaire, au tournant des années 1970 et 1980, au risque de déclencher un conflit généralisé avec les Etats-Unis et leurs alliés.

Stéphane Mantoux.

 


L'évolution de la stratégie militaire soviétique depuis 1945


Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la stratégie soviétique a été fonction de son expérience de la guerre et de la redistribution des cartes politico-militaires à travers le monde. Dans les années 1950, les Soviétiques cherchent ainsi à protéger les acquis de la Seconde Guerre mondiale, face au monopole nucléaire américain -brisé dès 1949- et aux alliances pro-américaines forgées par les Etats-Unis à travers le globe, dont, principalement, l'OTAN. En conséquence, l'URSS maintient un vaste potentiel militaire conventionnel, disposé essentiellement en Europe.

La situation change sous Khrouchtchev, qui applique en particulier les idées développées dans l'ouvrage du maréchal Sokolovsky, Stratégie militaire (1962) : il s'agit alors d'atteindre la parité en armes thermonucléaires avec les Américains de façon à réduire le dispositif conventionnel. Le postulat est qu'une guerre sera désormais nucléaire, par définition. La situation ne change véritablement que quelques années après la chute de Khrouchtchev, en 1964 : l'option du tout nucléaire perd de sa vigueur et un rééquilibrage a lieu en faveur des forces conventionnelles. De 1970 à 1985, c'est ainsi l'opération stratégique de théâtre qui domine la pensée militaire soviétique. L'Armée Rouge cherche à développer des concepts stratégiques permettant d'obtenir la victoire dans les opérations de théâtre et à travers la combinaison des armes, d'où l'étude approfondie des succès de la Grande Guerre Patriotique, dont les leçons sont considérées comme encore pertinentes.

L'étude des opérations de la Seconde Guerre mondiale produit une série de modèles qui servent de base pour forger des concepts adaptés aux opérations modernes de théâtre soviétiques. Les modèles sont choisis en fonction des éléments qui intéressent le plus l'Armée Rouge : grande ampleur des opérations, mouvements importants de forces mobiles, développements dans la profondeur opérative et stratégique de l'adversaire, conduite à grande échelle de missions complexes, soutien logistique dans l'espace et dans la durée de campagnes d'envergure. Quatre opérations de la Seconde Guerre mondiale, en particulier, sont sélectionnées par les Soviétiques : l'opération Bagration (juin-août 1944), l'opération Iassi-Kichinev (août 1944), l'opération Vistule-Oder (janvier 1945) et la campagne en Mandchourie (août 1945). Les deux dernières deviennent des modèles pour les offensives stratégiques de théâtre des penseurs soviétiques de la décennie 1980.


Un ISU-122 entre dans Lodz, pendant l'opération Vistule-Oder. Cette opération soviétique va devenir, avec celle de Mandchourie, le modèle des offensives de théâtre envisagées à partir des années 1960 et jusqu'aux années 1980.-Source : Wikipédia.



L'analyse de la campagne de Mandchourie par l'Armée Rouge


Pour les planificateurs soviétiques, la campagne d'Extrême-Orient est la première opportunité d'organiser et d'exécuter une offensive de grande échelle où ils sont libres de définir le temps, l'ampleur et le type des opérations. La planification de la campagne de Mandchourie, entre février et juin 1945, consacre le choix d'une offensive pour obtenir la surprise stratégique. Staline sait en effet qu'une guerre contre le Japon ne peut bénéficier du même soutien de la population que celle contre l'Allemagne ; en outre, jusqu'à octobre 1944 au moins, il croit encore en la possibilité d'une attaque japonaise en Extrême-Orient1. C'est pourquoi l'état-major général conçoit une campagne courte, permettant d'obtenir la décision rapidement, pour éviter une guerre prolongée et gagner du terrain avant la fin de la guerre entre le Japon et les Anglo-Américains. L'offensive contre la Mandchourie est ainsi le prototype d'une « guerre éclair » à la soviétique.

A partir de juin 1945, Staline laisse volontairement croire aux Japonais qu'il est ouvert à la négociation, de façon à endormir leur méfiance. Ceux-ci ne sont pas dupes mais ont déjà fait le choix de défendre les îles de la Mère-Patrie : même s'ils avaient anticipé correctement l'opération en Mandchourie, ils n'auraient sans doute pas pu renforcer de manière conséquente l'armée du Kwantung. A partir de décembre 1943 et de la conférence où Téhéran, où Staline s'engage à attaquer le Japon après la défaite de l'Allemagne, les troupes soviétiques d'Extrême-Orient commencent à amasser des munitions dans leurs dépôts. La planification de l'opération débute en fait dès septembre-octobre 1944. Mais elle est retardée par la campagne contre l'Allemagne, qui se prolonge ; ce n'est que le 11 février 1945 que Staline indique enfin que l'Armée Rouge entrera en campagne contre le Japon deux ou trois mois après la défaite des nazis. Dès le mois de juin 1945, l'offensive est prévue pour le mois d'août, en dépit des mauvaises conditions météo. Staline pense au départ attaquer le 11 août, mais sur l'insistance de Vassilievsky, il décale le lancement au 9 et signe l'ordre d'offensive quelques heures seulement après le lâcher de la bombe atomique américaine sur Hiroshima. Les Japonais, quant à eux, restent persuadés jusqu'au bout que l'attaque ne peut avoir lieu avant septembre au plus tôt2, et leurs troupes sont d'ailleurs en plein mouvement pour se repositionner en accord avec la nouvelle stratégie défensive, ce qui accroît la surprise stratégique de l'opération soviétique. Les Japonais ont pourtant anticipé correctement l'axe d'attaque principal des Soviétiques, à travers le massif du Grand Khingan, pour d'évidentes raisons géographiques et logistiques, mais n'ont jamais pensé que de vastes attaques mécanisées pourraient y avoir lieu : les leçons de Khalkhin-Gol n'ont pas été retenues. Le renseignement japonais a connaissance de l'effectif soviétique global impliqué mais l'Armée Rouge, grâce à la maskirovka, a pu dissimuler la localisation précise de ses forces.

Au plan opératif, les Soviétiques ont dû d'abord définir l'échelle du théâtre des opérations. Des opérations aéroportées et amphibie contre le Japon ont été envisagées, puis écartées, en raison des lourdes pertes que cela risquait d'entraîner et du manque de soutien prévisible des Alliés. Une option d'attaque sur le nord de la Chine est également mise de côté car les objectifs abordés n'ont pas de valeur suffisante. L'assaut sur Sakhaline et les Kouriles, aussi évoqué, est conservé comme attaque secondaire, à la charge de la marine et des forces aériennes soviétiques. La Mandchourie et le nord de la Corée sont finalement retenues comme théâtre d'opérations principal pour détruire l'armée du Kwantung, afin de porter un coup final à l'effort de guerre japonais. Des considérations politiques entre également en jeu : il s'agit de devancer les Alliés occidentaux et en outre, les stocks d'armes japonaises capturés seront très vite cédés aux communistes chinois combattant les nationalistes pendant la guerre civile -sans que cela ait été forcément anticipé en 1945. Le plan opératif prévoit de grosses concentrations de bataillons mécanisés en détachements avancés, ainsi que dans les brigades, divisions et armées des forces de premier échelon des fronts engagés, particulièrement pour la 6ème armée de chars de la Garde qui assure la poussée principale à travers le Grand Khingan.

Le terrain sur lequel se déroule l'offensive en Mandchourie. Source :
GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria.


Il s'agit d'encercler le gros des forces ennemies puis de tronçonner les éléments encerclés et de les couper de leur réserve stratégique en Chine du Nord. Des attaques secondaires fixent les forces japonaises sur toute la longueur du front et les empêchent de barrer les axes d'attaque principaux. A l'inverse de ce qui s'est passé à l'ouest contre l'Allemagne où les fronts mènent une successions d'opérations pour obtenir le résultat stratégique, ici, les fronts ne conduisent qu'une opération dont la profondeur rejoint la stratégie. L'un des préparatifs principaux des Soviétiques concerne la prévention de l'utilisation d'armes bactériologiques par les Japonais. Un rapport du corps médical, dès mars 1945, insiste sur la nécessité d'une attention particulière aux moyens sanitaires de la campagne. Les troupes de l'Armée Rouge sont massivement vaccinées contre la peste et autres maladies sensibles, dont on redoute la dissémination par les forces nippones. Un poste de commandant en chef de théâtre, forgé pour Vassilievski, est créé le 30 juillet 1945 : il coiffe les armes aériennes et navales représentées après le 3 août par leurs chefs respectifs, Novikov et Kouznetsov. C'est alors la première fois pendant la Seconde Guerre mondiale que l'Armée Rouge crée un tel poste de commandant en chef de théâtre d'opérations.

Les Soviétiques ne disposent que de peu d'informations sur l'armée du Kwantung, qui a tant bien que mal cherché à dissimuler qu'elle avait été progressivement vidée de sa substance, disséminée à travers le Pacifique pour soutenir la défense des possessions japonaises. C'est pourquoi l'Armée Rouge double son effectif au printemps et à l'été 1945 de façon à pouvoir disposer d'un million d'hommes dans ses unités de combat et d'un demi-million dans les services arrières -par le transfert de 4 armées complètes et d'autres unités particulières, soit 750 000 hommes, entre mai et juillet. Les reconnaissances sont par définition limitées pour conserver l'effet de surprise : les Soviétiques ignorent en particulier si les réserves en chars et en avions des Japonais dans la plaine centrale de Mandchourie peuvent être d'importance pour une contre-attaque. C'est pour cette raison que la 6ème armée de chars de la Garde est considérablement renforcée : deux divisions de fusiliers motorisés3, deux brigades de canons d'assaut et quatre bataillons indépendants de chars. Les armées du premier échelon reçoivent également un supplément de forces mécanisées : des bataillons renforcés constituant des détachements avancés opèrent de 10 à 50 km en avant des divisions, et des détachements de reconnaissance spéciaux opèrent aussi à plus de 40 km en avant. On prévoit ainsi que la 6ème armée de chars de la Garde avancera sur 82 km par jour en moyenne (!), en bénéficiant d'un ravitaillement aérien ; d'ailleurs la percée dans la profondeur opérative est prévue sur pas moins de 820 km.


Le dispositif de l'armée du Kwantung en Mandchourie. Source :
GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria.


L'offensive soviétique a son axe principal à l'ouest, à travers l'attaque du Front de Transbaïkalie qui poussera vers l'est, tandis que le 1er Front d'Extrême-Orient attaque à l'est en direction de Harbin et que le 2ème Front d'Extrême-Orient, au nord, mène des assauts pour fixer les forces japonaises. Complètement surpris, les Japonais accusent de lourdes pertes (de 5 à 10 hommes pour un Soviétique mis hors de combat) et capitulent en dix jours. L'Armée Rouge a isolé l'armée du Kwantung, l'empêchant d'être évacuée ou de recevoir des renforts, grâce à l'emploi de multiples détachements avancés, bien que le manque de carburant et de moyens de transport ait parfois entravé le cours des opérations.

La campagne de Mandchourie est surtout une réussite pour les forces terrestres de l'Armée Rouge, celle-là même qui mettent en avant le modèle mandchourien à partir de 1960. L'infanterie a composé le gros des détachements avancés qui ont été le moyen de l'offensive éclair. Et c'est celle qui a effectué aussi la percée initiale. Des bataillons spéciaux se sont infiltrés à 5 km derrière les lignes ennemies avant l'attaque pour neutraliser les positions défensives japonaises. Les attaques de nuit ou par mauvais temps déroutent d'ailleurs considérablement les Japonais. Le premier échelon d'infanterie qui monte en ligne dispose, sur les points de rupture choisis du 1er Front d'Extrême-Orient, d'une concentration de 200 pièces d'artillerie et de 30 chars au kilomètre. Des renforts échelonnés sont massés en arrière pour être immédiatement injectés si besoin. Les détachements avancés sont le plus souvent commandés par des officiers de l'infanterie. Ils sont cependant limités par le manque de moyens motorisés, à tel point qu'il faut parfois reconvertir les transports pour l'artillerie en transports de troupes.

La décision stratégique d'engager de larges forces mécanisées en premier échelon s'est également avérée payante. La 6ème armée de chars de la Garde, en particulier, a joué à merveille son rôle de bélier. Elle a été renforcée pour accomplir sa mission dans la profondeur du dispositif ennemi, à tel point qu'elle compte alors plus de bataillons d'infanterie motorisée que de bataillons de chars (44 contre 25). Dans les autres armées du Front de Transbaïkalie, les éléments mécanisés et blindés sont également en premier échelon. Les chars ont contribué à la percée et ont ainsi permis l'exploitation en profondeur, une première qui n'a d'ailleurs pas fait l'unanimité lors de la planification initiale. En revanche, les grandes formations mécanisées ont été handicapées par le manque de carburant, les problèmes mécaniques liés au climat et l'insuffisance des moyens du génie. Les régiments de canons automoteurs ou les brigades de chars attachés aux armées combinées se sont révélés plus efficaces. Par contre, la 6ème armée de chars de la Garde a coopéré étroitement avec l'aviation pour son ravitaillement dont ont aussi bénéficé les équipes de reconnaissance spéciales motocyclistes précédent les corps de chars, chargées de prendre les points stratégiques.


Les opérations du Front de Transbaïkalie.-Source :
GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria.


L'artillerie n'a pas joué le rôle si considérable qui est le sien dans les offensives soviétiques du conflit -malgré la présence de quelques 26 000 pièces. D'abord parce qu'elle n'a pas pu être assez mobile pour suivre le rythme de l'exploitation, mais aussi, par exemple, parce que l'offensive initiale est menée dans l'obscurité, par des commandos, sans préparation d'artillerie ou de l'aviation. Encombrante à déplacer, elle consomme également beaucoup de ressources pour le transport de munitions : elle est plus efficace à l'échelon des canons automoteurs, ou des brigades de canons antichars ou de mortiers plus mobiles, par exemple. Les garde-frontières soviétiques, sous les ordres de l'Armée Rouge, ont joué un rôle important, composant certains détachements avancés et aidant à sécuriser les arrières. Ils contribuent à l'offensive nocturne initiale, parfois en coordination avec la marine, participant ainsi à la surprise tactique. A partir de mars-avril 1945, ils patrouillent pour empêcher la reconnaissance adverse de découvrir les préparatifs et les concentrations soviétiques, apportent ainsi également leur pierre à la surprise stratégique. Quant aux troupes du génie, elles ont bâti, rien que pour les préparatifs de l'attaque, 1 390 kilomètres de route et en ont réparé 5 000 autres. Elle creusent également des puits pour dénicher de l'eau et les abris de camouflage des chars de la 6ème armée de chars de la Garde. Au sein de la 5ème armée du 1er Front d'Extrême-Orient, les hommes du génie entraînent 5 000 hommes à l'assaut de fortifications, répartis dans 106 groupes d'assaut et 163 autres de démolition des obstacles. Un commando de 120 sapeurs d'une brigade motorisée saute sur Harbin pour s'emparer des ponts, bases et autres points importants pour éviter leur destruction par les Japonais.

Si l'aviation soviétique domine sa vis-à-vis japonaise, elle n'en mène pas moins des missions d'appui au sol et d'autres plus originales, pour rôder son expérience. En plus du ravitaillement déjà évoqué, elle participe à des opérations aéroportées et guide aussi, parfois, la progression des troupes au sol. Les unités à long rayon d'action et les avions de transport appuient principalement le Front de Transbaïkalie tandis que les chasseurs-bombardiers et chasseurs sont plus présents au-dessus du 2ème Front d'Extrême-Orient. Les problèmes rencontrés sont essentiellement liés à la relocalisation des avions au plus près de la progression, qui ne peut se faire immédiatement. La marine soviétique joue un rôle essentiel dans les opérations du 2ème Front d'Extrême-Orient, en particulier avec la Flottille de l'Amour. C'est elle également qui mène les opérations amphibie sur Sakhaline et dans les îles Kouriles, bien que les résultats soient en deça de ce qui était prévu en raison d'une mauvaise planification. D'ailleurs la marine soviétique est la première à s'intéresser à la campagne de Mandchourie, à travers deux publications parues en 1958 et 1959, avant l'adoption du modèle mandchourien par l'armée de terre.


L'adoption du « modèle mandchourien »


L'état-major général de l'Armée Rouge commande une série d'études sur les opérations de la Seconde Guerre mondiale alors que les tensions avec la Chine ne cessent de grandir au début des années 1960. Dès septembre 1960, le maréchal Zakharov, nouveau chef d'état-major de l'Armée Rouge (et chef d'état-major du Front de Transbaïkalie durant l'offensive en Mandchourie de 1945), attire l'attention sur la campagne de Mandchourie comme un possible modèle pour les opérations modernes, dans la revue d'histoire militaire du ministère de la Défense4. Les Soviétiques sont particulièrement intéressés par le fait que la décision a été emportée, dans cette campagne, lors de la phase initiale des opérations, celle à laquelle l'Armée Rouge accorde le plus d'importance dans le cadre d'une guerre moderne.


Le maréchal Matvei Zakharov, qui a participé à la campagne de Mandchourie, va encourage l'étude de l'opération à partir de 1960.-Source : Wikipédia.


La littérature sur la campagne de Mandchourie prend en fait trois formes distinctes : les mémoires des commandants des forces d'Extrême-Orient de l'époque ; le récit officiel de la performance des différentes branches de l'armée soviétique dans la campagne ; et des analyses plus complètes de l'ensemble de l'opération. Après l'article du maréchal Zakharov, il faut attendre plusieurs années, en 1962 et 1963, pour voir apparaître les premiers livres sur la campagne : une étude des opérations conduites par la 6ème armée de chars de la Garde (Kroupchenko) et une autre sur le ravitaillement en eau, qui peut toujours s'avérer utile dans le cadre d'une guerre nucléaire (Tsirlin).

En 1965, le général Pliev, qui a commandé le groupe de cavalerie mécanisée soviéto-mongole au sein du Front de Transbaïkalie, publie ses mémoires. La même année, le général Lioudnikov, qui commandait la 39ème armée protégeant le flanc gauche de la 6ème armée de chars de la Garde, fait également part de son expérience dans une revue militaire. Suivent une étude sur le rôle des garde-frontières (Platonov et Boulatov), un récit de l'invasion du sud de Sakhaline (D'iakonov) et un article sur l'ensemble de la campagne. Enfin, deux ouvrages majeurs, celui des maréchaux Zakharov et Malinovsky (qui a commandé le Front de Transbaïkalie pendant la campagne), Final, étude politico-militaire soviétique classique, et l'autre, Victoire en Extrême-Orient, plus destinée aux militaires, de L.N. Vnotchenko, paraissent en 1966. Ils sont mis à jour en 1969 et 1971 respectivement. La même année, le maréchal Meretskov, qui commandait le 1er Front d'Extrême-Orient, fait part de ses souvenirs dans une revue militaire.


Rodion Malinovsky, ministre de la Défense soviétique et qui a commandé le Front de Transbaïkalie pendant la campagne de Mandchourie, est l'un des principaux soutiens du "modèle mandchourien".-Source : Wikipédia.


Les publications se généralisent après 1966. En 1967, le général Lioudnikov édite un livre ; les mémoires du général Shtemenko relatives à la campagne sont rééditées ; le commandant adjoint du corps des transmissions d'Extrême-Orient, Kourochkin, publie un article sur le sujet. Les maréchaux Meretskov et Vassilievski discutent également des deux ouvrages parus en 1966. L'année 1968 voit une véritable prolifération de publications relatives à l'opération. Les mémoires des maréchaux Meretskov et Shtemenko sont éditées. Le trentième anniversaire des batailles du lac Khasan et de Khalkhin-Gol en 1968-1969 connait également une floraison de publications. En 1969, juste après les premiers incidents avec la Chine, le général Toloubko, commandant le district militaire d'Extrême-Orient, revient dans un article sur les combats avec la Chine en Mandchourie de 1929. Zakharov publie un article la même année sur les solutions trouvées pendant la campagne de 1945 à un certain nombre de problèmes, comme la dissimulation de la concentration des troupes, et un autre article l'année suivante où il encourage l'étude des batailles du lac Khasan et de Khalkhin-Gol. Le maréchal de l'artillerie Kazakov publie ses mémoires en 1973. L'année suivante, un article revient sur la performance des blindés du 1er Front d'Extrême-Orient à travers la taïga (Ezhakov). Il est suivi en 1975 par l'ouvrage du commandant de la 25ème armée du 1er Front d'Extrême-Orient, Chistiakov, qui a collaboré avec la marine et a utilisé les brigades de chars pour rompre des lignes fortifiées ; et par un autre écrit par deux membres du conseil militaire du commandement d'Extrême-Orient, Shikin et Chapochnikov.

L'adoption du modèle mandchourien répond à la fois aux tensions grandissantes avec la Chine mais aussi à un repositionnement de l'armée de terre soviétique face aux coupes apportées par Khrouchtchev, qui privilégie les forces nucléaires. Le maréchal Malinovsky, ministre de la Défense, Zakharov, à l'état-major général, et Tchouïkov, qui commande les forces terrestres soviétiques, s'opposent vigoureusement aux réductions d'effectifs effectuées par Khrouchtchev, jusqu'à sa chute en 1964. Le colonel-général Pavlovskii est promu en 1967 général d'armée et commandant des forces terrestres après avoir été responsable du district militaire d'Extrême-Orient, où il a bâti une base solide pour de grandes opérations conventionnelles. C'est lui qui dirige le premier exercice militaire à l'échelle du théâtre d'opérations, avec des manoeuvres autour de la combinaison des armes, qui n'implique pas l'emploi des armes nucléaires par l'Armée Rouge, dans le scénario retenu. En outre, la même année, celle-ci fait en sorte d'augmenter la réserve entraînée pour gonfler ses effectifs potentiels en cas de conflit.

L'opération en Tchécoslovaquie d'août 1968 et les manoeuvres en parallèle des escarmouches avec la Chine à l'été 1969 confirment l'intérêt de l'Armée Rouge pour la réflexion sur le modèle mandchourien. Les études sur la campagne se multiplient notamment parce que son contexte semble davantage ressembler au schéma de guerre courte contre un ennemi inférieur en nombre privilégié par les Soviétiques à cette époque. La campagne renvoie aussi une image beaucoup plus positive de l'Armée Rouge que l'affrontement face à l'Allemagne. Paradoxalement, dans leurs réflexions, les Soviétiques en viennent parfois à écarter tout emploi possible de l'arme nucléaire, non sans gêne. De 1965 à 1972, l'Armée Rouge met en avant des officers généraux prêts à mener ce concept stratégique dans un conflit éventuel avec la Chine, tandis qu'un traité est renégocié avec la Mongolie pour le stationnement des troupes de l'Armée Rouge. Le modèle mandchourien sert donc de base à la modernisation de la combinaison des armes soviétiques et à l'installation de structures avancées pour les opérations, notamment en Asie.


Un modèle caractéristique


L'offensive de Mandchourie en août 1945 repose sur la surprise stratégique et sur une planification logistique entamée dès le printemps précédent. Le plan opérationnel prévoit d'isoler et de détruire l'armée du Kwantung au cours d'une brève campagne. Le plan final inclut des attaques simultanées sur plusieurs lignes de front ; un groupe mobile attaquant par surprise, à partir de la Mongolie ; et une armée de chars conduisant l'attaque principale à travers le désert de Gobi, le massif du grand Khingan et la plaine de Mandchourie centrale. Le résultat ne dépend pas de la supériorité numérique des Soviétiques mais plutôt d'une certaine supériorité qualitative : plus grande mobilité, plus grande puissance de feu, meilleure maîtrise de la guerre moderne par les unités de l'Armée Rouge engagées dans l'opération. Dans les trois mois suivant la reddition de l'Allemagne, les Soviétiques transfèrent quatre armées complètes en Extrême-Orient5. L'offensive est combinée dans le sens où elle inclut à la fois les composantes terrestre, aérienne et maritime des forces armées soviétiques mais également les troupes mongoles. Le théâtre des opérations s'étend sur 5 000 km de front et les manoeuvres dans la profondeur opérative de l'ennemi s'étalent sur 300 à 800 km.

Pour les Soviétiques, le succès de la campagne tient d'abord à la surprise, la puissance, la vitesse et à la percée. Cependant, ils reconnaissent que l'infériorité numérique et technologique des Japonais, en particulier dans les domaines antiaériens et antichars, a joué. Les mémoires soviétiques évoquent de nombreuses difficultés liées au caractère dispersé des opérations et à la progression sur de longues distances. Mais le dessein stratégique, la planification opérationnelle, le schéma tactique et son exécution restent des modèles pour les penseurs soviétiques. Plusieurs facteurs ont contribué, d'après eux, à un succès si impressionnant : la surprise, la domination aérienne quasi complète au-dessus du champ de bataille et la plus grande maîtrise des armes modernes dans l'Armée Rouge. Ils signalent aussi que l'armée du Kwantung n'a pas assez préparé ses défenses en profondeur, même si ce faisant ils minimisent également l'impact de la guerre contre les Anglo-Américains sur l'efficacité des troupes japonaises auxquelles l'Armée Rouge a fait face.


L'exercice Dniepr, en 1967, est la démonstration d'un regain d'intérêt de l'Armée Rouge pour les opérations conventionnelles d'envergure. La dimension aéromobile y est d'ailleurs expérimentée pour la première fois.




Au niveau stratégique, la conception de la campagne reflète un style de commandement collectif sous la houlette du maréchal Vassilievski, de l'état-major général de l'Armée Rouge. La maskirovka sovietique a été particulièrement rigoureuse pour tromper les Japonais : en particulier, comme avant l'offensive du 20 août 1939 à Khalkhin-Gol, l'Armée Rouge laisse croire qu'elle est sur une posture défensive. Une des leçons principales tirées de cette campagne par les théoriciens soviétiques est que l'on peut obtenir la surprise stratégique complète pour la première opération de la guerre, ou peu s'en faut.

Si les Soviétiques s'intéressent tant à la campagne de Mandchourie de 1945, c'est qu'ils ont alors un intérêt particulier pour les opérations conventionnelles, et qu'ils cherchent à éviter les immenses pertes des débuts de la Grande Guerre Patriotique ou celles qui seraient provoquées par un conflit nucléaire à grande échelle. L'évolution des relations internationales pèse aussi dans la balance. Il s'agit d'utiliser au mieux la maskirovka non pas pour obtenir une surprise stratégique complète mais pour cacher le plus possible l'ampleur des préparatifs. L'Armée Rouge cherche à emporter la décision dans la phase initiale des hostilités : elle privilégie en conséquence des concentrations énormes sur des secteurs d'attaque étroits pour la percée, des bombardements soudains et des avances rapides sur les points de communication majeurs et les centres de contrôle adverses. Il s'agit aussi de désorganiser le plus possible les arrières de l'ennemi, non pas de détruire sa force principale. Le plan opératif du modèle mandchourien comprend donc l'utilisation massive de forces spéciales, des avances brusquées par des détachements avancés, suivies de la progression d'immenses armées mécanisées.

Au niveau tactique, ce modèle inclut certains choix et favorise certaines armes, dans le cadre d'une guerre courte reposant sur une seule offensive d'envergure. Il recquiert des forces mécanisées, des moyens de ravitaillement ambulants, un génie mécanisé, une défense antiaérienne et des transmissions mobiles. Il exige des mouvements rapides par des forces compactes sur des axes et des terrains différents, ce qui implique des manoeuvres régulières, des matériels prépositionnés et des transferts de troupes très rapides. Une pénétration en profondeur et courte dans le temps du dispositif adverse nécessite aussi des capacités aériennes, amphibie, et une interdiction menée par des troupes aéroportées. L'Armée Rouge accroît en conséquence son infanterie mécanisée, ses parachutistes, ses services arrière, son artillerie automotrice, ses sapeurs, ses fusiliers marins, son aviation de transport et d'appui tactique. Par contrecoup, cela empêche, vu le manque de moyens financiers, le développement de matériels plus modernes (chars, avions, etc). Le modèle mandchourien comprend en outre la mobilisation totale de l'appareil militaire et du secteur civil pour fournir des réserves entraînées, une flotte d'appareils de transport et des services arrière conséquents. C'est un modèle qui est donc très coûteux en temps de paix : armes modernes, troupes spécialisées, forces de réaction rapide, réserves entraînées, organisations de soutien.


Conclusion


L'Armée Rouge, sur un plan stratégique, s'intéresse avant tout au modèle mandchourien en raison de la menace de plusieurs front simultanés en cas de conflit, et en particulier lors de la rupture avec la Chine dans la décennie 1960, avec l'acquisition de l'arme nucléaire par celle-ci face au renforcement conventionnel de l'Armée Rouge en Asie et son rapprochement avec les Etats-Unis et l'Europe. Pour résoudre ce dilemme, les Soviétiques augmentent leurs capacités offensives sur tous les fronts. En jouant la « détente » sur un front, il est également possible de concentrer rapidement des forces et de mobiliser rapidement pour une offensive courte sur l'autre front. Le maréchal Zakharov résume ainsi l'intérêt du modèle mandchourien, en 1969 : « C'est [la campagne de Mandchourie] un exemple distingué de la résolution de problèmes stratégiques majeurs dans le temps le plus court. » . Et Shtemenko ajoute : « C'est l'une des plus grosses opérations stratégiques soviétiques, l'une des plus magistralement planifiées et exécutées ». Cela n'empêche pas le modèle mandchourien d'être critiqué comme une construction purement intellectuelle à partir de l'histoire militaire, une recette miracle pour une guerre courte et décisive : dès 1975, le maréchal Grechko rappelle ainsi que ce postulat a été l'une des raisons principales de la défaite catastrophique de l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. D'autres penseurs soviétiques ont également souligné combien ce culte de l'offensive et de la « guerre éclair » présente un risque de guerre accru et s'assimile à une sorte d'aventurisme dangereux. Fort heureusement, cette absolutisation de valeurs militaires comme la surprise, une première frappe foudroyante et une guerre sans pause ou presque, n'est jamais devenue réalité.


Pour en savoir plus :


DESPRES, John, DZIRKALS, Lilita et WHALEY, Barton, Timely Lessons of History : The Manchurian Model for Soviet Strategy, The Rand Corporation, juillet 1976.

DZIRKALS, Lilita, « Lightning War » in Manchuria : Soviet Military Analysis of the 1945 Far East Campaign, The Rand Corporation, janvier 1976.

GLANTZ, (lieut.-col.), David M., August Storm. The Soviet 1945 Strategic Offensive in Manchuria, Leavenworth Papers No.7, Combat Studies Institute, U.S. Army Command and General Staff College, Février 1983.

GLANTZ (col.), David M., THE BASES OF FUTURE SOVIET MILITARY STRATEGY, Soviet Army Studies Office, U.S. Army Combined Arms Command, Fort Leavenworth, Kansas, août 1990.

SAPIR, Jacques, La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l'art de la guerre soviétique, Editions du Rocher, 1996.


1L'Armée Rouge maintient pas moins de 40 divisions en Extrême-Orient, y compris après la signature du pacte de neutralité avec le Japon en 1941 et après le déclenchement de l'opération Barbarossa. L'armée du Kwantung, malgré ses carences, maintient une posture offensive jusqu'en... septembre 1944, n'acceptant une posture de retardement aux frontières et de défense en retrait, à l'intérieur de la Mandchourie, qu'en mai 1945.
2Le commandant de la 4ème armée japonaise de l'armée du Kwantung, le général Uemura, pressent une offensive soviétique au mois d'août 1945 et prépare ses unités en conséquence. Mais il n'est pas suivi.
3Selon le modèle de la structure des forces soviétiques de 1941. Ce renforcement place la 6ème armée de chars de la Garde sur un pied d'égalité avec ce que sera l'armée mécanisée soviétique de 1946, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui est renforcée en fusiliers motorisés par rapport à l'armée de chars de 1945.
4« Une attention doit être portée à l'étude de certaines opérations. Leur étude, en prenant en compte les moyens actuels de l'art de la guerre, permettra de dégager certaines conclusions utiles pour conduire la phase initiale des opérations sous des conditions modernes. (...) L'exécution d'une telle campagne stratégique offensive de grande échelle, avec les forces de trois fronts, sur une certaine profondeur et avec un tempo rapide sur un théâtre d'opérations exceptionnellement difficile en raison de ses caractéristiques naturelles, est un exemple instructif dans l'histoire des forces armées soviétiques. » .
5L'Armée Rouge choisit à dessein des état-majors et des formations expérimentées : les 39ème et 5ème armées qui ont participé à la conquête de la Prusse-Orientale ; la 6ème armée de chars de la Garde et la 53ème armée qui stationnent dans la région de Prague.

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