Par Albert Grandolini
Remarques préliminaires
Tous travaux concernant la Chine se
heurtent à la transcription des idéogrammes chinois en alphabet
latin. Compte tenu que l’auteur s’est appuyé principalement sur
des sources anglophones, certaines datant d’une période antérieure
aux année 1980, date à laquelle le système de transcription Pinyin
a commencé à s’imposer, il a pris le parti d’utiliser l’ancien
système Wade Giles, alors la norme internationale en usage. Le
système de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO),
longtemps utilisé en France, fonctionne sur le même principe de
retranscription phonétique. Au delà de l’exercice périlleux de
tous retranscrire en Pinyin, il est à noter que de nombreux noms de
localités ou de repères géographiques ont changé de dénomination
depuis 1949 en Chine. En se référant aux sources de l’époque, il
limite au minimum les erreurs de traductions des noms alors en usage.
Au delà des problèmes linguistiques, il est à remarquer que se
cache aussi un problème politique car aujourd’hui encore Taiwan,
la « province rebelle », refuse d’utiliser le Pinyin,
préférant toujours le Wade Giles.
Les lecteurs désireux de se faire
préciser la prononciation d’un mot pourront néanmoins se référer
à l’annexe du tableau des conversions de l’UNESCO.
L’alliance Kuomintang –
Parti communiste
A l’issue de l’effondrement du
pouvoir impérial en 1911, la Chine a sombré dans l’anarchie,
divisée en cliques militaires qui s’affrontent. Un
« gouvernement » formé par des alliances instables siège
toujours à Pékin et reste reconnu par les puissances étrangères
tant qu’il ne remet pas en cause les « traités inégaux »,
notamment le contrôle financier que ceux-ci exercent de facto et les
zones d’extraterritorialités octroyées, en fait de véritables
colonies que constituent les concessions internationales, sans
oublier le droit à leurs canonnières de naviguer sur certains
fleuves chinois. Ce qui subsiste du gouvernement révolutionnaire du
Kuomintang (KMT) s’est retranché à Canton. Après de vaines
alliances avec certains seigneurs de guerre, systématiquement
trahis, le chef historique de la révolution chinoise Sun Yat-sen
prend enfin conscience qu’il lui faut forger un véritable parti
discipliné et un outil militaire efficace s’il veut un jour
réunifier le pays en lançant ce qu’il appelle de ses vœux
« l’expédition du Nord ». Pour cela, il envisage de
créer une armée nouvelle où les cadres seront dévoués à la
cause de la révolution par une instruction à la fois militaire et
idéologique. Il doit aussi élargir sa base politique et cherche à
rallier à sa cause tous les partis qui cherchent à renverser le
pouvoir des cliques militaires ou Tuchüns (2). Sun Yat-sen s’adresse
aussi à la seule autre force à prétention révolutionnaire
présente en Chine, le tout nouveau parti communiste chinois (PCC).
Cette alliance est moins due à des
circonstances intérieures chinoises, le PCC, est alors un
groupuscule insignifiant, qu’à des contingences extérieures. En
effet, créé en juillet 1921 dans la clandestinité dans la
Concession Française de Shanghai, le PCC ne regroupe alors que 57
militants. Ce sont en majorité des intellectuels, étudiants et
universitaires, gravitant autour de son secrétaire général Chen
Tu-hsiu, recteur de la faculté de lettre de l’université de
Pékin, autour du groupe d’étude marxiste le « Pavillon
Rouge ». A l’époque militants socialistes et surtout
anarchistes dépassent de loin en nombre les communistes. De façon
significative, les chinois communistes sont alors plus nombreux à
l’étranger, principalement en France, qu’en Chine même, avec un
peu plus de 500 membres. Ils se recrutent principalement au sein du
mouvement des « étudiants ouvriers ». Celui-ci a été
créé dès la fin du 19e siècle par des réformistes qui
désiraient parrainer des jeunes gens pour qu’ils puissent
bénéficier d’un enseignement occidental moderne et en même temps
rompre avec l’aversion très confucéenne des lettrés
traditionnels qui méprisaient le travail manuel. Non seulement, de
façon pratique, le fait de travailler en usine permettait de
subvenir aux besoins de certains étudiants dont les familles ne
pouvaient en assurer pleinement la charge, mais cela permettrait
aussi d’avoir une expérience concrète « du peuple »
qu’aspiraient leurs idéaux réformateurs et, pour les plus
extrémistes, révolutionnaires. Ces derniers prônaient ainsi une
véritable « révolution culturelle », appelant à
abattre la « boutique Confucius », et à rompre de façon
radicale avec la culture chinoise traditionnelle au profit d’un
universalisme occidental pour moderniser le pays dans le cadre d’un
« grand bond en avant ». Des thématiques qui vont
en fait traverser l’histoire tumultueuse des révolutions chinoises
au cours des décennies suivantes. La France, pays qui aux yeux de
ces intellectuels chinois passe pour le « plus civilisé »,
pétri de culture et de traditions révolutionnaires, y attire
particulièrement ces militants exaltés. C’est dans ce milieu très
politisé que vont se recruter d’autres membres du PCC, dont
certains seront amener à jouer un rôle important, tels que Teng
Hsiao-ping, Chou En-lai ou encore le futur Maréchal Chu Teh.
Tout embryonnaire qu’il est, le PCC
n’en adhère pas moins au Komintern et y envoie plusieurs délégués
à son 3e Congrès de juillet 1921. Sous la férule du
grand frère soviétique, le PCC se rend compte qu’au vu de son
extrême faiblesse, et que les conditions révolutionnaires ne sont
pas encore propices dans un pays considéré comme encore étant à
la fois « féodal » et « semi colonial », il
doits s’associer avec la « bourgeoisie révolutionnaire »
afin de mener dans une première phase la « révolution
démocratique ». L’objectif immédiat est d’abord de réunir
toutes les forces progressistes pour s’affranchir des puissances
étrangères « capitalistes » et chasser les seigneurs de
guerres en réunifiant politiquement la Chine. Par conséquent, seul
le KMT parait à même d’offrir cette perspective pour d’abord
réaliser la « révolution bourgeoise ». Du succès de
celle-ci pourrait se mettre en place le « processus objectif de
différenciation de classes » nécessaire à un éventuel
triomphe de la révolution prolétarienne. Moscou dépêche en Chine
l’agent du Komintern Henk Sneevliet, alias Maring, un communiste
Hollandais qui a beaucoup œuvré dans les Indes Orientales
Néerlandaises, pour y imposer la nouvelle ligne et aider à
organiser le PCC.
Sun Yat-sen qui n’a de cesse de
conforter sa base révolutionnaire autour de Canton en essayant de
s’affranchir des alliances changeantes et pesantes avec des
seigneurs de guerres locaux se trouve alors à la croisée des
chemins. Il a tenté en vain de faire appel au sens patriotique des
cliques militaires du nord, et s’est même résigné à solliciter
l’aide des États-Unis, les appelants à prendre la tête d’une
coalition d’états occidentaux unissant leurs forces avec celles du
KMT pour vaincre les différentes factions militaires. Après une
période transitoire de « tutelle internationale », la
souveraineté serait restituée à la Chine. Mais même l’Amérique
wilsonienne ne voulait de cette aventure. Quant aux puissances
européennes, elles ne sont sûrement pas prêtes à renoncer à
leurs zones d’influences. Seule la toute jeune Union Soviétique
avait proclamé sa renonciation aux privilèges extraterritoriaux
hérités de la Russie tsariste. Moscou qui tentait de se faire
reconnaître internationalement poussait ainsi à une coopération
avec l’enclave KMT de Canton.
Sans n’avoir jamais été un
marxiste, Sun Yat-sen fut alors rassuré par la modération relative
de la nouvelle politique économique menée alors par l’Union
Soviétique avec la mise en place de la NEP. Il y dépêcha en 1923
une mission d’information sur les méthodes d’organisations
politiques, économiques et militaires des Bolcheviques, et des
« invités » du KMT furent mêmes conviés au Congrès
des Peuples de l’orient du Komintern comme observateurs. Sun
Yat-sen envoya aussi son conseiller militaire, Chiang Kai-shek,
s’enquérir de l’état de l’armée rouge et négocier une
première aide militaire.
A l’issue de cette visite, les bases
d’une coopération avec l’Union Soviétique furent mises en
place. Contre une aide financière, militaire et organisationnelle,
le KMT s’engageait à accepter en ses rangs, à des postes à
responsabilités, des membres du PCC. Ceux-ci, tout en étant
communistes, adhéraient aussi, à titre individuel, au Kuomintang.
Par contre, Sun Yat-sen obtint que les communistes ne puissent créer
un bloc ou une tendance particulière au sein de son propre parti.
Malgré de nombreuses réticences, surtout de l’aile droite du KMT,
l’accord fut entériné. Pour des raisons donc purement tactiques,
le KMT et le PCC décidèrent de s’entendre. L’alliance offrait
aux communistes un formidable tremplin et ils se retrouvèrent du
jour au lendemain à occuper des positions clefs au sein d’une
structure étatique en devenir.
Une mission de conseillers russes
arriva peu après à Canton, sous les ordres de Mikhail Gruzenberg,
alias Borodine. Il a pour secrétaire interprète Nguyen Ai Quoc, le
futur dirigeant communiste vietnamien qui prendra le nom de Ho Chi
Minh. Très efficacement, Borodine s’atèle à réorganiser le KMT
en une structure centralisée à la soviétique. Un communiste, Tan
Ping-shan, est nommé à la tête du Département de l’organisation
du Kuomintang. Un Bureau de la Propagande est aussi créé et un
autre communiste, le jeune Mao Tse-toung, en sera un moment le chef
intérimaire. Il est doté de moyens conséquents pour former des
équipes de propagandistes et lance plusieurs journaux et revues, y
compris dans les zones tenues par les divers seigneurs de guerres.
Appuyé donc sur une solide structure partisane, la propagande du
KMT, teintée de thèmes communistes, prendra toute son importance au
moment de l’expédition du Nord. Le « Corps de Propagande »
de l’armée nationaliste véhiculant thèmes et slogans
révolutionnaires et patriotiques, contribuera puissamment à
l’effondrement des administrations et des armées nordistes le
moment venu.
Mais c’est surtout dans le domaine
de l’encadrement des premiers syndicats ouvriers que les
communistes vont particulièrement agir, notamment à Shanghai, alors
le premier centre industriel du pays, avec l’organisation
clandestine de milices ouvrières. L’industrialisation de la Chine
s’est en effet accélérée lors de la 1e Guerre
mondiale, en grande partie grâce aux investissements japonais. Le
pays compte un peu plus de deux millions d’ouvriers dans le secteur
industriel en 1925, employés dans 1 347 usines de plus de 30
ouvriers, dont 119 usines textiles. S’y ajoutent un peu plus de
10 000 millions d’artisans, employés des mines, des pêcheries
semi industrielles, des transports et services liés à l’industrie,
sur une population totale de plus de 450 000 millions. Pour des
raisons idéologiques, le PCC va s’évertuer dans un premier temps
à s’implanter au milieu de ce prolétariat naissant plutôt qu’au
sein des masses paysannes des campagnes.
Moscou, ne voulant pas mettre tous ses
œufs dans le même panier, continuait cependant de reconnaître le
gouvernement de Pékin, coalition changeante de seigneurs de guerre,
comme étant celui de toute la Chine. D’autre part, les Russes
doutaient toujours de la détermination de Sun Yat-sen et pensèrent
même un moment à traiter avec Feng Yu-hsiang, le fameux « Maréchal
Chrétien » qui venait temporairement de s’emparer du pouvoir
à Pékin en trahissant son mentor, Wu Pei-fu, dit le « poète ».
En effet, Feng Yu-hsiang, continuant sa « transformation
intérieure », de simple seigneur de guerre en serviteur zélé
de sa nouvelle foi chrétienne, en appelait maintenant à des
réformes démocratiques et même sociales ! Il se déclara
proche des idées des communistes et fit une tournée en Union
Soviétique pour y voir leurs mises en œuvre. Moscou alla jusqu’à
lui livrer des armes et les puissances occidentales le considérèrent
maintenant comme un « bolchevique »…
A son initiative, le « maréchal
chrétien » convoqua toutes les factions chinoises pour une
conférence pour la mise en place d’un véritable « gouvernement
d’union nationale ». Sun Yat-sen y fut aussi convié. Déjà
miné par un cancer du foie, affaibli physiquement et
intellectuellement, il consentit à répondre à l’invitation,
espérant aboutir à une solution pacifique plutôt qu’à une
reconquête militaire du nord du pays. Il décéda en cours de route,
plongeant le KMT dans le désarroi. Wang Ching-wei, numéro deux du
parti, lui succéda mais se heurtait à la sourde hostilité de
Chiang Kai-shek, le conseiller militaire de Sun Yat-sen. Les luttes
de faction traditionnelles sonnèrent vite le glas de la
conférence.de Pékin. Pour les révolutionnaires de Canton, seul
désormais un recours aux armes s’imposait. Pour cela, ils vont
s’appuyer sur un tout nouvel outil militaire, encadré par de
jeunes officiers zélés en train d’être formée au sein de la
nouvelle académie militaire de Whampao.
L’académie de Whampao
Celle-ci fut mise en place le 1er
mai 1924 avec l’aide organisationnelle soviétique. Le but est de
créer un corps d’officiers non seulement formés sur le plan
militaire mais aussi idéologiquement pour servir loyalement la
révolution. On adopte à cet effet le système d’encadrement
politique de l’armée soviétique. Des communistes vont y être
placés à des postes clefs, comme Chou En-lai, commissaire politique
en chef de l’académie commandée par Chiang Kai-shek. Tout oppose
ces deux personnalités destinées à marquer l’histoire de la
Chine. Le premier, militant communiste fervent, va tout faire pour
augmenter l’influence du PCC par un habile programme
d’endoctrinement des cadets et la nomination de nombreux cadres
communistes dans l’appareil militaire du KMT. L’autre, diplômé
de l’académie militaire impériale au Japon, sous des dehors
révolutionnaires, demeure fondamentalement un conservateur. Il a
pour modèle affiché Tseng Kuo-fan, le gouverneur militaire
réformiste du 19e Siècle qui initia la modernisation de
l’armée et écrasa l’insurrection Taiping. Personnage complexe,
Chiang Kai-shek menait une vie austère, tout en n’hésitant pas à
user de la corruption comme moyen pour en venir à ses fins. Il
maintenait ainsi des liens troubles et controversés avec la « Bande
Verte », la principale organisation criminelle qui contrôlait
la pègre de Shanghai. En épousant la sœur de la femme de Sun
Yat-sen de la prestigieuse famille des Soong, il se posera en
héritier du grand homme. A Chou En-lai qui professe une idéologie
radicale, il tempère cet enseignement en promouvant une « nouvelle
révolution morale », censée restaurer les valeurs chinoises
traditionnelles tout en y introduisant des concepts éducatifs
« modernes » inspirés de l’Occident.
L’académie de Whampao bénéficie
surtout d’une importante mission militaire soviétique, commandée
par Vasily Blücher, alias Galen, qui fournit des instructeurs.
Ceux-ci vont mettre sur pied un cursus combinant des programmes
inspirés des méthodes de l’armée soviétique et d’autres
spécifiquement chinois, dérivés de la prestigieuse académie de
Paoting. Sur le plan doctrinal, Whampao offre donc un curieux mélange
de modèle d’organisation soviétique, avec l’institution d’un
corps de commissaires politiques pour l’armée jusqu’à l’échelle
de la compagnie, et de préceptes militaires traditionnels chinois au
niveau stratégique, où actions militaires et diplomatie doivent se
combiner pour conclure une bataille.
Au niveau tactique, ce sont par
contre les règlements Japonais, décalqués de ceux de l’armée
française d’avant 1914 et adoptés dans les écoles militaires
chinoises mises sur pied depuis la fin du 19e siècle, qui
sont enseignés. Ce qui se traduit par un culte de l’offensive, une
espèce « d’esprit Bushido », qui requiert une
obéissance aveugle, et un esprit de sacrifice dans les actions
défensives sans esprit de recul. Tactiquement, cela va se traduire
par une grande agressivité de la part des officiers chinois sur le
terrain mais souvent aussi un évident manque de souplesse. On
préfère ainsi tenir des positions impossible à défendre jusqu’au
bout. D’autre part, Chiang Kai-shek impose aussi la notion de
« responsabilité collective » qui, sur le plan
militaire, se traduit par des mesures punitives pour tous les membres
d’une même unité si des hommes ont failli. Ce système à la
longue va empêcher toute initiative et minera le moral des troupes.
Cet état d’esprit est aggravé par
le fait que Whampao offre seulement un cursus raccourci par rapport
par exemple à l’académie de Paoting. En effet, il faut former
rapidement le plus possible d’officiers pour encadrer la nouvelle
« Armée Nationale Révolutionnaire » (ANR), la qualité
étant remplacé en quelque sorte par le nombre. On compte surtout
sur le zèle révolutionnaire des cadets qui commence à se recruter
à travers toute la Chine, surtout au sein des ligues étudiantes.
Des volontaires qui prennent tous les risques, traversant les lignes
de fronts, pour venir s’engager.
L’école fournira un peu plus de
7 000 officiers de 1924 à début 1927. Ainsi, Whampao va non
seulement former, côte à côte, les principaux officiers de l’armée
nationaliste mais aussi ceux de la future armée rouge chinoise.
Cadets partageant les mêmes promotions, ils devront bientôt
s’affronter dans une terrible lutte à mort. Parmi les figures
marquantes, côté nationaliste, les futurs généraux Tu Yu-ming ou
Cheng Chen et côté communiste, les maréchaux Lin Piao, Nie
Jung-chen ou Hsu Hsiang-chen. Des cadets étrangers sont aussi
formés, principalement des exilés coréens et quelques vietnamiens,
nationalistes et communistes.
L’académie est organisée en
plusieurs départements ; infanterie, artillerie, génie,
communication, enseignement politique. Elle dispose aussi d’un
régiment de manœuvre. C’est ce dernier qui est engagé lorsque le
pouvoir de Sun Yat-sen est menacé par la milice des marchands de
Canton en Octobre 1924. L’élan des cadets impressionne
favorablement au cours de ce premier combat. La montée en puissance
régulière des forces du KMT est aussi rendue possible par la
livraison de matériels soviétiques : 26 000 fusils, 100
mitrailleuses, 24 pièces d’artillerie, 116 véhicules et 15 avions
R-1 qui permettent pour la première fois au KMT d’avoir une
aviation. A ces aides directes, plutôt modestes, s’ajoutèrent des
achats en Europe et Amérique grâce aux subsides donnés par Moscou.
L’ ANR, pratiquement inexistante en 1924, passe à 40 000
hommes en juillet 1925, 85 000 en décembre de la même année,
et près de 100 000 six mois plus tard en comptant des éléments
de troupes de seigneurs de guerres du Kwangsi et Hunan ralliés.
Elles sont organisées en huit armées.
En théorie, chaque armée comporte trois divisions à trois
régiments de 1 620 hommes chacun, soit 14 580 hommes. Les
soldats sont sélectionnés, comptant beaucoup d’étudiants, et
hautement motivés. Enfin les conseillers soviétiques jouent un rôle
important en prenant part au travail d’état-major et accompagnent
les troupes chinoises sur le terrain jusqu’au niveau du régiment.
Mikhail Gruzenberg, alias Borodine,
est à la tête de la mission de conseillers soviétiques. Ses
adversaires vont le surnommer « l’empereur rouge » de
Canton. (Collection Albert Grandolini)
|
L’académie militaire de Whampao en
1925. (Collection Albert Grandolini)
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Les préparatifs de l’expédition
du Nord
Ceux-ci sont retardés par la mort
soudaine de Sun Yat-sen qui entraîne une lutte pour sa succession et
les premières fissures dans l’alliance KMT – PCC. L’aile
droite du Kuomintang réclame ouvertement la rupture avec les
communistes et une partie fait dissidence, avec le « groupe des
collines de l’Ouest ». Mais le nouveau Président du KMT,
Wang Ching-wei, de l’aile gauche, réaffirme l’accord scellé.
Prudent, Chiang Kai-shek, désormais à la tête de la région
militaire de Canton, ronge son frein car il a toujours besoin de
l’aide russe. D’autant que plusieurs seigneurs de guerre qui
avaient prêtés allégeance à Sun Yat-sen ne reconnaissent plus la
légitimité du nouveau pouvoir. Profitant des dissensions
intérieures des Nationalistes, les forces de Chen Chiung-ming, qui
tient l’est du Kwangtung, décide de marcher sur Canton en janvier
1925 avec 30 000 hommes. Il s’est allié avec Tang Chi-yao,
Tuchün du Yunnan, et peut compter sur la neutralité de plusieurs
contingents ralliés du Yunnan et du Kwangsi. Plusieurs régiments
ennemis passent ainsi au travers des lignes de défense nationalistes
quand les troupes qui les gardent demeurent l’arme au pied. Chiang
Kai-shek réagit immédiatement et encore une fois sauve la situation
en engageant les cadets de Whampao du régiment de manœuvre. Début
février, Chen Chiung-ming est repoussé. Les nationalistes vont
ensuite passer le restant de l’année à le poursuivre, prenant sa
capitale fortifiée, Huichow, et le forçant à l’exil à Hong
Kong. Dans la foulée des troupes nationalistes, des cadres
communistes organisent des « zones libérées » en armant
les paysans et confisquant les terres aux grands propriétaires
terriens. Ils sont partisans de Peng Pai, un communiste dont la
l’action est alors désavoué, car il mise non sur le
prolétariat urbain mais sur les campagnes pour déclencher la
révolution.
Cette première victoire renforce
l’autorité de Chiang Kai-shek qui est nommé inspecteur général
de l’armée en charge de préparer l’expédition du Nord. Il
continue d’entretenir d’excellents rapports avec les conseillers
soviétiques et une véritable estime s’instaure entre lui et
Galen. De façon ironique, les Occidentaux voient alors en lui un
véritable bolchevique prêt à mettre le feu à toute la Chine.
Car entre temps, une vague de
contestation secoue les enclaves occidentales et les centres
industriels de la côte. Les syndicats, infiltrés par les
communistes, multiplient les grèves malgré une répression
impitoyable. Plus de 100 sections syndicales ont été crées,
regroupant plus de 180 000 ouvriers dont certains sont organisés
en milices clandestines dirigées par des communistes. Le 15 mai
1925, un ouvrier chinois est tué par un contremaître japonais dans
une usine textile de la concession internationale de Shanghai.
L’évènement provoque à travers le pays une nouvelle vague de
manifestations massives auxquels se joignent les étudiants et les
élites urbaines, rappelant par leurs ampleurs les troubles de 1919.
Le 30 mai, des étudiants s’attaquent à un poste de police sur
Nanking Road à Shanghai. Un officier anglais débordé fait ouvrir
le feu : douze tués et des dizaines de blessés. Les émeutes
s’étendent à d’autres concessions étrangères poussant
Français, Anglais, Américains et Italiens à envoyer des renforts
en Chine. Les patrouilles des canonnières britanniques, françaises
et américaines sont renforcées. Elles sont impliquées dans des
incidents avec divers groupes armés chinois et par leur appui -feu
viennent au secours des concessions de Hankow et Shameen près de
Canton.
En parallèle à la montée en
puissance du KMT, le PCC connaît aussi un essor spectaculaire,
passant de 57 membres en 1921 à plus de 58 000 en avril 1927. A
la fin de cette même année, le nombre de militants atteint 100 000
et son action indirecte s’étend sur 2 800 000 ouvriers
syndiqués et près de dix millions de paysans, de plus en plus
organisés par Peng Pai qui est rejoint dans son action par Mao
Tse-toung. L’influence des communistes au sein de l’ANR s’accroît
au point de faire remplacer le chef de la petite marine nationaliste
par l’un des leur, Li Chih-lung. Ce dernier nomme d’ailleurs des
communistes comme capitaines des principales canonnières ce qui rend
furieux Chiang Kai-shek. S’ensuit alors un curieux incident,
lorsque le Chung-shan, navire amiral de la flotte, vient mouiller sur
la Rivière des Perles, le 18 mars 1926, devant l’académie de
Whampao.
Chiang Kai-shek s’en émeut et lui
ordonne de retourner au port de Canton. Son capitaine s’exécute
mais le lendemain il est arrêté pour trahison ! Chiang
Kai-shek ordonne aussi que l’on arrête un certain nombre de
responsables communistes de la ville où il déclare la loi martiale.
Cependant, après plusieurs jours de négociations, les communistes
sont relâchés et expulsés. Chiang Kai-shek déclare alors que son
action ne visait que des individus qui refusaient de coopérer avec
le gouvernement mais ne remettrait pas en cause l’alliance KMT –
PCC. Il a toujours trop besoin de l’aide russe pour se permettre à
cet instant de rompre avec Moscou à la veille de sa grande
offensive. Mais l’alerte a été chaude et plus que jamais,
derrière une cordialité affichée, la défiance règne entre l’aile
droite du KMT et son aile gauche, alliée aux communistes. A ses
proches, Chiang Kai-shek déclara qu’il avait craint une tentative
d’enlèvement par les communistes qui l’auraient alors expédiés
à Vladivostok par bateau !
C’est dans ce climat de suspicion
que l’ANR s’apprête à lancer l’expédition du Nord. Ces
forces se composent alors d’un noyau de troupes du KMT,
complètement encadrée par les cadets de Whampao, et autour
desquelles vont s’agréger les troupes régionales ralliées:
La 1e armée, la plus
disciplinée, et qui va servir de socle au développement ultérieur
de la réserve centrale de l’ANR.
La 2e armée, 15 000 hommes
organisés autour d’un contingent du Hunan de Tan Yen-kai
La 3e armée, organisée
autour d’un contingent du Yunnan de Chu Pei-te
La 4e armée, sous les
ordres de Li Chi-shen, toujours en cours d’opérations dans le
Fukien contre les forces de Chen Chiung-ming.
La 5e armée, organisée
autour d’un contingent rallié du Fukien sous les ordres de Li
Fu-lin
La 6e armée, créée en
novembre 1926, constitué de troupes ralliées du Hunan de Cheng
Chien.
La 7e armée, les 30 000
hommes de la Nouvelle Clique du Kwangsi qui finalement est arrivée à
un accord politique avec le KMT en février 1926. Cette province
pauvre dispose alors d’une des plus efficaces armée de Chine grâce
a une administration locale efficace et peu corrompue.
Toutes ces forces varient en tailles
et structures que s’efforcent d’harmoniser Chiang Kai-shek qui
les fait encadrer par les officiers formés à Whampao et les
commissaires politiques. Néanmoins, les 100 000 hommes
rassemblés pour l’expédition du Nord suffisent à peine face aux
500 000 des seigneurs de guerres du nord de la Chine. L’ANR
manque en outre d’artillerie et d’armes automatiques et n’a
pratiquement pas d’aviation. Mais elle compte sur le zèle
révolutionnaire de ses troupes pour l’emporter, d’autant que les
Tuchüns du Nord, au lieu de s’allier contre cette nouvelle menace,
sont retombés dans leurs travers en se déchirant à nouveau entre
eux.
Les différentes phases de
l’expédition du Nord. Source:
China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London 1995.
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Les Seigneurs de Guerre divisés
contre Chiang Kai-shek
A l’issue de la 2e Guerre
Chih – Feng, la Chine du centre et du nord était divisée entre
cinq cliques militaires. La plus importante, celle du Fengtieng du
maréchal Chang Tso-lin, qui a reconstitué ses forces, doublant ses
effectifs à 350 000 hommes bien armées, bien dotés en
artillerie, avec des chars et des trains blindés, occupait la
Mandchourie, la région autour de Pékin et la péninsule du
Shantung. La Clique du Chihli sous la férule de Wu Pei-fu, le
« poète », allié à Sun Chuan-fang ne contrôlait plus
que le cours inférieur du Yangtze, à l’est du Szechwan. Le
Kuominchün de Feng Yu-hsiang, le « maréchal chrétien »,
occupait les provinces en partie musulmanes du nord-ouest et de la
Mongolie Intérieure et recevait une aide soviétique. Il s’était
allié avec le clan Ma qui contrôlait une partie du Turkestan
chinois et le nord du Tibet. Enfin, Yen Hsi-shan, surnommé le
« gouverneur modèle », jouait les arbitres en étant
fortement implanté dans sa riche province industrielle du Shansi.
La courte trêve entre les différents
belligérants prit fin avec une spectaculaire réconciliation entre
Feng Yu-hsiang et Wu Pei-fu. Le premier avait pourtant trahi le
second l’année précédente ! La tension remonta d’un cran
avec la Clique du Fengtieng qui massa 70 000 hommes entre
Tientsin et le col de Shanhaikuan. Le vieux maréchal Chang Tso-lin
en confie le commandement à son fils, Chang Hsueh-liang. Alors que
celui-ci revient à Mukden pour une conférence d’état-major, son
principal général resté sur le terrain, Kuo Sung-ling se rebelle,
aidé en sous-main par le « maréchal chrétien ». Il
franchit la frontière mandchoue en novembre 1925 et cherche à
renverser Chang Tso-lin. Son avance est rapide, ses troupes
emportant une série d’engagements et les jours du « vieux
maréchal » semblent compter. Mais l’arrivée d’un hiver
particulièrement rigoureux, avec tempêtes de neige, gèle les
opérations. Au bout de quelques semaines, sans ravitaillement, car
le général Li Ching-lin, commandant de la province du Chihli, qui
est supposé aussi faire partie du complot, s’est désisté au
dernier moment et ne lui a fourni aucune aide. Les insurgés
commencent alors à déserter en masse. Constatant la chose, les
Japonais qui étaient sur le point de lâcher Chang Tso-lin,
interdisent toute progression des rebelles au sud de la ligne de
chemin de fer du trans-mandchourien qu’ils contrôlent et protègent
par une série de garnisons. Les rebelles parviennent néanmoins à
pousser, le 21 décembre, jusqu’à Hsinmintun, à l’ouest de
Mukden. Ils sont écrasés par une contre-attaque, deux jours plus
tard. Les corps de Kuo Sung-ling et de sa femme sont exposés en
public, le jour de Noël, sur la place centrale de Mukden.
Feng Yu-hsiang passe alors à
l’offensive contre les forces de Li Ching-lin qui n’a pas tenu
ses engagements vis-à-vis des rebelles. Ce dernier, afin de prouver
sa loyauté à la Clique du Fengtieng, résiste furieusement.et il
faudra attendre le 23 décembre pour que le « maréchal
Chrétien » puisse s’emparer de Tientsin. Mais, nouveau coup
de théâtre, Wu Pei-fu et Chang Tso-lin se réconcilient pour
retourner leurs forces contre le « maréchal chrétien »
qui les avait tous trahis à un moment ou un autre ! Les
troupes du « poète » attaquent vers le nord à partir du
Hupei, s’emparant rapidement du Honan. Elles étaient aidées dans
leur tâche par des milices d’autodéfense paysanne, les « Lances
Rouges », qui se sont constituées pour lutter contre les
exactions de la soldatesque (3). Les forces du Kuominchün dans la
province du Chihli sont prises en tenaille par une double offensive,
d’une part par une contre-attaque de Li Ching-lin et de l’autre
par plusieurs divisions « mandchoues ». Mais par une
défense habile, multipliant les lignes d’arrêts, elles arrivent à
évacuer, le 21 mars 1926, près de 100 000 hommes de Tientsin.
Leur chef, le général Lu Chung-lin, parvient à se replier sur
Pékin, tenant la ville pendant un mois face à des forces très
supérieures en nombre. Le 16 avril, il réussit encore à passer à
travers en brisant l’encerclement ennemi et atteint le col de
Nankow, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Pékin.
Ses 90 000 hommes s’y retranchent, résistant à plusieurs
offensives d’une force coalisée de 450 000 jusqu’au 16
août. La situation bascule finalement lorsque les troupes du
« gouverneur modèle », Yen Hsi-shan, se joignant à la
coalition, attaquent de leur province natale du Shansi.
Face à un double enveloppement ;
des forces de Chang Tso-ling à partir de Pékin, qui se sont
emparées de Chahar ; et celles de Yen Hsi-shan, qui prennent
aussi sans coup férir Suiyuan, Lu Chung-lin décroche. Encore une
fois, il multiplie les actions de retardement, en coordonnant les
reculs successifs, il retraite en bon ordre vers le couloir du Kansu,
le Fleuve Jaune et au-delà le désert de Gobi. Entre temps, le
« maréchal chrétien » est revenu d’urgence d’un
« voyage d’étude » en Union Soviétique où il est
parvenu à arracher une aide militaire supplémentaire, avec plus de
100 000 fusils et une centaine de pièces d’artillerie. En
échange, il proclame des réformes politiques et sociales qu’il
n’appliquera pas. Isolé au milieu de la Chine intérieure, sans
accès à un port, Feng Yu-hsiang reçoit ses équipements
militaires à l’issue d’une véritable odyssée. Ils sont d’abord
transportés par le transsibérien jusqu’à Ulan Ude en Sibérie
orientale. De là, le matériel est convoyé à l’aide de caravanes
de chameaux et de chevaux jusqu’à Ulan Bator, capitale de la
Mongolie. Ensuite, les caravanes sont renforcées par des camions qui
empruntent des pistes jusqu’à Pingdichuan en Chine. Les Russes,
entre temps, ouvrent à marche forcée un itinéraire plus direct,
une route carrossable partant de l’Asie Centrale soviétique à
travers le Hsinkiang jusqu’au couloir du Kansu. Elle deviendra plus
tard la principale artère logistique soviétique à la fin des
années trente pour soutenir la Chine. Avec tout cet armement, Feng
Yu-hsiang réorganise ses forces en vue de la reconquête du Shensi
dont seule la capitale régionale, Sian, en état de siège, tient
toujours. Mais surtout, fort de ses nouvelles allégeances
« révolutionnaires », il entre en négociation avec le
KMT à Canton.
Soldats de Wu Pei-fu de la Clique du
Chihli à l’exercice. (Collection Albert Grandolini)
|
Artilleurs de la Clique du Chihli avec
une pièce Krupp de 77mm. (Collection Albert Grandolini)
|
Troupes de Chang Tso-lin de la Clique
du Fengtieng lors des combats contre celle du Kuominchün de Feng
Yu-hsiang au printemps 1926. (Collection Gilbert Duranthie)
|
Artilleurs de la Clique du Chihli de
la faction de Sun Chuan-fang. (Collection Albert Grandolini)
|
Soldats armés de mitraillettes de la
Clique du Chihli lors des combats du printemps 1926 autour de Pékin.
(Collection Albert Grandolini)
|
Les débuts de l’expédition
du Nord
Chiang Kai-shek met à profit les
divisions des cliques militaires du Nord pour s’en prendre à
elles, une par une. Son premier adversaire est bien évidemment la
Clique du Chihli qui tient la vallée du Yantze, bloquant l’accès
à la grande plaine centrale. Mais depuis ses déboires lors de la 2e
Guerre du Chi – Feng, elle a été très affaiblie. Elle ne
subsiste que grâce à l’alliance ténue entre Wu Pei-fu et Sun
Chuan-fang qui tient les villes côtières au débouché du grand
fleuve, dans les provinces stratégiques du Kiangsu, Anhwei, Kiangsi,
Fukien et Chekiang. Sun Chuan-fang n’est absolument plus le
subordonné du « poète » et défend plus ses propres
intérêts que ceux de la Clique. D’ailleurs, il n’est pas venu
en aide à son allié dans sa lutte contre le « maréchal
chrétien ».
Chiang Kai-shek fait le pari que s’il
s’en prend seulement à Wu Pei-fu dans le Hunan, son associé ne
bougera pas, d’autant qu’il lui a dépêché en secret un
émissaire pour négocier sa neutralité. De son côté, le
« maréchal chrétien » s’engage à fixer les forces du
« poète » au nord, dans le Shensi. Pris entre deux
fronts, Wu Pei-fu essaya surtout de défendre la région de Wuhan et
son complexe de villes aux confluents du Yantze et de la Rivière
Han, y compris Hankow, le deuxième plus important port « à
traité » après Shanghai. En outre, la ville est au débouché
de l’axe ferré Pékin – Hankow. Par contre, le « poète »
savait qu’il aurait beaucoup plus de mal à tenir la province de
Hunan où son pouvoir y était mal assuré. Immédiatement, une
partie de ses forces locales fit défection au profit du KMT, dont
le général Tang Sheng-chih qui commandait une des quatre divisions
de la province. Surtout, le Hunan était aussi la province natale de
Mao Tse-toung qui y avait implanté et développé de nombreuses
milices paysannes communistes qui harcelaient déjà les forces de Wu
Pei-fu. D’autre part, de nombreux exilés hunanais servaient aussi
au sein de l’ANR, surtout au sein de la 2e armée de Tan
Yen-kai, et brûlaient d’en découdre.
Début février 1926, les troupes de
Tang Sheng-chih se révoltent et occupent Changsha avant d’en être
chassées vers le sud de la province par une contre-attaque dirigée
par Wu Pei-fu en personne. Les rebelles appellent alors Chiang
Kai-shek à l’aide. Ce dernier accepte de les intégrer au sein de
l’ANR comme étant la 8e armée. Ensemble, avec les 4e
et 6e armées, les forces nationalistes pénètrent au
Hunan. L’expédition du Nord, sans cesse repoussée, est enfin
lancée le 1e juillet 1926.
Le gros des forces de Wu Pei-fu était
encore au nord du Yantze et seulement deux divisions étaient
déployées respectivement le long de la Lien et de la Lu, au sud de
Changsha. Ces lignes furent enfoncées après dix jours de combat.
L’ANR visait maintenant Wuhan. Le 17 août, les nationalistes
franchirent la rivière Milo. Les troupes de Wu Pei-fu tentèrent de
se replier par le rail, mais à l’appel des syndicats, les
cheminots désertèrent et même sabotèrent du matériel. Au
contraire, ils se mirent à dispositions des nationalistes et les
convoyèrent au travers un paysage de rizières submergées et de
lacs. Approchant rapidement, l’ANR prit à revers les forces
ennemies à Yochow, un port sur le lac Tungting d’où opérait la
petite marine de Wu Pei-fu. En tête de l’offensive du Kuomintang
se trouvait l’excellente 12e division du général Chang
Fa-kuei, surnommée plus tard la « division de fer » pour
ses exploits au cours de l’expédition du Nord. Le 26 août, la 4e
armée s’était emparée sans coup férir du pont de Tingszu. Deux
jours plus tard, elle se heurtait à Wu Pei-fu en personne. Jusqu’à
présent, la plupart de ses défaites étaient dues plus à une
infériorité numérique et à la trahison de certains subordonnés
qu’à des défaillances tactiques. Le « poète » était
toujours un redoutable adversaire, considéré à juste titre comme
l’un des meilleurs généraux chinois. Il avait rameuté ses
meilleures unités et du matériel lourd, artillerie et autochenilles
blindées Citroën. Il avait aussi avec lui son détachement de
sécurité, chargé de décapiter tous ceux qui seraient suspectés
de trahison ou de couardise. Malgré tout, son attaque frontale sur
un terrain défavorable devant le pont de Hosheng échoua. Ses
troupes aussi bien que celles du KMT firent preuves d’un grand
élan ; l’ANR démontra ce jour là qu’elle était une force
avec laquelle il fallait désormais compter. Désemparé, Wu Pei-fu
se replia avec le plus gros de son armée, franchissant le Yangtze,
ne laissant que 10 000 hommes pour défendre Wuhan.
Le « poète » se hâtait
désormais vers la grande métropole commerciale de Hankow et
l’arsenal de Hanyang, indispensable à sa survie politique.
Pauvrement dotée en artillerie, la 4e armée mit le siège
devant Wuhan. Malgré l’action des canonnières ennemies, l’ANR
parvint à franchir le Yangtze en plusieurs endroits, avant de
conquérir Hanyang pratiquement sans combat lorsque le commandant de
sa garnison décida de changer de bord. Wu Pei-fu réagit
immédiatement, ne voulant pas se faire encercler dans Hankow ;
il évacua le plus gros de ses troupes en mobilisant des douzaines de
trains. Il se retrancha ensuite dans les collines à la frontière du
Honan, s’apprêtant à livrer une ultime bataille tout en exhortant
l’autre chef de la Clique du Chihli, Sun Chuan-fang, à entrer en
guerre pour le soulager.
Les différentes factions chinoises en
Chine centrale et du nord en mai 1926, à la veille de l’expédition
du Nord. Source: China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London
1995.
|
Un nid de mitrailleuse de la Clique du
Chihli de la faction de Sun Chuan-fang. (Collection Albert
Grandolini)
|
Officiers nationalistes formés à
l’académie de Whampao prêtant serment avant le lancement de
l’expédition du Nord, Canton, été 1926. (Collection Gilbert
Duranthie)
|
La conquête de la vallée du
Yangtze
Sun
Chuan-fang en tergiversant tout en négociant en secret avec le KMT
espérait détrôner Wu Pei-fu au sein de la Clique du Chihli lorsque
ce dernier serait suffisamment affaibli. Mais la tournure des
évènements l’alarma car il ne s’attendait pas à une victoire
si rapide de l’ANR sur le « poète ». Il lui fallait
entrer en guerre sans tarder, autrement la vague KMT – PCC
risquerait aussi de l’emporter. En effet, Chang Kai-shek, rompant
les tractations, décida d’envahir la province du Kiangsi par
l’ouest et le sud. Sun Chuan-fang mobilisa ses meilleures troupes
et se dirigea vers Nanchang. Il s’y livra à une démonstration de
force et de terreur en exécutant des milliers de civils :
étudiants et enseignants, syndicalistes, membres supposés du KMT ou
du PCC, et toutes personnes « qui avaient l’air d’un
intellectuel ». Il fallait écraser le « mouvement
bolchevique » dans l’œuf, c’est ainsi qu’il présenta
son action aux occidentaux, nombreux dans les enclaves des villes
côtières qu’il contrôlait. Il leur demanda même l’aide de
leurs canonnières pour combattre les « rouges ». De
fait, des milliers d’occidentaux avaient fui les combats et
s’étaient réfugiés à Shanghai et Nankin, rapportant les
nombreuses exécutions des milices paysannes « communistes »
contre les propriétaires terriens. En, fait, très peu de ces
insurgés étaient pris en main par le PCC.
Devant
l’effondrement des autorités locales, d’immenses jacqueries
secouaient les campagnes chinoises. Des milliers de « ligues
paysannes » se constituaient, regroupant plus de dix millions
de paysans de la vallée du Yangze où le souvenir de la révolte
Taiping demeurait vivace. Dans les village, il y avait souvent des
vieux qui avaient combattu étant enfants dans leurs rangs. Ces
ligues avaient pour ciment des sociétés secrètes et des sectes
dont l’organisation rappelaient étrangement celle des Taiping.
Tout cela explique
la rapidité avec laquelle des insurrections pouvaient s'organiser
efficacement dans les campagnes. Elles furent ensuite essentielles
dans la « guerre de résistance anti-japonaise » et un
enjeu que le maoïsme su habilement rallier à sa cause pour
finalement être une base décisive de sa victoire dans la guerre
civile.
Chiang Kai-shek désapprouvait ces
excès, craignant surtout une intervention des puissances étrangères
qui remettrait en cause ses succès. Mais pour l’instant, occupé
par les opérations sur les différents fronts, il n’avait ni le
temps ni les moyens de contrôler ce que faisaient ses alliés
communistes. Sitôt une région libérée, ils implantaient des
cellules du parti, en concurrence avec l’action de propagande du
KMT, organisaient des manifestations monstres, procédaient parfois à
des redistributions des terres ou de biens confisqués.
Sun Chuan-fang ne pouvait par contre
régner que par une poigne de fer car beaucoup de ses administrés le
rejetaient comme étant un « nordiste ». Même au sein de
ses troupes la défiance régnait. Il progressa laborieusement à
partir de Nanchang, transformé en dépôt logistique, en tentant de
lever le siège de Wuchang. L’offensive échoua face à une
résistance farouche des nationalistes. Leur 7e armée
contre-attaqua et s’empara de Tean, le 3 octobre, coupant la voie
de chemin de fer entre Nanchang et Kiukiang sur le Yantze. Sun
Chuan-fang parvint cependant à reconquérir ce carrefour stratégique
mais manqua de forces pour pousser plus loin. Entre temps, la
garnison de Wuchang avait succombé après un mois de siège.
Il lui fallait absolument empêcher
l’ANR de progresser plus en aval du grand fleuve. Chiang Kai-shek
devait par contre à tout prix contrôler l’axe ferré Kiukiang –
Nanchang. Fin octobre, début novembre 1926, il concentra les 4e,
6e et 7e armées pour s’emparer du verrou
stratégique de Tean, sacrifiant littéralement la 4e
promotion des cadets de Whampao tout juste promus. La ville tomba,
début novembre, après plusieurs assauts coûteux. Après cela,
l’ANR emporta dans son élan les ports fluviaux de Kiukiang et de
Hukou. Les troupes de Sun Chuan-fang à Nanchang, prises de panique,
commencèrent à se désagréger et évacuèrent la ville en
désordre, le 9 novembre, y abandonnant beaucoup de matériels.
La campagne du Kiangsi fut
incontestablement un moment de triomphe pour Chiang Kai-shek qui non
seulement avait ouvert la porte à la Chine centrale mais aussi battu
Wu Pei-fu, un des plus brillant généraux chinois. Par cette
victoire, il imprima un élan définitif à l’expédition du Nord
malgré de très lourdes pertes : plus de 100 000 morts et
blessés. Il fut servi par des troupes enthousiastes et dévouées à
la cause révolutionnaire. Restait maintenant à marcher sur Nankin
et Shanghai avant de poursuivre contre les Tuchüns du Nord.
Sun Chuan-fang faisait maintenant face
à une série de défections et de rebellions de plusieurs de ses
subordonnés. Tout d’abord, le gouverneur civil de la province du
Chekiang se souleva, soutenu par des groupes de policiers et de
miliciens qui furent rapidement écrasés. Plus que jamais il devait
resserrer son dispositif pour protéger le Fukien. La 1e
armée de l’ANR du général Ho Ching-yin traversa le col de
Sungkou, le 13 octobre. Elle occupa rapidement le sud du Fukien sans
trop de résistance, la plupart des troupes ennemies désertant ou se
ralliant aux nationalistes. Les villes d’Amoy, Changchow et
Chuanchow furent prises, puis Foochow, conquise le 9 décembre. Des
60 000 hommes affectés à la défense du Fukien à peine 2 000
se replièrent sur Shanghai. Alors que partout ses troupes se
désagrégeaient, Sun Chuan-fang s’en alla quémander l’aide de
la Clique du Fengtien.
La rencontre eu lieu à Tientsin,
entre lui, Chang Tso-lin et l’un des subordonné de ce dernier,
Chang Tsung-chang, surnommé le général « viande de chien »,
gouverneur de la province du Shantung. Il fut décidé que le vieux
maréchal Chang Tso-lin prenne la direction de « l’Armée
Nationale de Pacification » (Ankuochün), en charge d’arrêter
les « bolcheviques ». Chang Tsung-chang devait envoyer
60 000 hommes en renfort pour protéger Shanghai, avec les
éléments les plus modernes de la Clique du Fengtien, y compris des
escadrons de cavalerie de mercenaires Russes Blancs, des trains
blindés et de l’aviation. L’arrivée des troupes du général
« viande de chien » ne fit rien pour remonter le moral
des forces de Sun Chuan-fang. Elles se montrèrent extrêmement
indisciplinées, pillant et demandant à se faire payer en dollars
américains. Les commandants de deux divisions déployées au sud de
Shanghai, Chou Feng-chi et Chen Yi passèrent aussitôt dans le camp
du KMT plutôt que d’avoir à collaborer avec les « Mandchoues ».
Chiang Kai-shek les accueillit à bras ouverts, leurs unités
devenant les 26e et 19e armées de l’ANR.
Sun Chuan-fang doit maintenant racler
ses fonds de tiroir et compter sur ses derniers fidèles pour bloquer
l’avance des nationalistes dans le sud du Chekiang. Une force de
quatre divisions, sous les ordres de Meng Chao-yueh, frappa sans
tarder, détruisant la nouvelle 19e
armée de l’ANR, capturant le traître Chen Yi qui fut exécuté
sur le champ. Son compagnon d’arme, Chou Feng-chi parvint cependant
à tenir une tête de pont dans la région de Chuhsien, dans le
sud-ouest de la province. Celle-ci fut consolidée par le nouveau
commandant de l’ANR en charge de la campagne du Chekiang,
l’excellent général Pai Chung-hsi (4), le chef de la Nouvelle
Clique du Kwangsi, associé au KMT depuis le début. Les forces
coalisées marchent alors sur Hangchow, le long de la rivière
Chientang, livrant une série d’engagements au niveau de la
division. Le 17 février 1927, les troupes loyales à Sun Chuan-fang
évacuent cette dernière localité au milieu de scènes de pillages,
se retirant vers la province du Kiangsu. Chiang Kai-shek se porte
immédiatement sur place et décide de poursuivre les forces ennemies
en retraite. Pour cela, il met sur pied « l’armée de route
de l’Est » (Tung
Lu Chün),
avec comme élément principal la 1e
armée d’élite de l’ANR de Ho Ying-chin. Ce dernier transforme
la ville de Chiahsing en base logistique avant d’initier la
poursuite début février.
Reste à parachever la conquête de la
basse vallée du Yantze, en s’emparant des grandes métropoles de
Nankin et Shanghai. Alors que Chiang Kai-shek s’apprête à lancer
une nouvelle offensive d’envergure, des dissensions dans son propre
camp remettent en cause son autorité de commandant suprême des
forces armées. En fait, les tensions déjà perceptibles entre
l’aile droite conservatrice du KMT, dont il en est le leader
naturel, et son aile gauche, favorable à une alliance encore plus
étroite avec les communistes, sont devenues telles qu’elles
menacent de faire éclater le parti.
Troupes d’un détachement motorisé
de la Clique du Chihli de la faction de Sun Chuan-fang. (Collection
Albert Grandolini)
|
Kuomintang de droite contre
Kuomintang de gauche et rupture avec les communistes
Alors que les forces révolutionnaires
continuent de progresser, le gouvernement nationaliste décide de
transférer la capitale, de Canton vers Wuhan. Chiang Kai-shek a
quand à lui regroupé ses fidèles à son quartier général, à
Nanchang, devenu de facto un gouvernement rival à celui de Wang
Ching-wei. La réponse de l’aile gauche du KMT n’allait pas
tarder. La 3e session du 2e Comité exécutif
du parti, qui se tint du 10 au 17 mars 1927, vota une série de
résolutions de défiance envers Chiang Kai-shek qui perdit la
totalité de ses pouvoirs spéciaux et voyait très sérieusement
entamée sa position personnelle au sein du KMT. Pire, l’aile
gauche, avec ses alliés communistes, pensa même à le remplacer
comme commandant en chef de l’ANR par Tang Sheng-shi, un natif du
Hunan. Ce dernier avait alors rallié le soutien des généraux Chang
Fa-kuei (de la 12e division « de fer »), Cheng
Ming-shu (4e armée), Chu Pei-te (3e armée),
et Li Tsung-jen (7e armée). Cependant, si la tension ne
cesse de monter entre les deux factions, la communauté d’un idéal
patriotique et révolutionnaire empêcha pour le moment une rupture
complète. Chiang Kai-shek se fit conciliant, accepta de rendre une
grande partie de ses prérogatives, et réclama de pouvoir continuer
à diriger l’assaut final sur ce qui restait de la Clique du
Chihli.
La chute de Wuhan avait complètement
démoralisé les derniers partisans de Sun Chuan-fang. L’effondrement
de son autorité alla en s’accélérant avec la défection au
profit du KMT du gouverneur de la province de l’Anhwei, Chen
Tiao-yuan. Le 20 février 1927, les troupes nationalistes pénétrèrent
dans la province par le col de Chimen. A partir du 17 mars, la 6e
armée avait conquis Wuhu, à seulement 90km de Nankin.
Simultanément, « l’armée de route de l’Est »
progressait le long de la berge occidentale du lac Tai, alors qu’au
nord du Yantze, la 7e armée venait de conquérir Hofei,
le 18 mars. La situation devint critique pour Sun Chuan-fang d’autant
que son nouvel allié, le général « viande de chien »,
ne montrait aucun empressement pour venir le secourir. Contrairement
aux accords conclus, il abandonna Shanghai à son sort, préférant
concentrer ses forces autour de Nankin. A cette annonce, le
commandant de la garnison de Shanghai, Pi Shu-cheng, annonça son
ralliement au KMT, suivi de l’amiral Yang Shu-chuan !
L’ancienne marine républicaine était en fait scindée en
plusieurs factions depuis la 2e guerre Chi – Feng. Une
partie était restée fidèle au KMT, une autre à Wu Pei-fu, et la
majorité des unités s’était ralliée à Sun Chuan-fang qui
contrôlait la majorité de ses bases. Désormais réunifiés, les
marins allaient peser de tout leur poids pour interdire tout
franchissement du Yangtze de la part des derniers seigneurs de guerre
du Nord.
Plus l’ANR progressait, plus les
puissances étrangères étaient inquiètes pour la sécurité de
leurs concessions territoriales et leurs ressortissants. Le KMT
maintenait une attitude ambiguë quand à sa politique vis-à-vis de
cette question, son aile gauche et les communistes appelant à une
confrontation directe pour recouvrer la souveraineté nationale. Des
manifestations monstres sont organisées devant les concessions. Plus
tard, des documents saisies dans la légation soviétique à Pékin
par les troupes de Chang Tso-ling, le 6 avril 1927, révéla que le
Komintern avait donné des instructions pour qu’une campagne ciblée
contre les concessions étrangères soient menées. Néanmoins, les
Soviétiques conseillaient de viser principalement les intérêts
britanniques. Il fallait par contre ménager les Japonais car ceux-ci
étaient les plus susceptibles de déployer des forces importantes en
réaction. Plusieurs envoyés communistes internationaux du
Komintern, dont le britannique Tom Mann et l’américain Earl
Browder, sont venus tenir des discours violents à Canton et Wuhan
contre les résidents étrangers en Chine. Le français Jacques
Doriot quant à lui a appelé ouvertement les soldats indochinois du
corps expéditionnaire de Chine à se révolter et à déserter.
Chiang Kai-shek craignait que tout
cela fournirait le prétexte nécessaire aux grandes puissances pour
intervenir et mettre à mal son offensive contre les cliques
militaristes du Nord. Sur le terrain, les incidents se multipliaient.
Le premier d’importance remontait à septembre 1926, à Wanshien,
où plusieurs marins du HMS Cokchafer furent tués. En représailles,
plusieurs canonnières anglaises avaient ouvert le feu sur la ville
et causé une centaine de victimes. En janvier 1927, des
syndicalistes communistes armés organisèrent des manifestations aux
abords de la concession britannique de Hankow. Les Anglais tirent sur
la foule, faisant 8 tués. A Canton, des mitrailleuses anglaises et
françaises ouvrent le feu sur un cortège d’étudiants qui
s’engage sur le pont qui enjambe la Rivière des Perles donnant
accès à la concession de Shameen ; 52 tués. La tension est
telle que les Anglais décident d’évacuer leur concession de
Hankow, de même que celle de Kiukiang. Les deux territoires seront
officiellement rendus aux Chinois du KMT par les accords Eugène Chen
– O’Malley de mars 1927.
Cette première grande victoire
diplomatique des nationalistes n’aura cependant pas de suite car
les Occidentaux sont décidés à ne plus se laisser faire et
dépêchent de nombreux renforts en Chine. La garnison de la
concession internationale de Shanghai, avec ses 60 000
résidents, fut ainsi portée à 20 000 hommes, dont 14 000
britanniques, 3 000 japonais, 1 500 américains, et 650
italiens, espagnols, belges et hollandais. A cela s’ajoutèrent
plus de 3 000 soldats pour la défense de la concession
française. Partout on creusa des tranchées, on érigea des champs
de fils de fer barbelés, des nids de mitrailleuses. Des chars
Renault FT-17 français et 6-Ton des Marines américains, des
automitrailleuses britanniques patrouillaient dans les rues des
concessions tandis que 125 navires de guerre mouillaient autour de la
ville, prêts à repousser tout assaut contre les quartiers
étrangers.
Malgré cela, les forces de l’ANR se
concentraient désormais pour s’emparer de Shanghai. A l’intérieur
de la grande métropole, des syndicalistes armés tentaient à
nouveau de s’emparer du pouvoir avant l’arrivée des troupes de
Chiang Kai-shek. Ils avaient déjà fait une première tentative, le
23 octobre 1926, lorsque le gouverneur du Chekiang, Hsia Chao, se
rallia au KMT. Quelques 3 600 membres clandestins du KMT, dont
500 armés, et 2 000 communistes, dont 130 armés, tentèrent dans
une action commune de se soulever. Mais les forces de Hsia Chao
furent arrêtées et battues à une trentaine de kilomètres de la
ville. Les syndicalistes furent impitoyablement poursuivies. La
deuxième tentative eu lieu le 22 février 1927, lorsque les forces
de l’ANR libérèrent Hangchow, la capitale du Chekiang. Des grèves
insurrectionnelles furent déclenchées, suivies par plus de 300 000
ouvriers. Pendant quelques heures, les insurgés avaient réussi à
occuper les quartiers des faubourgs de Nanshih at de Chapei. Deux
canonnières de la Clique du Chihli avaient rejoints les insurgés et
ouverts le feu sur l’arsenal. Mais le commandant local, le général
Li Pao-chang avait réagi avec vigueur, en faisant décapiter en
pleine rue des révoltés pour l’exemple. Sans aide extérieure, la
révolte fut une nouvelle fois mâtée.
Avec les forces de Chiang Kai-shek
maintenant aux portes de la ville, à l’initiative des communistes,
une troisième tentative fut lancée un mois plus tard, le 21 mars.
Sous la direction de Chou En-lai, quelques 800 000 ouvriers,
encadrés par des miliciens armés paralysèrent la ville. Comme
indiqué précédemment, ils furent en grande partie aidée par le
retrait précipité des troupes de la Clique du Chihli vers Nankin et
le ralliement au KMT des commandants de la garnison. Les miliciens
communistes s’emparent de l’arsenal, des casernes, des postes de
police. Des mercenaires russes blancs résistent dans un train blindé
qui est détruit. Les combats des 21 et 22 mars firent 200 tués et
un millier de blessés chez les insurgés. Devant le vide laissé,
Chou En-lai avait proclamé une municipalité provisoire tandis que
ses miliciens se déployaient devant les concessions étrangères.
Chiang Kai-shek apprécia peu de se faire ainsi souffler la victoire
par les communistes. L’instauration d’une milice armée
indépendante était pour lui la provocation de trop et le conforta
dans sa décision de réprimer le PCC. En attendant, et ne voulant
pas rompre complètement avec l’aile gauche de son parti, il
stationnait ses troupes dans les faubourgs ouest de Shanghai tout en
donnant des gages de bonne volonté aux puissances étrangères. Il
reporta ensuite toute son attention sur Nankin que ses unités
s’apprêtaient à conquérir.
En effet, après une série
d’engagements violents, avec l’utilisation de l’artillerie et
de canonnières, la 6e armée du général Cheng Chien
entrait dans Nankin le 24 mars 1927. En ville, des attentats et des
pillages se produisaient contre les établissements étrangers :
consulats britanniques, américains, japonais, missions catholiques,
maisons de commerce diverses. Une douzaine d’étrangers furent
massacrés, des européennes violées. Les survivants furent
regroupés tant bien que mal près de la muraille d’enceinte
extérieure, ne devant leur salut qu’aux tirs de barrage de la
canonnière anglaise HMS Emerald et américaine USS Noa. Chiang
Kai-shek arriva rapidement pour apaiser les tensions et rassurer les
étrangers. Il prit des sanctions exemplaires contre la 3e
division de la 6e armée tenue pour responsable des
désordres. L’unité fut largement désarmée, quarante hommes
fusillés sommairement. Le commissaire politique de la 6e
armée, le communiste Lin Tsu-han, fut blâmé. L’unité fut
retirée du front et renvoyée à Wuhan où elle se joignit à l’aile
gauche du KMT.
Le 12 avril 1927, Chiang Kai-shek
franchit le pas et décida de rentrer de force dans Shanghai et
d’écraser la municipalité communiste qui la dirigeait. Il ordonna
aux miliciens de se désarmer et se soumettre à ses troupes sinon
ils seraient traités en rebelles. La répression se fit sans tarder.
Les forces de Chiang Kai-shek se firent aider par celles du général
Cho Feng-chih, récemment rallié au KMT et surtout par les truands
de la Bande Verte. Ceux-ci s’étaient organisés en « syndicats »,
portant pantalon bleu et brassard blanc (couleur de deuil). Pendant
une semaine, on pourchassa à travers la ville les « rouges ».
Plus de 5 000 militants furent tués, certains dans des mises en
scènes particulièrement cruels. La plupart des dirigeants syndicaux
et communistes de la ville furent éliminés. Chou En-lai, par
miracle, passa au travers des mailles du coup de filet. Amené au
peloton d’exécution, un des officiers nationalistes le reconnut
comme étant son commissaire politique à Whampao. Il le laissa
s’échapper. Partout, dans les territoires contrôlés par Chiang
Kai-shek, on s’en prit aux communistes. Les conseillers soviétiques
attachés à ses unités furent arrêtés, puis expulsés.
L’action de Chiang Kai-shek fut
condamnée par le gouvernement nationaliste à Wuhan. Il est aussitôt
démis de toutes ses fonctions, puis exclu, le 17 avril, du
Kuomintang. Mais il répliqua en créant le lendemain un gouvernement
rival, avec l’aile droite du parti, à Nankin. Plus que jamais
l’élan de la révolution chinoise paraissait brisé et de fait,
l’expédition du Nord fut stoppée sur place, le long du Yantze
pendant près d’un an, le temps pour les nationalistes de régler
leurs différents.
Le gouvernement de Wuhan n’était
cependant pas de taille pour imposer son autorité à l’aile droite
du KMT car Chiang Kai-shek avait rallié la majorité des officiers
de l’ANR à sa cause. Ancien directeur de l’académie de Whampao,
il y avait développé des liens personnels avec la plupart d’entre
eux et s’était attaché leur loyauté. De toutes les provinces du
Sud sous contrôle nationaliste, seules celles du Hupei, Hunan et
Kiangsi étaient sous l’autorité du gouvernement de Wang
Ching-wei. Isolé, entourés d’ennemis, ce dernier devait en plus
faire face aux prétentions sans cesse grandissantes de ses
encombrants alliés communistes. En effet, lors de son 5e
Congrès, fin avril 1927, le PCC s’il réaffirmait son soutien à
l’aile gauche du KMT, ce fut à l’encontre de sa propre base,
désireuse d’en découdre avec toutes les factions du Kuomintang
afin de venger les massacres perpétrés par Chiang Kai-shek. Des
partisans de la création de Soviets dans les campagnes, tels que
Peng Pai et Mao Tse-toung, furent écartés des délibérations. Au
contraire, Borodine et le Komintern imposèrent la poursuite de
l’alliance avec les « révolutionnaires bourgeois ».
Néanmoins, ces derniers, s’ils voulaient continuer à bénéficier
de l’aide russe, devaient offrir davantage de postes à
responsabilité à des communistes, y compris au sein du Comité
exécutif du KMT ! Surtout, Borodine réclama des enquêtes et,
le cas échéant, le jugement d’officiers soupçonnés de trahison
au profit de Chiang Kai-shek. D’autre part, il demanda aussi la
mise sur pied d’une branche armée de 70 000 hommes placée
directement sous contrôle communiste.
Ce véritable ultimatum, remis par le
représentant du Komintern en Chine, l’indien Manabendra Nath Roy,
ébranla jusqu’aux plus sincères militants de l’aile gauche du
KMT et autres démocrates. S’ils ne réagissaient pas de suite, ils
risquaient d’être complètement évincés par les communistes.
Wang Ching-wei à son tour décida de rompre, le 15 juillet 1927,
avec le parti communiste. L’épuration fut cependant moins brutale
que celle organisée par Chiang Kai-shek. Les communistes furent
arrêtés et emprisonnés, d’autres expulsés simplement du KMT.
Les conseillers soviétiques, Borodine et Blücher en têtes, furent
autorisés à rentrer en Union Soviétique. Ils furent suivis par des
sympathisants de l’aile gauche du KMT, « compagnons de
route », qui prirent aussi le chemin de Moscou, dont la propre
veuve de Sun Yat-sen,
Sung
Ching-ting.
Les dissensions au sein du camp
nationaliste furent mises à profit par Sun Chuan-fan et Chang
Tso-ling pour tenter de les repousser de la Chine centrale. Dans une
série de batailles, les forces du KMT de Wuhan ou de Nankin furent
rejetées au sud du Yangtze. Mais leurs adversaires, manquant de
moyens navals, ne purent franchir le fleuve. Les troupes du
Kuomintang de gauche qui tentaient de pousser le long de la voie
ferrée du Kinhan, jusqu’au nœud ferroviaire de Chengchow, furent
sévèrement étrillées par les forces du général Chang
Hsueh-liang, fils du maréchal Chang Tso-ling, lors de la bataille
de Chumatien. Parallèlement, les troupes de Chang Tsu-chang
lançaient une nouvelle offensive contre le Kiangsu dans un secteur
défendu par le général Tang Sheng-chih, de l’aile gauche du
Kuomintang. Elles tinrent bon le choc et repoussèrent même les
forces de l’Ankuochün au nord de la voie ferrée Pékin- Hankow.
Mais ce succès se fit au prix de plus de 10 000 pertes ce qui
laissait moins de 60 000 hommes à la faction de gauche du
Kuomintang installée à Wuhan.
Le 10 mai, les 1e et 6e
armées de l’ANR passent à leur tour à l’offensive et
franchissent le Yangtze pour faire jonction avec la 7e
armée de Li Tsung-jen (5) venant du Kwangsi. Ensemble, elles
progressent ensuite vers Hofei, Pangpu et Shhsien. Le général
nordiste Chang Tsung-chang est obligé de se replier vers le
Shangtung. Entre temps, la 1e armée de Ho Ying-chin s’est
emparée en avril du carrefour ferroviaire de Hsuchow. Simultanément,
les forces du « maréchal chrétien » Feng Yu-hsiang
s’emparent du nœud ferroviaire de Chengchow à partir du Shensi,
enfonçant le front de l’Ankuochün dans le nord du Honan. Il
déplaça son quartier général à Kaifeng, sur le chemin de fer du
Lunghai, entre Chengchow et Hsuchow. Menacé de voir ses lignes
logistiques coupées, Chang Hsueh-liang décida de replier ses
150 000 hommes au nord du fleuve Jaune.
Dans cette situation, Feng Yu-hsiang
apparaissait comme une sorte d’arbitre entre Wuhan et Nankin, à
priori au départ plus favorable à l’aile gauche du KMT et aux
Russes qui l’avaient militairement beaucoup aidé et qui l’avaient
accueilli de janvier à septembre 1926 en Union Soviétique. Le 19
juin 1927, il organisa une rencontre entre des membres du
gouvernement de Wuhan et Chiang Kai-shek. Il appelait de ses vœux
une réunification du KMT pour poursuivre l’expédition du Nord.
Chiang Kai-shek se montra le plus persuasif en lui octroyant une aide
financière et la livraison de pièces d’artillerie toutes neuves.
Se séparant de ses propres soutiens soviétiques, il approuva la
décision de Chiang Kai-shek de rompre avec les communistes. En juin,
il lançait lui-même une campagne d’épuration des « rouges »
dans les zones qu’il contrôlait.
Son incessant travail de médiation
porta ses fruits au bout de six mois de négociations byzantines.
Chiang Kai-shek, mis en minorité au sein même de son propre
courant, se retira en août de la tête du gouvernement de Nankin et
s’en alla pour un « voyage d’étude » au Japon. Mais
des querelles de dernières minutes empêchèrent la signature d’un
accord. Les forces de Sun Chuan-fang, renforcées en artillerie par
Chang Tso-lin, en profitèrent et, le 24 juillet, reprirent Hsuchow
Le 17 août, une nouvelle offensive de 70 000 hommes les
amenèrent à Pukow et Yanchow, juste en face de Nankin. L’ANR
tenta en vain de les déloger. Pendant plusieurs semaines
l’artillerie nordiste pilonna la ville. Le 25 août, les unités
de Sun Chuan-fang réussirent même à établir plusieurs têtes de
pont de l’autre côté du Yantze. La situation devint si
préoccupante que les Occidentaux s’attendaient à un effondrement
des forces du Kuomintang.
Pourtant, réorganisant ses unités,
l’ANR massait des forces importantes pour une contre-attaque
destinée à dégager Nankin. Le 27 août 1927, les 1e, 2e
et 3e armées passèrent à l’offensive, soutenus par
d’autres contingents régionaux rameutés des provinces
méridionales. La 7e armée de Li Tsung-jen lança de son
côté une attaque sur le flanc gauche de la tête de pont ennemie
autour de Lungtan. En cinq jours de féroces combats, celle-ci fut
résorbée. L’ANR fit 30 000 prisonniers, captura 35 000
fusils et plus de 30 pièces d’artillerie. Mais là encore, la
victoire fut chèrement acquise avec près de 10 000 pertes,
dont 500 cadets de la 5e promotion de Whampao de juillet
1926.
Pourtant, les forces de l’Ankuochün
ne s’avouèrent pas battues et préparaient une puissante
contre-offensive pour décembre. Ce fut pourtant l’ANR qui frappa
en premier en tentant de reprendre Hsuchow où se développa une
nouvelle grande bataille. Au début, les nationalistes ne se
heurtèrent qu’à un écran de 10 000 hommes de Sun
Chuan-fang. Mais Chang Tso-lin dépêcha le général Chang
Tsung-chang à la tête d’une vingtaine de divisions regroupant
plus de 150 000 hommes bien dotées en artillerie, avec même
des obus au gaz de combat. Des trains blindés soutenaient la poussée
nordiste tandis que l’aviation « mandchoue » se montra
très active en bombardant et mitraillant les lignes de
communications nationalistes. Ses trois groupes aériens engagés
étaient dotés principalement de matériels français, Breguet 14 et
Potez 25. Ils conquirent rapidement la supériorité aérienne au
dessus du champ de bataille sur la petite aviation nationaliste. Le
16 décembre 1927 voit d’ailleurs le premier combat aérien de la
guerre civile chinoise. Malgré une nette infériorité en termes de
puissance de feu, les unités de l’ANR firent preuve d’un grand
élan, emportées par la fougue de ses officiers et commissaires
politiques. L’attaque nordiste fut stoppée nette. Puis, par une
série de mouvements enveloppants, les nationalistes tronçonnèrent
en plusieurs poches les positions ennemies. Avec ses lignes de repli
menacées, Chang Tso-lin ordonna une retraite générale.
Fort de cette éclatante victoire, le
général Ho Yin-chin demanda publiquement le retour de Chiang
Kai-shek du Japon. Dans l’urgence, des personnalités des deux
factions du KMT acceptèrent de le rencontrer. Il posa ses conditions
et au cours de la « Conférence pour l’unité » qui se
tint à Shanghai, imposa le gouvernement de Nankin comme étant le
seul et l’unique des nationalistes. La plupart des ministres de
l’aile gauche du KMT le rejoignirent. Lâché par ses fidèles,
Wang Ching-wei s’exila en France, après avoir vainement tenté,
avec l’aide du général Chang Fa-kuei, de reconstituer un autre
gouvernement nationaliste rival à Canton. Le commandant en chef des
troupes de l’aile gauche du Kuomintang, le général Tang
Sheng-chih, s’enfuit, le 12 novembre, au Japon. Nommé à nouveau à
la tête de l’armée, le retour de Chiang Kai-shek électrifia le
moral des troupes. En janvier 1928, sous sa houlette exclusive,
l’expédition du Nord reprenait. Mais en attendant de lancer la
nouvelle campagne contre les seigneurs de guerre nordistes, il décida
d’assurer ses arrières en écrasant la nouvelle dissidence armée
des communistes.
Les moyens de défense de la
concession française sont aussi renforcés. Des chars Renault FT-17
patrouillent dans les rues de Shanghai. (Collection Gilbert
Duranthie)
|
Des automitrailleuses britanniques
s’alignent pour une démonstration de force dans le cadre de la
défense de la concession internationale de Shanghai, printemps 1927.
(Collection Gilbert Duranthie)
|
Décapitation au sabre, pour
l’exemple, d’un syndicaliste dans les rues de Shanghai après la
répression ordonnée par Chiang Kai-shek en avril 1927. (Collection
Albert Grandolini)
|
Moisson d’automne et naissance
de l’armée rouge
Après les ruptures consécutives avec
le Kuomintang de droite, en avril 1927, puis celui de gauche, en
juillet, les communistes furent rejetés dans la clandestinité.
Traqués, sans bases arrières, avec peu d’éléments armés
disponibles, ils étaient aussi en plein désarroi sur la suite de la
stratégie à suivre. Tiraillés entre les éléments de la base,
dont le courant mené par Mao Tse-toung qui prônait le développement
de groupes de guérilla paysannes, et les directives du Komintern
qui poussaient à la mise sur pied de forces conventionnelles, le
Comité central du PCC se réunit pour une « réunion
extraordinaire » à Kiukiang, petit port sur le Yantze. Moscou
y avait dépêché le nouveau représentant du Komintern pour la
Chine, Besso Lominadze afin d’y faire appliquer la ligne du parti.
Durant cette session de crise, le secrétaire général et fondateur
historique du parti, Chen Tu-hsiu, rendu responsable des récents
désastres, fut exclu du Comité central. Cela ouvrit une ère de
grande instabilité à la tête des instances dirigeantes du parti.
Le nouveau premier secrétaire était un homme de Moscou, un jeune
révolutionnaire de formation russe, Chu Chiu-pai. Ancien étudiant
en langue et littérature russe, traducteur de Gorki, journaliste, il
séjourna ensuite trois ans en Union Soviétique avant de devenir
professeur de sociologie à l’université de Shanghai en 1924.
Il décida d’une action conjointe
entre un soulèvement des campagnes, l’opération « moisson
d’automne », dans les zones où des groupes armés paysans
avaient été organisés, combiné à des insurrections urbaines
effectuées par des milices ouvrières. Surtout, il tenta de soulever
certaines unités de l’ANR noyautés par des officiers et des
commissaires politiques communistes. Ces unités devaient venir en
aide aux insurgés dans les villes, particulièrement à Canton, et
s’emparer au moins d’un port pour que l’aide russe puisse y
parvenir.
L’action la plus significative de la
campagne est une tentative de soulèvement de plusieurs unités
militaires de la région de Nanchang, le 1e août 1927.
Cette date est depuis considérée comme celle marquant la naissance
de l’armée rouge chinoise (6). Les circonstances étaient
favorables car la 2e armée de Front (ex 4e
armée) du général Chang Fa-kuei, récemment transférée du Hupei
au Kiangsi, dans la région de Nanchang – Kiukiang, comptait dans
ses rangs de nombreux officiers communistes. Tout ou partie de la 2e
armée de Front s’était redéployé autour de Nanchang : la
25e division de la 4e armée ; les 10e,
11e et 24e divisions de la 11e
armée ; et les 1e, 2e et 3e
divisions de la 20e armée. Or le commandant de la 20e
armée, le général Ho Lung, celui de la 24e division, le
général Yeh Ting, étaient membres ou sympathisants du PCC. Autre
circonstance favorable, le chef local de la Sécurité Publique (7)
était aussi un officier communiste, le général Chu Teh, qui sera
bientôt le Commandant en chef de l’armée rouge chinoise. Chu Teh
de part sa position fut à même d’organiser le complot. Il réussit
à rallier à sa cause une partie d’une quinzaine de régiments,
soit à peu près 30 000 hommes. Le soulèvement a lieu à une
heure du matin et la surprise totale. Les mutins emportent la plupart
des casernements, désarment les autres troupes. Ni désordres, ni
pillages, la population ne comprend pas trop ce qui se passe. A
l’aube, un « comité révolutionnaire » est proclamé.
Les troupes insurgées sont réorganisées et l’ordre de bataille
ancien à peine modifié : 20e armée (Ho Lung), 21e
armée (Yeh Ting) et 9e armée (Chu Teh). L’ensemble
garde d’ailleurs le nom de 2e armée de Front. La
troupe, d’ailleurs persuadée qu’on préparait son retour au
Kwangtung d’où elle était originaire, accepta l’évènement et
par habitude suivit ses chefs et les explications de ses commissaires
politiques.
Cependant, Chang Fa-kuei, proche du
Kuomintang de gauche, réagit avec vigueur à la révolte de près de
la moitié de ses troupes. Soutenu par des éléments de la 3e
armée, il marcha aussitôt sur la ville d’où les communistes
commencent à se retirer dès le 3. L’armée rouge ne tente
pourtant pas de se maintenir dans la région, en s’appuyant sur les
milices paysannes. Au contraire, elle se replie vers le Kwangtung
pour y créer des « bases révolutionnaires » proches de
Canton où un soulèvement ouvrier se préparait. Leur action commune
devait faire de Canton la capitale rouge d’où les navires
soviétiques pourraient y débarquer des armes et des fournitures.
Simultanément, afin de perturber les mouvements de l’ANR, Mao
Tse-toung était chargé de soulever les campagnes avec
l’insurrection de « la moisson d’automne ». Il
disposait de quelques milices paysannes qui se trouvaient
principalement à la frontière des provinces du Hunan et du Kiangsi,
à l’est de Changsha.
Comme on l’a vu précédemment, une
série de soulèvements ruraux eurent lieux à l’approche des
armées révolutionnaires avec le retrait précipité des forces des
seigneurs de guerre nordistes. Mais peu de ces révoltes paysannes
bénéficiaient aux communistes qui n’avaient pas assez de
militants pour les encadrer et les prendre en main. D’autre part,
pour des raisons idéologiques, la priorité était accordée aux
mouvements insurrectionnels ouvriers. Ces jacqueries furent
rapidement réprimées, souvent par les milices levées par les
grands propriétaires terriens.
Mao Tse-toung n’avait à sa
disposition qu’environ 2 000 hommes armés qu’il articula en
quatre « régiments ». Le premier est formé à partir
d’un bataillon de gardes du 4e groupe d’armées (ex 2e
armée) qui se sont échappés de Whuhan. Des mineurs des
charbonnages de Anyuan constituent le noyau du second. Le troisième
est constitué de milices paysannes des régions de Pingkiang et de
Liuyang. Le dernier est constitué de déserteur de l’ANR et de
paysans. Ces bandes opèrent dans sa province natale du Hunan, entre
les collines qui bordent la vallée de Hsiang et le lac Tongting. A
partir de septembre, après une série de coups de mains, les quatre
« régiments » convergent vers Changsha. Mais ils se
heurtent à plusieurs divisions nationalistes. Le 2e
régiment est encerclé, puis anéanti dans Liling. Les autres unités
durent se disperser. Pire, à Pingkiang, le 4e régiment
trahit et se retourna contre le 1e régiment. L’affaire
tournait au désastre, en grande partie due à l’inexpérience
militaire de Mao Tse-toung lui-même. La « moisson d’automne »
était un échec sanglant et les survivants se replièrent au sud,
vers la région montagneuse et quasi-déserte des Ching Kang Shan qui
va bientôt devenir la première base rurale communiste en Chine
Centrale. De là, Mao Tse-toung va y réorganiser ses forces,
recruter des hommes, menant de front un travail d’instruction
militaire et d’endoctrinement politique. Il y expérimentera ses
modèles d’organisations sociales dans les « zones
libérées », appliquera les premières réformes
agraires. Aujourd’hui encore, dans la propagande officielle du
parti communiste, les monts Ching Kang Shan sont toujours qualifiés
de « montagnes sacrées de la révolution ».
Quelques tentatives plus modestes et
plus décousues eurent aussi lieu au Hupei où des milices paysannes
occupèrent un moment la voie ferrée entre Yochow et Hankow et dans
les monts Tapieh. Des actions de guérilla se tenaient aussi au
Kiangsi, autour de Taiho, et au Kiangsu, dans la région de Wusih et
jusqu’au Shensi, dans la région de Yenan, tenue par une bande
communiste dirigée par un agitateur local, Liu Chih-tan. Son secteur
servira, dix ans plus tard, de base de recueil aux survivants de la
« longue marche ». A aucun moment, il n’y eu de
véritable coopération avec les colonnes de l’armée rouge
s’échappant de Whuhan et qui tentaient à marche forcée de
rallier la région de canton. D’ailleurs, c’est dans cette région
que la « moisson d’automne » connaîtra son seul succès
relatif dans une zone située entre la rivière de l’Est et Canton,
dans les districts de Haifeng et Lufeng, depuis longtemps
« travaillés » par Peng Pai, le premier théoricien
communiste chinois de la lutte armée dans les campagnes. Solidement
implantées, les milices communistes y décrétèrent la mise sur
pied du « Soviet de Haifeng – Lufeng » en novembre
1927. Elles attendaient l’arrivée de l’armée rouge pour leur
tendre la main et marcher sur Canton.
Mais leur espoir fut déçu à cause
de la série de défaites subies par les insurgés de Wuhan. En
effet, après avoir évacué la ville, les colonnes de la 2e
armée de Front communiste virent leurs principales voies d’accès
vers le sud barrées par plusieurs armées nationalistes. Aussi, au
lieu d’emprunter la voie la plus directe pour Canton, via la vallée
de la Kan et le long de la rivière du Nord, par souci d’éviter le
maximum d’adversaires, elle choisit plus à l’est un itinéraire
de montagne qui allait d’abord la conduire à Fuchow, où elle
s’arrêta trois jours, et à Juichin, la future capitale rouge des
années 1931 – 1934. Elle y entra après un petit combat de nuit
livré à deux régiments nationalistes, le 18 août. Cependant, les
insurgés se heurtaient le 24 août, à Huichang, à quatre régiments
de la 3e armée nationaliste et perdaient un millier
d’hommes. La 9e armée communiste de Yeh Ting était
particulièrement éprouvée. C’est alors que renonçant à
poursuivre vers Canton, l’armée rouge décida de se replier sur
Juichin, puis de gagner Chaochow et le port de Swatow, en passant par
Changting dans la partie ouest du Fukien. Le choix de Swatow semble
avoir été inspiré à la fois par le désir de disposer d’un port
pour recevoir l’aide soviétique, et de s’appuyer sur les
districts du « Soviet de Haifeng – Lufeng » sur la
rivière de l’Est.
Laissant Chu Teh en couverture avec sa
25e division à San Ho Pa, le gros des forces communistes
se porta vers la côte. Le 23 septembre, les insurgés occupent
Chaochow sans combat et leurs avant-gardes atteignent Swatow le
lendemain. Mais les nationalistes réagirent avec vigueur,
concentrant plusieurs divisions régionales du Kwangsi du général
Li Chi-sen, la 5e armée de Li Fu-lin et la 4e
armée de Chang Fa-kuei. Elles encerclent l’armée rouge et de
violents combats éclatent dans la région de Chieyang et Tangkang, à
une centaine de kilomètres au nord-ouest de Swatow que la 3e
division de la 20e armée communiste conservera jusqu’au
30 septembre. Finalement, le gros des forces rouges (1e,
2e et 24e divisions) est anéanti dans la
région de Kweichi et Wushih à l’ouest de Chiehyang. Quelques
centaines de fugitifs à peine, dont Yeh Ting, s’échappent du
chaudron, et parviennent à gagner le « Soviet de Haifeng –
Lufeng ». Les forces de Chu Teh laissées à San Ho Pa s’en
tirent un peu mieux. Leur chef les divise en trois colonnes, dont
deux sous les ordres respectivement de deux excellents officiers,
Chen Yi et Lin Piao, qui réussissent à passer à travers
l’encerclement et se regroupent près de Kanchow, dans le sud-ouest
du Kiangsi. Mais à bout de ressources, pourchassés par les
nationalistes, Chu Teh se résout à négocier avec eux. Il a la
chance de rencontrer un ancien camarade de promotion de l’académie
militaire du Yunnan, le général Fang Shi-sheng, commandant de la 6e
armée du KMT. Par son entremise, il obtient un armistice pour les
1 200 survivants de son unité qui devient le 140e
régiment autonome de l’ANR. Il feindra renier ses idéaux
communistes et aura le droit de stationner son régiment dans le
secteur de Shaokwang, au nord de Canton, avec pour commissaire
politique son ami Chen Yi.
Il fait tout pour ne pas participer à
la suppression du « Soviet de Haifeng – Lufeng ». Mais
au début de 1928, reniant la parole donnée, Chu Teh entraîne son
régiment dans la région d’Ichang, à la frontière des provinces
du Hunan et du Kwangtung. C’est là, le 28 janvier, qu’il
réorganise ses forces en une « 4e armée rouge »
à deux régiments (28e et 29e) et un bataillon
(bataillon indépendant d’Ichang). Pendant plusieurs mois, Chu Teh
essaiera de se maintenir dans la région d’Ichang, Laiyang,
Pinghsien, Yunghsin, créant des Soviets, des détachements de gardes
rouges, et refoulant de petites expéditions nationalistes.
Cependant, au mois d’avril 1928, sa situation devient si difficile
qu’il se résout à rejoindre Mao Tse-toung dans les Ching Kang
Shan à une centaine de kilomètres de là.
Le rêve d’instituer une capitale
communiste à Canton s’est évaporé avec la destruction du gros de
l’armée rouge et l’échec de l’insurrection de la « moisson
d’automne ». Pourtant, par méconnaissance de la situation
réelle des rapports de forces, par les difficultés de communication
entre ses différentes organisations, par l’aveuglement idéologique
peut-être, le PCC va continuer à s’en tenir à son plan initial,
à savoir préparer une insurrection ouvrière à Canton. Sa
direction est de plus encouragée par le Komintern dans cette voie !
En effet, à Moscou une surenchère oppose les partisans d’une
alliance avec le Kuomintang, aujourd’hui caduque, contre ceux
prônant une action autonome de la part des communistes dans la
révolution chinoise. Cette « querelle chinoise »
n’est en fait qu’un des prétextes opposant désormais
ouvertement Staline à Trotski au sommet du pouvoir soviétique. Les
envoyés locaux du Komintern ont de plus en plus de mal à se faire
une idée claire de la stratégie à suivre et surtout à la faire
accepter par des camarades chinois de plus en plus désabusés.
La décision de déclencher une
insurrection est malgré tout prise car les circonstances paraissent
favorables, avec le gros des unités nationalistes lancé dans des
opérations de ratissages des dernières bandes rouges au nord de la
ville. Qui plus est, la garnison locale semble faible, avec un
régiment de milice du Corps de Préservation de la Paix, un régiment
d’artillerie, des troupes des Services et les dépôts de la 13e
armée, des quartiers généraux de plusieurs divisions. Surtout, le
régiment d’instruction de 3 000 hommes est sous le
commandement d’un officier qui vient de rejoindre le parti
communiste, Yeh Chien-ying. Plus de 200 de ses hommes sont aussi des
membres clandestins du parti. A cette unité viendrait s’ajouter
2 000 « gardes rouges » très médiocrement armés,
et près de 5 000 ouvriers et militants qui recevront les armes
récupérées dans les dépôts ennemis. Le commandement militaire de
l’insurrection est confié à Yeh Ting qui a réussi à sortir de
la nasse du « Soviet de Haifeng – Lufeng ». Mais au
dernier moment, sans que les comploteurs ne le sachent, la 4e
armée de Chang Fa-kuei qui vient juste de revenir du front,
stationne sur des positions le long des rivières du Nord et de
l’Est. En fait, plus de 50 000 hommes bien armés venaient de
prendre position dans les faubourgs de Canton !
Dans la nuit du 11 décembre 1927, Yeh
Ting qui vient juste d’arriver en ville, se rend au régiment
d’instruction qu’il exhorte à la révolte. Une quinzaine
d’officiers et de soldats qui s’y opposent sont abattus sur
place. Le soulèvement général commence à 3h30 comme prévu. Le
régiment d’instruction comprend neuf compagnies qui reçoivent
leurs missions particulières : bâtiment central de la Sécurité
publique, quartier général de la Gendarmerie, caserne Sse Piao,
caserne du régiment d’artillerie, la gare de la ligne de Kowloon,
et la colline de la « Déesse de la Miséricorde » avec
la fabrique de munition voisine. Les « gardes rouges »
doivent désarmer la police et les miliciens cantonnés près du
temple du grand Bouddha et du théâtre municipal. La surprise joue
presque partout et en quelques heures la ville est occupée à
l’exception du QG de la 4e armée et ceux des 12e
et 26e divisions qui tiendront jusqu’au bout. Plus de
8 000 fusils, des mitrailleuses et des mortiers sont saisis dans
les dépôts. Ils servent à armer des volontaires et une partie des
3 000 prisonniers relâchés des geôles de la ville. Dès
l’aube, les insurgés proclament la « Commune de Canton ».
Elle annonce les mesures les plus radicales en matière de
confiscations, de nationalisations, de redistributions des biens,
d’annulation des dettes. Vers midi, alors que les insurgés érigent
partout des barricades et creusent des tranchées, les forces
nationalistes contre-attaquent. Une division arrive de Whampao, deux
régiments de la 5e armée traversent la rivière des
Perles à Kiangmen. Le lendemain, c’est le périmètre nord de la
ville qui est attaqué par trois régiments et en particulier la
colline de la « Déesse de la Miséricorde » où les
insurgés se battent farouchement. Cet observatoire va changer
plusieurs fois de main avant d’être emporté définitivement au
matin du jour suivant par les nationalistes.
Le même jour, la 26e
division est envoyée à son tour dans la ville. Elle est soutenue
par deux régiments sous les ordres de Hsüeh Yüeh, un des meilleurs
généraux nationalistes. Pendant deux jours, on se bat pour chaque
rue du centre, maison par maison. Les tirs d’artillerie et ceux de
deux canonnières mettent le feu à plusieurs quartiers. Les insurgés
ne peuvent espérer aucun renfort tandis que les pertes sont
considérables. Yeh Ting se résout à donner l’ordre de retraite.
Durant la troisième nuit, des petits groupes tentent de décrocher
et de fuir par les quartiers Est de la ville. Les tirs de
mitrailleuses les clouent sur place. Seul un millier d’hommes
passeront au travers des barrages nationalistes. Mais dans la plupart
des cas, piégés à l’intérieur de la ville, les groupes
communistes seront encerclés et détruits. Les milices ouvrières
font preuve d’un héroïsme qui impressionna les observateurs
étrangers.
La répression qui suivit fut encore
plus coûteuse que les combats. Comme à Shanghai, le Kuomintang fera
appel aux services de la pègre locale pour l’aider à « éradiquer
les rouges » de Canton. On estime que dans les semaines qui
suivront, plus de 15 000 personnes seront enlevées et
exécutées. Peng Pai fut capturé et fusillé.
Naissance de l’armée rouge et le
soulèvement militaire de Nanchang. Source : Histoire du Parti
Communiste Chinois, Jacques Guillermaz, Payot, Paris, 1968.
|
L’insurrection de la « Moisson
d’automne ». Source : Histoire du Parti Communiste
Chinois, Jacques Guillermaz, Payot, Paris, 1968.
|
Les différentes factions chinoises en
Chine centrale et du nord en avril 1928. Source: China at War,
Edward L. Dreyer, Longman, London 1995.
|
Chu Teh, le futur commandant en chef
de l’armée rouge, vu ici lors de l’insurrection de Nanchang
durant l’été 1927. (Collection Albert Grandolini)
|
La reprise de la marche vers le
Nord
Après près d’un an de pause à
cause des dissensions internes dans le camp des révolutionnaires,
l’expédition du Nord est relancée sous la ferme direction de
Chiang Kai-shek. Sa brutale répression de ses anciens alliés
communistes et l’expulsion des conseillers soviétiques avaient
rassuré les puissances étrangères, inquiètes pour leurs intérêts
et leurs concessions territoriales. Après l’avoir longtemps
considéré comme un « bolchevique », on s’aperçu que
l’on « pouvait faire affaires avec lui ». Sans
toutefois laisser tomber les cliques militaires du Nord, les
chancelleries commencèrent à normaliser leurs relations avec le
Kuomintang. Pour Chiang Kai-shek, il était vital de trouver de
nouveaux soutiens pour compenser l’interruption de l’aide
soviétique. A la conférence de Washington, les puissances
étrangères consentirent à accorder à la Chine de relever ses
droits de douanes à l’importation. Surtout, la Grande Bretagne qui
avait toujours la haute main sur les services douaniers et fiscaux du
pays depuis la fin du 19e Siècle consentit à augmenter
la quote-part revenant au trésor chinois. Plus significatif encore,
cette décision ne s’appliqua pas seulement au gouvernement de
Pékin, mais aussi à celui des nationalistes installé à Nankin. Un
premier avoir de 3 millions de dollars américains fut accordé après
l’écrasement de la « Commune de Canton ». Surtout,
Chiang Kai-shek avait obtenu des établissements bancaires chinois et
étrangers de Shanghai un prêt de 130 millions de dollars. Il fut
aidé en cela par le financier Tse Ven Soong (T V Soong), frère de
la veuve de Sun Yat Sen, et en fit son ministre des finances. Il
épousa aussi une de ses sœurs, May Ling Soong, et se convertit à
la demande de sa femme au protestantisme. Une conversion qui fut
accueilli favorablement par les anglo-saxons (8). Tout cela lui
permit de rééquiper ses troupes d’autant plus facilement que les
grandes puissances avaient finalement levé leur embargo sur les
ventes d’armes.
Dès son retour, Chiang Kai-shek se
rendit en train à Kaifeng pour négocier directement avec Feng
Yu-hsiang, le « maréchal chrétien ». Il arriva à un
accord pour réorganiser les forces de l’ANR en quatre groupes
d’armées :
Le 1e groupe d’armée,
regroupant les divisons KMT d’origine. Qualifié plus tard
« d’armée centrale », c’était la garde prétorienne
du régime, encadrée par les cadets survivants de Whampao.
Le 2e groupe d’armée,
regroupant les unités de l’ex-Kuominchün du « maréchal
chrétien » Feng Yu-hsiang.
Le 3e groupe d’armée du
général Yen Hsi-shan, surnommé le « gouverneur modèle ».
Ce dernier n’avait pas vraiment encore pris partie dans le conflit
opposant le KMT aux cliques militaires du Nord mais défendait
jusqu’à présent jalousement sa province natale du Shansi.
Le 4e groupe d’armée,
regroupant les unités de l’ex-Clique militaire du Kwangsi du
général Li Tsung-jen. Il contrôlait alors les provinces du Hupei
et du Hunan, ainsi qu’une partie du Kwangtung.
L’académie militaire de Whampao fut
transférée à Nankin où l’on réorganisa le département
politique de l’école, purgé de ses éléments communistes. On y
professait désormais une nouvelle « idéologie
révolutionnaire de droite ». Des transfuges communistes
étaient même chargés de théoriser les nouvelles idées du « Sun
Yat-sennisme » : patriotisme, développement personnelle,
modernisations sociales et économiques et soutien à Chiang
Kai-shek.
Au printemps 1928, les préparatifs
pour la reprise de l’expédition du Nord battaient leurs pleins.
Pour la première fois, le camp nationaliste bénéficiait d’une
nette supériorité numérique : près de 700 000 hommes
contre les 450 000 de l’Ankuochün.
La
campagne reprit en avril lorsque le 1e groupe d’armée,
soutenu en second échelon par le 2e de Feng Yu-hsiang,
progressèrent le long de la voie ferrée à partir de Hsuchow vers
le Shantung. Les forces diminuées de Sun Chuan-fang supportèrent
l’essentiel du choc, contre-attaquant même les 16 et 17 avril.
Elles furent cependant forcées d’évacuer Yenchow pour éviter un
encerclement devenu inévitable. Sun Chuan-fang tenta ensuite de
conserver en vain Tsinan, la capitale du Shangtung. La ville
contrôlait la voie ferrée stratégique qui aboutissait au port de
Tsingtao. Celle-ci fut coupée par le 2e groupe d’armée
et il n’eu d’autre choix que de l’évacuer, en franchissant le
seul pont qu’il contrôlait encore sur le fleuve Jaune.
L’évacuation se fit dans la panique, ses troupes s’adonnant à
des meurtres et pillages. Les forces japonaises de Mandchourie, ou
Armée du Kwantung, dépêchèrent alors une brigade en ville afin
de « protéger ses ressortissants », faisant porter la
faute des désordres sur les troupes nationalistes, pourtant
parfaitement disciplinées. Le 3 mai, les unités nationalistes se
heurtèrent aux japonais sous les ordres du major général Tatekawa
Yoshiji dans de violents combats qui firent plusieurs milliers de
victimes parmi les civils. Les
Japonais engagèrent pour la première fois en Chine des blindés au
combat, en l'espèce un détachement d'automitrailleuses Wolseley-
Ishikawajima type CP. Chiang Kai-shek accusa Tokyo
d’être intervenu exprès pour protéger ses affidés. Il se rendit
sur place et ordonna à ses unités de contourner la ville, sentant
que Yoshiji était à la recherche du moindre prétexte pour
intervenir et mettre à mal sa poussée vers la Chine du Nord.
Profitant de ce retrait, les Japonais déployèrent d’autres
renforts et occupèrent la totalité de la voie ferrée Tsinan –
Tsingtao, sous prétexte de la protéger. De fait, ils avaient tendu
un cordon de troupes interdisant toute avance du KMT vers le nord de
la péninsule du Shangtung.
Profitant de cette intervention
japonaise qui porta un coup d’arrêt à l’offensive nationaliste,
Chang Tso-lin concentra le gros de ses forces en arc de cercle autour
de Pékin, en trois môles de résistance à Techou, Paoting et
Kalgan. Il disposait d’une nette supériorité en termes
d’artillerie et d’aviation. Ses troupes étaient aussi plus
mobiles avec de nombreux trains et véhicules à disposition. Mais la
série de récentes défaites avait miné le moral de ses soldats.
Celui de l’ANR, au contraire, était galvanisé par une avance qui
paraissait maintenant inexorable. Face à la propagande nationaliste,
Chang Tso-lin avait peu d’arguments à faire valoir, si ce n’est
que ses adversaires étaient toujours des « bolcheviques ».
Face aux accusations, en partie fondées, d’être au service des
intérêts Japonais, il fut obligé de dénoncer publiquement ces
derniers et leurs « visées impérialistes ». Ce qui
provoqua la fureur des militaires japonais en Chine. A Tokyo,
plusieurs tendances de l’armée et du ministère des affaires
étrangères s’opposaient quant à la poursuite du soutien à
accorder à Chang Tso-lin.
C’est dans ce climat et, prenant les
devants, qu’il attaqua le premier, le 17 mai 1928, en engageant
200 000 hommes pour lever le siège de Paoting. Le 2e
groupe d’armée ploya sous le choc et fut rejeté sur Tinghsien.
Mais l’ANR dépêcha le 4e groupe d’armée, et des
éléments du 3e groupe d’armée, pour colmater la
brèche. Paoting fut prise dans la foulée. Dans le même temps, le
1e groupe d’armée menaçait Tientsin, au sud-est de
Pékin. La panique parcourut les rangs de l’Ankuochün et Chang
Tso-lin décida d’abandonner Pékin pour se replier sur sa
Mandchourie natale. Cette décision fut annoncée à ses conseillers
japonais qui firent mine d’acquiescer. En réalité, ils avaient
décidé d’éliminer cet allié ombrageux et devenu peu fiables.
Surtout, ils espéraient que le chaos qui s’en suivrait servira de
prétexte à une intervention japonaise pour occuper toute la
Mandchourie. Le train qui le ramenait fut victime d’un attentat au
sud de Mukden, vers 5h30 du matin du 4 juin 1928, perpétré par les
services japonais. En quelques jours, à la nouvelle de la mort de
Chang Tso-lin, les positions de l’Ankuochün s’effondrèrent et
le drapeau nationaliste hissé sur Pékin, prise pratiquement sans
combats. Prudemment, Chiang Kai-shek ne poursuivra pas son avance
vers la Mandchourie, en partie suspicieux d’une possible réaction
japonaise. Pékin, ou « Capitale du Nord », symbole du
pouvoir impérial, fut rebaptisé Peiping, « Nord Pacifié»,
afin de réaffirmer la prééminence de Nankin, ou « Capitale
du Sud » comme nouvelle capitale du pays (9).
Les différentes factions chinoises en Chine centrale et du nord en avril 1928. Source: China at War, Edward L. Dreyer, Longman, London 1995. |
Servants de mitrailleuse du Kuomintang
regroupés autour d’une mitrailleuse Browning. (Collection Albert
Grandolini)
|
Chang Tso-lin en personne, au milieu
avec les jumelles, vient superviser les défenses au sud de Pékin.
(Collection Gilbert Duranthie)
|
Canons de l’Ankuochün en cours
d’acheminement vers le sud de Pékin où Chang Tso-lin avait engagé
une vingtaine de ses divisions. (Collection Albert Grandolini)
|
Contre-attaque lancée par les chars
FT-17 de la Clique du Fengtieng autour de Tsinan. (Collection Gilbert
Duranthie)
|
La guerre « des plaines
centrales » ou des lendemains qui déchantent
Fin 1928, pour la première fois
depuis la chute de la monarchie, la plus grande partie de la Chine se
trouvait placée sous une même autorité. Jamais aucun gouvernement
jusqu’alors n’avait réussi à mettre fin au morcellement du pays
entre plusieurs cliques militaires. Même si le gouvernement
nationaliste paraissait le plus solide qui est jamais accédé au
pouvoir, ce n’était, et de loin, pas encore ce pouvoir centralisé
et fort auquel il aspirait. Sa légitimité demeurait fragile et
l’élan et l’enthousiasme qu’il déclencha à ses débuts
étaient vite retombés. Les premiers succès nationalistes étaient
d’abord dus à la désunion profonde de ses adversaires. A aucun
moment les « nordistes » ne surent se donner une
direction unique. Chacun s’efforcera, au contraire, à tirer
avantage des difficultés momentanées de son allié du jour, quitte
à ménager l’adversaire. S’affrontant sans cesse pour
l’hégémonie, au travers de luttes compliquées et déroutantes,
pleines de trahisons et de coups de théâtre, l’on assista aussi à
de spectaculaires ralliements à la « révolution ».
Quelque part, ces seigneurs de guerre perpétuaient un art de la
guerre idéal chinois qui consiste à rendre les batailles inutiles
grâce à la diplomatie.
La stricte discipline des
nationalistes contrastait avec les exactions de la soldatesque de
leurs adversaires. Qui plus est, point de « réquisitions »
des biens spoliés aux civils mais un service d’achat qui suivait
l’armée et dédommageait la population. Les coolies mobilisés
comme porteurs et terrassiers percevaient un salaire, de même que
les soldats qui recevaient régulièrement leurs soldes. Les
volontaires se présentaient en nombre, ce qui permit de faire passer
les effectifs de 100 000 hommes au début de la campagne à 260 000
six mois plus tard, pour atteindre plus de 500 000 deux ans
après. Surtout, durant cette première phase de la reconquête du
Nord, les hommes étaient portés par un idéal patriotique et
révolutionnaire, propagé et entretenu par les commissaires
politiques. L’occupation de toute localité était suivie
d’immenses meetings, poses d’affiches, manifestations de masses
de toutes sortes afin de « conscientiser » les masses.
Plus tard, des « trains de propagande » pourvus de moyens
modernes avec imprimerie, atelier photo, wagon - expositions,
circuleront sur les voies ferrées. Cette vaste machine publicitaire
en marche n’existait pas chez ses ennemis. Ceux-ci se contentaient
de présenter les dirigeants nationalistes comme étant de simples
marionnettes de Moscou, aux ordres de Borodine, surnommé
« l’empereur rouge de Canton ».
A bien des égards, les troupes
nationalistes ne valaient pas celles des nordistes faites en grande
partie de vieux soldats professionnels et pourvus d’un meilleur
armement. Cependant, composées de volontaires, instruites
politiquement, soumises à une discipline rigoureuse, entraînés par
les jeunes cadres de Whampao, elles se révéleront d’excellentes
unités opérationnelles. Néanmoins, ces qualités furent de plus en
plus diluées avec l’intégration d’un nombre croissant de
troupes de seigneurs de guerre, ralliés au dernier moment. Celles-ci
vont apporter avec elles leurs indisciplines et corruptions ainsi que
les habitudes de pillages. Jusqu’à la fin de la guerre
sino-japonaise en 1945, et même de la fin de la guerre civile en
1949, il y aura en fait deux sortes d’armées ; celles du
gouvernement central de Nankin, relativement bien équipées et
disciplinées ; et celles des provinciaux, en général
qualifiées « d’armées de route », constituées
d’unités disparates de valeur médiocre.
La population, un instant enthousiaste
devant l’avancée du KMT va rapidement s’en détourner,
constatant qu’un « seigneur de guerre », certes plus
puissant, a remplacé tous les autres. Les luttes intestines au sein
du Kuomintang vont rendre illisibles son discours révolutionnaire.
L’accommodement du KMT des concessions étrangères, la non remise
en cause des humiliants « traités inégaux », lui
retirèrent l’un des principaux motifs de mobilisation du début de
la révolution, à savoir un patriotisme ardent qui aspirait à
recouvrer la pleine et entière souveraineté de la nation chinoise.
La sanglante répression des mouvements ouvriers et paysans va faire
le jeu des communistes. La nature de plus en plus autoritaire du
régime de Chiang Kai-shek va aussi lui aliéner une partie de la
bourgeoisie modérée et démocrate.
La
grande faiblesse de la victoire de Chiang
Kai-shek, un militaire réactionnaire mais personnellement
relativement intègre en dépit de ses vielles « liaisons
dangereuses » avec la pègre de Shanghai, ce fut paradoxalement
sa rapidité ! Son appareil militaire, politique et
administratif était trop petit et faible par rapport aux besoins
immenses du pays. On fit donc avec ce qui existait déjà localement
et on récompensait les ralliements, ce qui fit entrer le ver dans
le fruit.
Pour Chiang Kai-shek, l’important
est de consolider son pouvoir face à une multitude de menaces de
dissidences. Qui plus est, des régions entières du pays ne sont que
théoriquement placées sous l’autorité du gouvernement de Nankin.
Ainsi, les provinces du nord-ouest et sud-ouest où une multitude de
seigneurs de guerre locaux n’ont fait qu’une allégeance de
façade au Kuomintang. Sans oublier aussi le Turkestan chinois et le
Tibet qui n’ont plus qu’un lien de subordination théorique au
pouvoir chinois. Néanmoins, la menace la plus importante provient
des restes de la Clique militaire du Fengtien, retranché dans son
bastion mandchou. Chang Hsueh-liang qui a succédé à son père met
peu de temps à réaliser que les commanditaires de l’attentat
contre Chan Tso-lin ne sont autres que ses « alliés »
japonais. Il brûle du désir de se venger et, rompant avec la
politique pro japonaise de son prédécesseur, entame des
négociations avec le Kuomintang. Celles-ci vont durer près d’un
an, chaque camp observant une trêve militaire armée tendue le long
de la frontière mandchoue.
Mais Chang Hsueh-liang se retrouve de
plus en plus isolé, devant faire face aux empiètements du corps
expéditionnaires japonais qui ne cessent de prendre des gages
territoriaux sous prétexte d’assurer la sécurité des couloirs
ferroviaires qui appartiennent à une holding de sociétés
japonaises. Pire, il est confronté à une série d’incidents avec
les Russes lorsqu’il décide de prendre le contrôle, en juillet
1929, de la branche chinoise du transsibérien qui relie Chita à
Vladivostok. Cette portion de voie ferrée était jusqu’alors sous
supervision mixte, sino-soviétique. L’armée soviétique franchit
alors la frontière mandchoue, infligeant une série de revers à ses
troupes en septembre et octobre. En novembre, les forces soviétiques
de Blücher, qui renoue avec ses aventures chinoises, poussent encore
plus en avant, avec l’appui de trains blindés, chars et aviation
et occupent plusieurs localités dont Hailar, Suibin et Lubin. Elles
sont accompagnées par des propagandistes armés communistes chinois
et coréens. Après l’accord du 22 décembre 1929, les Russes se
retirent lorsque sont reconduites les termes de l’ancien traité de
supervision de la voie ferrée. Entre temps, Chang Hsueh-liang avait
reconnu nominalement le gouvernement de Nankin, la Mandchourie
bénéficiant d’un statut automne, et accepte d’intégrer ses
forces armées au sein de l’ANR.
Celle-ci est devenue par la force des
événements une immense machine hétéroclite. Un rapport des
services de renseignement américain de février 1929 indique que
les forces armées chinoises regroupent désormais plus de 1 600 000
hommes, toutes tendances confondues, réparties de la façon
suivante :
1e groupe d’armée, ou
« armée centrale », sous les ordres directs de Chiang
Kai-shek : 240 000 hommes.
2e groupe d’armée du
« maréchal chrétien » Feng Yu-hsiang : 220 000
hommes.
3e groupe d’armées du
« gouverneur modèle » Yen Hsi-shan : 200 000
hommes.
4e groupe d’armée,
combinant les forces de l’ancienne Clique du Kwangsi et les forces
de Li Chi-shen du Kwangtung : 230 000 hommes.
Les autres forces alliés du
Kuomintang : l’armée du Yunnan de Lung Yun, avec 30 000
hommes ; les différents petits seigneurs de guerre du Szechwan,
Kweichow, Kansu, Suiyuan, Chinghai et Sikang, plus une multitude de
milices et groupes paramilitaires au services des grands
propriétaires terriens ou de groupes industriels, estimés à en
tout à 540 000 hommes, plus ou moins armés.
Les forces « mandchoues »
de Chang Hsueh-liang : 190 000 hommes.
La paix revenue, la Chine ne peut plus
se permettre d’entretenir de tels effectifs alors que son économie
est en ruine après des décennies de troubles et de guerres civiles.
Chiang Kai-shek réunit donc, en janvier 1929 à Nankin, une
« conférence pour la démobilisation » pour réduire les
effectifs et réorganiser l’armée. Le pays est subdivisé en six
régions de démobilisations ; les territoires contrôlés par
les cinq principaux seigneurs de guerre, plus une sixième comprenant
les provinces du Szechwan, Yunnan et Kweichow. L’objectif affiché
est de ramener les effectifs à 65 divisions de 11 000 hommes.
Mais au-delà de la réorganisation de
l’armée, Chiang Kai-shek cherche surtout à diminuer le pouvoir
des grands seigneurs de guerre qui se sont ralliés à son drapeau
mais qui ne sont pas prêt à renoncer à leurs prérogatives et
privilèges. Car, même si officiellement l’ère des Tüchuns est
révolue, la mécanique infernale des luttes de pouvoir va
immédiatement reprendre, sitôt Pékin libéré !
Comme à son habitude, le « maréchal
chrétien » est le premier à la manœuvre. Chiang Kai-shek,
méfiant, lui avait pourtant promis une rallonge budgétaire pour ses
troupes et des pièces d’artillerie. Il en a grand besoin car il
est en butte dans son propre fief à une révolte du clan Ma qui
soulève les populations musulmanes dans le Kansu et s’allie même
avec des tribus ouighours au Turkestan voisin. Surtout, Chiang
Kai-shek lui a promis qu’il pourrait étendre son influence
politique sur le Shantung à condition qu’il demeure neutre alors
que les autorités de Nankin tentent de reprendre la ville de Wuhan.
Cette dernière contrôle les riches provinces du moyen Yantze qui
sont aux mains de l’ex Clique militaire du Kwangsi. Celle-ci ne
tient absolument pas à renoncer à cette source de profits et se
heurte de front au nouveau gouverneur, Lu Ti-ping, que le
gouvernement central vient de nommer. Le conflit dégénère en
affrontements armés autour de Changsha. Le 1e groupe
d’armée y dépêche des renforts qui marchent sur Wuhan. Après
quelques brefs affrontements, les militaristes du Kwangsi s’inclinent
et acceptent un armistice. Lors de cette courte campagne, les troupes
nationalistes du général Han Fu-chu ont été aidées sur le
terrain par le colonel Max Bauer, le chef d’une mission secrète
allemande de conseillers militaires que Chiang Kai-shek vient juste
de faire venir en Chine. Pour l’instant, la plupart des Allemands
occupent des postes d’instructeurs à l’académie militaire
nationale de Nankin, en remplacement des conseillers soviétiques.
Mais pour Feng Yu-hsiang, l’occupation
du Shantung est un cadeau empoisonné, le nord de la péninsule est
inaccessible car les Japonais en bloquent toujours l’accès.
Pourtant après négociations, ces derniers acceptent de se retirer.
Mais en secret, afin de gagner du temps pour y déployer ses propres
troupes dans la province, Chiang Kai-shek leur a demandé de retarder
leur retrait afin d’empêcher l’arrivé des unités de Feng
Yu-hsiang ! Chiang Kai-shek débaucha ensuite deux subordonnés
du « maréchal chrétien », les généraux Han Fu-chu et
Shih Yu-san, qui firent défection avec près de 100 000 hommes.
En situation de faiblesse, après une série d’escarmouches avec
les troupes centrales, Feng Yu-hsiang se retira provisoirement du
Honan à la fin novembre 1929.
Se sentant floué, le « maréchal
chrétien » tenta de regrouper autour de lui une coalition
d’opposants à Chiang Kai-shek. Il obtint ainsi l’appui du
« gouverneur modèle », Yen Hsi-shan, et la promesse de
neutralité de Chang Hsueh-liang. Le 10 février 1930, les forces de
Feng Yu-hsiang reprirent les hostilités pour de bon, envahissant le
Honan, progressent vers Kaifeng. Simultanément, ouvrant un nouveau
front, les troupes du 3e groupe d’armée du
« gouverneur modèle » envahissent le Shantung et
s’emparent de Tsinan, puis remontant par trains, entrent dans
Peiping sans grandes oppositions, faisant passer pratiquement toute
la Chine du nord aux mains des factieux. Dans le sud, Wang Chin-wei,
revenu de France avec des sympathisants de l’aile gauche du KMT,
dont le général Chang Fa-kuei, tente encore une fois de s’emparer
de Canton d’où aurait été installé un nouveau gouvernement
« nationaliste véritable ». Les coalisés
convoquent alors à Peiping une « conférence élargie »
du Kuomintang pour demander l’abdication de Chiang Kai-shek. Le 9
septembre 1930, un nouveau gouvernement, rival de celui de Nankin et
présidé par Yen Hsi-shan, est proclamé dans l’ancienne capitale
impériale. Pour Chiang Kai-shek tout semble devoir être recommencé.
Il agit sans tarder.
Exhortant les unités de ses « troupes
centrales » à repartir au front, il s’assure surtout de la
fidélité de ses jeunes officiers formés à Whampao. Encore une
fois, il leur demande de se sacrifier pour la cause de la
« révolution ». Il compte aussi sur le temps pour que la
coalition de ses opposants ne se fissure. A l’automne 1930, le 1e
groupe d’armées lance deux offensives simultanées, l’une vers
le nord contre le Shantung, et l’autre vers l’ouest contre le
Honan. Les divisions nationalistes progressent le long des voies
ferrées qui assurent aussi le flux logistique. Fin septembre, les
forces de Chiang Kai-shek ont reconquis tout le Shantung alors
qu’elles assiègent Chengchow au Honan. Entre temps, Chang
Hsueh-liang qui était demeuré neutre décide de soutenir Chiang
Kai-shek et entre dans le conflit avec ses troupes « mandchoues ».
Celles-ci pénètrent dans le Hopei, puis s’emparent de Peiping et
Tientsin. Début novembre, cette ultime « Guerre des plaines
centrales » entre Tüchuns prend fin avec le triomphe
définitif de Chiang Kai-shek. Le « maréchal chrétien »
s’exila et ses troupes dispersées au sein des autres unités
nationalistes. La plupart de ses officiers seront discriminés et
tenus en piètre estime par ceux issus de Whampao. Le « gouverneur
modèle », Yen Hsi-shan, sauva sa tête, en grande partie parce
que ses hommes lui demeurèrent fidèles. De toute façon son pouvoir
dans sa province natale du Shansi était trop solidement installé
pour que Chiang Kai-shek s’y risque. Sagement, il le nomma
« commissaire à la pacification » de Taiyuan, la
capitale régionale. Il y conservera son pouvoir automne pratiquement
jusqu’à la victoire des communistes en 1949.
Au début de 1931, Chiang Kai-shek a
réussi à plus ou moins à rétablir son autorité sur les
turbulents seigneurs de guerre du Nord. Plus jamais ils n’auront
une importance politique de premier plan comme auparavant. Cependant,
sa légitimité est toujours contestée au sein de son propre parti.
En mai 1931, les partisans de l’aile gauche du Kuomintang, sous la
houlette de l’infatigable Wang Chin-wei, réussissent à nouveau à
s’emparer de Canton lorsque le commandant de la garnison, le
général Chen Chi-tang, rallie leur cause. Un nouveau gouvernement,
rival à celui de Nankin, y est proclamé. Il regroupe des
personnalités telles que Sun Fo, le fils de Sun Yat-sen, ou encore
Tang Shao-yi, l’ancien Premier ministre de Yuan Shi-kai. Le pays
est épuisé et les deux factions rivales du KMT hésitent à se
lancer dans une nouvelle guerre civile. Un cessez-le feu est négocié
entre Nankin et Canton. L’urgent maintenant est de relever le pays,
le moderniser pour qu’il soit apte à faire face au péril japonais
de plus en plus pressant.
Néanmoins,
ce pouvoir bicéphale s’appuie sur une base sociale des plus
étroites,
issue
d'une bourgeoisie urbaine réduite, affairiste et autoritaire, plus
liée en fait aux « colonialistes occidentaux » malgré
un patriotisme sincère qu'à l'immense peuple chinois, ignorant,
misérable et encore totalement archaïque dans sa culture. Le
divorce est total entre cette élite occidentalisée de la Chine
« bleue », celle des grandes villes industrielles de la
côte, riches et prospères, et l’immense masse des paysans de la
Chine « jaune », celle des montagnes de l’intérieur,
des plateaux de loess et de la vallée du Fleuve Jaune. La plupart
des dirigeants du KMT
ne
comprennent pas ces paysans, qui les dégoûtent, quand ils ne les
terrifient pas en tant que masse perçue comme envieuse et
redoutable. Jadis, c’était bien des mouvements populaires encadrés
par des sectes hétérodoxes clandestines qui abattaient les
dynasties perdant le « Mandat Céleste ». Or le terme
traditionnel désignant ce phénomène, « Keming »,
signifie désormais, à l'initiative des partisans de Sun Yat-sen,
« révolution ».
Cette
peur qui s'incarne désormais dans l'ex-allié communiste presque
anéanti. Pour Chiang Kai-shek, il faut absolument
éradiquer la seule autre dissidence en mesure de saper sa
légitimité, les « rouges ». La
Chine du KMT reste donc enfermée dans une logique militariste où le
pouvoir, comme le dira si bien Mao Tse-toung, reste « au bout
du fusil »... Une lutte sans pitié s’engage
alors qui va bouleverser le destin de la Chine.
Des soldats soviétiques posent avec
des étendards chinois capturés lors des combats pour le
transsibérien. (Wikipedia)
|
Remerciements
L’auteur tient encore une fois à
remercier Stéphane Soulard pour sa relecture commentée du texte. Sa
connaissance du Chinois, sa grande érudition sur la période, et
ses analyses m’ont beaucoup aidé à replacer ces évènements
complexes, parfois déroutants, dans leurs contextes historiques,
politiques et culturels.
Annotations
(1) Le terme « expédition du
Nord » est une habitude occidentale ; le terme
nationaliste officiel est « Peifa », littéralement
« chätiment du Nord », en référence au caractère jugé
crapuleux et rebelle des militaristes au regard du régime
nationaliste, seul héritier légitime de la révolution du 10
octobre (« Double Dix ») 1911 et de son leader Sun
Yat-sen.
(2)
« Tuchün » est un terme officiel républicain:
"Gouverneur militaire». Il désigne donc de façon légitime un
personnage désigné par le gouvernement central pour commander en
son nom les forces armées au niveau de la province. Bien entendu, la
dégénérescence de l'Etat les a rendu indépendants de facto puis a
permis à des aventuriers de s'affubler du titre sans en référer à
d'autres qu'eux-mêmes ou à la clique de leur choix... par
définition fluctuant à l'époque!
(3)
Les « Lances Rouges » portent un plumet de cette couleur
à leurs lances à titre propitiatoire qui est une vieille tradition
remontant au 19e
siècle, un important héritage Taiping. Ils sont redoutés dans les
actions de guérilla, embuscades et attaques surprises nocturnes.
(4)
Pai Chung-hsi, de confession musulmane, va se révéler comme étant
un des meilleurs chefs de l’ANR lors de l’expédition du Nord.
Tombé ensuite en disgrâce, il trouvera temporairement refuge en
Indochine française. Chiang Kai-shek fera de nouveau appel à ses
talents lors de la guerre sino-japonaise. Il sera notamment vainqueur
des Japonais à Tai Erh Chuan en avril 1938. Le colonel américain
Evans Carlson du corps des Marines de Chine, ainsi que le maréchal
communiste Lin Piao le considérèrent comme étant un des meilleurs
généraux nationalistes. Il s’enfuit à Taiwan en 1949.
(5)
Li Tsung-jen est aussi un des meilleurs généraux nationalistes,
après avoir fortement menacé le régime. Ses relations avec Chiang
Kai-shek seront houleuses mais celui-ci devra le ménager compte
tenu de l’importance du soutien que lui apporte la clique du
Kwangsi. Li Tsung-jen sera chef d’état-major de l’armée
chinoise et aura en 1949 le détestable privilège de remplacer
Chiang Kai-shek comme Président pour la reddition du régime sur le
continent.
(6)
La date anniversaire de l'Armée Rouge (Hung Chün) est marquée sur
ses étendards et étoiles d'identification (chars, aéronefs, etc.)
par les deux idéogrammes « Pa-Yi » (« Huit-Un »)
pour le 1er
août 1927.
(7)
La Sécurité Publique ou « Kung An Pu » : en Chine,
elle réunit les responsabilités et la puissance de la Police
Nationale et de la Gendarmerie réunies - avec des pouvoirs souvent
discrétionnaires, seulement tempérés par la corruption du fait du
caractère autoritaire à l'époque et totalitaire par la suite du
régime KMT puis communiste. Le « Corps de Préservation de la
Paix » est une autre façon de traduire « kung An Pu »
ou une composante locale, « Pao Ping Tui » ou « Pao
An Tui ».
(8)
Dans la normalisation des relations entre KMT et « Puissances
occidentales », il faut en effet aussi tenir compte du rôle
discret mais essentiel des Eglises chrétiennes. Depuis Sun Yat-sen,
les dirigeants nationalistes et leurs mentors de la famille Suung ont
pris l'habitude de se convertir formellement à un christianisme
assez flou, un « protestantisme » qui est un terme
fourre-tout s'adressant en fait aux Anglo-saxons mais qui peut aussi
bien satisfaire le Vatican que les Anglicans et surtout les sectes
protestantes américaines. Ils en connaissent la puissance en terme
d'influence sur les opinions publiques occidentales et leurs
gouvernements, sans parler des à-côtés en matière d'informations
et d'argent. Chiang Kai-shek et Madame savent très bien en jouer,
se gardant bien de choisir une obédience trop précise...
(9)
Nankin fut la première capitale des Ming avant leur conquête du
Nord sur les Yüan mongols, cis à Pékin, au 14e
siècle. Chiang Kai-shek débaptisa cette dernière en châtiment
pour avoir été la capitale des « fantoches », et
précédemment des Ching mandchous. Peiping ou « Nord
Pacifié », ou encore « Paix au Nord », rappelle
la victoire du Sud « patriote » sur le Nord « arrogant
et traître ». C'est le symbole de la réussite du « Peifa »,
ou « châtiment du Nord ». Aujourd'hui encore, pour la
République de Chine en exile à Taiwan, la capitale, c'est Nankin,
et « Beijing », la capitale rebelle, n'est toujours que
Peiping...
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