Les
Yamato et Musashi furent les cuirassés les plus gros et les plus
puissamment armés jamais construits. Ces deux navires étaient
surtout l'incarnation d'une doctrine et la résultante d'un contexte
géostratégique particulier. Ironiquement, aucun des deux vaisseaux
ne combattit dans le rôle pour lequel il fut conçu, et leur impact
sur la guerre navale contre les USA ne fut que limité. Voici une
brève narration de leur histoire, alors que le 7 avril 2013 marque
le 68ième anniversaire du naufrage du Yamato.
Adrien
Fontanellaz
Le
concept des « super-cuirassés »
Au
mois de décembre 1934, le Japon annonça son retrait du traité de
Washington, résultat de l'ascendant pris par la «faction de la
flotte» au sein de Dai
Nippon Teikoku Kaigun,
la marine impériale japonaise. Deux mois plus tôt, le département
technique de la marine avait été secrètement chargé par
l’État-major général de la marine d'étudier la conception d'une
nouvelle classe de quatre cuirassés armés de neuf canons de 460 mm.
Au cours des mois suivants, pas moins de vingt-trois projets
différents furent étudiés, avant que les plans définitifs ne
soient approuvés en Mars 1937. Cet approbation s’insérait dans un
programme d’acquisition beaucoup plus large, connu sous le nom de
cercle trois, qui incluant également les porte-avions Zuikaku
et Shokaku,
des destroyers et d’autres navires. La commande des deux premiers
bâtiments de la nouvelles classe, baptisés « cuirassés no
1 et no 2» fut approuvée quelques mois plus tôt. La tâche
assignée aux ingénieurs Yuzuru Hiraga et Keiji Fukuda avait été
dantesque, car un tel armement, et la capacité de disposer d'un
blindage conçu pour faire face à un ennemi disposant d'une
puissance de feu identique, impliqua de concevoir un navire aux
dimensions inégalées.
La
raison de ce gigantisme reposait sur la doctrine navale japonaise,
définie par la volonté de préparer un affrontement contre la
flotte américaine du Pacifique, l'ennemi que Kaigun
s'était originellement attribué afin de justifier ses prétentions
budgétaires face à sa rivale terrestre devant la Diète japonaise.
Hors, avec la signature du traité de Washington en 1922, le Japon
avait accepté de limiter sa flotte à une taille équivalente aux
trois-cinquièmes de celle de la flotte américaine. Il en résulta
que les marins japonais n'eurent de cesse de concevoir une doctrine
devant rendre possible la victoire contre un adversaire numériquement
supérieur. De plus, profondément influencés par des facteurs comme
leurs victoires du Yalu et de Tsuhima, les stratèges nippons
recherchèrent le moyen de l'emporter dans un cadre conceptuellement
très précis ; celui d'une bataille décisive au cours de
laquelle les deux adversaires jetteraient l'ensemble de leurs flottes
de haute mer, et dont l'enjeu serait la maîtrise du Pacifique. In
fine,
les différents plans développés par les amiraux de Kaigun
pour
vaincre une flotte américaine supérieure reposèrent tous sur une
ossature identique. En bref, il s'agissait de laisser l'US
Pacific Fleet
avancer vers le Japon, et de l'affaiblir au cours de sa progression
au moyen d'attaques menées par des unités légères, afin de
préparer l'affrontement décisif loin des bases américaines. Même
ce dernier devait prendre la forme d'une série d'engagements
préparatoires menés à longue distance par les forces d'avant-garde
japonaises, avant que la ligne de bataille principale, centrée
autour des cuirassés, ne s'approche et ne porte le coups de grâce à
un ennemi déjà gravement diminué par une combinaisons de tirs de
torpilles et d'artillerie à très longue portée. Un élément
central de cette doctrine reposait sur la capacité de pouvoir porter
à l'adversaire des coups en restant hors de l'enveloppe de tir de
ses propres armements. Ces pré-requis pesèrent lourdement sur la
conception de nombre de vaisseaux ou d'armes japonaises, à commencer
par la torpille Type 93 à oxygène, la recherche d'une autonomie
maximale pour les avions du service aérien de la marine, ou encore
l'augmentation de l'angle d'élévation maximal des pièces de
l'artillerie principale des cuirassés déjà en service. Cette quête
d'équipements permettant une distance d'engagement supérieur ne fut
de loin pas le seul critère imposé aux ingénieurs japonais ;
l'infériorité numérique de Kaigun
devait
aussi être compensée par la mise en service de navires mieux armés,
à tonnage égal, que leurs homologues américains, ce qui ne manqua
pas de causer des problèmes de stabilité sur certaines classes de
bâtiments. Des vaisseaux aussi emblématiques que le Yamato
et
le Musashi
ne pouvaient évidemment pas échapper à cette quête de supériorité
qualitative, alors que par ailleurs, la recherche d'une portée de
tir supérieur explique à lui seul le choix de canons d'un calibre
aussi élevé.
Le cuirassé Yamato en cours d'achèvement à Kure, septembre 1941 (via ww2db.com) |
La
paternité du concept des « super-cuirassés », qui
allait donner naissance à la classe Yamato,
peut sans doute être attribuée au commandant Shingo Ishikawa, une
étoile montante de la «faction de la flotte» au début des années
trente. Celui-ci soumit, en 1934, au chef d'état-major de la marine
un mémorandum proposant, dans le cadre d'un vaste plan d'expansion
de 10 ans, l'acquisition de cinq nouveaux cuirassés. Ceux-ci, armés
de canons de 508 mm, devaient être capables de survivre à dix
torpilles ennemies. De tels vaisseaux devaient permettre en un seul
coup d'inverser l'infériorité de la ligne de bataille japonaise. De
plus, les Américains étant contraints de construire des navires
capables de transiter par le canal de Panama, ils seraient incapables
de relever le défi et de construire à leur tour des bâtiments de
taille identique. En effet, l'état-major estimait que le canal ne
pouvait pas être traversé par des navires d'un déplacement de plus
de 45'000 tonnes, et donc incapables d'emporter des canons d'un
calibre supérieur à 406 mm. Ce calcul, associé au maintien du
secret le plus strict quant aux caractéristiques réelles des
nouveaux cuirassés devrait sans nul doute, selon Ishikawa, permettre
à la marine impériale de prendre la tête pour plusieurs années
dans la course aux armements navals. Durant ce laps de temps, ces
géants auraient pu détruire en toute impunité leurs homologues
ennemis.
Anatomie
des géants
Le
cuirassé no 1, qui allait devenir le Yamato,
fut mis sur cale le 4 novembre 1937 dans l'arsenal naval de la marine
de Kure, suivi le 29 mars 1938 par le cuirassé no 2, le futur
Musashi,
dans le chantier naval Mitsubishi de Nagasaki. Ces chantiers avaient
dû au préalable adapter leurs infrastructures en procédant à
l’agrandissement des bassins destinés à l’assemblage des deux
bâtiments et à installer des grues aux capacités de levage
accrues. Les architectes navals nippons durent surmonter une myriade
de problèmes techniques avant l’achèvement des deux vaisseaux. Il
fallut ainsi concevoir et construite un navire de 11'000 tonnes, le
Kashino,
uniquement pour acheminer une à une les pièces de 460 mm, pesant
162 tonnes chacune, qui devaient armer le Musashi
de Kure à Nagasaki. In
fine,
le Yamato
fut lancé le 8 août 1940, et entra en service le 16 décembre 1941,
alors que son sistership était lancé le 1er
novembre 1940 et était mis en service le 5 août 1942. Deux autres
cuirassés de la même classe avaient été à leur tour mis sur cale
le 4 mai 1940 à Yokosuka et le 7 novembre 1940 à Kure. Un seul de
ceux-ci, le Shinano,
fut achevé, mais en tant que porte-avions.
D'immenses
efforts furent consentis afin de préserver le secret sur les
caractéristiques réelles des deux vaisseaux. A Nagasaki, d’immenses
toiles de chanvre furent mises en place pour masquer le bassin où le
Musashi
était construit, alors que les accès au chantier étaient
strictement contrôlés, et que les plans étaient gardés sous
clefs. Les autorités navales allèrent jusqu’à construire un
bâtiment spécifiquement pour obstruer la vue des consulats
britanniques et américains sur le port. De plus, après le lancement
du navire, un bâtiment de commerce, le Kasuga
Maru,
fut amarré à côté pour rendre l'appréhension de ses proportions
à distance aussi difficile que possible. Les fenêtres des trains
passant à travers la ville de Kure étaient couvertes sur le côté
donnant sur le port. Il fallut attendre la disparition des deux
bâtiments et la défaite pour que la chape du secret entourant leurs
caractéristiques soit enfin levée. Ainsi, en juillet 1943 encore,
l’attaché naval allemand, par ailleurs ancien commandant du
Panzerschiff
Deutschland,
obtenu
l’autorisation de monter à bord du Yamato,
mais tout fut fait pour qu’il ne puisse pas estimer le calibre réel
des canons.
La
classe Yamato
était un compromis entre les trois qualités essentielles d'un
bâtiment de guerre ; la puissance de feu, la protection et la
mobilité. L'armement principal de ces vaisseaux était constitué
par neuf canons de 460 mm de 45 calibres, répartis entre trois
tourelles triples, deux à l'avant et une à l'arrière. Chaque
tourelle pesait 2774 tonnes, alors que les canons pouvaient tirer un
obus à une distance maximale de 42'062 mètres, que les obus
mettaient 98.6 secondes à parcourir. La cadence de tir était de 1.5
à 2 coups par minutes, selon l’élévation des pièces. Avec un
poids de 1460 kg pour un obus perforant, l'armement principal des
deux navires pouvait ainsi expédier entre 19’710 et 26’280 kg de
projectiles par minute. Le souffle dégagé lors des tirs était tel
que l'artillerie antiaérienne située à proximité avait dû être
protégée afin d'abriter ses servants de ses effets. Lors de tests,
un cochon d'inde laissé dans une cage à proximité d'une tourelle
avait littéralement éclaté sous l'effet de la pression. Les
Japonais avaient développé des projectiles particuliers pour
l'artillerie lourde de leurs cuirassés. Il s'agissait des obus de
type San
Shiki,
destinés aux tirs contre des avions, et emportant 1600 tubes
incendiaires brûlant cinq secondes. Enfin, l'obus perforant de type
91 avait des spécificités gardées rigoureusement secrètes. S’il
se comportait de manière classique en percutant le blindage d'un
navire ennemi, son cône était aussi conçu pour se détacher dans
le cas où il heurterait la mer, le reste de l'engin, à l'avant
aplati, s'enfonçait ensuite dans les eaux avec un angle bien moins
prononcé qu'un obus conventionnel. Cette caractéristique lui
permettait de toucher la coque d'un vaisseau ennemi même à huitante
mètres de son point d'impact, pour autant que son angle de
pénétration dans l’eau soit de 17 degrés. Cette technique,
appelée Suichudan
(tir sous-marins) avait été développée à la suite d'essais
d'artillerie menés en 1924 contre la coque du Tosa,
un cuirassé dont la construction avait été abandonnée à la suite
du traité de Washington, et qui avaient révélés les graves
dommages pouvant être causés par l'impact d’un obus sous la ligne
de flottaison d’un vaisseau de cette classe. Cependant,
l’efficacité du Suichudan
était limitée par la fenêtre de tir réduite induite par l’angle
optimal de pénétration des obus dans la mer, rendant cette
technique inapplicable à des distances de tir supérieures ou
inférieures à 20'000 mètres. L'artillerie secondaire se composait
de douze canons de 155mm répartis en quatre tourelles triples de 177
tonnes chacune. Leur disposition permettait aux Yamato
de concentrer les tirs de trois d'entre elles sur chaque bord, soit
la puissance de feu d'un croiseur léger. La portée de tir maximale
de leurs obus de 55.87 kg était de 27'400 mètres et la cadence de
tir atteignait de 5 à 7 coups par minute. Cet armement équipa aussi
les croiseurs de la classe Mogami
avant
son remplacement par des tourelles doubles de 203 mm.
Une vue prise depuis la proue du Musashi (via ww2db.com) |
L'artillerie
principale des deux bâtiments était guidée par la conduite de tir
type 98, spécifiquement conçue pour eux. Celle-ci comprenait des
télépointeurs de 15 et de 10 mètres de base, reliés à des
directeurs de tir chargés de donner aux tourelles les coordonnées
permettant d'orienter les canons. Enfin, deux ordinateurs mécaniques
déterminaient la direction et la vitesse de la cible, à l’aide
des données insérées manuellement par l’équipage, puis
généraient une solution de tir. Les appareils optiques japonais
étaient de très bonne qualité, et étaient de surcroît installés
très en hauteur afin d'accroître leur portée. En sus, les
artilleurs pouvaient bénéficier du soutien des sept hydravions
embarqués par chacun de ces deux cuirassés, et dont l'une des
missions était d'observer la chute des obus afin d’indiquer les
corrections de tir nécessaires à leur bateau-mère. Enfin, au cours
de la guerre, les deux vaisseaux furent équipés de radars de type
13, de veille aérienne et 22, de détection de cibles de surface.
Si
les obus San
Shiki
permettaient aux deux cuirassés d'engager leur armement principal
contre des cibles aériennes, la DCA reposait principalement sur deux
types de pièces différentes ; les canons de type 89 et 96,
armant la plupart des bâtiments de la marine impériale. Les
premiers, répartis en six affûts bitubes à raison de trois pour
chaque bord, étaient des pièces lourdes de 127 mm, dont les obus
pesaient 23.05 kilos. Leur cadence de tir soutenue atteignait huit
coups par minute et par canon, et leurs performances étaient
comparables aux modèles similaires présents dans les autres
marines. Cependant, la guerre révéla à maintes reprises que douze
pièces de ce type ne suffisaient pas à affaiblir à bonne distance
une vague d’attaque adverse. En effet, les obus étaient pourvus
d’un minuteur les faisant détonner après une durée de vol
déterminée, censée correspondre au temps nécessaire pour que le
projectile atteigne la hauteur et l’altitude estimée d’une
cible. Durant la seconde guerre mondiale, et avant l’avènement des
fusées de proximité, le processus complexe associé à cette
technologie rendit l’usage des pièces d’artillerie antiaériennes
lourdes relativement peu efficace contre des avions autres que les
bombardiers lourds évoluant à l’horizontale et à vitesse
constante, à moins de déployer un nombre massif de canons.
Le
dernier pilier de la défense antiaérienne de la classe Yamato
était
le type 96 de 25 mm, dont chaque navire embarquait initialement huit
affûts tri-tubes. Cette pièce, d’origine française et fabriquée
sous licence Hotchkiss, illustre à elle seule les effets pervers que
peut engendrer la recherche de la polyvalence. D’autres marines,
comme l’US
Navy ou
la Kriegsmarine,
avaient basés leur DCA sur un assortiment de pièces légères (20
mm) à grande cadence de tir, moyennes (37 à 40 mm), avec une
cadence de tir plus réduite, mais une portée plus grande, et enfin
lourdes (de 88 à 127 mm), capables d’engager des avions ennemis à
une dizaine de kilomètres de distance. Par contre, la marine
impériale japonaise opta pour seulement deux calibres différents.
Dès lors, le type 96 remplissait le rôle des canons légers et
moyens des autres marines. En l’occurrence, cette arme accumulait
les faiblesses inhérentes aux deux catégories sans pour autant
bénéficier des qualités de l’une d’elle. La cadence de tir
pratique, ralentie par l’usage de chargeurs de quinze coups devant
être constamment remplacés par les servants, atteignait 130 coups
par minute, soit à peu près celle d’un canon Bofors de 40 mm, qui
était de 100 à 120 coups par minute, alors qu’une pièce Oerlikon
de 20 mm pouvait tirer de 250 à 350 coups à la minute. Inversement,
la puissance de destruction et la portée des obus de 25 mm de l’arme
japonaise se rapprochaient plus de celle des Oerlikon que des Bofors.
Enfin, les affûts des canons de type 96 souffraient d’une vitesse
de rotation et d’élévation insuffisante. De plus, les Japonais ne
parvinrent pas à développer et à produire suffisamment rapidement
de nouvelles pièces d’artillerie antiaérienne durant le conflit.
De ce fait, leur seule alternative viable pour renforcer la DCA de la
classe Yamato
lorsque
le besoin s’en fit sentir fut d’augmenter le nombre de type 96 et
de type 89 embarqués, au détriment de l’artillerie secondaire,
qui perdit deux tourelles triples de 155 mm. Ainsi, en 1944, chaque
bâtiment emportait 24 pièces de 127 mm en douze batteries doubles
et 98 tubes de 25 mm, répartis entre vingt-cinq affûts triples et
vingt-trois affûts simples. Compte tenu de l’évolution de la
guerre aéronavale au cours du conflit, ces lacunes dans l’armement
antiaérien étaient une des faiblesses majeures de la marine
impériale en général, et de ses deux cuirassés les plus récents
en particulier.
Le
Yamato
et
son sistership étaient longs de 263 mètres et leur largeur maximale
atteignait 38.90 mètres. Cette dernière caractéristique joua un
rôle majeur dans l’agencement de leur blindage. En effet, cette
largeur permit de placer les quatre turbines et leurs chaudières les
unes à côté des autres, avec pour effet de limiter l’espace à
protéger pour les machines et les magasins à 53.3 % de la longueur
à la flottaison des deux vaisseaux. Etant entendu qu’aucun
bâtiment ne peut être cuirassé de manière identique de la poupe à
la proue, les ingénieurs japonais optèrent pour une citadelle
massivement blindée au centre des navires, les extrémités étant
peu protégées, en suivant le principe du « tout ou rien »
inauguré par les Américains. Selon leurs calculs, les deux
cuirassés ne pourraient couler tant que leurs citadelles resteraient
intactes. De fait, la protection de ces dernières était massive.
L’épaisseur du blindage de la coque pouvait atteindre 410 mm,
celle du Blockhaus varier entre 300 et 500 mm, alors que l’avant de
celui des tourelles principales était de 650 mm, et que celui du
flanc des barbettes était de 380 mm. Le pont blindé, d’une
épaisseur de 200 mm, était conçu pour résister à l’impact de
bombes anti-blindage d’une tonne larguées depuis une altitude de
1’000 mètres. Le poids total consacré au blindage était de
22'895 tonnes, un record depuis inégalé. La coque des deux
cuirassés était divisée en 1150 compartiments étanches, et un
système de pompes était conçu pour permettre de rétablir leur
équilibre en noyant volontairement des compartiments afin de contrer
les effets d’une inondation causée par une brèche. Grâce à ce
système, et à une réserve de flottabilité de 57'450 tonnes, les
ingénieurs japonais calculèrent que les deux bâtiments seraient
capables de se stabiliser même après une gîte de 18.3 degrés. Ils
ignoraient cependant que la cuirasse avait été affaiblie par des
défectuosités, alors que la grande taille de certains compartiments
étanches augmentait le volume potentiel d’eau pouvant être
embarqué en cas de brèche. De plus, la protection en-dessous de la
ligne de flottaison était insuffisante, à l’image des renflements
par-torpilles entourant les machines, dont la largeur de 510 cm était
bien moindre que pour d'autres navires contemporains. In
fine,
la réalité démontra que les projections des architectes navals
surestimèrent la survivabilité de ces cuirassés.
La
propulsion du Yamato
et du Musashi
était assurée par quatre hélices entraînées par un nombre
identiques de turbines développant une puissance de 150'000 chevaux.
Chacune de ces dernières étaient alimentée par trois chaudières
Kampon de 12'500 chevaux. Cette puissance, associée aux
caractéristiques hydrodynamiques particulièrement soignées de la
coque, notamment par l’adjonction d’un bulge de grande dimension,
leur permettait d’atteindre une vitesse de 27.5 nœuds. De plus,
les deux navires étaient très manœuvrant ; à une vitesse de
26 nœuds et avec la barre à 35 degrés, leur diamètre de giration
était de seulement 640 mètres. Il s’agissait là d’un attribut
essentiel pour éviter bombes et torpilles, et ce d’autant plus que
, en cas d’attaque aérienne, la doctrine japonaise favorisait les
manœuvres évasives individuels des bâtiments plutôt que la mise
en place de plans de feux intégrés pour DCA des vaisseaux d’une
flotte. L’autonomie du Yamato
et du Musashi
atteignait
7'200 miles à 16 nœuds, mais était réduite à 4'100 miles à 27
nœuds. En effet, la consommation à vitesse maximale était
phénoménale avec 62'700 kg de mazout par heure. Il s'agissait là
d'un paramètre important compte tenu des difficultés rencontrées
par le Japon pour s'approvisionner en produits pétroliers durant la
guerre.
Caractéristiques
comparées du Yamato
et du Bismarck
(1941)
Yamato | Bismarck | |
---|---|---|
Déplacement
à pleine charge
|
69'998
tonnes
|
49'947
tonnes
|
Longueur
|
263
mètres
|
250.5
mètres
|
Poids
de la cuirasse
|
22'895
tonnes
|
19'000
tonnes
|
Puissance
maximale
|
150'000
chevaux
|
138'000
chevaux
|
Vitesse
maximale
|
27.5
nœuds
|
30.8
nœuds
|
Artillerie
principale
|
3*III
460 mm
|
4*II
380 mm
|
Artillerie
secondaire
|
4*III
155 mm
|
6*II
150 mm
|
DCA
lourde
|
6*II
127 mm
|
8*II
105 mm
|
DCA
moyenne et légère
|
8*III
25 mm
|
-
26 tubes de 20 mm
-
8*II 37 mm
|
En décembre 1941, et en dehors des membres rattachés à l’état-major de la flotte, l’équipage du Yamato était de 150 officiers et 2150 marins. Chaque homme disposait d’un espace de vie de 3.2 m2 soit près de deux fois plus que sur le croiseur lourd Myoko. De plus, les deux navires étaient les premiers au sein de la marine impériale japonaise à être équipés de l’air conditionné. A cause de ces caractéristiques, associées au confort des quartiers réservés aux officiers supérieurs, le premier navire de la classe ne tarda pas à se voir attribuer le sobriquet d’hôtel Yamato par les marins de la flotte.
Vie et mort des titans
Lors de son entrée en service le 16 décembre 1941, le Yamato rejoignit les Nagato et Mutsu au sein de la 1e division de cuirassés. Deux mois plus tard, il devint le navire-amiral de la flotte combinée, hébergeant l'amiral Isoroku Yamamoto, et participa à ce titre à la bataille de Midway. Le 5 août 1942, le Musashi intégra à son tour la 1e division, alors que deux semaines auparavant, le Nagato et le Mutsu avaient été réaffectés à la deuxième division, en compagnie du Yamashiro, du Fuso, de l’Ise et du Hyuga. En outre, à ce moment, les quatre cuirassés rapides de la classe Kongo étaient répartis entre les 3e (Kongo et Haruna) et 11e divisions (Hiei et Kirishima). Ces derniers, grâce à leur vitesse, furent régulièrement déployés avec la force mobile (Kido Butai) ; les porte-avions d'escadre japonais. De plus, ces vieux navires n'étaient pas considérés entièrement comme des cuirassés dans la planification d'avant-guerre, qui leur avait attribué un rôle de soutien lourd au sein de l'avant-garde durant la bataille décisive. De ce fait, les amiraux japonais eurent moins de réticence à les exposer durant les premières années du conflit. Leur carrière fut donc riche, avec pour corollaire de voir celle de deux d'entre eux, le Hiei et le Kirishima, arriver à son terme durant la campagne de Guadalcanal.
Lors de son entrée en service le 16 décembre 1941, le Yamato rejoignit les Nagato et Mutsu au sein de la 1e division de cuirassés. Deux mois plus tard, il devint le navire-amiral de la flotte combinée, hébergeant l'amiral Isoroku Yamamoto, et participa à ce titre à la bataille de Midway. Le 5 août 1942, le Musashi intégra à son tour la 1e division, alors que deux semaines auparavant, le Nagato et le Mutsu avaient été réaffectés à la deuxième division, en compagnie du Yamashiro, du Fuso, de l’Ise et du Hyuga. En outre, à ce moment, les quatre cuirassés rapides de la classe Kongo étaient répartis entre les 3e (Kongo et Haruna) et 11e divisions (Hiei et Kirishima). Ces derniers, grâce à leur vitesse, furent régulièrement déployés avec la force mobile (Kido Butai) ; les porte-avions d'escadre japonais. De plus, ces vieux navires n'étaient pas considérés entièrement comme des cuirassés dans la planification d'avant-guerre, qui leur avait attribué un rôle de soutien lourd au sein de l'avant-garde durant la bataille décisive. De ce fait, les amiraux japonais eurent moins de réticence à les exposer durant les premières années du conflit. Leur carrière fut donc riche, avec pour corollaire de voir celle de deux d'entre eux, le Hiei et le Kirishima, arriver à son terme durant la campagne de Guadalcanal.
Le Yamato le 30 octobre 1941, durant ses essais en mer (via ww2db.com) |
A contrario, les bâtiments de la 1e division, directement rattachés à la flotte combinée, et de la 2e division, qui formait l'ossature de la 1e flotte, ne furent pratiquement pas engagés de 1942 à 1944, et ce pour un faisceau de raisons différentes. Malgré le rôle pionner joué par la marine impériale japonaise dans le développement et l'usage de l'aviation embarquée, les amiraux nippons continuèrent à voir dans les cuirassés l'ultima ratio de la guerre navale. A ce titre, les cuirassés « de ligne » des 1e et 2e divisions étaient considérés comme des atouts stratégiques à utiliser à bon escient. De surcroît, les bâtiments de cette classe étaient de gros consommateurs de carburant, une denrée précieuse pour le Japon en guerre, ce qui ne pouvait que motiver d'autant plus les officiers de marine nippons à ne les employer qu'avec précaution. Enfin, plusieurs de ces navires cessèrent d'être disponibles ; Le Mutsu fut détruit par l'explosion accidentelle de l'une de ses soutes à munitions à Kure le 8 juin 1943, tandis que l’Ise et le Hyuga furent convertis en bâtiments hybrides après la bataille de Midway, leurs plages arrières étant réservées à l'emport d'une vingtaine d'hydravions et de bombardiers en piqué. Enfin, à plusieurs occasions, le Yamato et le Musashi firent partie de flottes dépêchées pour contrer des opérations américaines, mais aucune de ces sorties ne déboucha sur un affrontement jusqu'à l'opération A-Go ; la bataille des Mariannes, au cours de laquelle l'aviation embarquée japonaise fût décimée. A cette occasion, les deux cuirassés firent partie de l'avant-garde nippone, chargée de porter le coup de grâce à un ennemi préalablement affaibli par les frappes aériennes, mais ne représentèrent pas une cible prioritaire pour les groupes embarqués américains, concentrés sur le porte-avions nippons. Durant la bataille, la DCA du Yamato ouvrit le feu par erreur sur une formation d'avions amis, abattant l'un d'entre eux. Les deux vaisseaux retournèrent ensuite au Japon. De leur entrée en service à la mi-1944, ces deux bâtiments n'eurent donc pas l'occasion d'engager l'ennemi, mais furent victimes de ses tirs à deux reprises. Le 25 décembre 1943, le Yamato fut touché par une des quatre torpilles lancées par le sous-marin USS Skate. A la suite de l'impact près de la tourelle numéro trois, le navire embarqua 3'000 tonnes d'eau, et dut retourner au Japon pour être réparé. Le 29 mars 1944, le Musashi fut à son tour touché par une des six torpilles décochées par l'USS Tunny. L'impact de cette dernière causa une brèche de 6.20 mètres de diamètre, et nécessita un retour au chantier de Kure pour être colmatée.
Le
destin des deux navires s’accéléra en octobre 1944. L'aéronavale
japonaise était alors saignée à blanc et réduite à une poignée
de porte-avions opérationnels aux groupes aériens incomplets et
pourvus de pilotes inexpérimentés. La flotte combinée n'eut pas
d'autres choix que de confier aux Senkan
(cuirassés) le rôle de fer de lance lors de l'inévitable
confrontation qui découlerait de la prochaine avance américaine.
Lorsque des observateurs rapportèrent un débarquement ennemi sur
l'île de Leyte, aux Philippines, l'état-major de la marine lança
l'opération Sho-Go
(victoire)
numéro un ; le plan élaboré pour une telle éventualité.
L'essence de la stratégie japonaise consista à leurrer la puissante
Task
Force 38
de l'amiral Halsey, forte de dix-sept porte-avions emportant 1178
avions et d'une force de cuirassés modernes, loin de l'île de
Leyte. A cette fin, les quatre porte-avions de la force mobile de
l'amiral Ozawa devaient attirer l'attention de Halsey, afin de
masquer la progression des forces japonaises chargées de porter le
coup décisif en détruisant les transports ennemis. Commandés par
l'amiral Kurita, les groupes A et B devaient passer le cap de Saint
Bernardino, tandis que le groupe C de l'amiral Nishimura, centré
autour des cuirassés Fuso
et Yamashiro,
devait forcer le détroit de Surigao avant rejoindre Kurita près des
points de débarquement. Les groupes A et B de Kurita représentaient
le véritable fer de lance de Sho-Go
car
ils alignaient les cuirassés Yamato,
Musashi,
Nagato,
Kongo
et
Haruna,
dix croiseurs lourds, deux croiseurs légers et quinze destroyers.
Avec les deux cuirassés du groupe A, et les deux cuirassés hybrides
de la force mobile, la marine déploya ainsi la totalité de ses
Senkan.
Ironiquement, au moment où celle-ci engagea l'ensemble de ses moyens
dans la bataille, elle avait déjà renoncé à affronter son ennemi
frontalement, témoignant ainsi de la situation sans issue dans
laquelle se trouvait le Japon.
La
force de frappe de Kurita quitta Bornéo le 22 octobre, et longea
l’île de Palawan le jour suivant. Deux sous-marins américains en
embuscade y torpillèrent les croiseurs Atago,
Takao
et
Maya
après
avoir signalé la présence des navires japonais à la Task
Force
38, qui ne tarda pas à lancer ses avions à leur rencontre. Le
lendemain, alors que les groupes A et B traversaient la mer de
Subuyan, elles furent la cible de cinq vagues d'attaque d'avions
embarqués américains, totalisant 259 appareils. Au cours de
celles-ci, deux bombes lâchées par un Helldiver de l'Essex
touchèrent le Yamato
à
13h50, suivies par quatre autres projectiles à 14h30, largués par
douze bombardiers en piqués et quatre Hellcat, qui lui firent
embarquer 3'000 tonnes d'eau avant que l'équipage ne rétablisse la
gîte du bâtiment. Le Nagato
fut également victime de deux bombes à 14h20, qui le contraignirent
à diminuer sa vitesse et mirent hors d'action une de ses tourelles
principales et quatre batteries secondaires. Ce fut cependant le
Musashi
qui
subit le gros des assauts. En effet, entre 10h25 et 10h30, il
encaissa une bombe et une torpille au cours d'une attaque coordonnée
menée par des Helldiver et des Avenger de l'USS
Intrepid.
Si la bombe ricocha simplement sur le toit de l'une des tourelles
principales, l'impact de la torpille mit hors de service le
contrôleur de tir des batteries principales, qui ne purent plus
contribuer à la défense antiaérienne du navire avec leurs obus San
Shiki, et
ouvrit une brèche à travers laquelle s'engouffrèrent 3'000 tonnes
d'eau de mer. Là aussi, l'équipage parvint à rétablir la gîte à
1 degré en inondant un compartiment opposé à celle-ci. Un peu plus
d'une heure et demi après, le Musashi
fut
l'objet d'une nouvelle tentative des pilotes américains. Huit
Helldiver mirent deux coups au but, puis neuf Avenger, approchant de
directions opposées pour empêcher leur cible d'esquiver, parvinrent
à le toucher avec trois torpilles, qui explosèrent à bâbord, au
centre du navire. A 13h30, le cuirassé fut à nouveau l'objet d'une
troisième attaque par 29 avions des groupes embarqués de l'USS
Essex
et de l'USS
Lexington,
et il encaissa encore quatre torpilles et quatre bombes. Enfin, entre
15h15 et 15h30, dix bombes et douze torpilles touchèrent encore le
bâtiment, annihilant tout espoir de le sauver. L'ordre d'abandonner
le navire fut donné à 19h15, avant qu'il ne sombre à 19h36. Comme
ce fut le cas après la bataille de Midway, les membres survivants de
l'équipage furent soigneusement tenus à l'écart pour éviter que
la nouvelle du désastre ne se répande. Le tribut prélevé par la
DCA de la flotte japonaise, dépourvue de couverture aérienne, resta
modeste ; les Américains ne perdirent que dix-huit avions au
cours de la bataille. L'amiral Kurita ordonna aux restes des groupes
A et B de faire demi-tour à 15h30, donnant aux Américains
l'impression d'avoir contré la menace.
24 octobre 1944, le Musashi photographié depuis un avion américain, quelques heures avant sa destruction (via ww2db.com) |
Cependant,
alors que la Task
Force 38 finissait
par mordre à l'hameçon le 24 et le 25 octobre en s'éloignant des
transports pour se lancer à la poursuite de la force mobile d'Ozawa,
l'amiral Kurita ordonna à ses bâtiments de faire demi-tour dès le
24 octobre à 16h15, prévoyant de transiter par le détroit de San
Bernardino sous le couvert de l'obscurité et d'affronter l'ennemi le
lendemain matin. Cette nuit-là, la force C de Nishimura fut éliminée
dans un combat nocturne avec des destroyers et six vieux cuirassés
américains alors qu'elle débouchait du détroit de Surigao. Cette
rencontre fut le dernier duel entre cuirassés de l'histoire navale.
Pendant ce temps, les groupes A et B atteignirent l'île de Samar à
l'aube sans avoir été détectés, à la grande surprise de leur
commandant. A 5h49, les vigies signalèrent des mâts ennemis à
l'horizon ; il s'agissait de Taffy
3,
un groupe de six petits porte-avions d'escorte, que les Japonais
confondirent avec des porte-avions d'escadre, accompagnés de sept
destroyers. La rencontre déboucha sur un surprenant combat de mêlée
qui dura jusqu'à 8h11 du matin. La flotte nippone s'efforca de
rattraper les porte-avions, mais fut constamment ralentie par la
maestria et le courage suicidaire des destroyers ennemis, par les
assauts aériens des avions américains basés à terre ou embarqués
par les porte-avions situés à proximité, et par une mauvaise
visibilité. A l'issue du combat, les Japonais avaient coulé le
porte-avions Gambier
Bay
et trois destroyers, mais perdirent les croiseurs lourds Chokai,
Chikuma
et Suzuya,
incapables de suivre la flotte durant son retrait, alors que le
Kumano,
le
Haguro
et le Tone
étaient endommagés à des degrés divers. Le rôle joué par le
Yamato
dans
la bataille fut limité ; à 5h58, ses deux tourelles avant
ouvrirent le feu, tirant trois salves à 32'000 mètres de distance
sur un des porte-avions et mettant au moins un coup au but selon les
observations de l'un de ses hydravions, puis tira brièvement contre
une autre cible, avant qu'elle ne soit masquée par un écran de
fumée émis par un destroyer ennemi. Quelques minutes plus tard, les
batteries secondaires de 155 mm ouvrirent le feu à leur tour. Puis,
à 6h51, un bâtiment américain déboucha à plus de 16 kilomètres
de distance et fut aussitôt la proie de l'artillerie du Yamato,
qui le toucha à une reprise selon ses vigies. Cependant, trois
minutes plus tard, le cuirassé dut virer à bâbord, puis parcourir
10 miles afin d’échapper à trois torpilles tirées par un
destroyer américain, ce qui eut pour effet de l’éloigner du cœur
de la bataille. La précision de l’artillerie japonaise au cours de
cet affrontement a souvent été décrite comme médiocre ; il
convient cependant de contextualiser cette performance. Certes, la
marine impériale disposa à cette occasion d’une supériorité
écrasante, avec quatre cuirassés et leur escorte de croiseurs
lourds et de destroyers, opposés à une poignée de destroyers
ennemis et six porte-avions sans défense. En apparence, les faibles
pertes américaines paraissent presque miraculeuses. Pourtant, la
mésaventure du Yamato
est
représentative de ce qui arriva aux restes des vaisseaux de la
flotte ; contraints de manœuvrer sans cesse pour échapper aux
torpilles larguées par l’adversaire, ceux-ci ne pouvaient pas
suivre une trajectoire stable permettant aux artilleurs de régler
leurs tirs. Signe des temps à venir, neuf Mitsubishi Zero
survolèrent la force de Kurita alors qu’elle retraitait, avant de
plonger sur Taffy
3.
Les cinq kamikazes que comptait la formation parvinrent à couler le
porte-avions d’escorte St-Lo,
obtenant en quelques minutes un résultat similaire à celui de la
fine fleur des bâtiments de surface de la flotte combinée à
l’issue de trois heures de combat, et pour un coût infiniment
moindre.
Alors
que la flotte de Kurita retraitait vers son point de départ de
Brunei, elle fut encore victime d'assauts aériens le 26 octobre,
lancés par les groupes aériens de la Task
Force
38. Deux bombes touchèrent à nouveau le Yamato,
sans lui causer de dégâts importants. Le cuirassé arriva à
destination le surlendemain, puis repartit pour Kure où il arriva le
23 novembre, avant d’ entrer en câle sèche afin de panser ses
plaies et de voir sa DCA renforcée par le remplacement de 24 affût
simple de 25 mm par neuf affûts triple du même calibre. Sorti de
cale sèche dans les premiers jours de janvier 1945, le Yamato
se
trouva à nouveau au coeur du danger le 19 mars, lorsque Kure fut la
cible d'une attaque aérienne massive, incluant 240 avions, lancée
par sept porte-avions d'escadre de la Task
Force
58.
Du côté japonais, seul les chasseurs du célèbre 343e Kokutai
se
portèrent à leur rencontre, mais sans parvenir à les repousser. A
cette occasion, le Senkan
encaissa
une bombe larguée par un bombardier en piqué. Le 2 avril, le navire
quitta Kure pour mouiller dans la baie de Mitajiri.
C'est
là que lui parvinrent les ordres correspondant à l'opération
Ten-Ichi-Go
(ciel
numéro un), signifiant son arrêt de mort. En effet, le navire,
escorté du croiseur léger antiaérien Yahagi
et
de huit destroyers devait appareiller pour Okinawa, où les
Américains avaient débarqué le 1er avril ; soit, en d'autres
termes se jeter dans la gueule du loup. Le caractère suicidaire de
la mission était avoué, le Yamato
devant,
si il survivait jusque-là, s'échouer sur les côtes de l'île pour
servir de batterie flottante. Le capitaine du Yahagi,
soutenus par plusieurs commandants de destroyers, s'opposa à la
mission, arguant de sa futilité, de l'impossibilité d'infliger des
dommages à l'ennemi, et conseilla une sortie contre les voies de
communications adverses, mais en vain. L'Etat-major espérait que le
cuirassé et son escorte détourneraient l'attention de la
toute-puissante aéronavale ennemie, et faciliterait des sorties
massives de Kamikazes basés sur les terrains de l'île de Kyushu.
Une vue, cette fois du Yamato, sous les bombes des aviateurs de l'US Navy, le 7 avril 1945 (via ww2db.com) |
Le
Yamato
et son escorte levèrent l'ancre le 6 avril, et mirent le cap sur le
Sud-ouest de Kyushu qu'ils atteignirent à l'aube du 7 avril, non
sans avoir été détectés à plusieurs reprises par des sous-marins
américains. Peu après midi, à 175 miles de Kyushu, des avions
ennemis apparurent en nombre à l'horizon, et le cuirassé ouvrit le
feu sur eux à 12h34. Il s'agissait de la première vague d'attaque
dépêchée par la Task
Force 58,
forte de 132 chasseurs, 50 bombardiers en piqué et 98
bombardiers-torpilleurs. Cette dernière avait été parfaitement
renseignée sur la localisation des Japonais durant toute la matinée
par les observations de ses avions de reconnaissance. Deux bombes
atteignirent le Yamato
à
12h41, bientôt suivies par deux autres, alors qu'une première
torpille faisait mouche à 12h43. Avant de repartir à 12h50, la
formation ennemie avait également coulé les destroyers Asashimo
et Hamakaze et
endommagé le Yahagi.
Le répit ne dura que douze minutes avant que d'autres appareils ne
passent à l'attaque, encadrant le cuirassé avec une vingtaine de
torpilles, dont quatre le touchèrent. Puis, à 13h33, un groupe de
110 avions apparût à son tour, et eut tôt fait d’achever le
Yahagi,
de toucher mortellement les Isokaze
et Kasumi,
et d’infliger une nouvelle série de coups au cuirassé. Le
vaisseau finit par chavirer sur bâbord à 14h23, avant d'être
secoué par une très violente détonation causée par l'explosion de
ses soutes à munitions. La flamme qui s'échappa de l'étrave monta
à 2'000 mètres selon les témoins. 2498 membres de son équipage
moururent durant la bataille, le nombre de survivants se montant à
276 hommes. Les Américains perdirent, au cours de cette dernière
sortie de la marine impériale japonaise, dix avions et douze membres
d’équipage. De plus, la diversion offerte par le sacrifice du
Yamato
et de son escorte n’eut guère de résultats ; ce jour-là,
114 avions kamikaze s’envolèrent de leurs bases, mais
n’endommagèrent qu’un porte-avions, un cuirassé et un
destroyer.
Conclusion
Cette
brève narration de l’histoire des Yamato
et
Musashi
souligne l’importance d’un élément se situant à la convergence
entre évolutions technologiques, stratégiques et doctrinales ;
l’incertitude. La tentation est certes forte de se gausser des
amiraux des années trente qui continuèrent à vouloir équiper
leurs marines de cuirassés, refusant ainsi de se joindre
inconditionnellement aux différents prophètes annonçant
l’avènement de la suprématie des cieux sur la mer. Ce serait
oublier qu’entre 1934 et 1937, moment où la classe Yamato
fut conçue, les performances et le nombre d’avions contre lesquels
ils furent réellement opposés étaient tout simplement impensables.
De fait, avant 1941, les stratèges navals du monde entier pensaient
que l’aviation était certes un danger mortel pour les cuirassés,
mais en conjonction avec d’autres moyens; la fin du Bismarck
représente à cet égard un bon exemple pratique de cette
perception. Pourtant, in
fine,
aucun vaisseau de ligne d’aucune marine n’aurait pu survivre à
la puissance de feu qui s’abattit sur le Yamato
et le Musashi.
Rappelons que ce dernier encaissa probablement 19 torpilles et 17
bombes avant de sombrer. De plus, non-seulement la taille des
formations américaines qui scellèrent le destin des deux navires
était immense avec plusieurs centaines d’avions opposés à
une poignée de navire, mais leurs aviateurs firent preuve d’un
très grand savoir-faire, utilisant avec maestria
les caractéristiques de leurs divers armes de manière coordonnée.
Le Yamato
fut ainsi simultanément victime des passes de tir à la roquette et
à la mitrailleuse de chasseurs qui massacrèrent littéralement les
personnels servant l’artillerie antiaérienne, alors que les
bombardiers-torpilleurs approchaient de plusieurs angles différents,
garantissant ainsi que toute manœuvre évasive du bâtiment le
porterait inévitablement sur la trajectoire d’autres torpilles
arrivant d’une direction opposée. Par ailleurs, le calcul reposant
sur l’incapacité des Américains à mettre en service des navires
de taille similaire, pour autant que les caractéristiques de la
classe Yamato
restent strictement secrètes, s’avéra lui aussi erroné, car
ceux-ci commandèrent bel et bien plusieurs cuirassés de la classe
Montana,
aux caractéristiques similaires, avant de renoncer en faveur de la
construction de porte-avions.
Scène du film Otoko-tachi
no Yamato (via http://hopelies.com) |
Le
naufrage du Yamato
ne le fit pas pour autant tomber dans l’oubli, bien au contraire.
En 1974, un dessin animé produit par Leiji Matsumoto, également
très connu pour la série Captain
Harlock,
diffusée en France sous le nom d’Albator, mettait en scène une
version spatiale du bâtiment, qui donna son titre à l’animé ;
Space
Battleship Yamato.
La série donna récemment naissance à un space
opera
à gros budget, du même nom, produit en 2010. Dans celui-ci, la
version imaginaire du Yamato
se sacrifie, avec succès, pour sauver la terre, fournissant ainsi,
et par ricochet, une étonnante correction à la tragique futilité
de celui de son prédécesseur. Enfin, une autre production,
Otoko-tachi
no Yamato (les
hommes du Yamato),
sortit dans les salles japonaises le 17 décembre 2005. Centré sur
les destins individuels de quelques membres d’équipage, une partie
importante du film relate la dernière sortie du navire. Malgré
quelques erreurs de reconstitution, d’importants moyens ont été
investis dans la recréation en image de synthèse du bâtiment, avec
un résultat probant.
Bibliographie
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Mark
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Japanese Navy Battleships 1941-1945,
Osprey Publishing, 2008
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Musashi, the Making and Sinking of the World's Biggest Battleship,
Kodansha International, 1991
Philippe
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Navires & Histoire Hors-série 11, Editions Lela Presse
Loïc
Charpentier, Schlachtschiff
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in LOS! 01, Mars-avril 2012
Vincent
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cuirassés classe Iowa, les derniers léviathans,
in LOS ! 05, Novembre-décembre 2012
Simon
Liot de Nortbécourt, La flotte combinée japonaise,
Marines éditions, 2008
David
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Paul
S. Dull, A
Battle History of the Imperial Japanese Navy (1941-1945),
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Capt Tameichi Hara, Japanese Destroyer Captain: Pearl Harbor, Guadalcanal, Midway-The Great Naval Battles as Seen Through Japanese Eyes, Naval Institute Press, 2011
Senkan
! in www.Combinedfleet.com
www.imdb.com
Intéressant article, très complet. Je note cependant que vous parlez très peu du Shinano, qui fut transformer sur cale en porte-avions (tout un symbole !) comme vous le précisez brièvement. Il serait intéressant de savoir quand les japonais ont décidé cette transformation et si cette décision fut "unanime" dans l'amirauté japonaise.
RépondreSupprimerEnfin, concernant les "super-Yamato" devant être armés de pièces de 508, en sait-on plus sur ces monstres ? A quel moment les japonais ont-ils décidé de ne pas les construire ?
Bonsoir,
RépondreSupprimerMerci de la visite !
Pour le Shinano, je n'en parle en effet pas du tout. Sa conversion en porte-avions a été décidée, si ma mémoire est bonne, peu après la bataille de Midway, pour compenser les pertes des Soryu, Hiryu, Kaga et Akagi.Par contre, je n'ai aucune idée quant aux éventuelles réactions au sein du corps des officiers de marine suscitée par cette décision, ainsi par ailleurs que celle d'abandonner la construction du "cuirassé 111" quatrième de la classe.
Cordialement
Adrien Fontanellaz